Il serait difficile d’imaginer aujourd’hui une histoire culturelle de la musique qui ferait l’économie de la question des transferts dont cet art a été médiateur, tout au long de son histoire et dans des espaces géographiques les plus divers (Espagne 2013 ; Ehrhardt 2017a ; Ehrhardt 2017b). L’art musical constituant l’un des modes d’expression les plus propices aux « contaminations » et aux hybridations de tous ordres, ils participent non seulement de la déconstruction d’une vision essentialiste des cultures, mais leur observation faisant ressortir toute une réalité littéralement inouïe et maints impensés, l’étude de ces transferts permet de modifier en profondeur nos représentations des phénomènes historiques comme tels et de forger, par là même, une image plus polyphonique, dialectique et dynamique de ce que les récits historiques tendent fatalement à rapporter sous forme d’enchaînement de faits. Il n’en faut pas plus pour réhabiliter des clandestins. Ainsi la possibilité est-elle offerte de réinscrire nombre de créations et de pratiques dans une Histoire réinventée, investie d’expériences individuées et spécifiques, de mémoires, de langues et de représentations trop longtemps occulté(e)s.
Parmi ces créations, celles qui empruntent à d’autres formes, modes d’expression ou langages que ceux que l’on a tendance à désigner comme strictement musicaux, ne sont pas les moins surprenantes. Excédant en apparence le cadre discursif que nous venons de poser, elles apportent un éclairage des plus précieux à notre compréhension de la portée anthropologique, socio-politique et historique des phénomènes musicaux. La manière fascinante dont l’écriture d’André Gide s’alimente, dans les Notes sur Chopin (Gide 2010), de la musique du compositeur-pianiste, proposant une réinvention aussi créative que pertinente de son esthétique, en est un exemple criant. De même, la représentation fulgurante du pianiste furieux chevauchant son Mozart, que l’on connaît du Journal de Gombrowicz (Gombrowicz 1997 : 53), pointe la théâtralité inhérente à toute production culturelle autant que la starisation d’une culture d’interprétation dont l’imagerie grotesque vient ridiculiser les travers. Au travers de tels exemples, il apparaît que l’enjeu des études sur les littératures et écritures contaminées par le langage musical ‑ et plus particulièrement, sur celles qui cristallisent les transferts culturels ‑, n’est pas uniquement de déplacer les frontières du « littéraire », ni même de montrer leur inscription dans un champ aussi large que diversifié des créations intermédiales. À l’instar des études sur la réception, elles permettent de prendre la mesure des énergies créatrices et interprétatives que le phénomène musical est apte à faire surgir, quitte à y perdre une part de son identité originaire ‑ pour la retrouver autrement, dans des contextes improbables, animée d’une vie nouvelle.
Publié en 1955, entre la mort de Staline et le premier « dégel » politique et culturel qui l’a suivie dans les pays de l’ancien bloc soviétique, le roman Zły : L’Homme aux yeux blancs de Leopold Tyrmand (Tyrmand 1990)1 constitue un exemple particulièrement parlant du phénomène en question. La parution de ce livre, désigné comme premier polar polonais de l’époque du « socialisme réel » ‑ immense pavé de mille pages rédigé en huit mois ‑, fut un événement socio-culturel sans précédent : les files d’attente devant les librairies qui le mettaient en vente n’étaient comparables qu’à celles qui permettaient aux habitants du pays aujourd’hui disparu que fut la République populaire de Pologne de « conquérir » des oranges, ce produit exotique dont l’apparition sur le marché faisait mouvoir les foules. Une réaction très large, donc, sans commune mesure avec les avis d’une critique qui n’a vu dans le texte de Tyrmand qu’une œuvre de deuxième rang, mal écrite, maladroitement construite et plutôt banale dans son « message » (Urbanek 2007 : 7, 75, 228)2. Son principal défaut : une logorrhée intempestive dont les digressions débordaient tout cadre générique attendu, raison essentielle de sa déstructuration formelle.
Où l’on entend déjà sonner une cloche. Car le talent de Leopold Tyrmand, ce dandy célèbre des milieux varsoviens dont les chaussettes rouges made in Moscou ont suscité plus de commentaires que bien des cravates, n’est évidemment pas réductible à ce diagnostic qui en a fait, au mieux, un écrivain doué pour décrire lieux et caractères, mais incapable de nouer une intrigue digne du genre dont il donnait une « variante socialiste » particulière : le polar (Urbanek 2007 : 225). Considéré comme l’un des premiers grands connaisseurs du jazz de l’immédiat après-guerre, organisateur des jam sessions aussi célèbres que clandestines dans les lieux les plus improbables de Cracovie et de la capitale, avant de créer ‑ à l’époque du « dégel » ‑ le premier festival polonais de jazz dont il a lui-même inventé le nom, Jazz Jamboree, Tyrmand fut également l’auteur d’un ouvrage clef pour la réception polonaise du jazz, intitulé Au bord du jazz (U brzegów jazzu, 1957 ; Tyrmand 2008) : un livre dont le titre-même, constitué de deux syncopes basées sur l’opposition des voyelles aiguës et graves, fait pressentir que les rapports entre l’écriture de son auteur et ses passions musicales n’ont rien d’anodin. L’auteur de Zły ne cache d’ailleurs aucunement ses sources d’inspiration : l’idée que son texte puisse se lire comme un roman-jazz a été clairement affichée dans l’une de ses préfaces du roman, et il y revient encore dans sa dernière interview, donnée juste avant sa mort et publiée en 1985 par la revue Jazz Forum : « Zly est une ballade modelée sur le jazz et et le blues » (Brodowski 1985). Difficile d’être plus explicite.
Une invitation est lancée. Reste à y répondre. Il s’agira pour nous en l’occurrence de saisir les éléments du roman qui rendent cette grille interprétative pertinente et opératoire ; de comprendre sa portée socio-culturelle et anthropologique dans le contexte spécifiquement centre-européen de la première moitié des années 1950 ; de questionner, enfin, ce que le transfert culturel et artistique du jazz américain dans l’espace culturel d’une baraque particulièrement rebelle du bloc soviétique a pu apporter en termes de libération d’un imaginaire collectif à la fois populaire et identitaire, à partir du moment où Tyrmand a su transformer cette donnée initiale en instrument textuel suffisamment efficace pour toucher les foules à travers des rythmes nouveaux. Contaminée par le blues, la langue littéraire meurtrie par le trop d’Histoire (Miłosz 1957) devait bientôt devenir l’une des plus contestatrices de celles que l’on pouvait entendre sur les territoires de l’ancien bloc de l’Est.
1. Un jazz Furieux : hypothèse de lecture
Un rythme bien marqué, avec des effets de déplacement syncopé des accents ; un tempo rapide et dynamique, créé par une multitude de lieux et de personnages ; une évolution souvent imprévisible de l’action dont la logique échappe au lecteur : voici quelques traits récurrents et spécifiques d’une certaine écriture jazz que l’on peut retrouver ‑ si l’on suit l’étude de Nathalie Vincent-Arnaud consacrée à ce genre (Vincent-Arnaud 2016) ‑ dans plusieurs romans dont les auteurs revendiquent une filiation musicale avec le jazz, comme le fameux Manhattan Transfer de Dos Passos ou le roman Swing de Jean-Yves Chaperon en 2006. Vue sous cet angle, les recherches stylistiques et compositionnelles du Furieux inscrivent le récit dans la galaxie. Sans abandonner totalement les codes du polar classique, son roman n’y est pas réductible. Il s’apparente au contraire à cette grande famille de fictions modernes qui ‑ depuis Hoffmann jusqu’à Louis-René Des Forêts, en passant par Thomas Mann, Stanisław Ignacy Witkiewicz, Aldous Huxley ou Milan Kundera ‑ ont fait du « modèle musical » leur idéal de structuration méloforme (Sounac 2014). Ce qu’on a souvent perçu chez Tyrmand comme décalage par rapport aux « règles du jeu » ressemble ainsi plutôt à un décalage interprétatif : les règles suivies échappent au code canonique de la République des Lettres.
Pourtant, l’auteur ne s’est pas contenté d’évoquer les ressources de sa créativité dans la préface du roman. Celui-ci contient en son corps même nombre d’indices qui sont autant de clefs de lecture réflexives ‑ à condition que le lecteur soit prêt à les chercher au-delà d’un espace littéraire considéré comme clos sur lui-même. Rappelons par exemple cette mise en cause des limites du schéma spécifique au polar (et des limites textuelles tout court) qu’il attribue à l’un des personnages du roman : le monsieur au chapeau melon.
C’est bien curieux ‑ pensa-t-il ; en effet, la grande mystification du genre polar repose sur le fait qu’on ne trouve aucune lacune dans le flux des événements. Tout ce qui arrive dans ces romans découle de ce qui était déjà arrivé auparavant, selon une logique prétendument incontournable. Et pourtant, la vraie vie est pleine de lacunes dans lesquelles il ne se passe rien. Quelque chose s’arrête et il n’y a rien qui suit. Comme à présent... Je suis assis ici et je ne sais pas quoi faire. On peut en conclure sans aucun doute que le hasard, omnipuissant, constitue le seul moteur véritable de toute recherche et de toute enquête ! (Tyrmand 1990 : 492-493)3.
Le hasard, l’imprévisible, font partie inhérente aussi bien du réel que du récit du Furieux ; la portée autoréférentielle de ce commentaire ne fait pas de doute. Faut-il en déduire que le texte ne suit aucune logique et que sa composition est chaotique ? Aucunement ; et c’est là que le modèle du jazz, cette musique qui a fait du hasard une composante essentielle de son langage, s’avère opératoire. Condition nécessaire de toute improvisation, il devient aussi la règle intime de chacune de ces innombrables digressions par lesquelles le narrateur de Zły semble se laisser emporter, quitte à suspendre son action, à abandonner ses personnages, à déplacer ses objectifs de poursuite (à tous les sens de ce terme), à oublier son intrigue. Des milliers de lecteurs ont été trop séduits par ces détours pour les lui reprocher : ils ont peut-être compris que l’intérêt de ce roman ‑ comme dans le cas de chaque bonne interprétation d’un standard ‑ était précisément d’avoir forgé, au sein d’un schéma planifié et codifié, des zones libres et ouvertes à ces élans gratuits et improvisés de plaisir, de jubilation verbale incarnée et territorialisée à travers l’usage inouï des idiolectes spécifiques des milieux marginaux de la capitale. Car ce que Tyrmand y chante, hors des cadres prescrits et des objectifs soigneusement définis, c’est l’énergie débordante d’un monde surgissant des ruines de Varsovie, saisie dans toutes ses contradictions et à laquelle il dédie son roman ; le dynamisme paradoxal d’une société détruite, défigurée, et pourtant assoiffée de vie, dont il nomme les beautés à la fois grotesques et foisonnantes, rendues uniques et irréductibles par la rythmisation toujours singulière de chacune de ses descriptions.
Pour obtenir ces effets, il a notamment recours à deux procédés de rythmisation de la voix narrative : l’énumération et celui que je nommerai « incantation ». L’énumération est présente dès la première page du roman. Il propose là, tel un auteur dramatique ou un animateur de concert, une liste des personnages qui interviendront dans sa fiction. Qui plus est, cette liste est précédée d’une autre énumération, plus importante peut-être, celle des lieux où les personnages ont rencontré l’Homme mystérieux aux yeux blancs. Mieux encore, ces lieux sont d’emblée associés à une succession d’échos aux allures de rimes que tout lecteur, tout auditeur surtout, pourra parfaitement saisir, qu’il soit capable ou pas d’en décrypter la portée sémantique :
Osoby, które stykały się bezpośrednio lub pośrednio ze ZŁYM w pociągach podmiejskich, tramwajach, autobusach, trolejbusach, barach mlecznych, knajpach, nocnych lokalach, dansingach, restauracjach, zakładach zbiorowego żywienia, bufetach stacyjnych, kawiarniach, na ulicach Warszawy, placach, skwerach, mostach, dworcach kolejowych, przystankach tramwajowych, targowiskach, bazarach, Koszykach, „ciuchach” (...) (Tyrmand 1990 : 7)4
Ce rythme repose sur l’une des spécificités grammaticales du polonais : langue à déclinaison qui permet de faire résonner des substantifs ou des adjectifs que rien ne relie habituellement, à condition de leur attribuer la même fonction au sein de la phrase. Les assonances qui en résultent créent un effet frappant de dynamisme et de tempo. Le roman de Tyrmand exploite souvent cette potentialité pour sortir les lieux et personnages de leur anonymat, les nouer les uns aux autres et leur attribuer, partant, une vie aussi singulière que destinale.
Il arrive que l’énumération soit prise alors dans un autre mouvement, celui de l’incantation : procédé que je qualifierai de lyrique, car il repose sur l’intervention du narrateur à la première personne du singulier qui prend systématiquement la forme d'un éloge précédé par une exclamation à variantes : « O, modes varsoviennes ! », « O, intonations varsoviennes ! » « O, coiffeurs varsoviens ! », « O, banlieues varsoviennes ! », lit-on çà et là. L’effet anaphorique, dimension et éloignement des masses textuelles à part, est patent, et rappelle aussi bien les divers genres lyriques de l’éloge ou de la plainte (dithyrambe, hymne, élégie) que ces « exclamations » anticipant l’entrée du chant ou des instruments à vent dans les standards du jazz d’un Count Basie, d’un Louis Armstrong ou d’un Benny Goodman, cités par Tyrmand dans le dernier chapitre de son roman (Tyrmand 1990 : 532-535). Quand on observe que, dans tous les cas, l’objet de cet éloge est une composante du quotidien de la vie urbaine de Varsovie, et une composante qui se distingue par le fait qu’elle connote un imaginaire de la bassesse, de la pauvreté ou de la marginalité, on assiste à un phénomène bien connu des poéticiens travaillant sur l’impact du jazz sur le lyrisme moderne : l’élévation de l’humble à une grandiloquence dont les décalages rythmiques sont porteurs. On pourra penser, à cet égard, au double coup d’envoi « international » de cette modernité : le texte Zone d’Apollinaire et la Prose du transsibérien de Cendrars. Ajoutons qu’à l’époque de la création du roman, Tyrmand travaille comme journaliste, alternant critiques théâtrales et musicales, articles sur l’architecture et reportages qui se démarquent par une attention toute particulière portée au détail le plus insignifiant (Urbanek 2007 : 97). Un exercice constant d’immersion, donc, mais aussi de contact avec le parlé de divers milieux sociaux, spécifique d’une certaine tradition du reportage (Wojda 2020), croisé d’une manière significative avec celui de l’esprit critique et réflexif développé à partir des deux arts qui lui sont les plus proches et qui partagent une sensibilité formelle : l’architecture ‑ objet premier de son intérêt à l’époque de ses études à Paris, en 1938 ‑ et la musique, devenue centrale pour lui dans l’immédiat après-guerre.
Intégré dans l’architecture mouvante et méloforme du roman, le geste vocal du narrateur élève ainsi les réalités mineures qu’il évoque au rang d’objets dignes d’un discours passionné en les replaçant, de marginales et « invisibles » qu’elles étaient, au centre de l’attention. Et cela n’a rien d’innocent. Car il suit de l’excitation et du débordement d’énergie charnelle définitionnel d’un tel mouvement, une « syncope » dans la hiérarchie sociale officielle. Concrètement, il s’agit chaque fois de valoriser et de « chanter » ce que le discours dominant prétendument « populaire » considère comme indigne d’attention ; d’élever un « temps faible » au rang des « temps forts » qui imposent leur rythme à la narration, pour s’en tenir à la métaphore musicale. Il n’est rien de plus contraire à l’économie conventionnelle du polar que de s’attarder pendant des pages entières sur les charmes d’un idiolecte particulier ou sur la magie des banlieues de la capitale ; il n’est rien de moins idéologiquement correct ‑ à cette époque rongée par le moralisme étroit de l’esthétique jdanovienne centralisée ‑ que ces fresques confuses, chaotiques et polyphoniques des « univers parallèles » de la petite et grande délinquance varsovienne, que Tyrmand décrit avec plus de jubilation que de jugement, dévoilant toute leur force séductrice. Si de surcroît l’on tient compte du fait que le Zorro varsovien aux yeux blancs, shérif autoproclamé et présenté comme seul défenseur efficace de l’ordre dans une capitale dominée par les réseaux de criminels clandestins, est soutenu non pas par un pouvoir officiel quelconque, mais par une équipe formée spontanément d’un ancien combattant vigoureux devenu vendeur de journaux et portant le nom de Kalodont (nom d’une marque de dentifrice), d’un vieux moraliste équipé d’une canne et d’un chapeau melon, et d’une jeune belle étudiante en histoire de l’art, amatrice des ruines urbaines, on imagine bien que les références génériques affichées par Tyrmand ne sont guère sérieuses et que sa démarche relève plus d’un jeu avec les conventions du polar américain que d’une inscription dans cette tradition.
Pourquoi donc Leopold Tyrmand a-t-il choisi d’utiliser dans son roman des données représentatives de ce genre ? Pour la même raison peut-être que tous les grands romanciers ironistes, de Cervantès donnant dans le roman de chevalerie à Stendhal exploitant le roman sentimental : parce qu’il lui offrait un excellent prétexte pour réaliser un projet critique. En l’occurrence, son objectif premier semble être de bousculer l’image officielle d’une société et d’une capitale sans passé, tournée vers le futur, en pénétrant les couches les plus profondes et les plus défavorisées de la « nouvelle » structure socioculturelle de sa ville natale : un univers chaotique et traversé par des énergies violentes que l’utopie d’un ordre venu « d’en haut » ne peut ni canaliser, ni étouffer. En ce milieu des années 1950, elles habitent encore les ruines et les débris de la ville de Varsovie ‑ ce paysage que Czesław Miłosz, témoin du temps, désignait comme lunaire (Miłosz 1952) ‑, et cherchent tant bien que mal à gérer les traumatismes d’un passé tout proche pour simplement survivre, quitte à répercuter à l’infini les agressions subies récemment ; ainsi ne cessent-elles de perturber le rythme quotidien censément normalisé d’une société toujours et encore en voie de reconstruction. Pouvait-il exister un instrument plus efficace que le jazz, cette « musique des vaincus » (Béthune 2019), pour les transcender sans tomber dans le même cycle de destruction ‑ physique, verbale, idéologique ? C’est du moins ce que Leopold Tyrmand paraît avoir pensé. Tant qu’il fut interdit, clandestin, libre de tout rattachement institutionnel, le jazz constituait pour lui non seulement un instrument suffisamment « sale » (Tyrmand 2008 : 8) pour être capable de pénétrer dans les caves et les débris de sa Cité, mais il devenait aussi une sorte de mégaphone, apte à y faire entendre ces cris que Tyrmand désigne dans son roman comme inséparables des visages abîmés par la vodka et la fièvre de vie des survivants (Tyrmand 1990 : 357). Le genre parlait par-delà tout moralisme de surface et contre toutes les tentatives d’étouffer ces cris. Le régime pouvait bien inciter à détruire les disques, à brûler les livres censés en assurer la diffusion, et interdire toutes autres formes de transferts de ce langage artistique suspect, dangereux et rebelle qu’était le jazz vers l’espace soviétique (Ritter 2011 ; Pickhan/Ritter 2011 ; Pietraszewski 2017). Il avait dès le début du siècle servi à cela pour les Afro-Américains ; sa pertinence à cet égard s’avérait intacte dans la Pologne stalinienne.
2. L’horloge et le vinyle
Si Tyrmand considère le jazz comme une musique capable de jouer ce rôle d’outil d’exploration et d’amplificateur des voix d’un univers marginalisé, cela relève donc bien d’une conception parfaitement réfléchie de la musique jazz telle qu’il cherche à la défendre. Et il la défend, en effet, aussi bien dans son roman que dans ce premier livre polonais sur le jazz (Aux bords du jazz) dont il est l’auteur.
Or, cette conception ne va pas de soi ; rien de moins évident que de transformer un type de musique créé dans les milieux afro-américains au seuil des années 1900 en mode d’expression valable pour les milieux populaires de l’une des capitales du bloc soviétique à l’époque de la guerre froide. Ces milieux ne disposaient-ils pas de leurs propres traditions musicales ? Quelle était la place réelle du jazz dans la sonosphère de Varsovie au début des années 1950 ? Le transfert proposé par Tyrmand ne pouvait-il dès lors pas relever, paradoxalement, d’une sorte d’autocolonisation musicale fondée sur l’effacement réel d’un univers musical territorialisé au profit d’une expressivité d’emprunt ?
En vérité, l’emprunt, s’il existe, est beaucoup plus complexe qu’il y paraît parce que la définition du « jazz » forgée par Leopold Tyrmand est particulière. Pour mieux comprendre l’imaginaire musical et culturel qu’il véhicule, il faut relire de plus près trois extraits de son roman où le jazz, tel que Tyrmand le définit, fait son apparition dans la fiction. Dès le premier de ces extraits (Tyrmand 1990 : 74-80), où il se fait entendre pour la première fois, le narrateur la rattache à un lieu concret : un café du centre de Varsovie ; à un instrument : le piano ; enfin, à un interprète qui, tout en restant anonyme, est quand même désigné comme un ancien camarade du personnage principal de la scène, le médecin Halski, qui vient ici pour un premier rendez-vous amoureux avec la jeune Marta Majewska. Ledit café, au nom on ne peut plus ancré dans le territoire : Pod Kurantami5, est le premier de toute une série de cafés, bars et bistros remplis de musique qui apparaîtront dans le roman comme lieux de l’action : reflet d’une réalité socio-économique de l’époque qui en faisait des espaces essentiels de vie sociale dans un contexte de carence permanente de logements (Urbanek 2007 : 57). Il possède néanmoins un trait spécifique, noté comme tel par le narrateur : le décalage entre son décor élégant, soigné, censé attirer un public de « Professeurs de l’École Polytechnique » prêts à s’y entretenir gravement de vie socioéconomique ou d’autres sujets sérieux, et l’ambiance décontractée et improvisatoire qu’installent dans ce lieu un jeune public bohème et un jeune pianiste qui accompagne les rencontres. Et c’est précisément ce type de tension qui fait tout l’intérêt de la musique qui accompagne la scène. Le pianiste, qui « manifeste un fort penchant pour la musique syncopée », improvise ainsi pendant toute la soirée sur diverses chansons populaires dont les mélodies et les paroles, parfaitement connues de tous ceux qui s’y rencontrent, fonctionnent comme des « standards ». Mieux : le musicien adapte malicieusement leur choix, ainsi que la durée de ses improvisations, au déroulement de la rencontre entre son ancien camarade et la jeune fille. De la sorte, il fait ressortir le caractère unique et singulier de ce rendez-vous, dû à son ancrage dans le temps réel, à la personnalité des deux interlocuteurs et au contexte particulier de la situation. Instantanée et fugitive, tout comme les émotions mouvantes des deux personnages, celle-ci ne reviendra plus jamais sous cette forme ; de même, le pianiste aura beau improviser sur les mêmes standards et à la même heure, il n’en refera jamais plus le même récit lyrique.
On est ici au cœur du débat : c’est la tension entre l’aspect populaire et « standarisé » du schéma musical et l’unicité du moment d’improvisation qui constitue pour Tyrmand l’identité première du jazz, et qui lui donne son pouvoir de saisir d’une manière intersubjective, accessible à tous, l’essence d’un présent vécu, dans tout ce qu’il a d’irréductible. Peu importe, dès lors, que le répertoire soit éclectique ; peu importe que les standards déjà classiques du jazz américain d’avant-guerre sur lesquels improvise le jeune pianiste, comme Solitude de Duke Ellington, On the Sunny Side of the Street ou The Man I Love d’Ira et George Gershwin, y voisinent librement avec des chansons à succès polonaises de la même période, comme le magnifique tango A ty przechodzisz i nie widzisz mnie (Tu passes et tu ne me vois pas) de Jerzy Ryba et Bolesław Mucman de 1938, ou encore des chansons de film plus récentes (comme le Petit thé à deux / Herbatka we dwoje de la comédie musicale éponyme de David Butler, de 1950). Leur potentiel est exactement le même, le pianiste en fait le même usage : voilà l’essence du jazz selon Leopold Tyrmand. Son ouvrage Au bord du jazz apporte un éclairage supplémentaire à cette vision des choses : paradoxalement, le mot « jazz » n’y apparaît presque pas, remplacé par des catégories plus larges, comme celle de « création plébéïenne », ou encore de « folklore urbain » (Tyrmand 2008 : 47). Opposées à la notion de musique dite « savante » ou « académique » (c’est-à-dire : créée par des musiciens formés dans un cadre institutionnel officiel et puisant leurs sources dans une tradition musicale « classique »), ces musiques que l’on nomme aujourd’hui « populaires », et que Tyrmand associe à la notion élargie et redéfinie de « folklore urbain », résultent selon lui d’une créativité spontanée et intuitive plutôt que d’un savoir théorique et d’une formation musicale bien encadrée. Le blues et le jazz constituent, dans cette logique, les formes les plus abouties, sophistiquées et universelles d’un grand ensemble de traditions musicales diverses basées sur un besoin anthropologique fondamental et commun des individus : celui de partager leurs expériences et énergies individuées au sein de leur communauté. Si l’on suit cette perspective, on comprend que le jazz s’apparente, dans son roman, à la chanson de rue, à la ballade des voyous ou encore au tango, chantés dans les bistros, dans les caves et dans d’autres coins plus ou moins perdus de la capitale polonaise. Transformant un « matériau musical » prétendument brut en standards sur lesquels une nouvelle narration-jazz pourra se tisser, le pianiste du bar Pod Kurantami s’avère ainsi potentiellement capable d’exprimer sans paroles non seulement l’essentiel de la rencontre de deux amoureux, mais aussi les énergies bien plus confuses, morbides et violentes que traduisent, tant bien que mal, les musiques populaires propres au « folklore urbain » de la capitale.
Un point paraît d’ailleurs capital dans ce pouvoir qu’il acquiert soudain : sa jeunesse. Jeune comme le couple dont il observe le premier rendez-vous amoureux, ce pianiste est plus qu’un traducteur : c’est le capteur intuitif d’une énergie globale dont il participe, pour ainsi dire métonymiquement. Car prolongeant sa définition extensive, Tyrmand voit également dans le jazz une musique qui saisit une expérience générationnelle ; c’est en tout cas l’hypothèse formulée, cette fois dans le dernier chapitre du roman, par l’un des participants à une fête organisée à l’improviste dans un appartement privé de Varsovie (Tyrmand 1990 : 532-535). De jeunes gens se réunissent là pour boire, pour danser et pour écouter des disques que l’un d’entre eux a pu emprunter pour la soirée. West End Blues de Louis Amstrong, Benny Goodman, Count Basie : tel est le répertoire autour duquel va tourner leur discussion, qui reprend les grandes lignes des polémiques du temps sur ce qui constitue l’essence même du jazz. Un certain Leszek est ainsi convaincu que le bouillonnement rythmique extraordinaire et l’énergie charnelle explosive de cette musique traduisent une expérience que seuls les Afro-Américains sont capables d’exprimer ainsi (« Vraiment, ces Noirs ! Personne d’autre n’est capable de cela! » (Tyrmand 1990 : 534), dit-il au sujet de Count Basie). Mais Grzegorz, qui apparaît de fait comme un porte-parole de l’auteur, dit autre chose : « le bon jazz, c’est une incarnation des aspirations de notre génération qui rêve d’un peu d’excentricité et d’habileté, d’humour et de charme languissant » (Tyrmand 1990 : 534). En d’autres termes, le succès du jazz ‑ nous entendrons : son succès dans la Pologne populaire au crépuscule de l’ère stalinienne ‑ relève de sa capacité à exprimer une part essentielle de l’identité de la jeune génération d’après-guerre à laquelle la censure officielle de toute créativité et originalité artistique a confisqué la possibilité de dire ce qu’elle est et ce qu’elle vit... quitte à la pousser vers la violence et le crime, autres formes de libération d’une énergie vitale trop longtemps réprimée6. Confirmation de cette hypothèse : l’issue de la scène. Le voyou Szaja vient y recruter une partie des danseurs pour une émeute organisée par ses chefs à l’occasion d’un match de football et destinée à dissimuler une vente de tickets truqués à large échelle. Certains le suivent pour s’y défouler à travers des agressions physiques directes et anonymes ; ceux qui restent choisissent la danse et la musique, modalités de figuration artistique d’une vitalité charnelle partagée, certes, mais plus individuée. L’alternative est significative et clairement dessinée : le choix de la figuration des violences inscrite dans le jazz contribue à forger une attitude de distance critique envers d’autres formes de leur expression plus directe et brutale.
Est-ce la raison pour laquelle Leszek insiste tellement, à la fin de cette scène, sur son attachement au disque vinyle ? Si le jazz offre, pour Tyrmand, une voie de sortie d’un cercle vicieux des violences exercées et subies, c’est pour une part parce qu’il a été concomitant d’une technologie moderne qui a permis de fixer le dynamisme et l’énergie vivante d’un corps et d’un instant particulier sous une forme durable : celle du disque, qui est en réalité le héros principal de l’extrait que nous venons de commenter. Revenons à cet égard, une fois encore, à l’ouvrage de Tyrmand dédié au jazz, où il développe cette idée inscrite en filigrane dans son roman :
Le XXe siècle a trouvé un remède à la dimension anonyme et fugitive des traditions orales ; à la dimension instantanée et éphémère de l’improvisation la plus spontanée ; à la dimension périphérique et marginale des formes de la création plébéienne considérées comme mineures, en dépit de leur véritable valeur : le XXe siècle a perfectionné et diffusé le disque vinyle (Tyrmand 2008 : 46-47).
L’aptitude du jazz à saisir la spécificité du vécu instantané et mouvant de l’homme moderne, mise en valeur dans le premier des extraits commentés, se voit ainsi contrebalancée par une réflexion sur l’aptitude de son support à donner à ce vécu des formes pérennes et accessibles à un large public ‑ quitte à déplacer les rapports entre la périphérie et le centre, entre le haut et le bas, entre l’anonyme et ce qui s’avère être digne non seulement d’un nom, mais aussi d’une reconnaissance et d’un respect. L’agression exercée par le régime contre le support qu’est le vinyle s’avère dès lors plus que fondée : agent d’une révolution silencieuse, il est porteur d’un déplacement dangereux des hiérarchies sociales et des systèmes clos. Sans lui, aucun transfert ne pourrait s’opérer... et aucune « contamination » musicale ne réussirait non plus à affecter un roman, genre littéraire par essence.
Défendant ainsi le vinyle, Leopold Tyrmand-l’écrivain ne défendait-il pas aussi, dans le fond, le projet même de son Furieux roman ?
3. Voies furieuses, voix du blues
Nous comprenons que dans le contexte de la période stalinienne à peine révolue, le roman-jazz de Tyrmand ne pouvait être lu autrement que comme une œuvre contestataire et subversive. L’adjectif Furieux ‑ ou méchant, autre traduction possible de son titre ‑, ne désignait pas qu’un personnage : il renvoyait aussi, à un autre niveau, au statut sociopolitique du roman comme tel. Si la censure n’est malgré tout jamais intervenue ni pour bloquer sa publication, ni pour pénaliser le romancier, c’est justement parce que la stratégie de la rébellion qu’il mettait en place était trop subtile pour se traduire par des prises de position explicites et discursives. Il en était de même quand il imposait, dans le domaine du dessin de presse polonais, un nouveau style : celui de l’image totalement dépourvue de commentaire verbal (Urbanek 2007 : 196) ; ou encore, quand il combattait le moralisme normatif et la rigidité des codes sociaux régnant à l’époque stalinienne par sa liberté sexuelle affichée, par ses costumes dandy et ses accessoires vestimentaires colorés, par ses choix esthétiques au sens le plus large du terme. Il faisait confiance à l’intelligence de son public qu’il considérait capable de décoder le sens de ses gestes, de ses signes et de ses accents ‑ et celui-ci le lui a rendu peut-être mieux que certains de ses critiques.
Il ne faudrait pourtant pas croire que ce qui résulte d’une telle stratégie de contestation soit réductible à une écriture furieuse, soit à un déploiement d’énergies langagières oralisées et captées sur le vif, alimentées par une esthétique du cri et de la violence des accents syncopés. Ces traits de furie formelle sont présents, certes, et clairement identifiables comme nous l’avons vu ; ils réussissent leur coup en mettant en valeur une image de Varsovie et de ses habitants radicalement opposée à celle, optimiste et plate, que les médias du régime communiste cherchaient à construire, depuis 1944, pour convaincre les citoyens des bienfaits de sa gouvernance. Mais ces chaînes d’énumérations des objets, des noms et des lieux, qui font étrangement écho à celles que l’on connaît d’un Georges Perec, tout comme ces incantations récurrentes qui traversent de temps en temps la voix du narrateur, donnent à la capitale des ruines et des débris une autre couleur encore : celle, plus distante, d’un blues mélancolique où s’entend le chant de la perte. « Où est dans le monde une autre ville où le vent frais de la rivière porte en lui tant de mélancolie étrange, qui presse l’âme en ces matins dorés que l’on voit dans les rectangles des fenêtres bleues de printemps ? » (Tyrmand 1990 : 133), se demande le narrateur au moment où il fait la louange du printemps varsovien. C’est se faire le chantre d’une saison fluctuante, d’une saison qui est plus qu’elle-même, une étendue historique aux allures de climat moral supratemporel en vérité, dont Tyrmand semble ici se vouer à exhumer les charmes inconnus de ses rivaux célèbres : printemps parisien, printemps viennois. Bleu du ciel printanier, blues d’un monde disparu ? L’un n’existe pas sans l’autre, et là est le flottement : celui d’une petite musique, petite musique de sa ville « sautillante et triste à la fois », « syncopée » et « railleuse » (Tyrmand 1990 : 487), mais toujours « nostalgique » (Tyrmand 1990 : 499) à ses confins, et que l’on entend surgir inopinément des fenêtres, des appartements ou des bars.
Se pose alors naturellement la question de l’état d’âme qu’elle transporte ou traduit. Est-ce la mélancolie d’un amoureux du jazz devant sa ville natale, rasée à 80% au cours de la Seconde Guerre mondiale, et dont la reconstruction ne peut pallier le vide de ses mondes à jamais absents ? Cette mélancolie en cache-t-elle une autre, plus enfouie, celle d’un rescapé de la Shoah manifestement converti au catholicisme après la Seconde Guerre, qui évite avec conséquence toute désignation plus précise des principaux absents de la capitale polonaise, exterminés dans les chambres à gaz, puis marginalisés par une récit mémoriel soigneusement mis à jour par les bâtisseurs du nouveau monde ?7 Aucune trace explicite de la mémoire des disparus ne transparaît en tout cas à travers les descriptions aussi précises qu’enchanteresses des rues et des quartiers varsoviens signées du nom de Leopold Tyrmand, comme si la fonction de représentation du Verbe ne pouvait intégrer que censure, autocensure et refoulement. Reste alors, par-delà le représentable, la ferveur de la « clarinette moqueuse » qui « bondit sur les syncopes » de la petite mélodie triste et joyeuse, comparée par le narrateur à ce chant juif « envoûté » (Tyrmand 1990 : 487). Mais le mot utilisé par Tyrmand pour le désigner, « majufes », est lourd de sens. Il désignait, à l’origine, un chant juif accompagnant la célebration du repas du shabbat, et est devenu à partir du XVIIIe siècle un terme à connotations péjoratives renvoyant à une caricature railleuse de la musique juive créée par les Polonais non-juifs, mais utilisée aussi par les musiciens juifs polonais (Werb 2003 ; Shmeruk 1997)... Fusion paradoxale d’amertume et de raillerie, expression même des rapports complexes d’identification et de haine entre habitants de la même Cité. Faut-il supposer que Tyrmand fut conscient des apports des traditions musicales des Juifs d’Europe centrale au jazz américain, phénomène dont Benny Goodman, fils d’un tailleur juif de Varsovie, pourrait constituer le symbole (Szlamowicz 2008 ; Szlamowicz 2017) ? Sa prose refuse toute réponse explicite à cette question. L’essentiel de l’idiolecte à la fois séduisant et mélancolique qui chante la ville de Varsovie dans son roman réside néanmoins dans ce débordement musical du langage qui permet aux mots de dire plus, et autre chose encore que ce que le dictionnaire peut laisser supposer : la spécificité de ce parler ne relève pas de son lexique, mais de son intonation qui permet d’attribuer aux expressions les plus simples des sens particulièrement complexes, variables, voire contradictoires (Tyrmand 1990 : 202-203).
Si la généalogie de la note bleue qui traverse le roman de Tyrmand semble relever d’un questionnement mémoriel et identitaire particulièrement complexe dans le cas précis de son auteur, son articulation renvoie aussi à la spécificité du support qui véhicule sa figuration musicale ; un support qui partage avec la photographie sa capacité de fixer les traces des Absents. Comme nous l’avons remarqué, les musiques jazz qui remplissent la sonosphère de Zły sont associées, pour une large part, au vinyle, ce média par excellence des voix, des souffles et des touchers qui ne sont plus. Ce roman dédié à une « ville-cimetière »8 pouvait-il faire l’économie de la réflexion sur le lien possible entre l’enregistrement sonore et l’écriture romanesque, quand celle-ci se donne pour objectif de saisir les voix vivantes avec leurs accents, leurs parlers spécifiques, leurs styles toujours individuels, pour les sauver de l’oubli ? Le jazz selon Tyrmand est indissociable de son support qui en garantit l’expansion internationale. Logiquement, ce dernier devient un modèle pour une écriture qui cherche à saisir la force expressive de toute énergie incarnée et individuée dans son élan immédiat et unique ‑ pour la livrer à son public dans une situation d’écoute/lecture nécessairement distanciée, doublée d’une mélancolie inévitable.
On entend à partir de là toute la symbolique qui préside au choix de Leszek, jeune amateur de vinyles, de ne pas suivre la foule entraînée par Szaja et de préférer écouter chez lui quelques disques empruntés pour la soirée. Ce geste, aux apparences pourtant anodines, est manifestement un geste individuel d’opposition. Dans sa simplicité, il est d’une efficacité redoutable. Il affiche, l’air de rien, la dimension contestatrice la plus fondamentale ‑ bien que d’autant plus implicite ‑ du roman de Tyrmand, qu’on peut résumer ainsi : le Furieux a beau mettre en scène des dizaines de personnages, d’espaces et de situations, il a beau jouer avec une polyphonie toute bakhtinienne, il se hausse, grâce à la musique, à une dimension ironique féroce à laquelle l’anthropologie du jazz sert de caution. Telle que son auteur la défend, cette anthropologie est essentiellement individualiste, et par là, nécessairement déceptive dans le contexte où elle apparaît. Nous avons déjà vu qu’elle permettait au pianiste du bar Pod Kurantami, l’un des « portes-parole » de l’auteur, de saisir à travers ses improvisations l’essentiel de la rencontre intime qu’il accompagne de sa musique ; or, cet essentiel a pour nom Solitude de Duke Ellington qui inaugure la scène. On ne saurait être plus éloquent. Déchu car décadent, dit le système culturel, l’individu est décevant, au regard de l’invitation officielle à l’enthousiasme collectif, par son abandon à un type de création qui porte la conscience de sa négation comme être singulier. Mais ce faisant, il affiche aussi à quel point le manque et la déficience peuvent se partager, relier, pour peu qu’un style vienne en faire résonner le potentiel critique. L’art comme anti-destin, disait Malraux glosant Nietzsche. Cette façon de dyonisisme exhibant ses syncopes a assurément à voir avec l’art de la fragmentation que l’un comme l’autre, chacun à sa façon, a exploré. L’éloge des modes varsoviennes, tout comme les descriptions détaillées des coiffures et des tenues colorées des jeunes fans du jazz représentés dans le roman, aussi pétillantes que fugitives, s’inscrivent dans la même logique de la coupe régénératrice, qui isole pour raviver.
Alors, oui, furieux et mélancolique, le jazz fut une ressource on ne peut plus précieuse de la dynamisation d’un genre en contexte d’instrumentalisation intensifiée de ses pouvoirs épiques. Publié entre la mort de Staline et le « dégel » qui a suivi le « rapport Khrouchtchev » de 1956, le roman Furieux de Tyrmand y trouvait des instruments efficaces pour se soustraire à la compréhensibilité du logos autant qu’à l’allégorisme prévisible de certains usages de l’imagination mythologique, et par là même pour contester l’ordre des significations toutes faites et du sens définitif. Dérangeant pour les défenseurs des écritures idéologiquement labélisables, son rythme offrait une forme de libération à laquelle les contestations politiques d’Octobre 1956 ne pouvaient que donner raison, mais dont la puissance et la portée dépassaient largement les cadres de ce qu’une écriture « dissidente » cherche souvent à bousculer : car ce qu’il libérait avant tout, c’était l’énergie créatrice d’un style parfaitement individué, dont la sensorialité et la sensibilité étaient les clefs. Pour le forger, Tyrmand a su puiser dans les ressources d’un « art des vaincus » auquel les traumatismes de l’Histoire donnent une portée universelle ; mais il a su saisir aussi, au sein de cet art, une vibration particulière qui faisait résonner les voix de ces absents que tout habitant des territoires centre-européens porte irrémédiablement dans son corps et dans son langage (Tokarczuk 2018). Elles l’habitaient peut-être plus que bien d’autres, sans jamais accéder à son verbe. Mais son roman-jazz offre plus que des mots pour entendre.