Auteur encore assez confidentiel, Louis-René des Forêts a livré entre 1943 et 2000 une œuvre rare, mais très favorablement commentée par la critique. Il est notamment l’auteur d’un recueil de nouvelles, La Chambre des enfants (1960, Gallimard), composé de cinq nouvelles, dont l’une est l’objet de cet article, « Les grands moments d’un chanteur », nouvelle d’une cinquantaine de pages que Jean Roudaut résume de cette manière :
Un narrateur relate l’incroyable succès d’un musicien, modeste, qui devient de façon imprévisible un exceptionnel chanteur et qui, de façon tout aussi inconcevable à ceux qui l’admirent, renonce à tout. Malgré ses efforts pour être précis, le narrateur ne peut développer son récit que d’hypothèse en hypothèse : les motivations sont incertaines, les causes cachées. (Roudaut 1995 : 123)
Il faudrait ajouter à cela le rôle très important joué par Anna Fercovitz, l’amie du narrateur qui lui présente Frédéric Molieri, cet extraordinaire chanteur dont le nom évoque à la fois le théâtre (Molière) et le chant (par son italianité). Anna est amoureuse de la voix de Molieri plus que de l’homme lui-même, très ordinaire. Elle souffre de ses sentiments, de même que Molieri, qui sent bien qu’il n’est pas aimé pour lui-même. Elle n’est donc pas étrangère au renoncement de Molieri à sa carrière, comme le souligne Yves Bonnefoy1.
Les quatre autres nouvelles du recueil, comme les autres romans de Louis-René des Forêts, mettent en scène des écrivains plutôt que des musiciens, et tissent une réflexion sur la voix et la parole que de nombreux critiques ont soulignée et glosée : aussi a-t-on voulu lire également « Les grands moments d’un chanteur » comme « une allégorie de l’inspiration » (Rabaté 2003 : 73) ou encore « une allégorie d’une littérature idéale » (Delaplanche 2018 : 244), et voir en Molieri « une figure de l’écrivain » (Jean Roudaut 1995 : 60). L’objectif de cet article est de changer de perspective en remettant la musique et la représentation qu’en donne des Forêts au cœur de notre attention, afin d’étudier, dans une perspective intersémiotique, ce que des Forêts, mélomane éclairé, a à nous apprendre sur l’opéra, voix chantée, alliance du théâtre et de la musique.
1. La voix dans l’imaginaire forestien
Les plus grands noms de la critique au XXe siècle se sont intéressés à l’œuvre de Louis-René des Forêts (notamment Maurice Blanchot, Yves Bonnefoy, Bernard Pingaud, Jean Roudaut, Dominique Rabaté, Pascal Quignard), et il est frappant de noter que tous focalisent leur attention (il suffit d’observer les titres des articles ou des livres) sur le travail de la voix par des Forêts. Ainsi son œuvre est-elle bien souvent perçue comme une œuvre autoréflexive, marquée par la métatextualité, vouée à développer les thèmes de la parole, du silence, et de l’écriture. Beaucoup de critiques ont d’ailleurs lié la thématique du silence à l’événement tragique qu’a constitué la mort accidentelle de la fille de des Forêts en 1965, à la suite de laquelle il n’écrira plus pendant dix ans. Cependant, après ce traumatisme, l’auteur a toujours écrit, et comme l’a montré Marc Comina (1998), sa réserve et les périodes de mutisme enfantin qu’il évoque à plusieurs reprises dans ses œuvres lui appartiennent en propre et ne signifient pas qu’il prône le silence contre la littérature ni que son œuvre soit un plaidoyer pour le silence. Quoi qu’il en soit, l’antagonisme entre la parole bavarde et le mutisme révolté, se retrouvera dans plusieurs de ses œuvres majeures – dont « Les grands moments d’un chanteur ». Son plus célèbre roman, Le Bavard, présente un personnage tenaillé entre mutisme et logorrhée ; dans deux des nouvelles de La Chambre des enfants, « Une mémoire démentielle » et « Dans un miroir », il est question d’un jeune garçon faisant vœu de silence au grand dam de ses proches. De plus, le narrateur d’« Une mémoire démentielle », dévoré par une obsession maniaque, tente de se remémorer cette époque de son adolescence, et finit par conclure : « Je suis ce littérateur. Je suis ce maniaque. Mais je fus peut-être cet enfant », tandis que c’est un cousin du héros de « Dans un miroir » qui tient le rôle d’écrivain en notant dans des carnets tout l’aventure de son cousin mutique.
Ainsi, la voix est-elle chez des Forêts aussi bien une problématique narrative, qu’une thématique omniprésente.
1.1. Les voix narratives
Le terme de voix touche d’abord à l’énonciation, à la voix du narrateur, première dans une œuvre littéraire. Dans toutes les nouvelles de La Chambre des enfants, le narrateur semble occuper le rôle de témoin, d’observateur, parfois de voyeur. Le narrateur des « Grands moments d’un chanteur » n’a pas de nom ; c’est un ami d’Anna Fercovitz, et par elle, de Frédéric Molieri. Le narrateur de « la chambre des enfants » épie derrière la porte les discussions des enfants, avant de s’identifier à l’un d’eux – Georges. Le narrateur d’ « une mémoire démentielle » avoue à la fin de la nouvelle être peut-être l’enfant dont il essayait de reconstituer le souvenir. Enfin, le narrateur de « Dans un miroir » se révèle être le petit cousin qui lui aussi épie sa cousine et un ami de son cousin. Tous les narrateurs sont des voix commentant les aventures de quelqu’un d’autre, en retrait, et qui observent ce qui arrive à une autre voix :
[...] le sujet dédoublé en acteur et spectateur tente de se reconnaître et de se saisir. Ce dispositif spéculaire et spectaculaire soutient invariablement la mise en scène énonciative qui se déploie dans chacun des récits : soit qu’on se représente et qu’on s’observe soi-même discourir ou écrire (Le Bavard, « Une mémoire démentielle »), soit qu’on mette en scène quelqu’un qui assiste en spectateur ou en scripteur – dans les coulisses, derrière une porte, toujours en retrait – aux vicissitudes d’une voix, d’une parole elle-même en représentation (« Les grands moments d’un chanteur », « La chambre des enfants », « Dans un miroir »). (Martinez 2003 : 42)
1.2. La voix comme matériau thématique
L’insistance des critiques sur la voix s’explique aussi par le fait que le langage est au cœur de l’attention de tous les personnages, que ce soit sous la forme de la parole orale, du bavardage ; du silence ou du mutisme volontaire ; ou encore du chant – trois formes du langage que toutes les nouvelles développent (à l’instar des autres œuvres de des Forêts d’ailleurs) :
Mutisme, bavardage – cette autre façon de se taire ou de ne pas parler –, chant : telles sont les trois figures, déjà présentes dans le Bavard, qui, pour l’enfant de ces nouvelles, entravent la parole. Trois figures qui n’excluent pas le langage, mais ont maille à partir avec lui, liées au langage par le langage, comme ce chant qui n’est pas pure voix, mais voix domptée par le texte [...]. (Lalvée 2008 : 52-53)
Ainsi les romans et les nouvelles de Louis-René des Forêts racontent-ils des histoires de bavards, de muets, de chanteurs et d’écrivains : l’écriture littéraire ferait le lien entre la parole ordinaire parfois vaine et l’art du chant, inaccessible et ineffable2, comme le souligne Bernard Pingaud :
Toujours menacée de sombrer dans la parole, l’écriture doit aussi compter avec un rival prestigieux : le chant. (Pingaud 1983 : 268-269)
L’écriture pourrait être ainsi définie comme la recherche d’une synthèse toujours périlleuse et fragile entre la parole et le chant. (Pingaud 1983 : 271)
Un critique s’élève cependant contre le rapprochement des « Grands moments d’un chanteur » avec les autres nouvelles, arguant que Molieri n’est pas dans la dialectique de la parole et du silence comme les autres personnages :
Des thèmes du silence et de la parole, je n’ai trouvé aucune trace, sous quelque forme que ce soit. [...] Tout d’abord, Molieri n’abandonne pas le chant pour le silence, mais pour retourner dans la fosse d’orchestre où il va poursuivre sa carrière de hautboïste. (Comina 1998 : 234)
Cependant, si Molieri continue la musique, il se tait bien pour ce qui est de la voix ; et la voix chantée peut apparaître comme une forme sublime de parole, puisqu’Anna s’étonne et s’émeut d’entendre cette voix si expressive, si loquace, si séduisante sur scène, alors qu’elle est si plate et si ennuyante dans la parole. Par ailleurs, la musique présente dans Le Bavard ou « Une mémoire démentielle » est toujours de la musique chantée (du chant choral) et donc relève bien de la problématique de la voix. Pour autant, on ne saurait réduire l’opéra au théâtre, ni le chant à la parole : la composante musicale nous fait entrer dans un autre système sémiotique, et dans une autre forme d’art.
2. L’extase musicale
Louis-René des Forêts était un mélomane et musicien amateur qui se rêvait compositeur. Pour lui, la musique surpassait sans doute la littérature.
Si des Forêts a pratiqué la littérature mais aussi les arts plastiques (dessins, encres de Chine) pendant un temps, il exprime très nettement sa préférence pour la musique, dès ses études de droit et de sciences politiques :
J’avais même l’idée que je pourrais prendre des leçons de composition, d’harmonie. Les choses se sont mal présentées, la guerre est venue et je n’ai rien pu faire. Alors, faute de mieux, j’écrivais parfois des chroniques musicales, mais dans des revues tout à fait éphémères.3
Écrire n’a jamais été pour moi qu’un pis-aller.4
Dans certains moments de ma vie, les moments tragiques, le malheur, la seule chose qui résistait, c’était la musique. J’ai d’ailleurs eu très tôt le sentiment que ma vocation véritable était d’être musicien, compositeur. Mais quand j’ai voulu vraiment acquérir une technique, un langage, mon ami René Leibowitz, compositeur lui-même, me l’a déconseillé, m’affirmant que c’était trop tard. J’ai donc continué à faire du piano, dont j’ai toujours joué très régulièrement. Et je me suis amusé à faire beaucoup d’improvisations, sortes de compositions rapides ; parfois même je me suis enregistré pour conserver la trace de ces improvisations.5
Ainsi des Forêts pratique la musique, écrit sur la musique (l’édition de ses œuvres complètes propose cinq de ses chroniques musicales, lesquelles n’ont pas toutes pu être retrouvées). Il avoue une passion pour l’opéra et notamment pour Don Giovanni qu’il rêve de mettre en scène : « j’aime voir l’opéra sur scène, avec la théâtralité mise en jeu, avec l’échange physique qu’il implique ; je continue d’y aller régulièrement, autant que je puisse trouver des places !... » (des Forêts 1995 : 42).
Cette passion pour la musique, en-dehors des « Grands moments d’un chanteur », trouve sa place dans quelques pages isolées, mais qui se sont cependant les plus commentées de ses romans et nouvelles. Ainsi du célèbre épisode du Bavard (des Forêts 2015 : 581-584) où le narrateur, après une « crise » de bavardage qui a mal tourné, s’est laissé frapper par un jeune homme et s’est retrouvé presque inconscient dans la neige d’un jardin public. Il sort douloureusement de cet état second lorsque survient ce qu’il nomme « un fait extraordinaire » (des Forêts 2015 : 580) ; avant même de percevoir une musique céleste, il se sent transporté de félicité ; puis il se rend compte que les voix proviennent du pensionnat religieux mitoyen au jardin public :
J’aurais juré d’abord que ces voix descendaient du ciel ou qu’elles venaient de l’autre bout du monde, quand en réalité elles s’élevaient toutes proches dans l’air glacé, par vagues successives, en un chœur d’une si discrète confusion qu’on aurait dit un éveil d’ailes tumultueuses. Il y avait en elles quelque chose de tellement singulier, de tellement allusif et mystérieux que je pensais qu’il n’était permis qu’à un très petit nombre d’élus de les entendre ; sans doute fallait-il être en état de les recevoir, et de plus en plus prenait corps en moi cette idée flatteuse pour ma vanité que puisque je jouissais de ce rare privilège, c’est que j’en avais été jugé digne, mieux encore, c’est que j’en étais le destinataire exclusif.
Après avoir identifié la source du chant comme le séminaire voisin, le narrateur tente de décrire cette musique :
Telle que je l’entendais dans ce jardin public où le froid paralysait tous mes membres, elle me paraissait attirante par la chaleur intense qu’elle dégageait, due à l’incandescence de certaines voix enfantines portées au rouge auxquelles s’ajoutait pourtant comme à l’arrière-plan un rideau de voix plus tendres et parfaitement sereines ; car, si, d’une manière générale, il y avait en elle quelque chose d’enveloppant et de confortable comme l’atmosphère d’une salle surchauffée où l’on pénètre après une longue station dans le froid du dehors, c’était surtout par son double caractère de liberté et d’innocence joyeuse qu’elle m’émouvait jusqu’aux larmes ; mais aussi par je ne sais quoi de large et de clair pareil au vent marin. Avec le recul du temps, il me semble que ces voix exprimaient encore une totale indifférence aux douleurs humaines, foulant aux pieds scrupules, troubles, doutes [...].
Le narrateur poursuit son ekphrasis musicale en tentant de caractériser au mieux le sublime de cette musique :
Incantation pure, secrète, en marge du monde lourd et fade que nous portons en nous, douée de la séduction particulière qu’attire tout ce qui n’a pas cette odeur corrompue du péché, et qui enchante comme la seule évocation des mots : allégresse, printemps, soleil ; issue d’un univers sans sexe ni sang mais que ne dégradait pourtant aucune de ces tares propres à ce qui est exsangue et décharné ; opposant sa grâce aérienne à mon abattement d’animal blessé ; claire comme une nuit de gel, rafraîchissante comme une bolée d’eau de source ; idéale enfin comme tout ce qui suggère l’existence d’un monde harmonieux, sans commune mesure avec la réplique que nous en faisons et qui n’est jamais qu’un détestable simulacre.
Le bavard se souvient ensuite de son enfance dans un collège breton, et d’avoir lui-même participé à des chœurs d’enfants, mais également refusé d’y chanter, préférant se taire en un geste de révolté désespéré. La « joie triomphale » qui lui a inspirée cette musique lui permet de repartir vaillant et très assuré, en ayant dépassé l’épisode malheureux de la bagarre. Le mot qui conclut le chapitre est révélateur : « Assez ! m’écriai-je en sanglotant, assez ! après un tel chant, comment oserais-je encore ouvrir la bouche ! » (des Forêts 2015 : 590).
Dans « Une mémoire démentielle », troisième nouvelle de La Chambre des enfants (des Forêts 2015 : 805-806), un narrateur évoque pareillement le chant choral religieux et une expérience particulièrement sublime :
À ce moment, quelque chose comme un vent déchaîné se lève et les espaces reculent. Un vide immense se creuse en lui, qui est en même temps plénitude. Aidé par la force insolite de l’incantation dont le sens a cessé pour lui d’être insaisissable, il se sent retourné et comme rejeté brutalement hors de l’espace et du temps dans un monde d’évidence où il lui semble que se trouvent résolues toutes les pénibles contradictions qui le déchiraient. Le chant sacré accompagne ce phénomène de transfert et, bien qu’il n’en soit encore qu’un des plus négligeables interprètes, il se figure orgueilleusement que c’est de lui seul que ce chant est issu – qu’il est ce chant même. Et de fait, chaque fois qu’il lui semble que sa voix a atteint ses limites, c’est pour les dépasser encore, comme entraînée par un mouvement toujours accéléré dans une escalade vertigineuse et sans fin.
Alors que le jeune adolescent s’était enferré dans son vœu de silence, cette séance de chant choral non seulement lui procure un moment d’extase, mais elle le place au-dessus de tous les autres enfants, notamment ceux qui le tourmentaient – et cela se fait grâce au pouvoir de sa voix :
Se jouant des difficultés, décuplant d’intensité, elle parvient à dominer celles des autres enfants qu’il cesse bientôt d’entendre car la sienne le perce jusqu’à l’os. Et ainsi, peu à peu, par une sorte d’opération qu’il ne peut que difficilement évoquer, car elle est obscure et magique, sa voix se fait l’organe de sa puissance, l’attestation de sa conquête.
Cette expérience lui permet d’enfin prendre la main sur ses ennemis, qui viendront quelque temps après s’incliner devant lui en s’avouant vaincus. Ainsi, le chant est plus puissant que le silence :
Ce qu’il avait cru ne pouvoir obtenir que par un exercice long et méthodique du silence, il l’obtient d’emblée par le truchement imprévu d’un hymne séculaire dont le thème banal est la gloire de Dieu et l’infirmité de ses créatures. Mais infirme, il a cessé de l’être et c’est sa propre gloire qu’il clame à pleine gorge, avec une folle prodigalité, comme si sa voix d’enfant avait des propriétés sonores d’une étendue insoupçonnée, comme si ce qu’elle criait au ciel était une félicité faite pour durer toujours. Et tandis que, survolant à présent de très haut le chœur, elle retentit dans la chapelle avec une autorité magistrale, quelque chose de solaire se dégage de toute sa personne dont elle le recouvre comme d’un manteau de flammes.
Le point commun aux deux textes est donc qu’il s’agit de musique vocale, et plus précisément de musique chorale religieuse chantée par des enfants ; il s’agit aussi de participer à cette musique comme interprète et pas seulement comme auditeur :
Tout semble ramener l’écrivain vers cet espace de l’origine – la voix perdue de l’enfant : l’énigme de son chant et de son mutisme – centre aimanté qui l’attire de sa force gravitationnelle dans sa quête cognitive et identitaire. Au cœur de la fiction, et toujours voilé sous les apparences d’un leurre, est appelé l’écho d’un souvenir indéchiffrable : une plénitude perdue qui s’exprimait par le chant ou le mutisme, ce secret sans révélation dont la préservation semble constituer une des lois très sévères qui déterminent tout exercice de la parole. (Martinez 2003 : 46)
C’est tout d’abord une expérience mystique : par sa beauté inouïe, le chant céleste transfigure le bavard. Elle le plonge dans une extase divine qui lui assure une triomphale Rédemption. Mais cette épreuve est avant tout la révélation du mutisme, le mutisme originel de l’enfance. (Baril 1991 : 102)
La plupart des critiques s’accordent à dire que l’expérience musicale est, dans l’œuvre forestienne, l’expérience même du bonheur et de l’allégresse, ressassée sans cesse, par exemple pour Roudaut :
Le bonheur, connu dans une participation naïve à la nature, serait d’essence musicale. La musique est à l’origine de tout bonheur, parce que tout bonheur tend à mener l’être, au-delà du langage, jusqu’au chant. L’expérience musicale, relatée dans les textes, constitue toujours une expérience salvatrice. (Roudaut, 1995 :42)
Les critiques interprètent cette extase musicale comme un événement fondateur dans l’entreprise littéraire, qui se donne pour but de la restaurer. Reste que « Les grands moments d’un chanteur » demeure la seule œuvre6 entièrement consacrée à une intrigue musicale et à un héros musicien.
3. La musique, une métaphore pour la littérature ?
Si « Les grands moments d’un chanteur » présente un héros musicien, une intrigue et des circonstances entièrement centrées autour de la musique, c’est sans doute qu’il faut lire la nouvelle comme une « mélofiction7 » et non comme la métaphore ou l’allégorie de la littérature. Il faut rendre à la musique ce qui appartient à la musique.
L’œuvre de des Forêts est souvent interprétée comme autoréflexive et métatextuelle : elle constituerait avant tout une réflexion sur la littérature et l’écriture, et serait, comme le Nouveau Roman selon la célèbre formule de Jean Ricardou, l’aventure d’une écriture plus que l’écriture d’une aventure. Le fait que l’œuvre de des Forêts soit structurellement fondée sur la pratique intertextuelle du plagiat, comme l’a montré Emmanuel Delaplanche dans sa thèse (2001), confirme cet aspect métatextuel fondamental chez notre auteur8. De plus, parce que l’on retrouve dans plusieurs romans et nouvelles de des Forêts la présence d’un narrateur écrivain ou littérateur, plusieurs critiques, comme Jean Roudaut, ont voulu voir en Molieri le musicien, la transposition de l’écrivain :
La révélation vers quoi tendrait un récit, qui s’opposerait aux complaisances de l’illusion, serait de donner conscience de son inanité : Molieri, qui renonce en pleine gloire à perpétuer le jeu, passerait ainsi pour une figure de l’écrivain qui ne voudrait pas être la dupe des moyens par lesquels il dupe les oreilles attentives. (Roudaut 1995 : 60)
Ainsi, Molieri renonçant à chanter serait la métaphore de l’écrivain constamment tenté par le mutisme :
[...] « Les grands moments d’un chanteur » propose, sur le mode de la fiction ouvertement romanesque, une allégorie de l’inspiration, de ses secrètes défaillances comme de ses instants de grâce [...]. (Rabaté 2003 : 73)
Molieri, qui choisit de saboter sa carrière, cacherait aussi bien les différents narrateurs forestiens que des Forêts lui-même, souvent prompt au renoncement et au mutisme.
On peut cependant faire plusieurs objections à cette interprétation du musicien comme métaphore de l’écrivain. D’une part, confondre l’interprète qu’est Molieri avec le créateur qu’est un écrivain révèle une méconnaissance du rôle et de la position particulière de l’interprète en musique. L’interprète ne compose pas ; il exécute la musique d’un autre, ce qui, dans le cas de Molieri, peut d’ailleurs lui poser un cas de conscience. Dans le même temps, réduire la musique à une métaphore de la littérature estompe, voire efface simultanément les spécificités de l’une et de l’autre forme artistique – et l’on peut penser que des Forêts, mélomane averti, n’ignore pas que la musique et la littérature ne sont pas équivalentes ; les descriptions qu’il fait de la musique, l’extase qu’elle provoque chez ses personnages comme on l’a vu, témoignent de sa supériorité sur la littérature.
D’autre part, si la question du langage n’est pas absente de la réflexion sur la musique vocale proposée par « Les grands moments d’un chanteur », là encore il ne faut pas assimiler le langage verbal à l’opéra et réduire le chant à une parole agrémentée d’une mélodie ; le problème est beaucoup plus complexe. Ainsi, Molieri ne parle pas un mot d’allemand alors qu’il chante le rôle de Caspar dans Der Freischütz :
[...] il affecta une ignorance monstrueuse, il prétendit en souriant humblement qu’il n’avait jamais pris connaissance de ce livret inepte ; pour chanter sa partie en allemand, il l’avait étudiée par cœur sans en comprendre un traître mot : « Je me suis abandonné au seul plaisir de chanter », m’avoua-t-il. (des Forêts 2015 : 746-747)
Le chant opératique est avant tout une forme de musique, avant même d’être un texte littéraire ; pour Molieri, le chant est d’abord musique, comme dans les formes lyriques intitulées « vocalises » (celle de Rachmaninov, par exemple, composée initialement pour voix et piano, sans texte). On voit également, dans toute la nouvelle, à quel point l’éloquence musicale de Molieri dépasse son éloquence verbale – dont Anna et le narrateur notent la faiblesse. Par ailleurs, si Molieri renonce à l’opéra, il n’abandonne pas la musique : il reprend, à la fin de la nouvelle, sa place dans l’orchestre ; il ne renonce donc pas à l’expression musicale. Pour ces raisons, Molieri le musicien ne nous semble pas être un simple ersatz du littérateur ; il faut donc lire « Les grands moments d’un chanteur » comme ce qu’il est réellement, une mélofiction à part entière et non la transposition d’une réflexion sur la vocation d’écrivain.
4. Une mélofiction : lecture de l’incipit
L’incipit de la nouvelle (des Forêts 2015 : 733-734) présente d’emblée Frédéric Molieri sans le nommer, comme une voix exceptionnelle ; le narrateur en porte témoignage :
Pour moi qui ai entendu sa voix deux fois sur les vingt où elle fut la plus belle du siècle, je ne tenterai pas d’expliquer ici le merveilleux phénomène qui a permis à un obscur exécutant de disposer d’emblée, quoique pendant un temps très court, d’un registre si extraordinairement étendu qu’il a pu se livrer à des acrobaties vocales sans précédent comme de franchir avec aisance les plus grands écarts sonores, de monter et de descendre jusqu’aux notes les plus inaccessibles ou, selon les nécessités du rôle, de tenir indifféremment la partie de basse, de baryton ou de ténor léger. (des Forêts 2015 : 733)
Le narrateur rapporte également les différentes tentatives d’explication qu’il a entendues et qui pourraient expliquer ce phénomène incroyable :
Tout se passe, a-t-on dit, comme si le gosier de notre chanteur avait été le théâtre d’un bouleversement organique, peut-être de nature cellulaire, qui l’eût doué d’une élasticité exceptionnelle jusqu’à la résorption définitive du mal. Hypothèse des plus fantaisistes, bien qu’elle ait reçu devant moi l’approbation de l’intéressé, mais quand même ce curieux cas trouverait ici son explication physiologique, il resterait bien d’autres énigmes à résoudre et celle-ci en premier lieu : d’où vient que ses interprétations de Don Juan, d’Othello ou de Caspar aient éclipsé par leur richesse et leur vérité celles que ses prédécesseurs infiniment plus exercés et au renom plus durable avaient données de ces mêmes rôles ? Pourrait-on répondre à cela qu’il arrive qu’un mal ne s’attaque pas seulement à l’organisme, mais multiplie ses avenues dans tous les cercles de la sensibilité, opérant parfois sur une nature jusque-là amorphe comme une décharge et, chez l’artiste le plus médiocrement doué, éveillant des facultés presque surhumaines ? (des Forêts 2015 : 733-734)
Mais avant d’entamer le récit de la vie de Frédéric Molieri, le narrateur réaffirme sa position privilégiée de témoin intime de celle-ci :
Mais mon propos n’est pas de passer en revue les diverses solutions qu’on a données ici et là au problème de cette brève carrière ; elles ont le défaut d’être toutes déplorablement en dessous de son caractère grandiose et énigmatique, et si leurs auteurs se sont révélés incapables d’expliquer techniquement les vertus prodigieuses de cette voix, on peut leur reprocher bien davantage d’avoir sacrifié à l’étude du phénomène celle de la figure de l’artiste que j’ai eu pour ma part le privilège d’approcher à un moment capital de sa vie intime. Mais d’abord, pour la bonne intelligence de ce qui va suivre, il importe de rappeler en quelques mots les détails circonstanciés de sa vertigineuse ascension vers la gloire. (des Forêts 2015 : 734)
Dès cet incipit, le lecteur comprend qu’il est devant une mélofiction, c’est-à-dire une œuvre fictionnelle (les capacités extraordinaires de Molieri en témoignent et lui donnent une tonalité presque fantastique9) entièrement consacrée à la musique. Plus précisément, la problématique est centrée sur la voix chantée d’une part, les grandes œuvres de l’opéra (dont trois héros sont cités dès cette première page) d’autre part.
Tout d’abord, l’énonciation révèle la présence de deux voix dans le texte : la première est la voix inconnue du narrateur témoin, très affirmée dès la première ligne (« pour moi qui ai entendu sa voix ») ; il met en avant sa connaissance par ses sens, une connaissance sensorielle et intime de la voix extraordinaire et de l’homme qui la possédait, « l’artiste que j’ai eu pour ma part le privilège d’approcher à un moment capital de sa vie intime ». La seconde voix, également mystérieuse, est celle de Molieri, qui n’est pas nommé ici, bien qu’il soit le thème de ces deux paragraphes. L’étude de la chaîne de référence (c’est-à-dire de la manière dont il est dénommé en tant que thème et décrit par des anaphores infidèles) montre d’abord, grâce à la synecdoque « sa voix » dès la première phrase, l’importance de la voix sacralisée, érotisée de l’opéra. Le déterminant possessif anaphorique reste flou (« sa ») : s’il peut renvoyer pour le lecteur au titre de la nouvelle « un chanteur », il contribue à l’atmosphère mystérieuse de cet incipit. Les termes suivants « un obscur exécutant », « notre chanteur », « l’intéressé », « cette voix », « l’artiste » confirment que Molieri, s’il est un homme tout à fait banal, un obscur hautboïste, est avant tout une voix exceptionnelle, un artiste, et une énigme pour le narrateur qui va mener une enquête sur le « phénomène » Molieri, et par là sur le mystère de la musique.
Le narrateur tente de caractériser cette voix par différents moyens lexicaux et stylistiques. Il use d’abord de l’hyperbole, notamment dans les adjectifs non classifiants, qui contiennent un sème d’intensité et sont, de plus, souvent mis au superlatif : « la plus belle », « le merveilleux phénomène », « un registre si extraordinairement étendu », « acrobaties vocales sans précédent », « les plus grands écarts sonores », « notes les plus inaccessibles », « une élasticité exceptionnelle », « ce curieux cas », « éclipsé par leur richesse et leur vérité », « infiniment plus exercés et au renom plus durable », « l’artiste le plus médiocrement doué », « facultés presque surhumaines », « caractère grandiose et énigmatique », « vertus prodigieuses », « vertigineuse ascension ». On trouve également les figures du paradoxe et de l’antithèse, qui sous-tendent toutes les descriptions de Molieri dans le premier paragraphe : d’obscur exécutant il est devenu chanteur sans précédent ; il est capable de chanter comme basse, baryton ou ténor léger, ce qui est hors norme ; ce « mal » (répété deux fois) qui affecte son organisme comme sa sensibilité provoque du bien ; sa nature « amorphe » d’ « artiste le plus médiocrement doué » se mue en « facultés presque surhumaines ».
Dès cet incipit, on remarque aussi l’érotisation de la voix10 : « bouleversement organique », « élasticité exceptionnelle », « facultés presque surhumaines », « vertus prodigieuses de cette voix » : l’insistance sur l’aspect sensoriel et sensuel de la voix révèle la fascination éprouvée par le narrateur comme par bien d’autres personnes (désignées par le « on » générique). Plusieurs voix se font entendre autour de l’affaire Molieri pour tenter de l’expliquer, mais non pour rivaliser avec lui.
Cette page sert ainsi d’exorde avant que le narrateur ne se livre à la narration de l’affaire Molieri, comme il l’annonce à la fin de l’extrait. Il attire notre attention par les figures très marquantes de l’hyperbole, de l’antithèse et du paradoxe, et dévoile le sujet de la nouvelle : l’étude de la voix érotisée de l’opéra, et de l’interprétation en musique.
5. L’opéra et l’éternel Don Juan
Nous avons déjà évoqué le rôle important joué par Anna Fercovitz, qui oriente la nouvelle vers une relecture du mythe don juanesque. En effet, cette femme séduite et qui n’arrive pas à séduire en retour, intervient dans l’histoire de Molieri et provoque sa chute. De fait, le sens de la nouvelle réside, pour certains critiques (comme Servaes 1998), dans l’interprétation que fait l’auteur de l’œuvre de Mozart. La figure de Don Juan, la séduction qu’il exerce sur les autres, femmes et hommes, notamment Dona Anna, son désespoir et son excès provocateur, trouvent en effet un écho puissant dans la nouvelle de des Forêts. Molieri a le double visage d’un homme tout à fait banal, musicien du rang, être quelconque et même vulgaire, et d’une étoile de l’opéra, provoquant la fascination comme seuls les chanteurs d’opéra savent le faire (dans le domaine de la musique classique), séduisant les femmes qui s’attachent à lui même lorsqu’il ne le souhaite pas, comme Anna Fercovitz, et provoquant le sort lorsqu’il est amené à se suicider musicalement sur la scène, finissant par chanter faux pour qu’enfin son personnage disparaisse.
On peut ainsi comme Hélène Servaes s’intéresser à ce que nous apprend la nouvelle sur Don Giovanni :
Les défaillances du chanteur attestent l’impossibilité de fixer définitivement les structures du chef-d’œuvre mozartien, d’identifier une forme et un sens établis, présumés définitifs. En s’affranchissant de la tutelle de la partition, Molieri entérine l’effondrement des conventions artistiques : quand on ne peut plus jouer le rôle « canonique », il ne reste plus qu’à se jouer de ce rôle. (Servaes 1998 : 758).
Du combat entre Molieri et Mozart, la victoire revient à la musique selon certains critiques :
Ce que Molieri va tenter n’est rien d’autre que l’extermination de soi c’est-à-dire celle du recouvrement de son identité, en même temps que l’extermination de la musique, c’est-à-dire la chose la plus importante pour le chanteur. (Ogawa 2011 : 92)
[...] il ne lui suffisait pas de salir l’image de Don Juan pour démolir le personnage. Molieri découvre alors que la musique de Mozart, sublime et intacte, résiste à sa tentative de démolition. (Ogawa 2011 : 91)
On peut également penser que l’opéra – étant plus que toute autre forme artistique un monde de faux-semblants et d’artifices – pose avec acuité la question de la représentation vs la vérité. C’est l’opinion qu’exprime Jean Roudaut dans plusieurs de ses livres sur des Forêts :
On pourrait interpréter le geste, socialement suicidaire, de Molieri comme un sacrifice de soi publiquement consommé en vue de briser le monde des représentations. (Roudaut 1995 : 153)
Le thème de la représentation est au centre de la nouvelle « Les grands moments d’un chanteur ». Molieri connaît la gloire en s’improvisant la doublure d’un ténor. Il tient lieu d’un autre sur la scène, et est désiré, dans la vie, pour ses rôles éclatants, et non pour la solitude discrète où il aime se tenir. (Roudaut 1996 : 52)
Enfin, on peut sans doute mettre en parallèle l’enquête à laquelle se livre le narrateur sur la fulgurante carrière lyrique de Molieri, et celle de l’auteur, qui consiste à tenter de percer, à la suite de nombreux écrivains, le mystère de la musique.
Un second morceau choisi, ici le moment crucial où Molieri, sur scène, perd ses moyens et effectue ce qui semble être un suicide musical, corroborera ces affirmations. Cela se passe au troisième chapitre de la nouvelle (qui en contient quatre), lequel s’ouvre sur ces mots :
Il me reste à raconter comment Frédéric Molieri, après une mystérieuse odyssée intérieure dont nous ne savons rien, punit ceux qui l’avaient aimé pour ce qu’il n’était pas, bafoua le culte qu’il avait suscité, fit voler en éclats sa propre renommée et sombra dans un formidable naufrage au milieu de la colère d’un public venu pour l’acclamer. (des Forêts 2015 : 754).
Dans l’extrait suivant (des Forêts 2015 : 755), le narrateur assiste à la dernière représentation de Molieri, celle lors de laquelle il a apparemment décidé de mettre fin à sa carrière en sabotant Don Giovanni qu’il interprète à nouveau, par un effet de circularité. Ce texte sera l’occasion de s’interroger sur le cœur même d’une mélofiction : le sens de la musique.
C’est ainsi qu’au premier acte il se bornera à déformer de plus en plus grossièrement l’allure, le caractère de son personnage dont il fera un frère jumeau de Leporello, une sorte de bouffon libidineux, un coquin plat et cruel, une fripouille dépourvue de scrupules et que n’atteint jamais la conscience du péché. Mais là aussi il prendra soin que la métamorphose progressive du grand libertin en une mauvaise effigie de lui-même ne soit d’abord perceptible qu’aux seuls connaisseurs qui protesteront à mi-voix quand le reste de l’auditoire en sera encore à applaudir de confiance, il fera descendre Don Juan degré par degré jusqu’au niveau le plus bas de l’abjection, là où le crime ne se pare d’aucune noblesse, d’aucun courage et ne peut inspirer que le dégoût. (des Forêts 2015 : 755)
Après avoir attaqué l’aspect théâtral, Molieri s’attaque à la musique même de Mozart : « Mais châtrer son personnage, le priver de sa grandeur solaire, donner à tous ses actes et jusqu’à celui du défi suprême un caractère hybride à mi-chemin de la lâcheté et de l’arrogance, Molieri n’y pouvait réussir qu’en s’attaquant à la musique même de Mozart. » (des Forêts 2015 : 755). Le narrateur rapporte minutieusement la manière dont le chanteur, très progressivement, se livre à ce sacrilège musical :
Il s’y emploiera systématiquement, d’abord avec une extrême prudence, tantôt en ménageant ici et là un infime décalage entre la partie chantée et son commentaire orchestral, tantôt en édulcorant sa voix, puis de plus en plus franchement il introduira et installera la convention dans ce qui n’était que pure invention, agrémentant ses airs les plus célèbres de fioritures et se livrant même à des vocalises qu’on jugerait à peine légitimes chez un interprète de Meyerbeer. Mais impuissant, dans les ultimes scènes du Cimetière et du Convive de Pierre, à réduire une musique que sa grandeur rend incorruptible, il n’hésitera pas, pour finir, à user de la seule arme dont il dispose encore : il chantera faux, faux à faire crier les sourds. (des Forêts 2015 : 755)
À lire ce texte, on ne peut qu’être convaincu que l’objet de la nouvelle est bien la musique, avec ici une analyse complète des composantes de l’opéra. Le texte en met en scène les différents acteurs, unis par un rapport interpersonnel complexe11 ; ils sont au nombre de quatre : premièrement, le compositeur (Mozart, Meyerbeer) ; deuxièmement, le personnage (« son personnage »), ici Don Giovanni, nommé « Don Juan » en référence au mythe, confronté à Leporello et au convive de pierre ; troisièmement, l’interprète ou exécutant, avec une hiérarchie à l’opéra entre les chanteurs, et les musiciens : « Molieri », « la partie chantée et son commentaire orchestral », « un interprète de Meyerbeer » ; quatrièmement, les spectateurs : « aux seuls connaisseurs », « le reste de l’auditoire », « les sourds ». L’un de ces actants vient-il à manquer, l’opéra ne peut exister.
Mais l’opéra n’est pas que musique : il est aussi théâtre, et même un art polysémiotique par essence (musique, texte, théâtre, réunis symboliquement dans la voix). Les deux isotopies se déploient simultanément dans le texte : pour le théâtre l’isotopie de la représentation avec « personnage », « effigie », « Don Juan », « se pare », « caractère », « scènes » est présente dans le début du paragraphe ; elle est progressivement remplacée par celle de la musique avec « musique », « partie chantée », « commentaire orchestral », « voix », « airs », « fioritures », « vocalises », « musique », « il chantera faux ». Même si l’opéra est souvent présenté dans la nouvelle comme un genre théâtral, en fin de compte, il subsiste la musique de Mozart, il subsiste des notes justes ou fausses – l’élément matériel premier de la musique (la seconde articulation du langage musical).
De manière très progressive, comme le soulignent les adverbes ou locutions adverbiales très nombreux dans le texte, Molieri va tenter de dénaturer la musique de Mozart : il impose son rythme à son entreprise de destruction de la musique, entreprise rendue inéluctable par l’usage des futurs historiques. Cependant, la résistance de la musique va pousser Molieri à dénaturer de plus en plus profondément l’essentiel de la musique. Ainsi, « au premier acte il se bornera à déformer de plus en plus grossièrement l’allure, le caractère de son personnage » – première dénaturation qui n’est pas perçue par tout le public ; il faut donc que Molieri « s’attaqu[e] à la musique même de Mozart », d’abord dans le tempo (« infime décalage entre la partie chantée et son commentaire orchestral »), puis le timbre (« en édulcorant sa voix »), puis en ajoutant des fioritures et des vocalises, et enfin en chantant « faux à faire crier les sourds ». Ce dernier paradoxe témoigne d’une atteinte violente portée à la musique, au point que les sourds peuvent entendre Molieri chanter faux.
La démarche de Molieri apparaît comme volontaire ici, l’hypothèse selon laquelle il aurait subi les aléas d’une modification physiologique de ses cordes vocales ne semble pas partagée par le narrateur, qui souligne au contraire que Molieri se suicide de son plein gré sur scène. Molieri est ainsi le thème constant de ce paragraphe, et le sujet de nombreux verbes d’action : « il se bornera, il fera, il prendra soin, il fera descendre, il s’y emploiera systématiquement, il n’hésitera pas à user de la seule arme dont il dispose encore ». Molieri dans ce paragraphe assume pleinement son suicide musical.
Qu’un chanteur qui a connu l’extase musicale décide volontairement d’y mettre fin, voilà qui demeure un mystère pour le narrateur forestien. Si le personnage maîtrise pleinement son art, et sait parfaitement comment détruire la musique, le narrateur ne parvient pas à donner du sens à ce geste : ce renoncement précisément au sens de la musique, à tout ce qu’elle peut apporter, le laisse sans mots ; il achève la nouvelle sans avoir trouvé de réponse, et demeure, comme Anna, en deuil de cette « belle voix » (la nouvelle s’achève en effet sur ces mots : « Anna à qui une belle voix avait été si chère qu’elle semblait en porter le deuil » (des Forêts 2015 : 765)). Si l’on se réfère à la vie personnelle de des Forêts, il me semble qu’il y a là un écho de son renoncement à la vocation musicale. En tant que mélofiction, « Les grands moments d’un chanteur » se tourne, comme beaucoup de fictions, vers l’opéra, le plus fascinant et le plus éloquent peut-être, pour les écrivains, des genres musicaux.