Texte

Les liens entre l’œuvre d’Aragon et la chanson sont connus. Ils ont été abondamment documentés. Pourtant, nous souhaitions revenir sur ces liens1, en replaçant le questionnement de ces liens dans une réflexion plus globale et plus générale sur la place de la chanson dans le champ culturel et artistique. La chanson reste, et ce même dans l’étude de l’œuvre d’Aragon, abordée dans une volonté de légitimation (la chanson est justifiée par l’aura littéraire du grand poète reconnu qu’est Aragon), et elle est abordée en général dans une direction descendante, allant de l’œuvre d’Aragon vers ses adaptations. Il s’agissait pour nous d’examiner les liens entre Aragon et la chanson dans tous les sens, comme le font les études les plus modernes sur les rapports entre Aragon et la chanson, même si ces études sont souvent scindées en deux, comme c’était le cas du diptyque Aragon et la chanson (Piégay, 2007), qui comportait un volume consacré à l’adaptation en chansons des poèmes et un volume consacré au rapport plus général d’Aragon à la chanson.

Deux hypothèses président à cette approche. La première est que les rapports hiérarchiques qui peuvent exister entre les genres (poésie, roman, chanson) et entre ces genres et les notions qui les accompagnent (auteur, voix, chant) ne se constituent pas dans un simple rapport vertical qui irait, par exemple, de la poésie vers la chanson, mais dans des rapports de domination multiples qui peuvent par exemple associer, par l’intermédiaire du chant ou de la voix, la chanson à une forme originelle d’expression plus intense ou plus pure que la poésie ou le roman, formes élaborées et raffinées de l’expression littéraire. La deuxième hypothèse est que les échanges ne se font pas dans une seule direction mais qu’au contraire, ils se multiplient dans tous les sens, la poésie ou le roman se nourrissant des représentations du chant et de la chanson, voire les constituant comme modèle, de même que la chanson a pour source la poésie. Il s’agissait enfin de partir d’une intuition : pour une bonne partie du public qui continue aujourd’hui à connaître Aragon hors du champ universitaire et de la diffusion scolaire, la poésie d’Aragon est d’abord et avant tout connue par des chansons. Cela a été le cas principalement dans les années 1950 et 1960 où les chanteurs et chanteuses se sont emparés de l’œuvre d’Aragon dans le but explicite de la diffuser le plus largement possible. Cela l’est encore aujourd’hui où un public plus jeune garde le souvenir de cette époque et où de nouvelles chanteuses et nouveaux chanteurs reprennent les adaptations passées et en proposent de nouvelles.

L’intérêt d’Aragon pour ce genre mineur qu’est la chanson a évidemment à voir avec des questions de hiérarchies artistiques. Il s’attache en effet aussi bien à une forme poétique qui a sa tradition et sa noblesse (la chanson à refrain), à la grande tradition du chant épique ou à la chanson populaire. C’est sans doute ce qui explique que, parmi les intellectuels de son temps, il se soit révélé plus qu’un autre réceptif aux chansons de Johnny Hallyday et au phénomène artistique et social que représentait l’œuvre du chanteur « yéyé ». Corinne François-Denève montre comment la réception enthousiaste du couple formé par Aragon et Elsa Triolet (ici désigné par le prénom contracté LouisElsa, à la suite de Pierre Juquin, voir Juquin 2012-2013) contraste avec l’hostilité de l’intelligentsia française. De ce point de vue, face à une institution qui défend la définition canonique de l’art, de la poésie, voire de la chanson, Aragon sait être à l’écoute, à travers l’idée de jeunesse, d’un mouvement qui traverse les hiérarchies. Ce trouble apporté aux hiérarchies culturelles est prolongé par une double élaboration romanesque. Corinne François-Denève montre en effet comment un roman d’Aragon, Blanche ou l’oubli, se saisit du matériau autobiographique que constitue la réception de Johnny par le couple pour construire un roman « feuilletage de chansons » ; elle montre aussi comment ce matériau a été réélaboré par Daniel Rondeau, dans un roman à la fois très hallydien et très aragonien, L'âge-déraison, Véritable biographie imaginaire de Johnny H (Rondeau, 1982). La circulation de la chanson dans le champ artistique conduit ainsi à une élaboration romanesque raffinée qui permet de suivre au mieux son intégration dans un domaine artistique canonique.

On retrouve ce processus dans l’article de Dominique Massonnaud consacré à la présence des chansons dans les romans d’Aragon. D’une part, les chansons que cite Aragon sont déjà prises dans un jeu complexe d’échange entre culture canonique et culture populaire : des chansons peuvent être tirées de la grande tradition de l’opéra, être considérées comme expressions populaires d’un moment historique, et être réintégrées dans le roman sous forme de témoignage mémoriel. D’autre part, les chansons exemplifient de façon marquante le processus de création à l’œuvre chez Aragon. Elles constituent à la fois des manifestations particulièrement fortes d’une affectivité, mettant ainsi en avant de façon particulièrement efficace la subjectivité des personnages impliqués, et une continuité presque lyrique qui favorise une fusion par-delà la discontinuité épisodique du roman. Dominique Massonnaud exemplifie ce processus de création à partir de l’exemple précis de l’usage du mot « cocodettes » qui favorise, dans Les Voyageurs de l’impériale, une écriture poétique du roman. La chanson, avec toute la complexité de sa situation dans le champ culturel, est ainsi utilisée pour exhausser le statut artistique du roman.

Hervé Bismuth propose une approche parallèle, portant cette fois-ci sur la présence des chansons dans le recueil, Le Roman inachevé. Là encore les chansons appuient l’émergence des souvenirs et constituent une mémoire culturelle globale où se mêlent culture canonique et culture populaire : l’opéra (Norma, Verdi) côtoie la chanson populaire, soit traditionnelle (« Sur le Pont neuf, j’ai rencontré »), soit de variété (Yvonne George). De ce point de vue, Le Roman inachevé marque une forte évolution par rapport aux positions prises par Aragon dans les années 1940. La hiérarchisation traditionnelle entre la noblesse du « chant » et la roture de la « chanson » était alors clairement affirmée ; dans Le Roman inachevé en revanche, elle est désormais abolie : « La plus banale romance / M’est l’éternelle poésie ». Ce mélange des références dans la « bande son » de ce recueil va de pair avec une écriture poétique qui s’oriente explicitement vers la chanson – orientation qui apparaît notamment dans l’écriture des poèmes. Cette écriture ne donne pas vraiment lieu à des poèmes adoptant la forme de la chanson, mais choisit une prosodie dont la légèreté pointe déjà vers la mise en chanson – il n’est alors pas étonnant que Le Roman inachevé soit le recueil qui a donné lieu au plus grand nombre d’adaptations. La chanson ainsi mêlée au grand art dessine un horizon du « chant », sans distinction, qui assure à la poésie son statut d’exception, non seulement dans ses propres limites, mais la dépassant vers l’extérieur, vers sa future mise en musique.

Marianne Delranc propose une approche similaire mais concentrée sur un poème unique, « Quai de Béthune ». Il s’agit dans ce poème sous-titré « chanson » d’associer autant que possible la poésie à une musique implicite. Sortis du « silence » dont il faudrait faire entendre la « musique », les rythmes et sonorités du poème cherchent à recréer le chant. Ce chant est associé, comme dans les romans, à la mémoire et à la continuité. Il crée en particulier une continuité entre différents poètes éparpillés dans l’histoire littéraire. De ce point de vue, on comprend bien comment l’association à la chanson, en ramenant la poésie à un chant originel qui traverserait les œuvres singulières pour construire la grande communauté des poètes, par-delà les siècles et par-delà les différences individuelles, expose la valeur exceptionnelle de la poésie. Si la chanson tend ainsi dans « Quai de Béthune » à être plutôt rattachée à une valeur « musicale » traditionnelle (verlainienne, par exemple) de la poésie, elle permet encore à la poésie d’aller puiser, dans un genre populaire, le fantasme d’une origine fondatrice et unifiante.

Enfin, c’est encore une perspective inverse qu’adopte l’article de Stéphane Hirschi, consacré à un album de Léo Ferré, Léo Ferré chante Aragon, qui transpose en chansons des poèmes choisis majoritairement dans Le Roman inachevé. Le chanteur choisit les poèmes, les redécoupe, les organise selon une logique propre qui est celle du disque. Les effets de contrastes, thématiques et musicaux, construisent un parcours qui fait de l’album une œuvre à part entière, parfois éloigné des colorations et des intentions initiales. Mais on peut penser que subsiste une continuité d’Aragon à Ferré qui prolonge dans l’œuvre d’un chanteur et dans sa diffusion la réception de la poésie aragonienne.

L’ensemble des articles montre ainsi comment la chanson joue un rôle essentiel dans l’œuvre d’Aragon, mais un rôle multiforme. Certes, des constantes apparaissent, et notamment un lien à la mémoire et à la temporalité qui fait de la chanson le signe privilégié de la continuité dans la transmission et qui lui permet donc de témoigner du caractère absolu de la poésie, qui conserve une essence par-delà ses multiples singularités, par-delà les ruptures de son existence réelle et de son histoire. Cependant, ces constantes se déploient dans une multitude de directions, qui vont de la vie vers la chanson puis le roman, de la poésie vers la chanson, du chant vers le roman, du chant vers la poésie, de la poésie vers l’album, en bousculant systématiquement les hiérarchies établies dans le champ culturel. Paradoxalement, ce bouleversement sert une image traditionnelle, très confiante dans les pouvoirs de la littérature (ou de la poésie) à unir toute la diversité culturelle et la discontinuité historique. C’est cette confiance qui fait d’Aragon un grand romancier, un grand chanteur, un grand poète.

Bibliographie

Juquin, Pierre, Aragon, un destin français, 2 tomes, Paris : La Martinière, 2012-2013.

Piégay Nathalie, Aragon et la chanson, t. 1 : La Romance inachevée, t. 2 : Les manuscrits mis en chansons, Paris : Textuel, 2007.

Rondeau, Daniel, L'âge-déraison, Véritable biographie imaginaire de Johnny H, Paris : Seuil, 1982.

Notes

1 Ce dossier est le témoignage de la journée d’étude « Aragon et la chanson » organisée le 14 février 2019 dans le cadre du programme biennal « Chanson populaire : pop et folk songs, tubes et zinzin » de l’axe LmM (Littérature, arts mineurs, Arts Majeurs) du Centre Pluridisciplinaire Textes et Culture (CPTC, Dijon). Cette journée a été réalisée dans le cadre d’une collaboration entre l’axe LmM (Littérature, arts mineurs, Arts Majeurs) du Centre Pluridisciplinaire Textes et Culture (CPTC, Dijon) et de l’axe Modèles et Discours du Centre Interlangues Texte, Image, Langage (Dijon). Retour au texte

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Référence électronique

Hervé Bismuth et Henri Garric, « Aragon et la chanson », Textes et contextes [En ligne], 15-1 | 2020, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2607

Auteurs

Hervé Bismuth

Maître de conférences, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université Bourgogne Franche-Comté/UFR Lettres-Philosophie, 4 boulevard Gabriel, 21000 Dijon, France

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Henri Garric

Professeur en Littératures comparées, Centre Pluridisciplinaire Textes et Cultures (EA 4178), Université de Bourgogne/UFR Lettres-Philosophie, 4 boulevard Gabriel, 21000 Dijon, France

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