Histoire(s) : quand la musique s'obstine

Texte

Cette publication trouve son origine dans les rencontres régulières de chercheurs d'horizons variés (littératures française, étrangères et comparées, musicologie, arts du spectacle) qui ont lieu dans le cadre de notre programme de recherche « Musique et littérature : dialogues intersémiotiques » à l'Université Toulouse Jean-Jaurès. Privilégiant une approche résolument interdisciplinaire, le thème retenu ici s’inscrit dans la mouvance de ceux qui ont été antérieurement abordés au sein de notre programme et qui ont, depuis, donné lieu à plusieurs publications : « L'ostinato » (Vincent-Arnaud et Sounac 2012), « Figures du musicien : corps, gestes, instruments en texte » (Vincent-Arnaud et Sounac 2016), « La musique et le mal : lectures, figures, représentations » (Vincent-Arnaud et Sounac 2017), « L'accordeur de piano dans la littérature et au cinéma : personnage à/sans histoire(s) ? » (Vincent-Arnaud et Sounac 2019). En articulant de manière invariable perspective esthétique et dimension historico-sociale, ces travaux successifs ont conduit à une réflexion plus englobante sur le fait musical et les effets qu'il engendre, les imaginaires qu'il déploie, les histoires individuelles ou collectives qu'il accompagne, reflète ou, parfois, suscite. Ce sont la variété et l'étendue des enjeux de ces croisements, de ces intertextes, de ces lieux de tension entre Histoire et fictions singulières, que chacune des contributions réunies ici dévoile et arpente à sa manière.

Sans revenir sur la genèse complexe d’une « idéalité » musicale de la littérature, qui s’enracine dans la théorie romantique et admet d’importantes variations selon que l’on parle de poésie ou de prose narrative, il n’est pas inutile de rappeler à quel point la dialectique musico-littéraire structure, plus qu’on ne le croit, le grand récit de la modernité. Au sortir de l’âge romantique, le besoin d’interroger à nouveaux frais le prestige considérable de la musique, qui a engendré l’essor de la sémiologie musicale, a favorisé, de la part des littéraires, un « méloscepticisme » critique : il ne s’agissait pas de rejeter la musique ou de lui dénier soudain toute valeur esthétique (ce n’eût été que l’envers brutal et insincère de son absolutisation excessive) mais de fonder avec elle – et avec toute sa « culture » – un nouveau dialogue. Si l’on songe à Joyce, Proust, Faulkner, Gadda, Mann, Musil, et bien d’autres, il est fort peu de grands « fétiches » de la modernité romanesque qui n’aient contribué, de manière plus ou moins directe et avec plus ou moins de compétence, à cette passionnante dialectique : les formes musicales (tout particulièrement la fugue et la variation) ont mis le langage verbal au défi de la simultanéité et ont revivifié l’art du récit ; la « civilisation de la musique », avec sa séduction et sa part d’ombre, a fait l’objet de représentations fascinées ou satiriques ; la philosophie de la musique, par nature focalisée sur la question du temps, a inspiré maintes audaces narratives et approches narratologiques ; la tradition d’appréhension formaliste de la musique, de plus en plus coupée de ses racines romantiques, a fortement influencé l’analyse structurale ; la considération croissante de la musique comme un art de la scène, et l’élévation du concert au statut d’œuvre d’art en soi, a favorisé l’essor de l’esthétique de la réception, etc.

La fin du romantisme historique, si l’on peut estimer qu’elle a sonné le glas d’un culte quasi-religieux de la musique, n’a ainsi en rien affaibli le sentiment que tout texte ambitieux se devait de tisser et de mettre en scène, selon des modalités diverses, un lien profond avec l’art des sons. Si l’on pousse se fait jusqu’au paradoxe, on peut soutenir qu’un texte est d’autant plus littéraire qu’il est plus musical, c’est-à-dire que sa « musicalité » – quelle qu’elle soit – est plus manifeste et intense. Alors même qu’il se voit contraint par le cours tragique de l’Histoire à faire le procès d’une « âme romantique » qu’il avait tant célébrée, Thomas Mann n’écrit-il pas encore, en pleine seconde Guerre mondiale : « Grand est le mystère de la musique. Par sa nature à la fois sensuelle et suprasensuelle, par son étonnant alliage de rigueur et de rêve, de moralité et de magie, de raison et de sentiment, de jour et de nuit, elle est sans nul doute la plus séduisante manifestation de la culture et de l’humanité – la plus profonde, et sur le plan philosophique la plus inquiétante » (T. Mann 1993 : 214) ? Encore tout empreinte d’une « délectation musicale » devenue suspecte, une telle déclaration, considérée avec la distance critique qui convient, pourrait servir de mot d’ordre à bien des spéculations littéraires sur la musique : la musique, comme le suggère le titre choisi pour cette publication, s’obstine à constituer, pour le fait littéraire, une interrogation majeure. N’est-ce pas le sentiment de Paul Valéry, qui ne pouvait appréhender la grande œuvre de Mallarmé qu’à l’aune d’un combat titanesque avec la musique, et évoquait, en parlant de Nietzsche, « le difficile problème que l’existence de la grande musique pose à tous les écrivains qui pensent1. » (P. Valéry 1973 : 25).

Les textes qui se succèdent dans ce volume ne prétendent pas, à l’évidence, proposer une radiographie exhaustive de cette « obstination » de la musique, de son empreinte et de ses représentations. Ils composent un ensemble que nous avons voulu accueillant, où les nombreuses incursions en territoire littéraire voisinent avec des explorations de figures musicales jetant des ponts entre plusieurs époques, mythes et aires culturelles. Musique dans le récit, musique comme récit, vecteur d'anamnèse et d'investigation de soi, fait musical comme révélation et avènement d'un nouveau regard sur l'humain, musique comme ferment ou produit de l'Histoire, génératrice d'un éthos individuel aux résonances complexes, telles sont les pistes aux allures de variations qui se dessinent ici. Exutoire et modalité d'articulation de l'intime, la musique se fait aussi révélateur d'un inconscient collectif qu'elle contribue largement, du même coup, à ensemencer et à construire. Du XVIIIe au XXIe siècles, de la Russie aux États-Unis en passant par la Pologne, le Royaume-Uni, la France et l'Allemagne, chacun des petits voyages exploratoires qui suivent permet de prendre la mesure de cette force d'appel, tout à la fois invariante dans son intensité et inattendue dans ses manifestations et dans ses conséquences, que constitue l'art des sons, porte béante « aux confins du sens » (Rosen 1998). Entre micro-lectures et examens de structure, attention portée aux divers processus de musicalisation d'un texte et écoute de la rhétorique d'une œuvre musicale, ils déroulent la bande sonore tout sauf monotone des affects, des marqueurs culturels et des singularités qui forment la partition plus ou moins scrète d'une humanité ou d'une psyché en proie à ses aspirations, ses tiraillements, ses contradictions. On constate une fois de plus, à la lumière de ces travaux, que la complexité cognitive dont elle est chargée ainsi que son mode d'être, qui est celui de l'obstination, voire de la hantise, sont à même de nous faire éprouver la densité et le vertige de ce qu'elle donne à contempler, entre palimpsestes mémoriels, affreux précipices et sommets insoupçonnés.

Bibliographie

Mann, Thomas, « La Mission de la musique », dans Être écrivain allemand à notre époque, choix de textes réunis par André Gisselbrecht et traduits de l’allemand par Denise Daun, Paris : Gallimard, coll. « Arcades », 1993, p. 214.

Rosen, Charles, Aux confins du sens. Propos sur la musique, Paris : Seuil, 1998.

Valéry, Paul, Cahiers, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, vol. 1.

Vincent-Arnaud, Nathalie, Sounac, Frédéric, Eds. Musique et littérature II : poétique de l'ostinato (Champs du Signe n°31-32) Toulouse : Éditions Universitaires du Sud, 2012.

Vincent-Arnaud, Nathalie, Sounac, Frédéric, Eds. Figures du musicien : corps, gestes, instruments en texte, (Fabula - Colloques en ligne), décembre 2016. https://www.fabula.org/colloques/sommaire3862.php

Vincent-Arnaud, Nathalie, Sounac, Frédéric, Eds. La musique et le mal : lectures, figures, représentations (Revue Musicorum n°18), avril 2017.

Vincent-Arnaud, Nathalie, Sounac, Frédéric, Eds. L'Accordeur de piano dans la littérature et au cinéma, Dijon : Éditions Universitaires de Dijon, 2019.

Notes

1 P. Valéry, Cahiers, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, vol. 1, p. 25. Retour au texte

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Référence électronique

Nathalie Vincent-Arnaud et Frédéric Sounac, « Histoire(s) : quand la musique s'obstine », Textes et contextes [En ligne], 15-1 | 2020, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2632

Auteurs

Nathalie Vincent-Arnaud

Professeur, Cultures Anglo-Saxonnes (EA 801), Université Toulouse-Jean Jaurès, 5 Allées Antonio Machado, 31058 Toulouse Cédex 9

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Frédéric Sounac

Maître de Conférences HDR, LLA-CREATIS (EA 4152), Université Toulouse-Jean Jaurès, 5 Allées Antonio Machado, 31058 Toulouse Cédex 9

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