La chanson dans Le Roman inachevé

Résumés

Le Roman inachevé est le creuset des premières et des plus durables adaptations en chansons des poèmes d’Aragon. Mais cette œuvre n’est pas seulement du bois dont on fait les chansons : elle fait aussi entendre, à bien des endroits, sa propre bande sonore et tient elle-même un discours sur la chanson : métaphore parfois de la vie, la chanson reçoit les mêmes hommages que le noble chant poétique.

Le Roman inachevé is the source of the first and most enduring adaptations of Aragon's poems into songs. But this book is not only wood from which songs are made: it also makes its own soundtrack heard in many places and also holds a speech about the song: sometimes a metaphor for life, the song receives the same tributes as the noble poetic song.

Plan

Texte

Le Roman inachevé n’est pas seulement le grand poème à partir duquel ont été composés le plus grand nombre de ‘tubes’ ayant Aragon pour auteur non prémédité1. Il n’est pas seulement le grand poème à partir duquel Aragon est devenu régulièrement un auteur à chanter, passé quelques productions éparses2 dont le célèbre « Il n’y a pas d’amour heureux » enregistré par Georges Brassens en 1953. Léo Ferré a certes composé huit chansons à partir du Roman inachevé, mais Le Roman inachevé baigne lui-même dans la chanson. S’il baigne dans la chanson, ce n’est certes pas au sens où cet ouvrage serait un cahier de ‘vers à chanter’, comme Aragon disait « Vers à danser3 » — le titre qu’il donnait à ce poème devenu « Nous dormirons ensemble » dans les disques de Jean Ferrat : à bien y regarder, des ‘vers à chanter’, il n’y en a pour ainsi dire pas dans ce poème. Si des ‘vers à chanter’ sont des poèmes reproduisant les récurrences propres à la chanson, des poèmes par exemple où reviendrait un refrain comme « Nous dormirons ensemble » dans Le Fou d’Elsa ou comme « Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas » de « La Rose et le Réséda4 », l’on ne trouvera guère que trois poésies ‘à chanter’ dans Le Roman inachevé : le texte qui ouvre le poème avec le refrain « Sur le Pont Neuf » ; l’« Intermède français » et son refrain « Le jour de Sacco-Vanzetti » et cette « complainte5 » du progrès des « Poésies pour tout oublier ». Ce ne sont justement pas ces textes qui ont été choisis par Léo Ferré pour faire du poète Aragon un parolier de chansons. Si Léo Ferré a mis en musique des vers qui ne sont pas spécifiquement des vers à chanter, c’est disait-il, parce que « le vers d’Aragon est, en dehors de toute évocation, branché sur la musique6 ». Le propos de cette communication consistera justement à investir le domaine écarté par Léo Ferré, celui de l’évocation, évocation de la musique — et plus précisément de la chanson — dans Le Roman inachevé.

1. La bande sonore du Roman inachevé

Des « vers […] branché[s] sur la musique », comme dit Ferré, est une image qu’Aragon aurait certainement acceptée pour lui-même, dans la mesure où c’est par une image semblable qu’il rend compte de la poésie de Pierre Unik dans « Le prix du printemps » : « Pierre mon Pierre adieu qui donnas sans compter ta musique et ton chant (215) » — et c’est certainement sa propre verve poétique qu’il désigne, en se plaignant de son tarissement, lorsqu’il évoque les jours malheureux qui ont précédé la fin du voyage d’Italie :

On l'aura trimbalé disons quelques semaines
Avec les fournisseurs et les valets des chiens
Il aura pour cela gagé son âme humaine
Cette musique en lui dont il ne reste rien (136)

Mais s’il y a quelque chose dans Le Roman inachevé qui est régulièrement « branché sur la musique », c’est au moins l’univers référentiel d’un poème écrit par un poète qui rappelle à l’occasion : « Toute musique me saisit » (154). La musique, presque toujours chantée, est en effet une trame sonore qui se fait entendre d’un bout à l’autre de ce grand poème. Elle habille les souvenirs d’enfance : « valses de Vienne », rêvées par l’enfant resté seul à la maison, du « bal de Saint-Cyr » où vont danser Marguerite, Marie et Madeleine (35) ; musique du phonographe de la « Levantine » cliente de la pension de famille, qui « écoutait le soir […] La Muette ou Norma L’Italienne à Alger » (39). Elle ponctue les souvenirs de la vie avec Nancy Cunard « Sur le rythme et l’accent d’un blues » (106) ou sur le « rythme de la nursery7 » qui scande le « Quadrille des homards » (102-103). Elle est à la fois la couleur locale des pays traversés et la madeleine sur laquelle se fixent les souvenirs des voyages : « chanson » des pubs anglais (100), « guitares nomades » de l’Andalousie (131) ; en Italie la « musique de Verdi » avec la chanson du saule « Ma mère avait une servante » (145) ; danses bohémiennes dans le midi de la France (151) ; « viol[on] », « polkas » et « piano » des souvenirs d’Odessa (190). Elle est aussi liée aux fêtes parisiennes : celle du bal du 14 juillet qui accompagne le souvenir de « ce quartier » où le poète déambulait en « parlant de Nerval » avec Robert Desnos (94), ou bien plus tard celle du bal du 14 juillet 1936, premier été de fête sous le gouvernement du Front populaire (197-198) ; c’est également celle des jukebox et des « phonos » du Paris populaire dans lequel déambule le promeneur algérien de « Paris vingt ans après » (162-163). Même Elsa est une passeuse de musique ; le long hommage que lui adresse la « Prose du bonheur et d’Elsa » se termine en effet sur :

Et sans toi je n'aurais été que l'homme qui reçoit les pierres
Mais tu m'as chanté la chanson du Rendez-vous des étrangers8 (243)

Dans cette bande sonore qui accompagne la diégèse et les discours du Roman inachevé, la chanson populaire a aussi sa place, on le verra, ainsi que la chanson de variété, que rappelle la présence d’Yvonne George (94), la grande chanteuse des années 1920.

2. Chant et chanson

Par-dessus les instruments qui s’y font entendre, c’est la voix humaine qui prédomine dans ce poème, qui présente plus de 50 occurrences du nom chant et du verbe chanter, 20 occurrences du nom chanson. Il est vrai que la chanson n’est pas le chant, et que si le mot chanson désigne une production, c'est-à-dire le résultat de l’action de chanter ou de composer, le mot chant peut aussi bien désigner, et c’est le cas dans ce poème, la production vocale : « le piétinement d’où montent des chants et des cris » (196) que la transmission de cette production, tel « ce chant brisé des oiseaux qui volèrent trop longtemps » (94) à propos d’Yvonne George. Aragon désigne ainsi sous ce terme aussi bien sa propre production poétique que sa transmission. C’est de ses poèmes qu’il s’agit dans ce début d’« Italia mea » où le poète met ses pas dans ceux de Du Bellay :

Je t'apporte mon cœur c'est un enfant prodigue
Pardonne-lui d'avoir si longuement tardé
Dans ces pays fanés que les hivers fatiguent
Et galvaudé ses chants pour des cieux galvaudés (135)

— et c’est de leur mise en œuvre qu’il est question dans :

Laissez-moi Je sais bien que ce n'est pas tellement important
Un poème de plus ou de moins et qu'ici le chant s'arrête (54)

Mon chant : cette manière de désigner à la fois sa pratique de poète à l’œuvre et le résultat de son travail, qui reviendra régulièrement plus tard dans l’œuvre, semble avoir pris naissance dans Le Roman inachevé, même si c’est depuis la préface des Yeux d'Elsa « Arma virumque cano » (1942) qu’il reprend explicitement à son compte le « Je chante » de Virgile, j’y reviendrai. C’est de son chant qu’il est question dans les métadiscours de la première partie du poème :

Allez Reprends en main ton cœur ton chant tu es vieux le temps passe (60)

Qu'importe Il te faudra chanter jusqu'au bout dans le ciel glacé (61)

— dans les moments de désespoir :

non mais regardez-moi […] ce dément qui propose de sacrifier ses doutes et ses chants (180)

J’ai déchiré ma vie et mon poème
[…]
Déchiré mon chant pour masquer les larmes (202)

— et dans les déclarations d’amour de la « Prose du bonheur et d’Elsa » :

Chaque mot de mon chant c’est de toi qu’il venait (238)

Vous retrouverez dans mon sang ses pleurs
Vous retrouverez dans mon chant sa voix (246)

Mais on aurait tort de croire que le rapport du poète au chant est en 1956 le même qu’en 1942, et pas seulement parce que dans le poème de 1956 le poète n’est pas le seul à chanter : il vit, comme il le dit, dans un « monde habité par le chant » — perception du monde dont il sait gré à Elsa (171), mais déjà dans les souvenirs d’Allemagne le « chant triste » des « oies sauvages » était associé aux vers de Rainer Maria Rilke… Ce qui est profondément différent en 1956 est que le discours tenu quinze ans avant, qui établissait une hiérarchie de valeur entre le chant et la chanson d’une part, entre le chant du chanteur et celui du poète d’autre part, n’est plus de mise ici. En 1942, le poète mettait ses pas dans ceux de Virgile en déclarant :

On dit chanson, on dit complainte, cela n'est après tout qu'une image, et qui n'est pas neuve. Le mot chanson ne signifie pas nécessairement Marinella ou Au clair de la lune. Il y a la Chanson de Roland, par exemple, qu'on ne s'apprête pas à mettre en musique pour les chantiers de jeunesse. Le mot chant traduit le latin carmen, qui a aussi donné le mot charme, qui fait aussi bien image magique qu'image musicale. De tous temps, les poètes ont dit : Je chante… et au sens où on veut me le faire dire, ils ne chantaient pas du tout. C'est au sens de Virgile que je dis je chante quand je le dis9.

En 1942, Aragon avait certes déjà enlacé la petite chanson de variété au vrai chant poétique, puisque c’est l’année précédente qu’il avait associé le « parlez-moi d’amour » (1930) chanté par Lucienne Boyer aux alexandrins de la « Petite suite sans fil10 » créant pour l’occasion ces rimes enjambées que la critique appellera « rimes aragoniennes ». Mais les années 1940-1950 n’en avaient pas moins entretenu autour de la défense d’un chant national une distinction entre le chant poétique et cette chanson qui renvoie à « Marinella ou Au clair de la lune », y compris dans les poèmes qui s’intitulent eux-mêmes « Chanson », à commencer par les alexandrins de la « Chanson de récréance » des Yeux d'Elsa, et les « chansons11 » graves de La Diane française (1944) et des Caravanes (1954), qui tranchent avec la légèreté de ton des anciennes chansons du Mouvement perpétuel (1925)12 ou de la « Chanson à boire » de La Grande Gaîté (1929). Ces chansons n’étaient certes ni Marinella ni Au clair de la lune, même si elles n’avaient pas la noblesse symphonique des chants — décasyllabes épiques du « Chant français » de La Diane française, alexandrins lyriques du « Chant de la paix » final dans Les Yeux et la mémoire —, même si elles n’avaient pas la solennité des cantiques — « Cantique à Elsa » des Yeux d'Elsa, « Cantique aux morts de couleur » de Mes caravanes.

3. Marinella et Au clair de la lune (et quelques autres)

Dans Le Roman inachevé et sous la plume de celui qui déclare « Et la plus banale romance / M’est l’éternelle poésie » (154), la hiérarchie entre l’art majeur et l’art mineur est abolie, d’autant que le poème est placé sous le signe de la chanson, celle de Marinella et surtout celle d’Au clair de la lune.

On commencera par Marinella :

La chanson « populaire » ou « de variété », outre la présence déjà relevée de la chanteuse Yvonne George et de celle qu’on entend dans les pubs de Londres (100), apparaît dans la mention de « la chanson de celui qui tua son capitaine », introduite par association d’idées à partir des « yeux bandés » de la Synagogue dans la cathédrale de Strasbourg : « À Strasbourg la Synagogue aux yeux bandés comme dans la chanson de celui qui tua son capitaine » (119). Cette chanson13 appartient à cette famille de chansons de soldats et de marins devenues chansons populaires et reprise par des chanteurs de variétés comme Yves Montand ou plus tard Guy Béart. Elle s’appelle « Le soldat qui tue son capitaine », ou encore « Le capitaine tué par le déserteur ». En 1956, elle était peut-être une chanson chantée dans les rues, mais elle est au moins connue depuis le disque enregistré par Yves Montand chez Odéon en 1955, Chansons populaires de France, où elle figure sous le titre « Chanson Du Capitaine (Je Me Suis T'Engagé) ».

Quant à Au clair de la lune :

Dans la famille des chansons populaires, ces chansons qui ont fini par devenir chansons pour enfants ou comptines — ce que les Anglo-saxons appellent des nursery rhymes et que Le Roman inachevé traduit avec humour en « rythme de la nursery » (102), on relèvera surtout la chanson qui ouvre le poème et déclenche le retour du locuteur sur son propre passé :

Sur le Pont Neuf j'ai rencontré [italique de l’auteur]
D'où sort cette chanson lointaine
D'une péniche mal ancrée
Ou du métro Samaritaine (15)

Arrêtons-nous un moment sur ce début. Cette longue suite de quatrains d’octosyllabes, dont le leitmotiv est « Sur le Pont Neuf j’ai rencontré, » démarque par la graphie inverse ce leitmotiv comme le texte d’une chanson, que le poème utilise comme refrain. Ce texte est bien la réécriture visible d’un refrain connu, celui d’une ancienne chanson devenue chanson pour enfants :

Sur mon chemin j’ai rencontré
La fille du coupeur de paille
Sur mon chemin j’ai rencontré
La fille du coupeur de blé14

Ainsi ce premier poème de l’œuvre juxtapose-t-il deux jeux de citation, celui d’une comptine pour enfants, mais également celui, signalé dans la première note de l’ouvrage (247), d’un poème d’octosyllabes qu’Apollinaire appelle lui aussi chanson, puisque le lecteur est invité par cette note à lire sous le vers d’Aragon « Mon autre au loin ma mascarade » (17) le vers « Mon île au moins ma Désirade » de « La Chanson du Mal-Aimé ». Cette association en appelle d’ailleurs une autre, celle d’une autre « chanson » d’Apollinaire à l’intérieur de laquelle une chanson emboîtée dans cette première s’échappait d’une péniche et parvenait aux oreilles du locuteur : « Nuit rhénane ». Ce jeu multiple d’intertextualités neutralise dès l’ouverture du poème les différents registres de la chanson, en associant la chanson populaire et la « chanson » de poète.

La seconde remarque que je ferai concernant ce début est que cette chanson « Sur le Pont neuf j’ai rencontré » qui prélude à la rencontre du locuteur avec son double semble elle-même déjà appartenir à un univers double, et l’on a du mal à savoir dans quel univers elle se fait véritablement entendre, celui du locuteur ou celui de la fable du poème. D’où sort cette chanson lointaine est a priori une question que pose le locuteur à la suite de ce refrain, parenthèse métadiscursive dont l’adverbe interrogatif D’où qui l’introduit interroge la provenance causale : c’est bien le locuteur du poème qui pose cette question au présent de l’indicatif correspondant au présent de l’écriture. Reste que la suite du quatrain contredit cette première lecture, ou plus exactement la double, en donnant en réponse à ce D’où une provenance cette fois géographique : la Seine (« D’une péniche mal ancrée ») ou la « station Samaritaine », qui n’existe pas ou plus sous ce nom mais qui est très certainement la station de métro qui jouxtant le grand magasin parisien La Samaritaine : la « station Samaritaine » est l’actuelle station « Pont-Neuf », près de l’endroit où a eu lieu la rencontre du locuteur avec « l’ancienne image de [moi]-même. Ainsi, la chanson évoquée par le locuteur du poème, chanson d’une rencontre passée, surgit à la fois dans la mémoire de ce locuteur et dans le décor même de cette rencontre, « péniche » ou bouche de métro ; à la fois dans le futur et à l’instant même de cette rencontre. Ce bref instant de confusion donne en tout cas le ton de ce qui va suivre : dans Le Roman inachevé, la chanson est liée aussi bien aux souvenirs qu’à l’univers du présent du locuteur.

Outre la comptine et la chanson populaire, la chanson qui traverse le poème prend des formes variées. On mentionnera notamment la chanson d’opéra (Verdi, 145) et ces « chants du monde » que sont le cante jondo (131) du voyage en Andalousie, les chants des Romanichels sur le chemin du retour de l’Italie (151), la « chanson tzigane » (190) à Odessa, et évidemment la chanson politique. Celle-ci est rapidement mentionnée à l’occasion de l’évocation de l’été 36, où prennent place une, voire deux, citations masquées :

Perpétuel temps des cerises
C'était un grand bal bleu et blanc
Dans la ville en bras de chemise
Sous un ciel plein de cerfs-volants
Prenaient de nous leur vol oblique
Les chansons de la République

C'était comme une féerie
Aujourd'hui le peuple est le maître
Il se promène dans Paris
Qui met ses drapeaux aux fenêtres
Enfants chantez et rechantez
Le pain la paix la liberté (197-198)

Sont cités ici évidemment « Le temps des cerises » de Jean-Baptiste Clément, mais aussi très certainement la chanson « Le pain, la paix, la liberté » de Robert Goupil et Jean Yatove, qui reprend les mots d’ordre du Front populaire et dont le refrain est :

Chantons tous sans haine et sans colère
Notre espoir en joyeux renouveaux,
Car le Front populaire
Sait voir juste et viser au plus haut,
Ce qu’il faut, c’est que le prolétaire,
Poursuivant ses fertiles travaux,
Donne à la société,
Le pain, la paix, la liberté !

Je mettrai au compte des chansons politiques une chanson d’auteur, qui fait partie ce qu’on appelle l’‘intertexte conjugal’ que le poète développe dans les pages 240 à 243 du poème, et dont il donne les clés dans les notes de la page 252 : « Mais tu m'as chanté la chanson du Rendez-vous des étrangers (243) ».

Cette chanson, « Grenade, mes amours / Grenade, ma Grenade », est, comme le rappelle la note du poème, un « poème de Mikhaïl Svetlov, traduit par Elsa Triolet, musique de Joseph Kosma ». C’est aussi une chanson doublement politique, chanson d’un Russe partant pour la Guerre d’Espagne :

J’ai laissé ma chaumière,
Me suis fait combattant,
Pour qu’à Grenade on donne
La terre aux paysans15.

— et aussi chanson internationale, dont, comme le rappelle Elsa Triolet dans son roman, « les paroles sont d'un Russe, la musique d'un Hongrois », « chantée, en français, par un Espagnol qui la chante pour un petit Italien16 ».

4. Aragon diseur de chanson

Les signes sont nombreux dans Le Roman inachevé, par lesquels Aragon assume son rapport à cet art mineur qu’est la chanson, y compris dans sa propre fabrique poétique. On paraphrasera le jugement de Léo Ferré sur « le vers d’Aragon […] branché sur la musique » en disant que le vers du Roman inachevé est un vers « branché sur la chanson ». Cela se voit particulièrement dans l’utilisation de l’octosyllabe, vers qui se distingue à la fois des vers courts et blagueurs des « Poésies pour tout oublier » (216-222) et des éructations du montreur de la lanterne magique (196-197) et des vers lyriques voire solennels de l’alexandrin et de l’hexadécasyllabe. Ce vers léger est régulièrement dans le poème celui dont la musique fait entendre une chanson : le refrain « Sur le Pont Neuf j’ai rencontré » (15) et la chanson que « chante » le poète « pour passer le temps » (157-158). L’octosyllabe est le vers des textes à refrain, comme celui du « jour de Sacco-Vanzetti » de l’« Intermède français » (133-134) ou celui de la « complainte du progrès » des « Poésies pour tout oublier » (223-226). Il rythme les chants et les danses d’« Après l’amour » (148-155), la « chanson tzigane » et les « polkas » qui sont le fond sonore des souvenirs d’Odessa (189), la musique du bal et les chants du 14 juillet 1936 (197-198).

Aragon assume ce rapport à la chanson jusque dans son métadiscours : c’est sa prosodie et peut-être même aussi sa vie qui sont à l’image d’une chanson :

Et la vie a passé le temps d'un éclair au ciel sillonné
J'écoute au fin fond de moi le bruit de mes propres pas s'éteindre
J'entends ma propre chanson qui se fatigue de se plaindre (183)

Ainsi, lorsque le poète file sa propre image de créateur en instrument de musique à l’instar de Mallarmé et de sa mandore17, il se fait aussi bien violon :

Ce cœur qui me meurtrit est-ce encore moi-même
Quel archet sur ma tempe accorde un violon (235)

— qu'il se fait orgue de Barbarie :

Est-ce que seul il m'est interdit d'oublier la date et l'heure
Et de laisser chanter en moi ce vieil orgue de Barbarie (55)

C’est bien de cet art mineur, celui que fait entendre l’orgue de Barbarie, que parle le poète amateur déclaré de chansons, qui remercie publiquement sa femme de lui avoir « chanté la chanson du Rendez-vous des étrangers » et qui « reprend sa chanson » « au passant qui chante » (239). Et c’est bien de chanson que parlent les octosyllabes du poème « Je chante pour passer le temps » (157-58), qui oppose au lyrisme des grands chants en alexandrins du poème Les Yeux et la mémoire (Aragon 1954b) paru deux ans plus tôt la tranquillité enfin trouvée — c’est du moins ce que le poème déclare et ce à quoi le poète aspire, ce que la suite ne prouvera pas — de l’homme qui a terminé son périple et qui se retire pour goûter la douceur de la vie :

Allons que ces doigts se dénouent
[…]
Nous avons fait des clairs de lune
Pour nos palais et nos statues
Qu'importe à présent qu'on nous tue
Les nuits tomberont une à une (157-58)

Dans Le Roman inachevé, le retour à la chanson et à sa légèreté accompagne un désengagement, désengagement à rebours des grands chants lyriques du poète militant, à rebours d’une poésie volontairement mise au service du combat politique. Dans l’arsenal prosodique du poète, la chanson, c’est aussi en quelque sorte les « doigts [qui] se dénouent ».

 

Poème dont la bande sonore est omniprésente — et avant même qu’on ne mette en musique une partie de ses vers, Le Roman inachevé est un poème souvent musical, comportant au bout du compte peu de chansons à proprement parler, mais dans lequel la chanson, qui lui sert de déclencheur, se fait régulièrement entendre, tant comme référent que comme mode d’expression et comme métaphore de la vie et du regard qu’on y porte. Dans Le Roman inachevé, la chanson sert même à résumer la Révolution russe dont le jeune poète lit l’histoire en voyageant avec Nancy Cunard, cette histoire qu’il résume par le refrain « Et la débâcle et les chansons » (121-122). La spécificité qu’a la chanson dans ce poème n’est pas tant celle d’apparaître de façon protéiforme — et jusque dans ses formules blagueuses, voir « Ça vous a coupé la chanson » (207) — que d’être mise en concurrence et sur un pied d’égalité avec le grand chant, lyrique et pathétique, dont les vers majestueux rappellent les souvenirs de Moscou et la mémoire du groupe Manouchian, les adresses aux jeunes gens et les déclarations d’amour à Elsa. Dans Le Roman inachevé, la cohabitation entre l’art majeur qu’est le chant poétique et cet art mineur qu’est la chanson — fût-elle une simple comptine — est de la même facture que celle qui mêle le vers régulier au vers libre, au verset et à la prose : Le Roman inachevé fait feu de tout bois poétique, aussi bien que de tout bois musical, de l’orgue de Barbarie au grand opéra.

Bibliographie

Aragon, Le Mouvement perpétuel [1925], in : Le Mouvement perpétuel précédé de Feu de joie, Paris : Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1987.

Aragon, Le Crève-cœur [1941], in : Le Crève-cœur & Le Nouveau Crève-cœur, Paris : Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1980.

Aragon, « Arma virumque cano » [1942], in : Les Yeux d'Elsa, Paris : Seghers, 2004.

Aragon, La Diane française [1944], Paris : Seghers, 1988.

Aragon, Mes caravanes [1954a], Mes caravanes, in : Mes Caravanes et autres poèmes, Œuvres poétiques complètes, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 1117-1159.

Aragon, Les Yeux et la mémoire, Paris : Gallimard, 1954b.

Aragon, Le Roman inachevé [1956], Paris : Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1990.

Aragon, « Léo Ferré et la mise en chanson », Les Lettres Françaises, n° 859 du 19 janvier 1961.

Aragon, Le Fou d’Elsa [1963], Paris : Gallimard, 1963.

Ferré, Léo, Les Chants de la fureur, Gallimard, « La mémoire et la mer », 2013, p. 1271-72.

Mallarmé, Stéphane, « Une dentelle s’abolit… » [1887], in : Poésies, Paris : Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1992.

Piégay-Gros, Nathalie, Aragon et la chanson : La Romance inachevée, Paris : Textuel, 2007.

Triolet Elsa, Le Rendez-vous des étrangers [1956], in : Œuvres romanesques croisées d’Elsa Triolet et Aragon, Paris : Robert Laffont, 1967, livres 27-28.

Vian, Boris, « Complainte du progrès » [1956], in : Textes et chansons, Paris : Christian Bourgois Éditeur, 2004, p. 86-88.

Notes

1 Comme Aragon le dira de Léo Ferré : « j’ai innocemment écrit un poème et, lui, il en a fait une chanson, ce dont je serais bien incapable » (in « Léo Ferré et la mise en chanson », pochette du disque Les chansons d’Aragon chantées par Léo Ferré, 1961 et Les Lettres Françaises, n° 859 du 19 janvier 1961). Retour au texte

2 Quelques adaptations par Louis Saguer dans les années 1930, par Francis Poulenc et Georges Auric dans les années 1940 (source : Piégay-Gros 2007 : 62-63). Retour au texte

3 Aragon, « Vers à danser », « Chants du Medjnoûn », Le Fou d’Elsa (1963). Retour au texte

4 Aragon, « La Rose et le Réséda » (1942), rééd. in Aragon 1944. Retour au texte

5 Voir la chanson « Complainte du progrès » de Boris Vian, parue chez Philips au début de l’année 1956. Retour au texte

6 Léo Ferré, « Aragon et la composition musicale », pochette du disque Les chansons d’Aragon chantées par Léo Ferré, 1961 et Les Lettres Françaises, n° 859 du 19 janvier 1961, rééd. Ferré 2013 : 1271-1272. Retour au texte

7 Nursery rhyme : « Comptine ». Retour au texte

8 Voir Triolet 1956. Retour au texte

9 « Arma virumque cano », Aragon 1942 : 27. Retour au texte

10 In Aragon 1941. Retour au texte

11 « Chanson du franc-tireur », « Chanson de l'Université de Strasbourg », in Aragon 1944 ; « Chanson de la caravane d’Oradour », « Chanson de route des porteurs de colombes », in Aragon 1954a. Retour au texte

12 « Chanson du président de la République », « Chanson pour se laver », « Chanson pour mourir d'amour au temps de Carnaval ». Retour au texte

13 Merci à Emmanuelle Lefranc, plus habile que moi, de me l’avoir retrouvée. Retour au texte

14 Chanson dont la reprise la plus célèbre est « La fille du coupeur de joint » (1978) par Hubert-Félix Thiéfaine. Retour au texte

15 Triolet 1956, tome 2 : 224-25. Retour au texte

16 Triolet 1956, ibidem : 256. Retour au texte

17 Voir Stéphane Mallarmé, sonnet « Une dentelle s’abolit… », 1887. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Hervé Bismuth, « La chanson dans Le Roman inachevé », Textes et contextes [En ligne], 15-1 | 2020, publié le 15 juin 2020 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2618

Auteur

Hervé Bismuth

Maître de conférences, Centre Interlangue-Texte, Image, Langage, EA 4182, Université Bourgogne Franche-Comté, 4 boulevard Gabriel, 21000 Dijon, France

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