Gluck ou la construction d’un génie dramatique

Résumés

Le mouvement de réforme que Gluck insuffle à l’opéra français dans les années 1770 représente un bouleversement tel que le compositeur est rapidement peint comme un génie dramatique des Lumières. Afin de justifier l’utilisation de ce qualificatif, les hommes de lettres des dernières heures de l’Ancien Régime tout comme les critiques et compositeurs du xixe siècle confèrent à l’artiste les traits ordinairement prêtés au génie par les Lumières. Le présent article propose dès lors de se demander en quoi les œuvres parisiennes de Gluck sont observées à travers le prisme de l’aptitude à donner naissance à des idées nouvelles, de la facilité déconcertante avec laquelle il résiste à toute forme de corruption, et de la capacité à édifier le spectateur.

The reform movement that Gluck breathed into French opera in the 1770s was such a tremendous upheaval that the composer was then pictured as a drama genius of the Enlightenment period. In order to prove the relevance of this label, the men of letters of he last hours of the old Regime, as well as the critics and composers of the 19th century, endowed the artist with the features usually given to the genius by the Enlightenment. This paper aims to investigate how Gluck’s Parisian works have been assessed according to their capacity to give birth to new ideas, to the composer's disconcerting ability to resist all forms of corruption, and to the part played by these pieces in the edification of the spectator.

Plan

Texte

Introduction

Lorsque Christoph Willibald Gluck arrive à Paris pour représenter son opéra Iphigénie en Aulide (1774), la tragédie lyrique française est en crise. Les quelques propositions musicales réalisées depuis la mort de Jean-Philippe Rameau (1764) telles qu’Ernelinde de François-André Danican Philidor (1767) ou Sabinus de François-joseph Gossec (1773) ne parviennent pas à convaincre le public parisien. La réforme proposée par Gluck, fondée sur le pathétique, une déclamation et une orchestration expressives, ainsi qu’une réunion des arts, s’impose au fur et à mesure des créations qu’il réalise pour l’Académie Royale de Musique de Paris (Iphigénie en Aulide et Orphée et Eurydice [1774] ; Alceste [1776] ; Armide [1777] ; Iphigénie en Tauride et Écho et Narcisse [1779]). Dans le même temps, les drames de Gluck soulèvent une cabale qui restera dans l’histoire sous le nom de Querelle des gluckistes et des piccinnistes. Or, dès le début de la dispute qui s’étend de 1776 à 1781, il est remarquable que les partisans de la réforme aient recours au terme de « génie » pour peindre le talent du compositeur autrichien. Jean-Jacques Rousseau par exemple, dans l’analyse qu’il fait d’Orphée, note : « ces grands effets se trouvent par le génie qui est rare » (Leblond : 26). L’utilisation de ce qualificatif n’aura ensuite de cesse d’augmenter jusqu’au xixe siècle où il rencontrera le succès qu’on lui connaît. Certes, la définition du génie évolue des Lumières au Romantisme, mais elle demeure ici constamment fidèle aux origines qu’elle puise dans la philosophie des Lumières.

Dans l’article de L’Encyclopédie attribué à Jean-François de Saint-Lambert, le génie désigne « l’étendue de l’esprit, la force de l’imagination, et l’activité de l’âme » (Encyclopédie vol. 7 : 582). Il regrette, plus loin, que « le génie dans les affaires n'est pas plus captivé par les circonstances, par les lois et par les usages, qu'il ne l'est dans les Beaux-Arts par les règles du goût, et dans la Philosophie par la méthode » (Encyclopédie : 584). Le génie, défini dans une tension entre puissance de l’invention et méconnaissance du goût, semble bénéficier d’un certain consensus dans le Paris de Louis xv puisque, lorsque Du Roullet dresse dans le Mercure de France un portrait de Gluck avant que celui-ci n’arrive à Paris, il tâche de présenter le compositeur en génie sans faille, c’est-à-dire inspiré, mais non moins attentif au goût : « partout M. Gluck est poète et musicien ; partout on y reconnaît l’homme de génie, et en même temps l’homme de goût : rien n’y est faible ni négligé » (Leblond : 5).

Pour définir le génie, les hommes de lettres font également appel à la comparaison que l’on peut établir avec le terme de talent. Voltaire renvoie le génie « non pas distinctement [aux] grands talents, mais [à] ceux dans lesquels il entre de l’invention » (Dictionnaire philosophique : 244). Dix ans plus tard, dans le Supplément à l’Encyclopédie, Jean-François de Marmontel, révise le jugement de valeur établi par Voltaire :

Le talent est une disposition particulière et habituelle à réussir dans une chose : à l'égard des lettres, il consiste dans l'aptitude à donner aux sujets que l'on traite, et aux idées qu'on exprime une forme que l'art approuve et dont le goût soit satisfait : l'ordre, la clarté, l'élégance, la facilité, le naturel, la correction, la grâce même sont le partage du talent. Le génie est une sorte d’inspiration fréquente, mais passagère (…). Il s’ensuit que l’homme de génie s’élève et s’abaisse tour à tour, selon que l’inspiration l’anime ou l’abandonne. Il est souvent inculte, parce qu’il ne se donne pas le temps de perfectionner (Supplément à l’Encyclopédie vol.3 : 203).

Il n’est pas étonnant que Marmontel propose un jugement plus modéré sur le génie et soutienne les qualités de l’homme de talent étant donné que ce partisan de la grâce mélodique italienne se veut un ardant défenseur du goût et qu’il est par ailleurs tout à fait opposé à la réforme de celui à qui l’on prête le qualificatif de génie. Rousseau observe un jugement plus catégorique : « ne cherche point, jeune artiste, ce que c’est que le génie. En as-tu : tu le sens en toi-même. N’en as-tu pas : tu ne le connaîtras jamais » (Supplément à l’Encyclopédie vol.3 : 204). Puis, il enchaîne, laconique : « le génie du musicien soumet l’univers entier à son art. » Rousseau est, de même que Marmontel, un fervent partisan de la musique italienne, mais la position des deux hommes diffère puisque le premier perçoit du génie là où le second entrevoit du talent. Entre ces deux points de vue se joue certainement la définition d’un des termes les plus utilisés pour décrire la musique italienne de l’époque : charmant. Désignant aussi bien ce qui tient de l’élégance et de l’ordre que ce qui relève d’une séduction surnaturelle et puissante, le charmant peut aussi bien soutenir le talent que le génie.

Malgré leurs divergences, les hommes des Lumières se réunissent autour de trois points pour définir le génie : premièrement, un artiste capable d’innover, à condition bien sûr de se mettre d’accord sur ce que l’on entend par innover ; deuxièmement, un créateur qui, parce qu’il bénéficie d’un rapport direct et immédiat avec la nature, est incorruptible ; troisièmement, une sensibilité accrue qui bouleverse les codes de la réception artistique et la fonction même de l’art. À travers le prisme de ces trois angles, nous proposons d’étudier le génie de Gluck, ou plus exactement, ce que la critique a mis en place pour faire de Gluck un génie dramatique. Les textes contemporains de Gluck seront abordés, notamment les critiques d’Olivier de Corancez (1734-1810) reprise par Alexandre-Étienne Choron (1771-1834), mais également ceux qui ponctuent les différents regains d’intérêts que le xixe siècle manifeste pour l’auteur, car, si la définition du génie évolue tout au long au xixe siècle, il est remarquable d’observer les efforts réalisés par les critiques romantiques pour faire de Gluck un génie des Lumières1. Dès lors, plusieurs figures seront convoquées, à savoir celle du peintre Johann Christian von Mannlich (1741-1822) qui relate dans ses Mémoires les souvenirs émus de ses rencontres parisiennes avec Gluck, Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822) qui consacre l’une de ses nouvelles au compositeur, Hector Berlioz (1803-1869) dont l’admiration sans borne pour Gluck n’est plus à démontrer, ou encore Gustave Desnoiresterres (1817-1892) qui, à travers une démarche profondément musicologique, observe l’impact de la réforme gluckiste sur l’opéra français.

1. Innovation

1.1. Considérer la réforme de Gluck comme une innovation

Selon les points de vue, Gluck est regardé comme l’acteur d’une révolution ou bien d’une catastrophe. Pour Choron en 1810, Castil-Blaze en 1820, Fétis en 1832, Auguste Blondeau en 1847, Gustave Bertrand en 1872, Gluck est lié à une révolution, au sens positif d’un renouveau ou d’une réforme ; comme l’année 1789 en politique, les dates de création de ses œuvres à Paris marquent le passage d’un « ancien régime » (celui de la tragédie musicale de Lulli et Rameau) à une nouvelle ère (celle de l’opéra moderne). Quelques décennies plus tard, pour Debussy, Gluck va être associé, tout au contraire, à une catastrophe historique marquant l’abandon du modèle français ramiste (Lacombe : 161).

Dans son article sur le discours musical et la réception de Gluck au xixe siècle, Hervé Lacombe souligne le fait que les musiciens, critiques et historiens considèrent la réforme parisienne de Gluck comme le « point d’origine du discours critique sur la musique “moderne” » (Lacombe : 157). Il ajoute même : « au début des années 1820, (…) Castil-Blaze (1784-1857) fait, mutatis mutandis, de l’arrivée de Gluck à Paris, l’équivalent musicographique de la naissance de Jésus Christ pour les historiens » (Lacombe : 149).

Penser l’arrivée de Gluck à Paris comme un point de départ n’est pas du seul fait du xixe siècle, et Voltaire s’enthousiasme déjà en 1774 : « il me semble que Louis xvi et M. Gluck vont créer un nouveau siècle » (Lettre à M. Marin : 793). Ce bon mot du philosophe prend d’autant plus d’importance lorsqu’on le relie à l’idée de Voltaire selon laquelle la faculté propre du génie est d’innover. Il illustre son propos à partir de l’exemple du jeu d’échecs : « il se peut que plusieurs personnes jouent mieux aux échecs que l’inventeur de ce jeu, et qu’ils lui gagnassent les grains de blé que le roi des Indes voulait lui donner ; mais cet inventeur était un génie, et ceux qui le gagneraient peuvent ne pas l’être » (Dictionnaire philosophique : 244). Rapporté à Gluck, les qualités d’innovation que lui prêtent les critiques ne sont pas à envisager comme une capacité à renouveller un genre à bout de souffle, en l’occurrence le drame français, mais davantage comme une aptitude à créer qui le dégage de toute influence ou de toute dette envers ses prédécesseurs. Aussi, c’est dans ce sens donner au terme d’innovation qu’il semble pertinent de lire ce que Berlioz note dans son article « Aperçu sur la musique classique et la musique romantique » : « le premier qui brisa les chaînes de la scolastique et s’affranchit du joug plus pesant encore de la routine fut Gluck. Il innova dans presque tout ; néanmoins en innovant il ne fit que suivre l’impulsion irrésistible de son génie dramatique » (Critique musicale t. 1 : 66). De même que l’inventeur du jeu d’échecs, Gluck, alias Jésus Christ, est un génie parce qu’il est l’inventeur d’un nouveau système dramatique.

Au moment de la création des œuvres parisiennes, Voltaire est loin d’être le seul à souligner le caractère innovant de la réforme gluckiste. Marie-Antoinette, écrivant à sa sœur Marie-Christine le 26 avril 1774, peu après la création d’Iphigénie en Aulide, s’étonne :

J’ai été transportée ; on ne peut plus parler d’autre chose, il règne dans toutes les têtes une fermentation aussi extraordinaire sur cet événement que vous le puissiez imaginer, c’est incroyable (…) on a besoin de se faire à ce nouveau système, après avoir eu tant l’habitude du contraire (Prod’Homme : 197).

Rousseau lui-même qui se prononçait pourtant contre le drame lyrique français, semble bouleversé :

[Rousseau] a déclaré avec ce renoncement à soi-même si peu commun des sages, qu’il s’était trompé jusqu’à présent, que l’opéra de M. Gluck renversait toutes ses idées et qu’il était aujourd’hui convaincu que la langue française était aussi susceptible qu’une autre d’une musique forte, touchante et sensible (Correspondance littéraire avril 1774 t. 10 : 416).

Certes, la réception des œuvres de Gluck s’intéresse déjà à ce qu’elle a d’innovante, mais il demeure prudent de souligner les nuances qui séparent les positions de Marie-Antoinette et Rousseau d’un côté aux observations de Berlioz et des musicographes du xixe siècle de l’autre. Dans le premier cas, l’innovation doit se comprendre en ce qu’elle appartient aux Lumières, c’est-à-dire en ce qu’elle participe du progrès scientifique : Gluck est le génie capable de prouver ce que l’on considérait comme indémontrable, à savoir la possibilité de proposer un modèle d’opéra en français. Dans le second cas, Gluck devient celui qui permet d’une part de défendre la musique française face aux attaques des écoles italiennes et allemandes du xixe siècle, d’autre part de réaliser une introspection sur les origines d’une possible identité artistique nationale.

1.2. Définir l’innovation artistique des Lumières

À travers les écrits contemporains de la réforme de Gluck, l’innovation se définit essentiellement à travers deux aspects : le rapport qu’elle entretient avec l’originel et l’absence notoire de spécialistes aptes à l’évaluer. Dans ses Mémoires, le peintre Mannlich note à propos des répétitions d’Iphigénie en Aulide :

Mlle Arnould se plaignit que dans son rôle d’Iphigénie, il n’y avait que de la musique qu’on parle ; qu’elle aurait voulu chanter des grands airs. – « Pour chanter des grands airs, répliqua Gluck, il faut savoir chanter » (Prod’Homme : 187).

Cette citation doit être mise en regard de deux autres textes. Tout d’abord, un extrait des Essais de mémoires sur M. Suard par Madame Suard :

C’est là que nous entendîmes [Millico], adorateur passionné de Gluck, et presque son élève, dans le rôle d’Orphée, suppliant les Furies de se laisser toucher par ses pleurs, et qu’il nous en fit répandre dès que les premiers sons sortirent de sa bouche. Gluck y représentait, à lui seul, la troupe inexorable des démons, par ses non terribles (Essais de mémoires sur M. Suard : 98).

Le deuxième texte à prendre en considération est de nouveau un extrait des Mémoires de Mannlich :

C’est inconcevable ! Monsieur, vous criez toujours quand vous devez chanter, et quand, une seule fois, il est question de crier, vous n’en pouvez venir à bout. Ne pensez pas dans ce moment, ni à la musique ni au chœur qui chante, mais criez au moment indiqué avec de la douleur comme si on vous coupait une jambe ; et, si vous le pouvez, rendez cette douleur intérieure, morale et partant du cœur. (…) Ce cri isolé, coupant, comme étranger à la musique, à la douce et belle harmonie du chœur, fut du plus grand effet et toucha l’âme la moins sensible (Prod’Homme : 205).

Les trois témoignages constatent, chacun à leur manière, que le chant gluckiste ne se fonde pas sur une école particulière, mais sur la nature elle-même. Plus précisément, la bonne façon de chanter consiste à rejeter la tradition et à s’interroger sur la dimension originelle de la voix. Pour cette société du scepticisme religieux et de l’intérêt pour la preuve scientifique, c’est précisément parce que le chant gluckiste fait fi de la tradition, qu’il semble ne se fonder sur aucun travail précédent, et qu’il prend comme point de départ la nature, qu’il est innovant.

L’absence de spécialistes en mesure d’évaluer la réforme est par ailleurs un élément essentiel pour qualifier les œuvres de Gluck d’innovantes. La critique parisienne semble démunie pour désigner les personnes aptes à juger ces œuvres, et chaque spectateur y va de son pamphlet ou de ses louanges, revendiquant le droit de débattre et livrant des combats à armes égales avec les plus respectés des hommes de lettres. Pour preuve, Mannlich note : « la fermentation que cette révolution produisit dans les têtes parisiennes est incroyable. (…) Iphigénie était le sujet de toutes les conversations. (…) Et tel qui en parlait avec le plus de chaleur ne savait pas même ce que c’est qu’un accord » (Prod’Homme : 199).

La critique, prise au dépourvu, n’est pas en mesure de juguler, ordonner et hiérarchiser la quantité de textes et de prises de positions, et elle se révèle tout à fait impuissante à enrayer le mouvement de la querelle. Le xixe siècle ne peut compter sur ce même effet de surprise pourtant si déterminant dans la sensation d’avoir affaire à une idée ou une forme d’art tout à fait neuve. Pour pallier ce manque et assurer du caractère innovant de la réforme, le xixe siècle apporte un nouvel argument : l’impossibilité de fixer chacune des œuvres de Gluck. La nouvelle que Hoffmann consacre à Gluck en 1808 est à cet égard très éclairante. Dans cet écrit, le narrateur, intrigué par un vieil homme assis sur un banc, s’approche de lui. Un échange s’ouvre entre les deux hommes sur la musique dramatique de la Vienne de la fin du xviiie siècle. L’homme au comportement étrange et habité par une force supérieure semble connaître par cœur la musique de Gluck. Quelques jours plus tard, le narrateur obtient du mystérieux homme qu’il lui joue des extraits des ouvrages de la réforme : « je remarquai avec étonnement qu’il y introduisait de nouvelles phrases musicales, dont l’énergie m’agita » (Hoffmann : 288-89). Puis, plus loin : « l’allegro ne fut que parsemé des principales pensées de Gluck. Il y introduisit tant de phrases originales, que mon étonnement s’accrut de plus en plus » (Hoffmann : 294). Le vieillard, dont on apprend à la fin de la nouvelle qu’il n’est autre que Gluck lui-même, ne se limite pas à reproduire la version originale de chaque partition, il re-nouvelle chacun des drames. L’œuvre, impossible à coucher sur le papier – et donc à saisir d’une certaine façon –, défierait le temps et serait perpétuellement neuve. La création du génie n’est pas seulement neuve parce qu’elle est innovante et inconnue au moment où elle nait, elle l’est également parce qu’elle ne dispose pas de forme définitive, qu’elle échappe au temps et à la mode, et qu’elle s’adapte en permanence afin de demeurer éternellement et pour chacun, une découverte.

1.3. Une école de l’innovation ?

Revendiquer la filiation avec le génie n’est pas chose évidente dans la mesure où le génie est applaudi justement parce qu’il n’appartient à aucune tradition. Pour contourner le problème, Berlioz évacue la question d’école, et considère le langage de Gluck comme une religion :

Le Jupiter de notre Olympe était Gluck, et le culte que nous lui rendions ne peut se comparer à rien de ce que le dilettantisme le plus effréné pourrait imaginer aujourd’hui. Mais si quelques-uns de mes amis étaient de fidèles sectateurs de cette religion musicale, je puis dire sans vanité que j’en étais le pontife (Berlioz : 94).

Cette filiation qui évite la relation professeur/élève au profit de celle du maître et de son disciple, est immanquablement reprise dans les commentaires qui décrivent la façon dont l’héritage gluckiste est transmis. Le Ménestrel du 29 mai 1836 relate ainsi la rencontre de Étienne Nicolas Méhul (1763-1817) avec Gluck, sous le titre évocateur du « négligé de Gluck » :

J’arrivais à Paris, en 1779, disait Méhul, ne possédant rien que mes seize ans, ma vielle et l’espérance. J’avais une lettre de recommandation pour Gluck ; c’était mon trésor. (…) En sonnant à sa porte je respirais à peine. Sa femme m’ouvrit et me dit que M. Gluck était en travail et qu’elle ne pouvait le déranger. Mon désappointement donna sans doute à mes traits un air chagrin qui toucha la bonne dame. (…) En souriant, elle me proposa de voir travailler son mari, mais sans lui parler, sans faire aucun bruit. (…) Le cabinet s’ouvrit donc et se referma sans que l’illustre artiste se doutât qu’un profane approchait du sanctuaire, et me voilà derrière un paravent heureusement percé par-ci par-là, pour que mon œil pût se régaler du moindre mouvement, de la plus petite grimace de mon Orphée. Sa tête était couverte d’un bonnet de velours noir à la mode allemande ; il était en pantoufles ; ses bas étaient négligemment tirés par un caleçon, et pour tout autre vêtement il avait une sorte de camisole d’indienne à grands ramages qui descendait à peine à la ceinture. Sous ces accoutrements, je le trouvai superbe. Toute la pompe de la toilette de Louis XIV ne m’aurait pas émerveillé comme le négligé de Gluck. Tout à coup je le vois bondir de son siège, saisir des chaises, des fauteuils, les ranger autour de la chambre en guise de coulisses, retourner à son clavecin pour prendre le ton, et voilà mon homme, tenant de chaque main un coin de sa camisole, fredonnant un air de ballet, faisant la révérence comme une jeune danseuse, des glissades autour de ses chaises, des tricotets et des entrechats, et figurant enfin les poses, les passes et toutes les allures mignardes d’une nymphe de l’Opéra. Ensuite il lui prit sans doute envie de faire manœuvrer le corps du ballet, car l’espace lui manquant, il voulut agrandir son théâtre, et, à cet effet, il donna un grand coup de poing à la première feuille du paravent, qui se replia brusquement, et je fus à découvert. Après une explication et d’autres visites, Gluck m’honora de sa protection et de son amitié (Le Ménestrel).

En dehors du caractère pittoresque et divertissant du texte, il est intéressant d’observer à quel point la transmission de l’héritage gluckiste s’inscrit en dehors de tout cadre pédagogique. Fonctionnant par révélation plutôt que par apprentissage, l’appropriation de la réforme ne consiste pas à intégrer des règles musicales, mais un secret dramatique pour lequel seuls quelques élus ont accès. Aussi, ces descriptions ne servent pas seulement à contourner la question de l’école, elles permettent également de faire du disciple un génie à son tour : souvent démuni, sans éducation – c’est-à-dire protégé de toute corruption – et ayant pour seul bagage sa motivation, le disciple parcourt le pays pour se présenter au génie, à l’instar de Jeanne d’Arc quittant Domrémy pour aller à la rencontre du futur Charles VII. Les voix de Catherine, Margueritte et de l’archange Saint Michel prennent la forme d’une lettre de recommandation de quelque maître de musique de province et du contact étroit que le jeune prodige entretient avec la nature, et nous voilà avec un nouveau génie prêt à défendre l’honneur du drame national.

Par ailleurs, cette attraction du disciple vers le maître suggère que les génies se reconnaissent entre eux. Dès lors, louer les qualités d’un génie sert dans certains cas l’auteur même du texte à se présenter lui aussi en tant que génie, ce qu’illustrent très bien ces mots de Lorenzo da Ponte :

Mozart, quoique doué par la nature d’un génie musical supérieur peut-être à tous les compositeurs du monde passé, présent et futur, n’avait jamais pu encore faire éclater son divin génie à Vienne, par suite des cabales de ses ennemis ; il y demeurait obscur et méconnu, semblable à une pierre précieuse qui, enfouie dans les entrailles de la terre, y dérobe le secret de sa splendeur (Da Ponte : 131).

Le génie ne se révèle qu’au contact de ceux qui sont capables de déceler sa nature géniale : de même que Mozart a besoin de Da Ponte pour naître, Gluck a besoin de la France et de Paris pour faire éclore son génie.

2. Incorruptible

2.1. Redevable à la nature elle-même

Un des incontournables des biographies du xixe siècle consiste à relever que le génie de l’artiste est perceptible dès son plus jeune âge. De cette façon, le génie, intégré à la chair même de l’artiste, est rattaché à l’inné, et plus encore, à l’originel et au primitif. C’est d’ailleurs ce que Desnoiresterres note explicitement lorsqu’il qualifie l’art de Gluck de « poétique presque primitive » (Desnoiresterres : 66).

Relier génie et primitif revient à reconnaître une inspiration de droit divin ou de la nature, selon les points de vue. Libéré des entraves de la civilisation, il n’a pas de comptes à rendre aux catégorisations créées par l’homme, c’est-à-dire, aux disciplines. Le génie est défini en tant qu’artiste, ce qu’illustre Choron lorsqu’il reprend les mots de Corancez à propos de Gluck :

Je demandai un jour à M. Gluck pourquoi, n’étant pas musicien, ses ouvrages m’attachaient de manière à ne pouvoir souffrir, pendant leur représentation, la plus légère distraction ; pourquoi, au contraire, tous les opéras connus avant lui me semblaient froids et monotones ; et surtout pourquoi, dans ces opéras, tous les morceaux de chant me paraissaient se ressembler. Cela ne provient, me dit-il, que d’une chose, à la vérité, bien capitale. Avant de travailler, mon premier soin est de tâcher d’oublier que je suis musicien. Je m’oublie moi-même pour ne voir que mes personnages (Choron : 277-278).

En contact direct avec la nature, le génie est déchargé de toute appartenance à une confrérie autant qu’il se voit dispensé des règles imposées par cette même confrérie.

2.2. Ignorer les règles sociales

Afin de justifier son mépris pour les règles de l’art, le génie est régulièrement peint comme un homme inapte aux convenances sociales. Les descriptions des houleuses répétitions que Gluck dirige avant les représentations ne manquent pas, et deux exemples relatés par Mannlich et repris par Prod’homme résument à eux seuls le florilège de textes croustillants dont Gluck fait les frais : « Gluck courait, comme un possédé, d’un bout de l’orchestre à l’autre, tantôt c’était les violons, tantôt les basses, les cors, les altos etc. qui rendaient mal son idée. (…) Je vis plusieurs fois le moment que tous les violons et autres instruments voleraient à sa tête » (Prod’homme : 186). Lors d’une répétition, Gluck gesticula tellement que sa perruque tomba : « il ne se douta même pas, dans son enthousiasme musical, de cet accident et ne s’aperçut pas plus que Mlle Arnould, avec une gravité burlesque, ayant pris des deux doigts, en écartant les autres, la perruque du plancher, la reposa sur sa tête. » Depuis, il ne revint à l’opéra qu’avec son bonnet de nuit (Prod’homme : 186). Le deuxième exemple, absolument irrésistible, narre une querelle entre Gluck et le danseur Vestris :

Comment ! ze ne pourrai pas arriver zousqu’à vous, moussou le Tedesco, quand ze viens vi demander de me faire oun autre air, que ze ne pouis pas danser dou tout sour la mousique barbare que vi m’avez faite… Ah ! tu ne peux pas danser sur cet air-là ! s’écrie Gluck, qui s’était vivement relevé : c’est ce que nous allons voir ! et saisissant Vestris au collet il le promène de force dans toute la chambre, l’enlevant de temps en temps de terre, en lui faisant exécuter la danse la plus bizarre en lui chantant la fameuse marche des Scythes du premier acte2. Le pauvre danseur ne peut résister à l’étreinte de ces deux larges mains de fer qui le tiennent emprisonné. La figure irritée de Gluck est sans cesse en face de la sienne, pâle de terreur ; les yeux brillants du compositeur plongent dans ses yeux éteints : c’est comme le regard d’un boa qui le fascine : oui, moussou le chevalier, s’écrie-t-il d’une voix entrecoupée, ze danserai, ze danserai très bien ! Voyez… ouf… voyez donc… (Gazette musicale de Paris : 1835).

Le personnage rustre relève cependant moins du mauvais bougre que du Christ écartant les marchands du temple, car ce qui est peint avant tout, c’est la capacité du génie à se dresser contre l’adversité et l’absurdité des usages.

2.3. Ignorer les règles de l’art

« Le vulgaire voit ce qui choque le quotidien ou l’ordre établi, tandis que le génie voit ce qui choque l’univers » (Encyclopédie : 582). Puisque le vulgaire et le génie ne suivent pas les mêmes buts, ils ne peuvent respecter les mêmes règles. Enfreindre les règles, ce n’est donc pas uniquement faire fi de la tradition ou des personnes, c’est aussi suivre un autre objectif, à savoir préférer l’expression au goût. La dispute qui s’engage à ce propos entre Madame du Deffand et Voltaire est à cet égard significative : « ne louez pas nos révolutions, mon cher Voltaire ; celles qui sont arrivées, loin d’être admirables, sont déplorables. (…) Vous ne sauriez être de bonne foi ; vous, qui devriez être le défenseur du goût, vous soutenez, vous autorisez ceux qui le détruisent ; vous faites perdre la seule ressource qui nous reste » (Lettres de la marquise du Deffand : 417). Le goût, dont Voltaire soulève pourtant l’importance dans son article sur le génie, est ici rejeté dans la mesure où il représente une construction de la civilisation et qu’il ne peut, par nature, que s’opposer au génie. Cette même question des règles et par extension, du goût, anime la querelle des gluckistes et des piccinnistes, notamment à travers la figure représentante du goût musical à l’époque des Lumières, à savoir le compositeur, théoricien et pédagogue Padre Martini. Ainsi, les partisans de Gluck accompagnent la publication de la traduction de la préface d’Alceste dans la Gazette de littérature d’une citation du Padre Martini se prononçant en faveur du génie contre le goût (Leblond : 20). Puis, fatigués de querelles intestines, les opposants et les défenseurs de Gluck demandent à l’éminence italienne d’arbitrer leurs différends et de se prononcer sur le compositeur de la réforme (Leblond : 240-8). La réponse sera hélas bien en-deçà des espérances de chacun car le Padre Martini, embarrassé de devoir prendre parti, demeurera évasif (Leblond : 249-51). Berlioz plus tard poursuivra ce travail d’opposition entre génie et règles puisqu’il n’hésitera pas à disculper les maladresses d’écriture de Gluck au nom du génie3.

Le débat que la querelle des gluckistes lance sur le respect des règles est à envisager avec la remise en question de l’imitation de la nature. La dispute qui se joue après la création d’Armide entre l’Anonyme de Vaugirard (l’abbé Arnaud) et le journaliste Jean-François de La Harpe (1739-1803) illustre particulièrement bien cette question. La Harpe écrit : « on s’aperçoit que Gluck a mis trop souvent toute son expression dans le bruit, et tous ses moyens dans les cris. Cette affection est contrefaire la nature, et fort différente d’un art fondé sur une imitation de embellie, qui doit plaire en ressemblant. Je ne viens point entendre le cri de l’homme qui souffre » (Leblond : 261). Suard répond : « j’ai été confondu en voyant que vous en aviez plus appris sur mon art en quelques heures de réflexion, que moi après l’avoir pratiqué pendant quarante ans » (Leblond : 272). Plus tard, il poursuit :

Comme les grandes richesses de la musique italienne brillent surtout dans les airs, on a cru que toute la puissance de l’art résidait dans la forme de ces airs ; et c’est d’après ces modèles qu’on s’est mis à bâtir des théories et à combiner des règles ; les talents distingués qu’ont déployés plusieurs compositeurs, et les succès mérités qu’ils ont obtenus en suivant à peu près la marche italienne dans nos opéras-comiques, ont concouru à donner de la consistance à ces spéculations (Leblond : 286).

Le débat ne parviendra cependant pas à s’extraire de la question du respect des règles, il faudra attendre 1785 pour que Michel Paul Guy de Chabanon (1730-1792) affirme dans son ouvrage De la musique considérée en elle-même que la musique n’est pas imitation mais expression.

2.4. Refuser la corruption et désirer la liberté

Dans ses Mémoires, Mannlich explique comment Gluck et Pierre-Louis Moline (1739-1820), le librettiste d’Orphée et Eurydice, se seraient rencontrés. Une tapissière demande à Gluck :

« J’ai une grâce à demander à M. le chevalier. Il demeure chez nous, au quatrième, un petit bout de poète qui désire ardemment travailler pour vous. – Eh bien ! lui répondit Gluck, envoyez-le-moi demain ! Je l’examinerai et, s’il me convient, je l’emploierai. » (…) Le jour suivant, dès le matin, la tapissière présenta son petit bout de poète qui n’était autre que M. Moline. Il travailla aussitôt à traduire, sous la dictée de Gluck, son opéra d’Orphée et Eurydice qui se fit par là de nouveaux et dangereux ennemis. Marmontel, Sedaine et d’autres poètes célèbres avaient brigué l’honneur de travailler avec le compositeur allemand… M. Gluck ne fit qu’en rire. « Pour le compositeur d’un opéra, il ne faut pas des vers bien limés, auxquels le spectateur ne peut faire grande attention, me répondit-il. Le poète doit fournir de belles idées, des situations fortes, intéressantes, tendres, terribles, etc…, selon les circonstances. (…) Or, vous sentez bien qu’une tâche aussi difficile à remplir ne doit pas être rendue impossible par les caprices du poète qui ne pense qu’à sa rime, à ses vers, sans se soucier, ou sans même sentir s’ils sont musicals (sic) ou non. Laissez-les donc dire tout ce qu’ils veulent, ces grands faiseurs, je ne veux pas de leur secours et suis très content du petit bout de poète de la tapissière, qui fait tout ce que je veux » (Prod’Homme : 184-5).

L’intérêt du texte ne tient évidemment pas dans ce qu’il peut contenir de vérité historique, mais dans le fait qu’il décrit Gluck comme un artiste insensible à toute flatterie ou à toute stratégie, et qu’il préfère le talent d’un librettiste n’appartenant à aucune société littéraire, ni même à une certaine bourgeoisie, aux avantages dont il pourrait bénéficier à collaborer avec un des grands hommes de lettres de l’époque. L’incorruptibilité du génie n’est d’ailleurs pas propre aux commentaires du xixe siècle car Saint-Lambert soulève déjà dans L’Encyclopédie l’importance que le vrai revêt pour le génie.

Enfin, le refus de la corruption s’accompagne d’un désir de liberté. Plus exactement, c’est parce que le génie souhaite atteindre une certaine forme de liberté qu’il refuse toute corruption. Ainsi, Desnoiresterres en réfère à l’historien de la duchesse de Kingston afin de souligner que pour Gluck, « le génie annonçait ordinairement une âme forte et libre » (Desnoiresterres : 110). Plus tôt, Suard note déjà, à propos de la musique de Gluck, que la liberté n’est rien moins que la « déesse du génie » (Leblond : 53). Ce qui se cache derrière le terme de liberté demeure relativement flou, mais dans la mesure où il est attaché à la personne de Gluck, il semble pouvoir se définir comme une capacité à penser en-dehors des attentes artistiques et sociales.

Derrière la question du respect des règles se joue une certaine tension entre le goût et l’expression, mais aussi entre le beau et le vrai, ou encore entre les convenances et la liberté. En cela, ces débats discutés lors de la création parisienne des œuvres de Gluck représentent déjà une première amorce vers le xixe siècle. Bien sûr, les termes de beau, de vérité et de liberté n’épousent pas exactement le sens qu’ils auront dans les décennies futures, mais il est remarquable qu’ils soient ici relevés, discutés et croisés.

3. Puissance et chaleur d’expression

3.1. Génie et force d’expression

« Le génie de ces deux grands hommes me semble offrir une analogie remarquable ; tous deux excellent à rendre des scènes fortes, à exprimer des sentiments énergiques. » (Coupin : 19) Les mots que Pierre-Alexandre Coupin (1780-1841) adressent à propos des œuvres de Pierre Corneille et Jacques-Louis David pourraient tout aussi bien être écrits pour Gluck. La force expressive est indéfectible du génie, ce qu’atteste déjà l’article « Naturel » de L’Encyclopédie :

Un homme est dit avoir une logique ou une éloquence naturelle lorsque sans les connaissances acquises par l’industrie et la réflexion des autres hommes, ni par la sienne propre, il raisonne cependant aussi juste qu’on puisse raisonner ; ou quand il fait sentir aux autres, comme il lui plaît, avec force et vivacité ses pensées et ses sentiments (Encyclopédie vol. 11 : 44).

La force d’expression du génie s’appuie sur un rapport aux choses qui différe de celui de tout un chacun :

L'étendue de l'esprit, la force de l'imagination, et l'activité de l'âme, voilà le génie. De la manière dont on reçoit ses idées dépend celle dont on se les rappelle. L'homme jeté dans l'univers reçoit avec des sensations plus ou moins vives, les idées de tous les êtres. La plupart des hommes n'éprouvent de sensations vives que par l'impression des objets qui ont un rapport immédiat à leurs besoins, à leur goût, etc. Tout ce qui est étranger à leurs passions, tout ce qui est sans analogie à leur manière d'exister, ou n'est point aperçu par eux, ou n'en est vu qu'un instant sans être senti, et pour être à jamais oublié. L'homme de génie est celui dont l'âme plus étendue frappée par les sensations de tous les êtres, intéressée à tout ce qui est dans la nature, ne reçoit pas une idée qu'elle n'éveille un sentiment, tout l'anime et tout s'y conserve. Lorsque l'âme a été affectée par l'objet même, elle l'est encore par le souvenir ; mais dans l'homme de génie, l'imagination va plus loin ; il se rappelle des idées avec un sentiment plus vif qu'il ne les a reçues, parce qu'à ces idées mille autres se lient, plus propres à faire naître le sentiment. Le génie entouré des objets dont il s'occupe ne se souvient pas, il voit ; il ne se borne pas à voir, il est ému : dans le silence et l'obscurité du cabinet, il jouit de cette campagne riante et féconde ; il est glacé par le sifflement des vents ; il est brûlé par le soleil ; il est effrayé des tempêtes (Encyclopédie vol. 7 : 582).

Puisque le génie ne fait pas de différence entre le souvenir et la situation vécue, il ne peut concevoir l’illusion dramatique ainsi que la distance qui sépare l’œuvre de celui qui la contemple. Les œuvres engagent alors le spectateur à faire du drame projeté une situation vécue, et de cette projection du spectateur sur scène naît la puissance expressive propre au génie.

3.2. Pouvoir sur l’auditeur

La puissance de l’œuvre du génie relève donc moins de l’œuvre elle-même que de l’engagement qu’elle exige du spectateur. Les conséquences de cet investissement forcé surprennent jusqu’aux auditeurs eux-mêmes. Les contemporains de Gluck s’étonnent par exemple de l’addiction que ces œuvres dramatiques produisent sur eux. Les célébrissimes lettres de Mademoiselle de Lespinasse en sont certainement le plus beau témoin : « cette musique me rend folle : elle m’entraîne ; je n’y puis plus manquer un jour : mon âme est avide de cette espèce de douleur » (Lettres : 390). Il est à noter que ce besoin irrépressible d’assister à toutes les représentations s’inscrit en opposition avec les attentes d’une partie du public parisien rompu au plaisir tel qu’il est défini par Madame de Staël :

Les Français parlent toujours légèrement de leurs malheurs, dans la crainte d’ennuyer leurs amis ; ils devinent la fatigue qu’ils pourraient causer par celle dont ils seraient susceptibles : ils se hâtent de montrer élégamment de l’insouciance pour leur propre sort, afin d’en avoir l’honneur au lieu d’en recevoir l’exemple. Le désir de paraître aimable conseille de prendre une expression de gaité, quelle que soit la disposition intérieure de l’âme ; la physionomie influe par degrés sur ce qu’on éprouve, et ce qu’on fait pour plaire aux autres émousses bientôt en soi-même ce qu’on ressent (Staël : 96).

Ce plaisir s’articule autour d’un savant équilibre dont le but est de permettre à l’homme d’être ému tout en demeurant maître de ses émotions. Cette façon de penser que l’on juge bien souvent trop sévèrement depuis notre xxie siècle doit se comprendre comme une confiance en l’homme, une certitude qu’il est en mesure d’atteindre une certaine autonomie.

Les desseins de Gluck s’avèrent très proches, mais ils empruntent d’autres voies pour y parvenir. Le pacte que le compositeur signe avec le spectateur exige de lui qu’il se livre totalement car ce n’est qu’à cette condition que l’homme se libèrera de ses passions. Aussi, l’épisode relaté par Corancez et repris par Choron est ici tout à fait éclairant : « je conduisis un jour mon fils, encore enfant, à une représentation d’Alceste. Je l’avais bien instruit sur le fond du sujet. Il ne cessa de pleurer, et m’allégua qu’il ne pouvait s’en empêcher. J’en parlai à M. Gluck comme d’un effet assez extraordinaire. Il me répondit : Mon ami, cela ne m’étonne pas, il se laisse faire » (Choron : 279). Desnoiresterres confirme plus tard cette thèse en notant que le public « cède » devant le génie de Gluck : « de retour à Paris, en septembre, Gluck assistait à la trente-huitième représentation d’Alceste et savourait sa laborieuse victoire sur ce public ignorant ou prévenu qui n’avait cédé qu’à l’autorité et à l’invincible entraînement de son génie » (Desnoiresterres : 148).

L’objectif ultime qui consiste à guider l’homme vers son autonomie et à penser par lui-même se réalise par la querelle elle-même puisque les spectateurs osent prendre parti et passer outre l’opinion. Ce n’est même qu’au prix de la discorde que l’homme se révèlera enfin à lui-même, comme cela semble être le cas pour l’abbé Arnaud : « habituellement plein de douceur et de politesse dans les discussions littéraires, il parut, lorsqu’il entendit la musique si dramatique de Gluck, sortir de son caractère de modération, et son admiration fut excessive pour le compositeur allemand » (Suard : 129-130).

3.3. De l’inventeur des Lumières au prophète romantique

Dans sa description de Carl Philipp Emmanuel jouant au clavier, Charles Burney offre une des illustrations les plus convaincantes de l’homme en proie à l’inspiration :

Chaque fois qu’il avait une note longue à exprimer, dans les mouvements lents, il réussissait à arracher à son instrument un véritable cri de douleur et de lamentation, tel qu’on n’en peut produire que sur le clavicorde, et dont nul autre musicien ne serait sans doute capable. Après un dîner qui fut servi avec élégance et pris avec bonne humeur, je réussis à le convaincre de se rasseoir à son clavicorde, et il joua quasiment sans interruption jusqu’à près de onze heures du soir. Il était transporté de sentiments si violents qu’il semblait possédé, et que non seulement son jeu, mais sa physionomie étaient ceux d’une personne inspirée. Il avait les yeux fixes, la lèvre inférieure pendante, et l’effervescence de son esprit perlait en petites gouttes sur son visage (Burney : 460).

Gluck a droit au même traitement sous la plume de Hoffmann lorsque le héros de la nouvelle entend jouer l’ouverture d’Iphigénie en Aulide : « son haleine s’échappa péniblement de sa poitrine, des gouttes de sueur vinrent mouiller son front… » (Hoffmann : 287).

La description de l’homme inspiré est autant une page fantaisiste que la prise de conscience d’un changement de rapport à l’art, marqué par une relation étroite entre l’œuvre et son créateur, relation dans laquelle l’œuvre se fait le miroir de l’âme de son créateur. Ce rapport est d’ailleurs si étroit qu’il peut être qualifié de fusionnel au point que le créateur s’oublie tout à fait dans son art : « je m’oublie moi-même pour ne voir que mes personnages » (Choron : 278). Ce même oubli se retrouve dans la nouvelle de Hoffmann quand il fait dire au génie : « je ne vous connais pas mais vous ne me connaissez pas non plus. Nous ne nous demanderons pas nos noms » (Hoffmann : 288). L’oubli de soi se comprend comme un sacrifice offert à l’art, ce que l’on peut lire de façon encore plus explicite dans les propos de Corancez : la « préparation [d’une œuvre] lui coûtait ordinairement une année entière, et le plus souvent une maladie grave » (Choron : 279).

Ces éléments ne sont pas seulement repris par le xixe siècle, ils sont également réappropriés. Lorsque dans la nouvelle de Hoffmann, le génie décrit les scènes où il est touché par l’inspiration créatrice, il mentionne la présence d’un « œil divin » :

Je me réveillai, et je vis un œil vaste et limpide ; qui plongeait son regard dans un orgue ; et chaque fois que son éclatant rayon visuel colorait une des touches, il en sortait des accords magnifiques, tels que je n’en avais jamais ouïs (…). L’œil se dirigea vers moi, et me soutint à la surface des ondes écumantes. Les ténèbres revinrent. Alors deux géants, couverts d’armures brillantes, m’apparurent : c’étaient la basse fondamentale et la quinte. Ils m’entraînèrent de nouveau dans l’abîme ; mais l’œil me souriait : Je sais, dit-il, que ton cœur est animé de désirs ; la douce tierce va venir pour toi se placer entre ces deux colosses ; tu entendras sa voix légère, et tu me reverras avec le cortège de mes mélodies (Hoffmann : 290).

La description de Burney a laissé la place à une observation romantique de l’inspiration. Le génie, élu par une force supérieure, offre sa vie à son art et endosse le rôle de prophète. Desnoiresterres n’hésitera d’ailleurs pas à présenter Gluck comme le messie appelé pour voler au secours de l’Académie Royale de Musique (Desnoiresterres : 89-90).

Le génie dramatique de Gluck, tel qu’il se présente depuis l’arrivée à Paris jusque tard dans le xixe siècle se définit essentiellement à partir des trois points que sont la capacité d’invention, l’aptitude à se détourner de toute corruption, et le recours à une puissance d’expression supérieure dont le but réside en une édification du spectateur.

Faire de Gluck un génie se comprend enfin comme la prise de conscience d’une révolution opérée dans le domaine des arts, et plus précisément dans la fonction donnée à l’art. Au-delà du créateur, les textes se rapportant à Gluck interrogent la légitimité de l’imitation de la nature, le rapport qui se joue entre imitation et expression, ou encore le rôle de l’art sur le spectateur. Gluck cristallise les questions que les hommes des Lumières parisiens se posent sur le drame autant qu’il interroge déjà sans même le vouloir les origines d’un possible romantisme d’une part, et la mise en place d’une identité artistique nationale d’autre part.

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Notes

1 À ce titre nous renvoyons le lecteur à l’article d’Hervé Lacombe présenté dans la bibliographie. Retour au texte

2 L’auteur fait ici référence au divertissement Scythe du premier acte d’Iphigénie en Tauride. Retour au texte

3 Nous nous permettons ici de renvoyer le lecteur à un de nos précédents articles : « Berlioz lecteur de Gluck », in : Bara, Olivier et Ramaut, Alban éds. Généalogies du romantisme musical français, Paris : Vrin, 2012, p. 143-160. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Julien Garde, « Gluck ou la construction d’un génie dramatique », Textes et contextes [En ligne], 15-1 | 2020, publié le 15 juin 2020 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2646

Auteur

Julien Garde

Maître de conférences en musicologie, LLA-CREATIS (EA4152), université Toulouse Jean-Jaurès, 5 allée Antonio Machado, 31058 Toulouse

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