1. Introduction
L’appariement musique/histoire nous invite à partir d’une donnée essentielle, peut-être la première justification de l’entreprise interartistique : si la musique et la littérature sont sœurs, c’est en tant qu’art du temps, par opposition aux arts plastiques, qui s’inscrivent dans l’espace. Dans son ouvrage Musiques de roman, Hoa Hoï Vuong (2003 : 32) part de ce constat : le temps est « l’élément commun et fondamental où baignent les deux arts. Tous deux ont affaire avec une succession de sons articulés et organisés selon des structures de perceptions analogues ». Cet état de fait engage d’abord les composantes du récit, et invite à interroger la narrativité propre à chaque art. Si ce qui suit n’éludera certes pas cet aspect, nous ajouterons pour notre part au terme histoire une majuscule. Notre attention se portera ainsi vers la manière dont la musique peut rencontrer la grande Histoire, inscrire sa propre histoire dans celle – plus vaste – des hommes, pour mieux l’explorer, l’interroger, la raconter.
Cette approche est elle-même historiquement déterminée. À la fin du XVIIIe siècle, le temps devient historique. L’Histoire devient un paradigme dominant, presque un mythe de nos sociétés modernes. Ce basculement informe également l’esthétique musicale puisque, dans le même moment, les procédés du développement thématique rendent signifiant, pour la première fois de façon aussi tangible, le déroulé temporel de la musique. Toutefois, cette reconnaissance de la forme temporelle du discours musical s’accompagne d’une injonction paradoxale. Il s’agit en fait de privilégier l’idée d’une emprise sur la fluence temporelle, de faire de la musique un art du temps au titre de puissance ordonnatrice, à même de creuser et d’élargir l’instant comme de maîtriser la durée. Le but, selon l’expression de Christian Accaoui (2001 : 19) qui a consacré un essai à cette conception du temps musical, est à terme d’« abolir le temps dans le temps ». Or le même type de paradoxe s’observe dans une vision de l’histoire socialiste – si l’on entend ce terme dans un sens large, comme l’ensemble des systèmes de pensée qui visent à l’avènement d’une société plus juste et égalitaire, et conditionnent justement cette possibilité par la conviction que l’histoire possède un sens globalement positif. Mais cette part dynamique – la foi dans le progrès, la marche de l’Histoire vers l’avenir radieux de l’Humanité et de ses peuples – ne vaut que parce qu’elle est tendue vers son propre achèvement, ultime stade d’évolution qui se fige dans la réalisation de toutes les espérances. C’est toute l’ambiguïté de l’expression « fin de l’Histoire », qui place sous la même appellation la visée, le but, la logique interne de développement, et l’achèvement, l’abolition, le suspens du temps dans un bonheur censément éternel.
Que faire de cette convergence ? Résonne-t-elle dans les récits qui s’écrivent au moment où on s’essaie, dans le berceau de l’état soviétique, à une mise en pratique de la « fin de l’Histoire » ? Que dit la présence de la musique dans les romans russes du communisme ? Pour évoquer la marche chaotique qui mène de la Russie des Romanov aux purges staliniennes, nous avons choisi d’évoquer tour à tour trois romans : Une Rue à Moscou de Mikhaïl Ossorguine (le titre russe est Sivtzev vrajek qui est effectivement le nom d’une rue de Moscou), Tchevengour d’Andreï Platonov et Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov.
Ces romans ont une histoire éditoriale complexe, parfois précédée d’une rédaction difficile, épisodique. On sait que Boulgakov entame l’écriture de son roman vers 1928 et que se succèderont cinq phases de rédaction auxquelles seule la mort de l’auteur en 1940 mettra un terme. On connaît également les aléas d’une publication longtemps impossible puis multiforme, entre les versions censurées, les textes qui circulent en samizdat et les premières éditions tronquées à l’étranger. Platonov, pour sa part, commence à écrire Tchevengour vers 1926. Quelques fragments paraissent deux ans plus tard mais le livre dans son entier est refusé par la censure. Publié pour la première fois à Paris en 1972 d’après un manuscrit amputé, Tchevengour ne paraît en URSS dans sa version complète qu’en 1988. Quant à Une rue à Moscou, si la publication se fait cette fois dans la foulée de la rédaction, en 1928, elle a lieu, de même, non en URSS mais à Paris, où vit Mikhaïl Ossorguine. De ces histoires chaotiques, nous retiendrons surtout le fait que l’écriture de ces trois romans commence peu ou prou à la même période, dans les années d’ascension de Staline, lorsque l’utopie révolutionnaire prend le visage d’un état totalitaire. En revanche, le temps du récit, lui, n’est pas le même. Chacune des trois œuvres privilégie un moment de la construction de la Russie communiste. C’est cet ordre historique que nous avons choisi de suivre et qui rythmera les trois étapes de notre parcours.
2. Une rue à Moscou : 1917 sur une partition
Écrivain et journaliste, Mikhaïl Ossorguine est une figure de l’émigration littéraire russe de l’entre-deux-guerres. S’il adhère dès 1905 au mouvement révolutionnaire, son indépendance idéologique lui vaut quelques déboires (plusieurs jours de détention à la Loubianka, un hiver de relégation à Kazan), puis une expulsion d’URSS en 1922. Malgré quoi, il se trouve aussi rapidement en désaccord avec les milieux de l’émigration (notamment dans la presse, où il continue de travailler), refusant par attachement à l’esprit de la Révolution un divorce définitif d’avec son pays d’origine.
Une rue à Moscou est son roman le plus connu. Il relate les destins croisés d’une galerie de personnages, unis par leur appartenance au cercle d’intimes d’un vieil ornithologue et de sa petite-fille, Tanioucha, tous pris dans la tourmente de la Première Guerre mondiale et de la Révolution. Le roman est une chronique de ces années douloureuses où la Russie écrit une nouvelle page de son histoire. C’est aussi un récit d’éducation, centré sur la jeune Tanioucha, qui atteste des affinités tissées entre le Bildungsroman et la musique1. En effet, parmi les habitués de Sivtzev Vrajek, se trouve un personnage de musicien, le pianiste Édouard Lvovitch, convive peu engageant mais compositeur génial. Et c’est à travers le prisme métaphorique de son œuvre qu’est interrogé le sens de l’Histoire.
2.1. Le Cosmos
La première composition de Lvovitch dotée de cette fonction s’intitule Le Cosmos. Elle est jouée par le maître sur le piano du salon moscovite dans une des scènes inaugurales du roman. Le récit débute en ces termes : « Dans l’immensité de l’univers, dans le système solaire, sur la terre, en Russie, à Moscou, dans la maison d’angle de Sivtzev Vrajek, dans son cabinet de travail, dans son fauteuil, était assis le savant ornithologue, Ivan Alexandrovitch » (Ossorguine 2001 : 9). L’incipit installe ce bel ordonnancement cosmique, dans lequel s’insère avec harmonie la vie paisible du petit intérieur bourgeois, et que l’évocation des rythmes naturels achève de dépeindre (le récit évoque à l’envi, tout au long de son déroulement, la vie des insectes ou des oiseaux, la course du soleil et la marche des saisons). C’est cela qu’exprime la pièce jouée par Lvovitch : l’œuvre n’est « rien de redoutable ni de complexe […] : tout simplement la nature russe » (Ossorguine 2001 : 19). De fait, même si le titre laisse attendre une ambition constructive (le nom de Beethoven apparaît d’ailleurs rapidement), elle a la fluidité, l’évidence immédiate de l’improvisation.
La composition n’est pas décrite directement, mais évoquée par le biais des résonances intimes qu’elle provoque chez chaque auditeur de la petite soirée musicale. Sur une échelle bien plus réduite, le procédé peut faire penser aux Variations Goldberg de Nancy Huston. Ossorguine ne cherche certes pas l’équivalence formelle avec l’œuvre musicale ; il reste que l’évocation de cette petite communauté écoutante, où chaque intériorité trouve harmonieusement sa place, permet de dire habilement le sens profond de l’œuvre de Lvovitch. La ronde s’achève naturellement sur Tanioucha. Le portrait de la jeune fille laisse alors entrevoir comment la musique soutient l’enjeu de formation :
Le cosmos ? Tanioucha ne le pouvait concevoir, car n’était-ce pas une plénitude, le couronnement de toutes choses, alors qu’elle n’était qu’au seuil de la vie, à peine dégagée du chaos dont elle était issue ? Elle ne faisait que commencer à recueillir des miettes de connaissance, étant encore entièrement plongée dans le monde des problèmes et des premières impressions, tous de la plus haute importance, tous inconsistants et contradictoires. […]
Et, attentivement, son oreille musicienne caressée par la plus menue parcelle sonore, mêlant parfois les sons en un tout et les voyant emprisonnés dans les cinq lignes de la portée (elle était pianiste), Tanioucha écoutait l’étrange et puissante improvisation de son maître, agitant ses petites pensées quotidiennes, et de grandes aussi auxquelles le faible pouvoir de sa conscience ne pouvait encore découvrir de solution. Son univers était encore en voie de création.
Édouard Lvovitch va finir dans un instant. Maintenant, c’est presque une mélodie. Tout ce qu’il a tenté d’exprimer se réduit à présent à quelques sons très simples. Est-il possible que, pour lui, tout soit si clair ? (Ossorguine 2001 : 20-22)
Mais « le temps poursui[t] sa course folle » (Ossorguine 2001 : 49) et son œuvre de destruction. Le petit cercle est amputé de certains de ses membres : la grand-mère meurt, les jeunes soldats envoyés au front de la Grande Guerre tombent sur le champ de bataille ou en reviennent atrocement mutilés. Dans un chapitre intitulé « Le temps » sont mises en regard l’aveugle progression de la moisissure qui ronge inexorablement les poutres de la maison, et les nouvelles théories sur la périodicité de l’histoire que développe un vieux professeur. Temporalité humaine et temporalité naturelle sont placées sous l’enseigne commune de la précarité et de la versatilité. Pour la première fois, cependant, l’idée d’un divorce avec les lois éternelles de la nature fait poindre une sourde menace : « Une chose […] apparaissait clairement aux jeunes comme aux vieux : la destruction de ces valeurs que l’on avait prétendu être absolues, la fragilité de l’édifice de l’existence actuelle et l’imminence de l’orage qui s’assemblait au-dessus de la nouvelle Babylone » (Ossorguine 2001 : 28).
2.2. Opus 37
La Révolution éclate, vécue de l’intérieur comme un mouvement obscur et souvent absurde. C’est cet incompréhensible chaos que le récit affronte sur plus de deux cents pages et que viendra déchiffrer l’ultime pièce composée par Édouard Lvovitch à la fin du roman. Il y a un effet de symétrie manifeste avec la première scène, ce qui rend les changements encore plus sensibles. Cette seconde composition renonce à tout titre programmatique, elle est seulement désignée par une indication de catalogue : Opus 37. Son exécution dans le petit salon moscovite ne donne lieu qu’à une singulière ellipse narrative. En revanche, l’œuvre elle-même fait l’objet d’une longue et substantielle description, où les notations de technique musicale sont immédiatement transposées sur le plan symbolique de l’Histoire :
L’Opus 37 était une œuvre curieuse et sans mélodie, écrite en trois jours, absolument nouvelle et inattendue, même pour Édouard Lvovitch lui-même.
Il eût autrefois protesté avec indignation contre une telle musique, morbide, et qui mettait les nerfs à vif. Et voici qu’il en était l’auteur !
L’introduction était compréhensible et ne s’écartait pas des règles ; beaucoup d’œuvres commencent ainsi. Dans ce début, il y avait aussi de la logique et une justification intrinsèque. Mais à peine esquissé et commençant seulement à se développer, le thème était soudain tranché – comment expliquer cela – par une sorte de coupure musicale qui le déchirait de haut en bas. Le thème tentait obstinément de se développer de façon normale à travers ses phases successives, mais l’entaille allait s’approfondissant, rompait les fils tendus de la trame musicale, éraillait les bouts et mêlait le tout en un écheveau embrouillé de confusion tragique. C’était un moment de lutte désespérée dont on ne pouvait prévoir l’issue.
Mais surgissait maintenant le plus essentiel et le plus chargé de terribles conséquences. Les fils étaient démêlés, les bouts tirés de l’écheveau et, déjà, l’on entendait l’ordre impérieux (les basses !), lorsque, soudain, la logique était complétement paralysée : l’ultime trahison se faisait jour dans les impérieuses basses elles-mêmes ! L’ordre n’avait été qu’un habile stratagème, une attaque de revers.
Quand Édouard Lvovitch jouait cette page terrible, il sentait son vieux cœur défaillir, presque s’arrêter ; il sentait ses rares cheveux s’agiter sur sa nuque et l’arc de ses sourcils se tirer légèrement. C’était une page criminelle, inadmissible. C’était pourtant la vérité même, la vie même. Rien n’y pouvait être changé, pas même une double croche. Le compositeur était un criminel, mais un créateur aussi, un homme qui écoutait la vérité et la servait. Le monde pouvait s’écrouler et périr, il n’y avait pas moyen de céder. Soudain, tous les fils se brisent, les extrémités de la trame musicale retombent en une résonance lointaine et, tout aussitôt, se fait le silence. Le thème s’éteint… et quelque chose de nouveau est né, quelque chose qui, plus que tout, effraie le compositeur : le sens du chaos est né. Le sens du chaos ! Mais le chaos peut-il avoir un sens ? […]
Sans doute, l’Opus 37 était une œuvre extraordinaire. […] Mais qui la lui avait inspirée ? Le diable ? La mort ? […] Il y a un sens dans la mort ! Et un sens dans l’absurde, dans la folie ! La folie enfourche le contrepoint, le cingle de son fouet et l’oblige à la servir ! Serait-ce donc possible ? (Ossorguine 2001 : 283-284)
Un abîme sépare à l’évidence Le Cosmos de l’Opus 372 – abîme temporel et historique mais aussi abîme esthétique. La familiarité rassurante de la première pièce n’a plus cours, tandis que c’est toute la culture du développement thématique qui se voit signifier son congé. Sans que l’écriture d’Ossorguine renonce aux principes de la narration traditionnelle (on est loin des avant-gardes qui prospèrent en Russie dans le premier tiers du siècle), il est clair que le commentaire musical prend une dimension réflexive : c’est bien au temps du récit – et à son désir brisé pour la limpide linéarité de la Bildung – que semblent se référer en filigrane les lignes ci-dessus. L’œuvre musicale, certainement, est pensée comme l’analogon du récit ; c’est ce que suggère Jacques Catteau lorsqu’il qualifie le roman de « partition » (dans sa belle présentation en quatrième de couverture de l’édition française). L’intervention de la musique dans les derniers chapitres a donc une double fonction d’élucidation, puisqu’elle concerne à la fois le chaos de l’Histoire et la possibilité même de sa relation.
L’opus ultimum de Lvovitch reste cependant un hapax, sans postérité possible : la pièce en elle-même n’admet pas de retouche et, dans le silence qui l’achève, le compositeur quitte la scène. Lorsque les dernières notes, jouées dans la douleur, cessent de résonner, il disparaît de la vieille demeure moscovite où la vie comme le temps, peu à peu, reprennent leurs droits. « Des hommes viendront, des hommes nouveaux qui essaieront de tout faire d’une façon nouvelle, à leur façon » (Ossorguine 2001 : 297), prophétise le vieil ornithologue en attendant le retour des hirondelles. Mais la musique est absente de ce monde nouveau, du moins autrement qu’à travers les concerts que donne Tanioucha en guise de gagne-pain dans les cercles ouvriers et que Lvovitch, naturellement, réprouve. Ayant su exprimer, mieux que les mots, la discontinuité historique, elle ne participera pas à son dépassement. Or on peut considérer que le relais est pris, en ce point précis, par le roman d’Andreï Platonov.
3. Tchevengour : musique et utopie communiste
Fils de cheminot, Platonov a été lui-même ouvrier puis ingénieur agricole. Combattant de la première heure de la Révolution, il fustige dans toute son œuvre la confiscation de l’utopie socialiste au profit d’un pouvoir bureaucrate et dictatorial. Tandis que Gorki regrette sa « mentalité anarchiste », le jugement de Staline sera plus lapidaire. Qualifié de « salopard » par le petit père des peuples, Platonov écrira pour le tiroir jusqu’à sa mort, en 1951.
Dans la prose très singulière de Platonov, la satire mordante se mêle à un onirisme poétique qui rend l’ancrage historique de Tchevengour beaucoup moins aisé à déterminer que dans Une rue à Moscou. Un régime allusif permet malgré tout de reconstituer une chronologie : le premier conflit mondial, la Révolution et la guerre civile sont d’abord évoqués. Puis c’est le début des années 1920 qui constitue l’arrière-plan principal du récit : les grandes famines, la mise en place de la NEP (Nouvelle Politique Économique), le durcissement du communisme étatique au détriment des utopismes paysans.
Tchevengour est un Don Quichotte soviétique. Au centre de ce récit difficilement résumable, un couple de rêveurs errant dans les steppes en quête du communisme et du « bonheur définitif » (Platonov 1996 : 320). L’un, Sacha Dvanov, orphelin vaguement intellectuel, conserve une position d’observateur peu quichottesque. Son compagnon de route Kopionkine (dont le nom est dérivé de kop’ë, la lance) est, lui, un digne héritier du fantassin de l’idéal. Il monte un cheval nommé Force Prolétarienne et, porté par son amour pour Rosa Luxembourg, élimine avec un fanatisme tranquille tout ennemi de la Révolution. Le récit, surtout dans sa première partie, suit une logique épisodique proche de la narration cervantine. Leur parcours picaresque mène les deux personnages jusqu’à la bourgade de Tchevengour où le communisme est instauré puis accompli dans sa quintessence sous les ordres d’un nouvel illuminé du nom de Tchepourny. On liquide les bourgeois et on décrète la fraternité universelle tandis que seul le soleil est autorisé à travailler. Le roman s’achève sur la destruction de Tchevengour et la mort de ses derniers rêveurs, persuadés de succomber à une attaque des Blancs alors même que ceux qui les massacrent sont leurs frères en idéologie, agents d’une reprise en main autoritaire par le communisme d’état.
À la différence du roman d’Ossorguine, la musique n’est que peu présente dans Tchevengour, et n’est dotée d’aucune fonction structurelle. Mais ses brèves interventions, à des moments toujours cruciaux de la diégèse, sont toujours singulièrement éclairantes. Trois passages retiendront successivement notre attention.
3.1. Le congé donné à la musique et le suspens de l’Histoire
Tchevengour commence là où s’achevait Une rue à Moscou, par un congé donné aux mystères de la musique. Le début du roman accorde une place importante à un personnage nommé Zakhar Pavlovitch, premier avatar quichottesque qui incarne la fascination pour la machine du modernisme révolutionnaire. Il recueille le jeune Sacha juste après le suicide du père de ce dernier. Le passage qui nous intéresse suit la mise en terre du défunt. Chargé d’accorder un piano sans avoir de sa vie entendu de musique, Zakhar Pavlovitch découvre dans les sons qu’il tire de l’instrument un écho aux sentiments altruistes provoqués en lui par la peine de l’enfant :
Il passa un mois à accorder le piano, essayant les sons plaintifs et examinant le mécanisme qui élaborait de pareilles délicatesses. Zakhar Pavlovitch frappait une touche – le chant triste s’élevait et s’envolait ; Zakhar Pavlovitch regardait vers le haut et attendait le retour du son –il était trop beau pour s’évanouir sans laisser de trace. Le prêtre se lassa d’attendre l’accord du piano et dit : « Ne perds pas ton temps, mon brave, à faire sonner les tons, tâche d’assigner un terme à ta besogne et n’essaye pas de pénétrer le sens de ce qui n’est pas de ton ressort. » Zakhar Pavlovitch en fut offensé jusqu’aux racines mêmes de son savoir-faire et il façonna dans le mécanisme un secret qu’on pouvait extraire en un tour de main, mais qu’il était impossible de découvrir sans connaissances particulières. Par la suite, le pope, toutes les semaines, fit revenir Zakhar Pavlovitch : « Viens donc, mon ami, la force de représentation mystique de la musique a de nouveau disparu. » Zakhar n’avait pas fabriqué son secret pour le pope, ni pour avoir souvent l’occasion d’aller se régaler de musique : c’était plutôt l’inverse qui l’avait bouleversé – la façon dont était fait un objet manufacturé capable d’émouvoir n’importe quel cœur et de rendre l’homme meilleur ; c’est pour cela qu’il avait adapté son secret, capable de se mêler à l’harmonie et de la recouvrir de son mugissement. Lorsqu’après une dizaine de réparations Zakhar Pavlovitch eut compris le secret de la fusion des sons et de l’agencement de la planche principale et de ses frissons, il retira son secret du piano et cessa de s’intéresser aux sons. (Platonov 1996 : 30)
Ce passage assez hermétique s’éclaire, dans notre perspective, si l’on considère que Zakhar Pavlovitch, en même temps que le piano, répare aussi une horloge. La musique, dans ces premières pages, vient seconder le sentiment du temps. Zakhar Pavlovitch examine les deux objets en quête du même secret. On lit en effet quelques pages plus loin : « le temps n’existait pour lui que comme une énigme dans le mécanisme du réveille-matin. Mais lorsqu’[il] connut le mystère du balancier, il vit que le temps n’existait pas, qu’il n’y a que la force égale et tendue du ressort » (Platonov 1996 : 58). L’adieu désormais indifférent aux élévations extatiques de la musique s’assortit du congédiement de l’Histoire. Le silence se fait alors que Dvanov et Kopionkine se lancent dans leur quête du socialisme et, dans le temps suspendu de Tchevengour, même les oiseaux cessent de chanter :
– L’histoire est triste, parce qu’elle est du temps et qu’elle sait qu’on l’oubliera, dit Dvanov à Tchepourny.
– C’est juste, s’émerveilla Tchepourny. Comment ne l’avais-je pas remarqué ? C’est pourquoi le soir les oiseaux ne chantent pas, il n’y a que les grillons, tu parles d’une musique ! Chez nous aussi, les grillons chantent constamment et il y a peu d’oiseaux, c’est que l’histoire est terminée chez nous ! (Platonov 1996 : 341)
3.2. La plainte de l’accordéoniste
Il ne sera plus question de musique dans toute la partie centrale du roman. Sa première réapparition est pour pleurer un enfant que le rêve tchevengourien n’a su préserver de la mort, dans un moment de deuil qui fait écho à la scène inaugurale. La mélancolie plaintive d’un accordéon dit l’échec de l’utopie, l’irrémédiable solitude de l’individu renvoyé à ses drames intimes :
Un accordéon se mit à jouer sur le chemin de ronde de Tchevengour – un « autre » quelconque avait sa musique, il ne trouvait pas le sommeil et consolait sa solitude insomnieuse.
Kopionkine n’avait jamais entendu pareille musique – elle semblait proférer des mots qu’elle n’articulait pas jusqu’au bout, qui demeuraient ainsi comme une nostalgie irréalisée.
« La musique devrait plutôt dire à fond ce qu’il lui faut, songeait Kopionkine troublé. À entendre ces sons, on dirait que le musicien m’appelle, mais si je m’approchais de lui, il continuerait quand même à ouer. […] Si cet homme joue, pensa Kopionkine en l’entendant, ce n’est pas parce qu’il y a du communisme, il n’arrive pas à dormir parce qu’il crève de chagrin. S’il y avait le communisme, il aurait dit sa musique jusqu’au bout, elle aurait cessé et il se serait approché de moi. Il ne va pas jusqu’au bout, il a honte, le bonhomme. » (Platonov 1996 : 328)
Le verdict tombe : la présence de la musique est le signe que le communisme n’est pas advenu à Tchevengour. L’extrait résonne comme une paraphrase inattendue de la condamnation de la musique dans La Sonate à Kreutzer : « La musique ne fait qu’irriter, elle ne conclut pas », écrivait en effet Tolstoï (2012 : 189). L’indétermination sémantique de la musique la rend difficilement compatible avec les utopies sociales ou politiques. Il y a en elle une instabilité qui s’oppose fondamentalement à la fin de l’Histoire, une intranquillité qui incite « l’homme de Tchevengour à renoncer à son état pour aller de l’avant », qui appelle « à l’inquiétude et au désir et non à la douceur ou à la paix » (Platonov 1996 : 337).
3.3. La fin de Tchevengour
Il faut alors considérer une troisième étape, qui correspondrait au retour effectif de l’Histoire dans Tchevengour et à la mise à mort du rêve utopique sous la charge aveugle du communisme réel. L’un et l’autre s’effectuent en musique.
Le processus débute par un détour narratif et l’introduction d’un nouveau personnage, l’intellectuel révolutionnaire Simon Serbinov. Le lecteur le rencontre au sortir d’un concert symphonique dans les rues surpeuplées de Moscou. À cet endroit intervient la première mention de la musique russe dite « classique », sur laquelle s’exercent les influences occidentales. Elle vient rappeler l’utopie initiale, ce rêve de fraternité (la Neuvième Symphonie de Beethoven, à ce moment-là, vient facilement à l’esprit) désormais dilué dans les directives bureaucratiques dont Serbinov est l’agent cynique et morose. La charge est brève mais féroce. On lit ainsi : « [L]a musique […] chantait l’homme idéal, elle parlait d’une chance perdue et, déshabitué de tout cela, Serbinov à chaque entracte était allé aux toilettes pour y purger à fond ses émotions et essuyer ses yeux à l’insu de tous » (Platonov 1996 : 375). Parti en mission d’inspection dans les steppes, Simon Serbinov trouve à Tchevengour un asile, et le repos dont le prive le souvenir de cet « être humain admirable que lui avait promis la musique » (Platonov 1996 : 377). Il se montre alors disposé à se satisfaire de l’oubli et à rester à Tchevengour pour le reste de son existence, non sans avoir auparavant envoyé au comité central des lettres de rapports qui sont la cause des représailles et du massacre final dans lequel Serbinov, comme les autres, trouve la mort.
Significativement, la musique revient à Tchevengour quand ces lettres en partent. Un accordéon, en effet, accompagne le cortège des futures femmes des habitants à son entrée dans le bourg. Il intervient en tant qu’instrument prolétarien par excellence et fait entendre le répertoire promu par les nouvelles politiques culturelles. L’accordéoniste est décrit comme un travailleur qui « aba[t] de l’ouvrage » (Platonov 1996 : 411) et la musique a pour seule fonction d’éveiller l’émotion des masses populaires selon des dispositions précises (gaieté et entrain de la musique légère, enthousiasme et héroïsme des marches révolutionnaires ou, dans une proportion bien calibrée, nostalgie des chansons populaires). La musique accompagne donc le mouvement de re-civilisation de Tchevengour, elle est la voix du retour au communisme réel, mais aussi, symboliquement, son bras armé : lorsque les oiseaux, enfin, repeuplent le ciel de Tchevengour, c’est comme une menace oppressante, le matin même de la grande extermination.
4. Le Maître et Marguerite : mélo-clastie
À nouveau, le passage d’une œuvre à l’autre épouse la transition historique. Si les vainqueurs de Tchevengour n’ont pas de visage, c’est bien le monde qu’ils construisent que donne à voir Le Maître et Marguerite, troisième et ultime station avant que nous risquions quelques hypothèses générales. Le rôle de la musique dans Le Maître et Marguerite est un sujet en soi3, qui mériterait un développement plus ambitieux que les quelques observations suivantes, lesquelles privilégieront avant tout les éléments de continuité entre le roman de Boulgakov et les deux précédents.
4.1. L’arme du diable
En entrant au cœur du système étatique qui triomphait à la fin du roman de Platonov, souvenons-nous aussi de l’effroi d’Édouard Lvovitch plaquant les derniers accords de l’Opus 37 : qui, sinon le diable en personne, avait pu lui inspirer une telle musique, fossoyeuse de toutes les formes d’écriture classiques ? De fait, Le Maître et Marguerite débute par une mise à mort symbolique de la musique en la personne de Berlioz, non pas celui de la Symphonie fantastique, bien sûr, mais le digne président du Massolit dont le chef soigneusement tranché par les roues d’un tramway moscovite inaugure le jeu de massacre causé par Woland et sa suite méphistophélique.
Sans doute la référence au compositeur n’est pas exempte de paradoxe puisque l’œuvre d’Hector Berlioz n’est pas synonyme, loin s’en faut, de conservatisme musical. Il faut toutefois rappeler que le paradigme musical intervient, dans l’onomastique du Maître, constamment à contre-emploi. Micha Berlioz, tout comme Rimski, l’administrateur du théâtre des Variétés, et Stravinski le psychiatre, est un professionnel de l’athéisme et du rationalisme. Ils seront tous trois condamnés par le monde qu’ils vilipendent et dont leurs homonymes compositeurs ont porté haut la voix, celui du surnaturel et du folklore païen célébré dans la Symphonie fantastique ou La Damnation de Faust, La Nuit de mai ou Une nuit sur le Mont Chauve, Le Sacre du printemps ou L’Oiseau de feu. La musique, en réalité, est aux mains de Woland. Marianne Gourg écrit dans son étude sur Le Maître et Marguerite (1999 : 81) : « Woland participe de la sphère de l’art. Il en dévoile l’aspect brutalement charnel, iconoclaste et profanateur. La force grossière, élémentaire, d’un tel art transfigure l’univers, y fait renaître le désir ». La présence de la musique est plus discrète que celle du théâtre ou de la littérature, à laquelle Marianne Gourg fait principalement allusion. Elle dispose cependant d’une énergie qui répond au plus près à cette exigence salutaire. Énergie destructrice, certes ; comme dans Une rue à Moscou et Tchevengour, la musique participe de l’entreprise apocalyptique, elle chante un monde livré au chaos. Plus encore dans le roman de Boulgakov, elle est une énergie libératoire, grâce à laquelle le couvercle étouffant maintenu par la répression policière et le conformisme intellectuel semble enfin en mesure de sauter.
Clairement associés à la sphère démoniaque, le jazz, les musiques de danse ou de cirque, sont a priori les plus concernés, plus aptes à déchaîner les instincts vitaux. Mais il ne suffit pas d’en rester à l’opposition symbolique entre les deux orchestres du Bal de la pleine lune, d’un côté le jazz-band vociférant, porte-voix des cultures nouvelles, et de l’autre l’ordre impeccable de l’orchestre symphonique, emblème du legs de la culture classique. L’antagonisme est certes bien réel, entre la pulsion du jazz et la culture académique soviétisée, vulgarisée, consommable. Pourtant, l’une et l’autre formes de musique ont leur place chez Satan de même qu’elles résonnent dans les bâtiments moscovites, à Griboïedov ou dans les logements communautaires.
Impliquée dans les intentions satiriques du roman, la musique est une arme privilégiée dans l’entreprise démystificatrice du diable, chargée elle aussi du démontage jubilatoire du monde totalitaire – quitte à être, au passage, sérieusement malmenée. Nous nous arrêterons, en effet, sur trois passages ouvertement anti-musicaux.
4.2. Tortures sonores contre un système entropique
Le premier est une scène de pianicide qui peut faire songer à celui perpétré par Ulrich dans L’Homme sans qualités. Une des premières actions de Marguerite devenue sorcière est le « meurtre » du piano du critique littéraire Latounski, responsable du malheur du Maître :
Visant soigneusement, Marguerite abattit son marteau sur les touches du piano à queue. Ce fut le premier hurlement plaintif qui traversa l’appartement. Complètement innocent en cette affaire, l’instrument de salon fabriqué par Becker en poussa un cri d’autant plus frénétique. Les touches sautèrent, et les morceaux d’ivoire volèrent de tous côtés. L’instrument gronda, hurla, résonna, râla. Avec un claquement de coup de révolver, la table d’harmonie se rompit. Le souffle court, Marguerite arracha et broya les cordes à coups de marteau. À bout de souffle enfin, elle se jeta dans un fauteuil pour respirer. (Boulgakov 1994 : 326-327)
Il faut noter que ce paragraphe fait partie des passages censurés dans la première édition de l’œuvre,signe de la portée du sacrilège. La bruyante agonie du meuble de salon, attaché à la mesquinerie bureaucratique, laisse place à une autre forme de musique, débridée et jouissive, un contrepoint survolté joué entre le marteau de Marguerite et le sifflet du portier :
Le portier sortit en trombe de l’entrée principale, regarda en l’air, hésita un moment, manifestement incapable de trouver tout de suite la décision adéquate, puis fourra un sifflet dans sa bouche et se mit à siffler comme un enragé. Particulièrement excitée par ce sifflement, Marguerite démolit la dernière fenêtre du huitième étage, puis descendit au septième, où elle continua de briser les carreaux.
Excédé par sa longue oisiveté derrière les portes vitrées, le portier mit toute son âme dans ses coups de sifflet, qui accompagnaient Marguerite avec précision, comme un contrepoint. Aux silences – quand Marguerite passait d’une fenêtre à l’autre – il reprenait son souffle ; puis, à chaque coup de marteau donné par Marguerite, il gonflait ses joues et s’époumonait, vrillant l’air nocturne jusqu’au ciel. (Boulgakov 1994 : 328-329)
On peut placer en regard deux autres scènes de torture sonore, au sens où, cette fois, la musique fait elle-même directement l’objet d’une distorsion qui provoque une souffrance chez ses auditeurs ou interprètes. Ces deux passages sont remarquables en ce qu’ils reposent, de manière certes discrète, sur un détournement parodique du rêve de fin des temps encore effectif sous l’utopie d’État. Ce n’est plus l’écho sonore des espoirs millénaristes de Tchevengour que nous entendons, mais le figement oppressant du disque rayé. Dans le premier cas, le poète Ivan Biezdomny, lancé à la poursuite de Woland après la mort de Berlioz, doit subir sans trêve les « rugissements » incessants de la polonaise d’Eugène Onéguine, laquelle envahit le ciel de Moscou depuis les postes de radio à programme unique :
À chacune de ces fenêtres brûlait une lampe à abat-jour orange, et de toutes les fenêtres, de toutes les portes, de tous les porches, des toits et des greniers, des sous-sols et des cours s’échappait, avec des rugissements graillonneux, la polonaise de l’opéra Eugène Onéguine. […] Et, causant au poète d’étranges et inexprimables souffrances tout le temps que dura son douloureux voyage, l’omniprésent orchestre continua d’accompagner la lourde voix de basse qui chantait son amour pour Tatiana. (Boulgakov 1994 : 86-87)
Dans le second cas, ce sont tous les employés de l’« annexe municipale de la Commission des spectacles et des délassements comiques » qui se trouvent forcés, sous la diabolique direction du chantre Koroviev, d’entonner à intervalles réguliers des chœurs de bagnards et des chansons populaires :
C’est à ce moment que – machinalement pour ainsi dire – ils chantèrent le deuxième couplet. [...] Tous regagnèrent leurs bureaux, mais ils n’eurent même par le temps de s’assoir. Bien que n’en ayant aucune envie, ils se remirent à chanter. Quant à s’arrêter, il n’en était pas question. Et depuis, c’était ainsi : après une chanson, ils se taisaient trois minutes – et en entonnaient une nouvelle, se taisaient, et entonnaient encore ! C’est alors qu’ils comprirent l’étendue de leur malheur. (Boulgakov 1994 : 270)
À chaque fois, la musique représente une culture uniformisée et « administrée de force » (Gourg 1999 : 267) dans le même temps qu’elle devient l’instrument de la pénitence. Ces trois réactions mélophobes (la haine de Marguerite, la souffrance d’Ivan, le désespoir et la colère du chœur ensorcelé), elles-mêmes liées à un sacrilège anti-musical (la destruction de l’instrument, la duplication mécanique et déshumanisée du chant) sont exemplaires du fait qu’actes et discours sont presque toujours dirigés à l’encontre non de la musique elle-même mais des représentations et des intentions qui lui sont associées.
5. Conclusion : la musique comme force anti-utopique
C’est dans le périmètre d’un des plus fameux utopismes russes qu’on trouve une des grandes charges anti-musicales, celle de La Sonate à Kreutzer évoquée brièvement plus haut. Tolstoï (2012 : 189) met dans la bouche de Pozdnychev les propos suivants : « La musique exerce parfois une action si terrible, si redoutable. En Chine, la musique est affaire de l’État. C’est ainsi que cela doit être. » L’affirmation peut étonner, si l’on considère que le tolstoïsme, comme tous les utopismes populaires, se heurtera lui aussi à l’hégémonisme bolchévique. Fallait-il que la musique représente à ce point une menace, pour qu’on lise sous une plume orientée vers l’anarchisme chrétien un tel appel au contrôle étatique, de fait accompli sous la dictature stalinienne ? Car telle est bien la réalité que le prisme de l’Histoire autorise à voir à l’horizon de la diatribe de Pozdnychev et que nous avons cherché à explorer dans ces quelques variations musico-littéraires sous l’ère soviétique.
Il ne faut pas oublier que la mélophobie de Tolstoï est avant tout dirigée à l’encontre de l’art occidental, jugé responsable depuis le Moyen-Âge (et peut-être le schisme d’Orient) de la décadence morale. Le méloscepticisme russe, comme d’ailleurs la musique russe dite « classique », se pense presque toujours en rapport avec la culture européenne. On en a vu les traces dans le personnage de Serbinov chez Platonov, et surtout dans toute la tradition hoffmannienne que les acolytes de Woland (Koroviev en épigone de Kreisler, Béhémot en descendant du chat Murr) portent au cœur du roman de Boulgakov. Cet aspect est sans doute plus implicite dans le roman d’Ossorguine. Il interroge pourtant une composante fondamentale du récit, sa légitimité à se placer dans le sillage du Bildungsroman et sous le patronage d’une esthétique musicale née dans le giron germanique.
Une problématique connexe peut intervenir ici, celle de la forme narrative. Certaines de nos observations laissent entendre, en effet, combien le lien entre musique et grande Histoire engage aussi, sur un plan plus strictement intersémiotique, les rapports entre musique et récit.
Nous avons évoqué la plausible analogie, en abyme, entre Une rue à Moscou et l’opus 37 d’Édouard Lvovitch. Nous n’avons jusque-là pas mentionné, en revanche, les hypothèses concernant l’horizon compositionnel du Maître et Marguerite, qui arguent notamment d’une possible parenté stylistique avec certaines symphonies de Chostakovitch (la Cinquième et la Neuvième, en particulier)4. Dans les deux cas, une telle lecture continue d’attacher à la pensée musicale la clé d’une fusion entre efficacité émotionnelle et vérité de l’Histoire. Dans cette perspective, cependant, il faut maintenir à part le roman de Platonov. Quoique les effets de circularité et de variations narratives (qu’on retrouve d’ailleurs chez Boulgakov) soient marqués, nous ne pensons pas qu’ils procèdent d’un ordre compositionnel au sens musical. À la différence, cette fois, de Boulgakov, Platonov n’a pas laissé d’intention programmatique en ce sens, à notre connaissance du moins.
Il y a toutefois un aspect de Tchevengour sur lequel nous souhaiterions revenir. Le découpage narratif mis en avant dans notre propos et que venait souligner la thématique musicale suggère une comparaison avec un des grands romans de la musique et du temps – La Montagne magique. La proximité, très certainement fortuite et non intentionnelle là encore, nous semble intéressante à relever. Tchevengour reproduit le mouvement diégétique du roman de Thomas Mann : le suspens temporel patiemment installé sur plusieurs centaines de pages, tout comme la langueur poétique et rêveuse qui l’accompagne, est interrompu dans les derniers paragraphes du texte par le brutal retour de l’Histoire et l’irruption soudaine d’une mort jusque-là déréalisée. Mais certaines données en sont inversées, et en particulier la place réservée à l’élément musical. La musique est l’absente de Tchevengour, alors qu’elle représente une forme d’accomplissement esthétique du monde du Berghof chez Mann. L’intervention épisodique de la musique dans Tchevengour est particulièrement révélatrice des ambivalences idéologiques du roman. La musique peut encore apparaître comme une utopie en soi ; si on en déplore la perte, c’est bien après l’avoir sciemment dédaignée. Elle rend tangible l’échec de la chimère politique, voire participe à sa destruction, en ambassadrice diligente du principe de réalité. Elle annonce ainsi la mort définitive de l’idéal. On observe là un renversement assez radical de l’appariement entre la musique et l’utopie lénifiante de l’atemporalité et de l’apolitisme, que nous sommes bien plus habitués à voir à l’œuvre dans un contexte germanique.
Or c’est un peu ce que montrent aussi les attaques mélophobes du Maître et Marguerite. La musique, disions-nous, est aux mains de Woland. Alors que les véritables manifestations du Mal, celles de l’appareil de la Terreur, ne sont évoquées que sur le mode allusif, Woland, lui, est selon l’extrait du Faust de Goethe placé en épigraphe au roman « une partie de cette force qui, éternellement, veut le mal, et qui, éternellement, accomplit le bien » (Boulgakov 1994 : 23). En dépit du fait que la part hoffmannienne du cortège fantastique laisserait plutôt attendre une absolutisation romantique de la musique, le diable de Boulgakov incarne surtout, selon des termes que nous empruntons à Georges Nivat (1989 : 275), « l’esprit anti-angélique, anti-utopique », c’est-à-dire celui qui oppose son « désordre bienfaisant » à la paralysie désespérante de l’utopie.
Que la musique soit ainsi associée avec une telle netteté à une force anti-utopique est peut-être ce qui est le plus à même de nous frapper dans ce parcours soviétique, lequel nous intime une nouvelle fois de ne jamais soustraire la musique au système de représentations dans lequel elle s’insère, ce qui est peut-être la première injonction de ces « histoires de la musique » que nous avons entrepris ici d’arpenter.