Les emplois stéréotypiques des temps narratifs en français

  • The Stereotypical Use of Narrative Tenses in French

Résumés

Cet article se propose de rendre compte de la concurrence entre le passé simple et les autres temps de l’indicatif qui peuvent avoir des emplois narratifs en français (passé composé, imparfait narratif, présent historique, futur historique, allait + inf. et devait + inf.) en décrivant la sémantique des temps (dans leur emploi narratif) sur un modèle stéréotypique. L’étude de corpus sur deux verbes, naître et mourir, montre des corrélations entre le choix du temps narratif et plusieurs facteurs : présence, nature et position du sujet et de différents compléments. Ces facteurs sont directement liés à l’insertion de l’énoncé dans le discours. Chaque temps peut ainsi être défini par des structures syntaxiques stéréotypiques qui lui sont propres, et qui peuvent être réalisées (énoncés prototypiques) ou non (emplois atypiques). L’imparfait narratif et le futur apparaissent particulièrement liés à des stéréotypes, tandis que le présent est le temps le moins marqué.

This paper aims at accounting for concurring uses of the passé simple and other French tenses with narrative uses (passé composé, imparfait narratif, historical present, historical future, allait + inf. and devait + inf.) by describing the meaning of the tenses in their narrative use in the framework of the theory of the stereotypes. A corpus study on two verbs, naître and mourir, shows correlations between the choice of the narrative tense and several factors: the presence, nature and position of the subject and of other complements. These factors are related to the insertion of the utterance in the discourse. Each tense can therefore be defined by some stereotypical syntactic structures, which may either be realized (in prototypical utterances) or not (atypical uses). The imparfait narratif and the historical future seem to be strongly associated with stereotypes, while the present is the less marked tense.

Plan

Texte

Les théories faisant intervenir la notion de stéréotype ont été développées pour la sémantique lexicale, qui reste leur principal champ d’application (Putnam 1975, Schwarze 1996, Kleiber 1990, Anscombre 1995, 2001). Cet article tente une application dans le domaine de la sémantique grammaticale, plus précisément à la sémantique des temps verbaux.

En effet, les problèmes rencontrés pour associer les temps à un sens sont semblables à ceux de la sémantique lexicale. Les définitions par des conditions nécessaires et suffisantes se heurtent à de nombreux contre-exemples. Les conséquences en sont d’autant plus radicales que les temps verbaux sont un ensemble fermé, où chaque temps se définit par rapport aux autres. Si l’on admet que les temps grammaticaux ont une valeur temporelle, le présent de l’indicatif doit ainsi être défini comme une forme neutre si l’on retient pour sa définition l’intersection de tous ses emplois, puisqu’il est compatible avec une référence au passé, au présent et à l’avenir du locuteur (relation R/S si l’on utilise les points de Reichenbach, couramment employés pour décrire la sémantique des temps) et avec tous les aspects (relation R/E). Il en va de même pour le futur simple (référence à l’avenir, futur épistémique référant à des événements présents, futur historique référant au passé) et pour l’imparfait (événements passés, prospectif du passé, emplois dits modaux référant au présent ou à l’avenir). On rencontre des difficultés comparables si l’on opte pour une définition discursive des temps verbaux : les instructions qui seraient celles de l’imparfait d’après Kamp / Rohrer (1983) et leurs successeurs (p.ex. Vet 1985) sont difficilement valables pour l’ensemble des emplois de ce temps, en particulier pour l’imparfait narratif.

Si les temps ont des emplois multiples, certains de leurs emplois apparaissent en revanche comme marqués par rapport aux autres et ont pu être qualifiés de métaphoriques ou figurés, parce qu’il sont associés à certains effets – emphase, prise de position du locuteur – ou à des restrictions d’emploi. Il semble pertinent de décrire les emplois des temps de façon hiérarchisée, certains étant plus typiques que d’autres du temps en question.

Cette approche ne va pas à l’encontre d’une description sémantique unifiée de chacun des temps ; au contraire, elle permettrait de rattacher à un noyau (les emplois typiques) des emplois plus marginaux. En particulier, elle est compatible avec la solution prônée par Confais (1995), qu’il développe à propos de la polysémie de l’imparfait :

A5. aucune de ces diverses lectures ne doit être privilégiée : on peut les considérer toutes comme des réalisations contextuelles particulières (désignés) d’un signifié fondamental qui les transcende. Confais (1995 : 62)

Considérer tous les emplois d’une forme sans en privilégier aucun est une démarche qui garantit l’absence d’a priori. Mais rien n’interdit de d’établir finalement une hiérarchie entre les emplois, si elle se base sur des critères objectifs constatés sur corpus.

Les temps du passé en français se prêtent bien à cette approche : tous les temps de l’indicatif ont un emploi narratif. Pour décrire une situation de concurrence, on peut définir comme marquée la forme (ici, le temps) qui est compatible avec moins de contextes qu’une autre, c’est-à-dire dont l’emploi est dépendant de facteurs syntaxiques, sémantiques et discursifs. Cet article cherche à préciser quels facteurs interviennent dans la concurrence, par une étude statistique portant sur l’ensemble des temps concernés. Il ne tentera pas de définir directement la sémantique des temps verbaux – en particulier, il ne cherchera pas à préciser si les temps sont porteurs ou non d’instructions temporelles –, mais celle-ci se dessinera indirectement, à travers le profil typique de chacun d’eux.

Dans un premier temps, nous verrons comment cette concurrence entre les temps narratifs est décrite dans la littérature, et comment on peut l’aborder sur le modèle de la théorie des stéréotypes ; puis je préciserai la méthode d’étude sur corpus, avant de présenter les résultats de cette étude.

1. Problématique

1.1. Les temps narratifs en français

Par emploi narratif, j’entends les emplois d’un temps dans des énoncés situant un événement dans le passé du narrateur (qui peut ou non coïncider avec le locuteur, ce qui inclut les récits de fiction), lorsque cet événement fait progresser le récit. De tels emplois sont parfois appelés perfectifs ;1 il correspond également à l’aoristique tel que le définit Culioli (1999 : 138sq). Je garderai le terme narratif qui est habituellement associé à ces emplois de l’imparfait, du présent et du futur.2

1.1.1. Une situation de concurrence

Cet emploi est l’emploi habituel du passé simple (PS). Il peut cependant être assuré par un passé composé (PC), présent narratif, un imparfait narratif, un futur historique (futur simple –FS – ou futur périphrastique – FP –, et la variante devait + infinitif), et même par un Plus-que parfait (PQP)3. J’appellerai ‘temps narratifs’ les temps capables d’un emploi narratif. Même si l’on suppose que pour tous ces temps ou une partie d’entre eux il s’agit d’emplois métaphoriques ou secondaires, on n’en est pas moins en présence d’une véritable concurrence. En effet, le test communément utilisé pour identifier ces emplois narratifs est la substitution possible avec un passé simple. Ainsi, ceux qui distinguent deux emplois du PC, d’une part comme résultatif présent et d’autre part comme temps du passé, justifient cette distinction par la possibilité de remplacer le PC par un PS dans le second cas, mais pas dans le premier (Vet 1980, Vetters 1996 : 156-157). D’après Barcelo / Bres (2006), le PC peut être remplacé par un PS, sauf s’il est trop ancré dans le discours ; inversement, un PS serait toujours remplaçable par un PC.

De même, Desclés (2000) définit l’imparfait de nouvel état (correspondant à ce que j’appelle ici ‘imparfait narratif’) par la propriété de substitution avec un PS ou un PC. Brès (2005 : 171) note également que l’imparfait narratif est presque toujours remplaçable par un PS ou un PC, sauf lorsqu’il est associé à une régression et non à une progression dans le temps ; inversement, un imparfait narratif peut presque toujours se substituer au passé simple ou au PC.4 L’imparfait dans son emploi narratif accepte ainsi les compléments de durée, avec lesquels il est généralement incompatible dans son emploi cursif.5 En outre, il accepte la substitution dans les deux sens avec un présent narratif, sauf lorsque l’imparfait a une valeur conclusive (Bres 2005 : 178sq).

Le présent a la particularité, dans les énoncés référant au passé, de pouvoir commuter aussi bien avec un imparfait (emplois non narratifs) qu’avec un PS ou un PC (emplois narratifs). Il semble limité par une incompatibilité avec les déictiques temporels ancrés dans le présent du locuteur, comme hier. Cependant, même cette limitation n’est pas absolue : Barcelo / Bres (2006) notent qu’elle peut être négligée dans les titres, en début de récit ou pour établir un contraste. On trouve encore d’autres contre-exemples :

(1) - En quoi la morphologie permet-elle de repenser les schémas de l’évolution de l’homme ?
- Elle est au cœur des théories de l’évolution. Le terme morphologie est inventé par Goethe – le grand poète allemand – il y a deux siècles, et nous lui avons progressivement donné une véritable assise scientifique. (Télérama 3137, 24 février 2010, p.17)

Enfin, le futur historique, qui implique normalement une anticipation de la part du locuteur (prophétie rétrospective) peut avoir un rôle véritablement narratif où le futur, utilisé pour décrire une étape dans une succession chronologique, apparaît comme une simple variante du PS :

(2) Il épousa Pauline, seconde fille de sainte Paule, mais elle mourra en 397, après seulement trois ans de mariage. Il fit alors dire un office pour le repos de son âme, et offrit un festin à tous les pauvres de Rome. (Wikipédia, article Pammaque)

Les différents temps narratifs peuvent donc largement se substituer les uns aux autres ; on les trouve aussi en alternance dans un même texte, voire une même phrase, sans que l’on puisse toujours expliquer ces choix :

(3) Ils auront ensemble deux enfants : Marguerite qui est née en 1920 et Joseph qui naquit en 1924. (Le Parisien, 2002-04-26)

Damourette et Pichon (1911-1936 : 389) relevaient déjà ces alternances et condamnaient celles auxquelles ils ne trouvent aucune justification.

Une situation où (au moins) six temps différents peuvent commuter entre eux représente évidemment une difficulté pour toute théorie qui cherche à définir sémantiquement les différents temps.

1.1.2. Les particularités de chaque temps

Il semble donc difficile de trouver des critères qui interdisent l’emploi de l’un ou l’autre des temps narratifs. En revanche, les auteurs qui acceptent la substitution des différents temps avec le PS ne considèrent que rarement ces temps comme de véritables synonymes, même dans leur emploi narratif, et il semble que certains contextes favorisent le choix de l’un ou l’autre.

Tout d’abord, certains de ces temps ne seraient qu’exceptionnellement narratifs, et peu aptes à créer un récit à eux seuls. Ainsi, les imparfaits narratifs ne se trouvent pas ordinairement en série, mais plutôt parmi d’autres temps narratifs (Labeau 2009 : 81). Les séries d’imparfaits narratifs seraient limités à certains types de textes, en particulier les romans de Simenon et le reportage sportif. Kouliev (2003 : 167) cite ainsi un match de tennis dans le Dauphiné Libéré entièrement rapporté à l’imparfait, après l’exposition des faits au PC. De même, on admet généralement qu’à l’écrit, on évite les récits entièrement au PC (Bres / Barcelo 2006 : 157), et que ce temps dans son emploi narratif nécessite d’être accompagné d’autres temps narratifs (Labeau 2007).

D’autre part, il a été noté depuis longtemps que le choix de certains temps n’était pas neutre : en particulier, l’imparfait narratif et le présent narratif seraient porteurs d’une emphase, ou d’une participation affective du locuteur. Le présent narratif est traditionnellement considéré comme un emploi figuré, qui permettrait de faire revivre les événements passés, et on lui attribue un effet de dramatisation, en particulier lorsqu’il alterne avec des temps du passé (Damourette / Pichon 1911-1936 : 371, Facques 2005, Barcelo / Bres 2006). Barcelo / Bres (2006 : 132) montrent cependant que la dramatisation est plutôt le fait de l’alternance des temps que du présent lui-même, et que dans un récit au présent, la dramatisation peut être portée par un énoncé au PC.

Les effets propres à l’imparfait narratif sont souvent rapportés à son emploi principal, non narratif : l’imparfait permettrait, même dans son emploi narratif, une vision cursive de l’événement, d’où un effet d’arrêt sur image, de caméra rouillée, de mise en suspens, de « point d’orgue, d’accélération ou au contraire de décélération (Gosselin 1996, Desclés 2005), qui met en valeur l’événement à l’imparfait. Ainsi, pour Damourette et Pichon (1911-1936 : 208), l’imparfait « nous reporte à l’époque où le phénomène se passait et nous le présente dans son déroulement même et, par conséquent, avec toute sa couleur affective ». Ils donnent un exemple oral (4) où l’imparfait peut être opposé au PC, plus neutre :

(4) L’année dernière, on a récolté des poires à plein panier et huit jours après on les jetait (ex. oral, 1930)

« Mme HZ, en bonne ménagère qu’elle est, s’arrête pour s’apitoyer sur le lamentable tableau du jettement des poires après les espoirs qu’avait donnés une aussi abondante cueillette ». Le PC, au contraire, serait neutre, et donc insuffisant dans cette situation. Damourette et Pichon proposent, pour rendre l’effet produit par l’imparfait dans cet exemple, d’ajouter un verbe : « (…) et huit jours après on a été obligé de les jeter ».

En fait, dans cet exemple, l’imparfait n’est pas tant lié à la valeur affective de l’événement qu’à la structure du discours : avec les mêmes regrets, Mme HZ pourrait difficilement employer l’imparfait sans la phrase au PC qui le précède, c’est-à-dire sans la mise en parallèle de deux événements par deux énoncés verbaux (récolte / ‘jettement’) :

(5) L’année dernière, on a été obligé de jeter / ?? jetait les poires récoltées à plein panier huit jours avant.

La tonalité affective peut s’expliquer comme un simple effet de la mise en parallèle des deux événements au moyen de l’imparfait. D’ailleurs, le lien de l’imparfait narratif avec l’argumentation paraît évident : ce temps est particulièrement apte à exprimer une conclusion :

(6) Elle le vit, se montra, sourit. Le soir même, il était son amant. (Maupassant, Le lit, cité par Weinrich 1973 : 133)

Il est donc naturellement privilégié en fin de récit ou en fin de séquence narrative (Weinrich 1973, Imbs 1960 : 93). D’après Weinrich (1973 : 169), l’apparition historique de l’imparfait narratif correspondrait à la période (première moitié du xixe siècle) où les récits cessent d’être terminés par une partie conclusive qui commente l’action et en tirent la morale. L’imparfait narratif permettrait de conclure directement sur le récit.

Le PC est également souvent utilisé pour ouvrir ou conclure un récit au présent ou au PS (Barcelo-Bres 2006 : 155, 160). Enfin, le futur historique, du fait de l’opposition entre son sens habituel (la référence à l’avenir) et son emploi narratif rétrospectif, produirait « un effet de sens de piquant » (Barcelo / Bres 2006 : 111). Celle (1997 : 182) le caractérise comme une implication du locuteur : « cette valeur appréciative issue du décrochage temporel qu’introduit le futur est la caractéristique du futur historique. »

Tous ces facteurs qui favoriseraient le choix de certains temps narratifs par rapport aux autres sont clairement d’ordre discursif : ils portent sur l’insertion de l’énoncé dans un discours, sur son utilisation dans une argumentation.

1.2. La théorie des stéréotypes appliquée aux temps

La théorie des stéréotypes, apparue dans les années soixante-dix (Putnam 1975, Rosch 1977), permet de rendre compte des frontières floues de la signification des lexèmes. La signification d’un lexème est décrite comme un ensemble de propriétés qui ne sont pas celles de la catégorie définie par le lexème, mais celle du prototype de la catégorie. Autrement dit, un référent ne doit pas nécessairement posséder toutes les propriétés du stéréotype pour faire partie de la catégorie, et l’appartenance est graduelle. Les propriétés peuvent être hiérarchisées, certaines pouvant être obligatoires. Reboul / Moeschler (1998) résument cette position en disant que « [le] stéréotype inclut toutes les propriétés nécessaires et suffisantes et certaines autres en plus. ». Je reprends ici la terminologie la plus courante, définie par exemple par Kleiber (1990 : 60) : « l’objet qui est le meilleur exemplaire d’une catégorie [est nommé] prototype, et […] le concept qui lui correspond, stéréotype. »6

Il existe de nombreuses variantes de cette théorie. Le concept, c’est-à-dire le stéréotype est, dans la définition de Putnam et de nombreuses variantes ultérieures, défini par un ensemble de propriétés. Anscombre (2001 : 60), à la suite de Fradin (1984), le définit en revanche par un ensemble de phrases : « le stéréotype d’un terme est une suite ouverte de phrases attachées à ce terme, et en définissant la signification. Chaque phrase du stéréotype est, pour le terme considéré, une phrase stéréotypique ». Dans les deux cas, ensemble de phrases ou ensemble de propriétés, le stéréotype est une liste ouverte, partagée par une communauté linguistique.

Le point commun à toutes ces variantes est d’inclure dans le sens du mot le potentiel argumentatif de ce mot. La TAL défendue par Anscombre dans sa théorie des topoï postule que tout énoncé E1 est un argument pour une conclusion E2, tirée explicitement ou non (Anscombre 2001 : 66). Les stéréotypes sont une illustration de ce principe : ils expliquent le caractère surprenant de certains enchaînements discursifs :

(7) ? C’est un oiseau, mais il vole. (Kleiber 1990 : 37)
(8) Max a cherché, mais *il a trouvé / il n’a pas trouvé. (Anscombre 2001 : 62)

L’acceptabilité douteuse de ces phrases repose sur les stéréotypes liés à oiseau et à chercher : c’est-à-dire respectivement, pour Kleiber, la propriété voler (qui fait partie du stéréotype du mot oiseau), et pour Anscombre, la phrase stéréotypique Quand on cherche, on trouve.

Le cas d’un oiseau qui ne vole pas, ou de quelqu’un qui cherche sans trouver, est parfaitement acceptable, car voler ou trouver ne sont pas des conditions nécessaires pour définir oiseau ou chercher ; mais ces emplois du mot qui vont à l’encontre d’un stéréotype ne permettent pas les mêmes enchaînements discursifs qu’un emploi conforme au stéréotype.

La sémantique des temps serait bien décrite par une structure stéréotypique : on a vu qu’il était difficile de trouver des contextes incompatibles avec l’un ou l’autre des temps narratifs, mais qu’ils avaient vraisemblablement des contextes privilégiés. On peut avancer l’hypothèse que ces contextes seraient privilégiés parce que conformes au stéréotype du temps.

Il paraît certes difficile de dégager des propriétés stéréotypiques pour chaque temps, qui viendraient s’ajouter aux propriétés passé et narratif (ou perfectif, ou aoristique) liées à l’emploi narratif, ou de définir le stéréotype de chaque temps par des phrases, sur le modèle d’Anscombre (2001). En revanche, on peut observer dans l’emploi des temps les conséquences d’une signification de nature stéréotypique, en précisant les caractéristiques les plus fréquemment associées à chacun des temps. Cette méthode a déjà été appliquée aux catégories grammaticales de temps et d’aspect dans un contexte contrastif : Dahl (1985) fait explicitement référence à la théorie des prototypes pour classer les emplois des différentes catégories verbales du plus au moins typique de cette catégorie ; les emplois sont toutefois définis sémantiquement et non sur des critères syntaxiques. Rebotier (2006, 2009) tente également de définir la sémantique des temps du futur comme une structure stéréotypique, par la comparaison de leurs emplois dans trois langues dans un corpus de traduction.

Il s’agit ici de définir les temps du passé en concurrence en français pour l’emploi narratif. Les études antérieures permettent de penser que les arguments présents dans la phrase (aussi bien circonstants que compléments régis par le verbe), et leur position présentent une corrélation significative avec le choix du temps. L’étude systématique de ces facteurs sur corpus permettrait de décrire les contextes syntaxiques privilégiés par chacun des temps. Ces facteurs syntaxiques ont un lien évident avec la structure informationnelle de l’énoncé, et donc avec son insertion dans le discours et avec son rôle argumentatif. On pourrait ainsi définir le stéréotype des temps par des structures phrastiques stéréotypiques.

1.3. Méthode

Les critères retenus sont les suivants :

  • la nature et la position du sujet,
  • la présence, la nature et la position d’un éventuel complément temporel,
  • la présence et la position d’éventuels arguments propres au lexème verbal.

Ces facteurs sont fortement dépendants du verbe employé. Afin de faire varier uniquement le facteur temps, j’ai choisi de comparer les temps utilisés avec un même lexème verbal. Ainsi, les tendances statistiques dégagées pourront être attribuées au temps. Les verbes choisis, naître et mourir, sont deux verbes clairement téliques, qui se trouvent fréquemment en emploi narratif dans les biographies. Le corpus étudié est la version française de Wikipédia (occurrences relevées entre septembre et novembre 2009) : ce corpus offre suffisamment d’occurrences de chacun des verbes pour permettre des conclusions statistiques. J’ai relevé toutes les occurrences de ces deux verbes à la troisième personne du singulier de tous les temps de l’indicatif dans l’ensemble de l’encyclopédie en ligne. Je n’ai pas conservé le plus-que-parfait, dont les emplois véritablement narratifs semblent rares dans ce corpus, ni le conditionnel, pour la même raison. En revanche, j’ai admis comme formes concurrentes le futur périphrastique aller + infinitif aussi bien lorsque l’auxiliaire était au présent qu’à l’imparfait, et la variante devait + infinitif. Les formes obtenues se trouvent souvent dans des biographies, mais aussi dans d’autres types d’articles.

Les études antérieures permettent de prévoir, entre les temps et certains de ces facteurs, des affinités, que je préciserai en détaillant chacun des facteurs. Cependant, on trouve surtout des études consacrées soit à un temps en particulier, soit à l’ensemble des formes verbales présentes dans un corpus, sans distinguer les emplois narratifs des autres emplois des temps (le présent référant au présent ou à l’avenir du locuteur, l’imparfait ‘classique’, non narratif, c’est-à-dire essentiellement cursif ou itératif). Or il s’agit ici d’expliquer les emplois des temps lorsqu’ils sont en concurrence. J’ai donc retenu uniquement les emplois narratifs.7 Ce tri ne pouvait se faire que manuellement ; pour les temps les plus représentés (présent, PS, PC), j’ai étudié des échantillons de 1000 occurrences environ.8 Le corpus obtenu après élimination des emplois non narratif est détaillé dans le tableau 1.

Il va de soi que les observations faites seront valables pour le corpus étudié. Afin de voir si les tendances observées dans l’encyclopédie se retrouvent dans un autre type de corpus, j’ai fait une étude complémentaire pour le verbe naître sur un corpus de presse en ligne (portail de l’université de Leipzig). A la différence de Wikipédia, ce corpus contient peu de biographies, même s’il arrive que certains articles de journaux retracent ponctuellement le parcours d’un personnage. Le nombre d’occurrences plus limité (2 910) ne permettra cependant pas d’en tirer les mêmes conclusions statistiques que du corpus principal (environ 35 000 occurrences pour chacun des verbes).

2. Résultats

La première constatation est que la fréquence relative des différents temps varie sensiblement entre les deux verbes : le PS et le présent s’emploient nettement plus souvent avec le verbe mourir qu’avec naître, et inversement, le PC est beaucoup plus fréquent avec naître.

Tableau 1. Répartition des temps en emploi narratif dans le corpus Wikipédia

  naître   mourir
    %     %
PS 3 467 10,3   11 216 30,9
imparfait 135 0,4   89 0,2
PC 23 240 68,8   7 872 21,6
présent 6 277 18,6   16 287 44,6
FS 484 1,4   929 2,5
FP 146 0,4   32 0,1
allait + inf 27 0,1   8 0
devait +inf 16 0   76 0,2
Total 33 792 100   36 509 100

Wikipédia est une encyclopédie coopérative, à laquelle peut contribuer toute personne qui se juge compétente. On peut s’attendre à y trouver une langue plus spontanée que dans les corpus littéraires ou journalistiques.9 Il existe cependant des recommandations pour la rédaction des articles, sous la forme des conventions de styles. Au moment où j’ai rassemblé le corpus, les consignes étaient claires concernant l’emploi des temps dans les biographies :

Les articles de nature biographique débutent par une courte introduction indiquant en caractères gras le nom de la personne, suivi de son éventuel pseudonyme, son métier, sa nationalité et les lieux et dates de sa naissance et de sa mort (le cas échéant). (…) On utilise le présent, même pour une personne décédée, afin de ne pas alourdir la lecture, de même que le présent de narration (ou « historique ») est préférable dans le corps de l'article au passé simple ou à l’imparfait. (Wikipédia, convention de style, page consultée le 15 décembre 2009)

On voit que les recommandations ne sont que partiellement suivies, puisque le présent représente moins de la moitié des occurrences pour chacun des verbes, moins de 20% pour naître. D’ailleurs, ces normes sont fréquemment discutées et remises en question par les contributeurs. Les critiques ont abouti à une modification de la convention de style, qui actuellement ne propose plus de norme concernant les temps en biographie (page consultée le 14 mars 2010). En outre, les écarts par rapport aux recommandations peuvent s’expliquer en partie par un décalage temporel : les articles peuvent être évalués et éventuellement modifiés après leur mise en ligne. La première version ne respecte pas toujours les recommandations, mais les modifications que j’ai pu constater en consultant l’article quelques semaines ou quelques mois après la constitution du corpus tendent presque toujours à instaurer un présent, conformément à la convention de style.

La répartition est assez différente dans le corpus de presse :

Tableau 2. répartition des temps pour naître en emploi narratif dans le corpus de presse

total %
PS 68 2,34
imparfait 50 1,72
présent 234 8,04
PC 2509 86,2
FS 25 0,86
FP 14 0,48
allait 5 0,17
devait 5 0,17
Total 2910 100

Il semble donc bien que le lexème verbal et le type de texte soient deux facteurs importants pour le choix du temps narratif.

La recherche de corrélations entre les temps et chacun des critères retenus a été faite en calculant le χ² et le V de Cramer, basé sur le χ². Les valeurs du coefficient de Cramer pour les facteurs examinés sont les suivantes :

Tableau 3. V de Cramer pour la répartition selon le temps et différentes variables dans le corpus Wikipédia

naître mourir
nature du sujet 0,41 0,1
position du sujet 0,49 0,12
présence d’un complément de temps 0,18 0,09
présence d’un complément de temps antéposé 0,31 0,2
présence d’un objet prépositionnel en ‘de’ 0,34
présence d’un objet prépositionnel en ‘de’ antéposé 0,45
date avant / après 1900 0,27 0,39
date avant / après 1800 0,21 0,35

Le coefficient de Cramer varie entre 0, pour l’indépendance absolue des variables (la répartition en fonction du facteur étudié est la même pour chacun des temps), et 1, pour une dépendance maximale (chacun des temps n’aurait par exemple que des sujets postposés ou que des sujets antéposés, si le facteur étudié est la position du sujet). Ces facteurs présentent tous une corrélation de degré variable avec le temps du verbe, et pour certains (V > 0,4), une corrélation forte.

2.1. Nature du sujet

Les êtres vivants ne sont pas seuls à naître et à mourir. C’est aussi le cas des sentiments, des idées, des empires, et même des objets matériels. Dans le corpus Wikipédia, près de 20% des sujets de naître ne sont pas animés.10

La nature du sujet est un premier critère pertinent dans le choix des temps : le PS et le PC présentent une affinité avec les sujets animés. Les autres formes, et particulièrement l’imparfait et les futurs, privilégient au contraire un sens figuré du verbe. Il est connu que l’imparfait est globalement plus souvent associé à des sujets inanimés que le PS ou le PC : Reid (1977) trouve 95,5% d’humains parmi les sujets du PS contre seulement 79,5% parmi les sujets de l’imparfait, et Labelle (1987 : 8) confirme ces résultats en comparant les sujets du PC et de l’imparfait sur un corpus oral. Cela s’explique bien pour les emplois dits imperfectifs de l’imparfait (réservé à l’arrière-plan, dans la terminologie de Weinrich 1973). 11 Il est plus surprenant de constater que ce trait vaut aussi pour l’imparfait narratif.

Le sens figuré de mourir est nettement plus rare, mais la même tendance est esquissée : les temps qui présentent quelques sujets inanimés sont l’imparfait et les futurs.

Fig. 1. Proportion de sujets animés par temps dans Wikipédia

Fig. 1. Proportion de sujets animés par temps dans Wikipédia

Tableau 4. Proportion de sujets animés par temps dans les deux corpus

Wikipédia presse
naître mourir naître
moyenne du corpus 85,8 99,9 44,3
PS 85,5 100 51,5
PC 93,9 99,9 45,7
Présent 64,2 100 36,8
imparfait 21,5 97,8 28
FS 49,2 99,9 12
FP 14,4 90,6 0
allait + inf 7,4 100 0
devait + inf 31,3 100 60

Le corpus de presse contient naturellement beaucoup moins de biographies, et l’emploi de naître pour référer à une naissance non biologique y est beaucoup plus fréquent (55,7% des occurrences narratives). Les tendances par temps sont cependant à peu près les mêmes : le PS et le PC ont toujours une proportion de sujets animés supérieure à la moyenne du corpus, l’imparfait et les futurs présentant les taux les plus bas.12

2.2 Position du sujet

La position du sujet après le verbe (couramment appelée inversion du sujet) est assez rare en français dans les assertives, et n’est pas toujours possible (cf. Engel 1986 : 331sq). Dans le corpus Wikipédia, 6,9% des sujets du verbe naître sont postposés. A nouveau, le phénomène concerne très peu le verbe mourir (moins de 0,5%).

La relation entre la position du sujet et le choix du temps a été peu étudiée. Engel (1986) émet l’hypothèse que le verbe est ainsi mis en valeur : le verbe lui-même dans le cas d’un PS, mais l’auxiliaire avec un PC, ce qui pourrait expliquer le choix de l’un ou l’autre temps. Cette hypothèse va à l’encontre de Grevisse (1993 : 582, §379), qui affirme au contraire que la postposition est facilitée lorsque le verbe a un faible contenu sémantique. L’interprétation de Grevisse est plus satisfaisante : placer un sujet après le verbe, lorsque l’inversion n’est pas obligatoire,13 indique que celui-ci n’est pas le topique de l’énoncé. Il est alors généralement focalisé.14 Dobrovie-Sorin (2000) retient ainsi la postposition du sujet comme l’indice d’une phrase thétique, par exemple dans le cas d’un sujet apparent il avant le verbe :

(9) Il a été lu 200 livres en une semaine. (Dobrovie-Sorin 2000 : 171)

Le critère de la position du sujet est donc un indice discursif : postposé, le sujet de naître n’est pas l’objet à propos duquel l’énoncé apporte de l’information, mais fait partie de l’information apportée. Il a donc moins de chances d’avoir déjà été introduit et ne sera sans doute pas le sujet de l’article de l’encyclopédie.

Le V de Cramer (0,49) indique une forte corrélation entre le temps narratif choisi et la position du sujet. Seul le PC a moins de sujets postposés que l’ensemble du corpus, mais présent et PS ont aussi des taux faibles, inférieurs à 20%. En revanche, les autres temps ont une majorité de sujets postposés, et pour certains (imparfait, FS, et les temps du futur considérés dans leur ensemble), une forte majorité. Et de fait, on constate que l’imparfait et le futur sont très rarement utilisés dans les biographies pour évoquer la naissance de la personne qui fait l’objet de cette biographie.

On voit que l’opposition temps simples / temps composés n’est pas un critère pertinent, puisque FP et PC ont des comportements opposés. En revanche, les temps composés ont globalement moins de sujets postposés que les temps simples, si l’on compare entre eux d’une part les temps du passé (imparfait et PS vs. PC), et d’autre part les temps du futur (FS vs. FP, FP du passé et devait + inf.).

Tableau 5. Sujets postposés avec le verbe naître

Wikipédia presse
Total sujets postposés (chiffres) sujets postposés (pourcentages) %
ensemble du corpus 33 792 2 316 6,9 20,4
passé simple 3 467 693 20 50
passé composé 23 240 130 0,6 15,1
présent 6 277 929 14,8 47,4
imparfait 135 89 65,9 78
Futur simple 484 370 76,4 71,1
futur périphrastique 146 84 57,5
allait + inf. 27 11 40,7 63,3
devait + inf. 16 11 68,8

Les temps qui ont de faibles taux de postposition du sujet (PS, PC, présent) sont aussi ceux qui avaient peu de sujets non animés. Peut-on en conclure que les deux critères sont liés, et que la nature du sujet expliquerait sa position ? C’est en effet le cas sur l’ensemble du corpus : les sujets animés sont moins souvent postposés (à 3,7%) que les sujets inanimés (à 26,3%). Mais individuellement, cette tendance ne se retrouve que dans les temps qui ont globalement peu de postposition. Autrement dit, le temps et la position du sujet sont plus clairement corrélés pour les sujets animés que pour les inanimés.

Fig. 2. Proportion de sujets postposés par temps et par type de sujet dans Wikipédia

Fig. 2. Proportion de sujets postposés par temps et par type de sujet dans Wikipédia

Le corpus de presse présente davantage de sujets postposés en moyenne (20,4%). Les tendances observées dans le corpus Wikipédia se retrouvent néanmoins ici aussi : les temps qui ont le plus de sujets postposés sont l’imparfait et les futurs. Les taux élevés de postposition dans l’ensemble du corpus et pour certains temps (PS, PC, présent) s’expliquent en grande partie par la plus grande proportion de sujets non animés dans le corpus de presse, puisque, comme dans Wikipédia, les sujets inanimés sont plus souvent postposés.15

On trouve des sujets postposés dans deux situations :

a) pour commémorer une naissance ou une mort supposée connue du lecteur ; on en trouve dans le corpus de presse, généralement dans le titre ou début d’article de journal (ex. 10), mais aussi parfois dans les articles de Wikipédia (dans l’article lui-même s’il adopte un ton grandiloquent : ex.11, et dans les titres de journaux qui peuvent être cités).

(10) L’année “Brillat-Savarin” est lancée
Il y a 250 ans naissait le gastronome belleysan Brillat-Savarin. (Le Parisien, 11/04/2005)

(11) Dans les années 30 naissait le fameux orgue Hammond mettant en œuvre une technologie originale : (…) (Article Orgue numérique)

b) pour présenter la naissance ou la mort comme le résultat d’un processus, par exemple, dans le cas d’un être humain, comme le résultat d’un mariage (12) :

(12) Après avoir étudié la théologie, d’abord à Heidelberg puis à Hambourg, il s’est marié avec Herlind Jentzsch (née le 8 juillet 1928 à Elbing), professeur de latin et d’anglais. En juillet 1954 naissait leur fille Angela - la future chancelière Angela Merkel. (Article Horst Kasner)

(13) Le choc lui fut, bien entendu, mortel. Zeus récupéra l’enfant qu’elle portait de lui et le mena à terme dans sa cuisse. Ainsi naquit Dionysos. (Article Thyoné (lune))

Les sujets inanimés conviennent particulièrement bien à ce contexte, puisque leur ‘naissance’ est généralement le résultat de processus plus ou moins complexes :

(14) Deux cents ans plus tard, soit en 1609, les armes ont à nouveau été confisquées par le régime. Cette interdiction a contraint les habitants à développer un mode de combat afin de pouvoir repousser les envahisseurs “à mains nues”, ainsi naissait l’Okinawa-te, l’ancêtre du Kara-te (karate). (Article Tonfa)

(15) En effet, le 24 janvier 1859, les premières institutions du nouvel Etat ont commencé à fonctionner et sur leur socle allait naître l’Etat National Unitaire Roumain, suite à la Grande Union de 1918. (Article Focşani)

Ceci peut expliquer la corrélation constatée entre sujet inanimé et postposition du sujet.

2.3 Présence d’un complément de temps

La combinaison des temps avec les compléments de temps est le facteur qui a été le plus étudié. Les études sur l’imparfait narratif relèvent toutes la présence fréquente d’un complément de temps, au point que l’on juge parfois utile de préciser que cette présence n’est pas obligatoire : d’après Vetters (1996 : 138), l’imparfait narratif « apparaît fréquemment sans complément de temps », et Bres (2005 : 106) note que dans son corpus « le circonstant de localisation temporelle […] n’apparaît que dans 35% des cas », avec une grande variabilité selon les corpus. Il admet qu’il manque une comparaison chiffrée sur ce point entre le PS et l’imparfait narratif.

D’autre part, d’après Engel (1998 : 100), la présence d’un complément de temps favoriserait le PC par rapport au PS. Dans Wikipédia, la plupart des biographies commencent par une brève introduction qui comporte toujours les dates de naissance et de mort de la personne, après quoi vient la partie biographique, proprement narrative. On trouve des PC et des PS aussi bien dans l’introduction que dans la partie biographique. On peut cependant supposer que les PC sont plus nombreux dans l’introduction, et donc plus souvent accompagnés de compléments de temps.

Enfin, on affirme souvent (Barcelo / Bres 2006 : 132sq) que le présent historique nécessite soit une alternance avec des temps du passé, soit une précision temporelle, on peut donc s’attendre à une proportion plus forte de compléments de temps avec ce temps également.

J’ai compté comme compléments de temps toutes les expressions susceptibles de répondre à la question quand ?. Le verbe mourir est plus fréquemment accompagné de compléments de temps que le verbe naître, ce qui s’explique en partie par le fait que l’on trouve davantage de sujets non animés avec naître ; or l’on date plus fréquemment les naissances biologiques que les naissances au sens figuré : pour le verbe naître, la proportion de compléments de temps est de 66,7% pour les sujets animés (tous temps confondus) et de 38,5% pour les sujets inanimés. Cependant, la différence est aussi liée au lexème verbal, puisque la fréquence des compléments de temps avec le verbe mourir (80,1%) est supérieure à celle que l’on trouve pour le verbe naître, même uniquement parmi les sujets animés (66,7%).

Tableau 6. Présence d’un complément de temps (%) en fonction du temps

Wikipédia presse
naître mourir naître
moyenne 62,8 80,1 50,3
PS 53,2 76,8 50
PC 63 86,8 49,7
Présent 53,7 82,1 54,3
imparfait 63,7 88,8 88
FS 24,1 68,7 28
FP 26,9 43,8 21,4
allait + inf 40,7 62,5 0
devait+inf. 43,8 81,6 40

Fig. 3. Présence d’un complément de temps (%) en fonction du temps dans Wikipédia

Fig. 3. Présence d’un complément de temps (%) en fonction du temps dans Wikipédia

Les résultats répondent à peu près aux attentes : pour les deux verbes, présent, PC et imparfait ont un peu plus de compléments temporels que le PS, mais la différence n’est pas très marquée. Elle l’est davantage avec les futurs, qui ont nettement moins de compléments. Le facteur semble jouer de la même façon avec les deux verbes : les variations en fonction des temps sont parallèles, sauf pour le FS (qui a plus de compléments temporels que le FP avec mourir, mais pas avec naître). Enfin, malgré le nombre limité de phrases exprimant une prophétie rétrospective (respectivement 36 pour allait et 92 pour devait), les observations confirment celles de Lansari (2010), qui note davantage de compléments temporels avec devait + inf. qu’avec allait + inf.

Globalement, le coefficient de Cramer est modéré (0,16 pour naître et 0,08 pour mourir), la présence d’un complément de temps n’est donc pas très pertinente pour expliquer le choix du temps.

Le corpus de presse confirme la corrélation négative entre la présence d’un complément de temps et les temps d’anticipation (FS, FP, allait + inf., devait + inf.).

2.4 Position du complément de temps

Les compléments temporels sont un facteur plus pertinent si l’on considère leur position : en particulier, la présence d’un complément de temps antéposé semble être une variable importante pour le choix du temps (V de Cramer : 0,3 pour naître et 0,21 pour mourir).

La répartition par temps correspond bien aux attentes : une forte proportion de compléments temporels antéposés est la marque de l’imparfait narratif, pour les deux verbes. La même tendance se retrouve dans le corpus de presse : naissait y est accompagné d’un complément de temps antéposé dans 74% des cas, tandis que les autres temps ont tous un taux inférieur à 18%. Pour les deux verbes et dans les deux corpus, la fréquence des compléments temporels antéposés est particulièrement basse au PC.

Tableau 7. Présence d’un complément de temps antéposé (%) en fonction du temps

Wikipédia presse
naître mourir naître
moyenne 2,4 5,6 5,5
PS 4,1 3,4 10,3
Présent 8 9,3 17
PC 0,2 0,6 3
imparfait 57 64 74
FS 8,1 2 0
FP 8,2 0 14
allait + inf 14,3 12,5 0
devait + inf. 0 1,3 0

Fig. 4. Présence d’un complément de temps antéposé (%) en fonction du temps dans Wikipédia

Fig. 4. Présence d’un complément de temps antéposé (%) en fonction du temps dans Wikipédia

Les compléments temporels antéposés indiquent une progression textuelle chronologique : on décrit une nouvelle situation qui caractérise un moment donné, ce qui correspond bien à la description de l’imparfait narratif comme ‘nouvel état’ (Desclés 2000). Comme dans l’exemple (4), ce nouvel état peut avoir un lien fort avec l’énoncé ou les énoncés qui précèdent : conséquence (ex. 6), ou au contraire contradiction (ex. 4), indiquant dans les deux cas la fin d’une séquence narrative ; la situation nouvelle qu’il exprime peut aussi ouvrir une séquence :

(16) Le 18 août 1503, le pape Alexandre VI mourait. Le 16 septembre s’ouvraient les délibérations du conclave pour l’élection de son successeur. Deux candidats s’opposaient : le cardinal Georges d’Amboise (1460-1510), ministre de Louis XII, soutenu par César Borgia, et le cardinal Julien della Rovere, le futur Jules II. Pour éviter de longues discussions, les électeurs se mirent d’accord, dès le 22 septembre, sur le nom du cardinal François Todeschini-Piccolomini, neveu de Pie II, qui prit le nom de Pie III en souvenir de son oncle maternel. (Wikipédia, début de l’article Pie III)

Cependant, il peut aussi s’agir d’une simple étape dans une chronologie :

(17) Après la dure période de privations encourues par la guerre 40-45, quelques amis tels que Roger Castille, François Servais, René Lefebvre, Alex Frennet, Gustave Verrneulen et Georges Bouton décidèrent de recréer une société sous le nom de “Les Vrais Amis” et transférèrent leur local sur la place Albert 1er chez Marie Maison, mère de François Servais. Cette société s’est dotée depuis de l’appellation “Royale”.

Une deuxième société voit le jour en 1986, elle fait son apparition sur le pavé fleurusien à l’occasion de la cavalcade de 1987, son nom : “Les Sans Pareils”, comme l’appellation des illustres biscuits fabriqués dans notre cité.

En 1998 naissait la troisième société. Elle porte un nom qui va bien aux Fleurusiens : “Les Bons Vivants”. Sa première cavalcade date de 1999.

Elle fut suivie de peu par une quatrième, dernière en date, qui repris le premier nom de notre société : Les Intimes. (article Fleurus)

La troisième société n’est pas la conclusion d’un processus, elle n’est qu’une étape entre la deuxième (dont l’apparition est décrite au présent) et la quatrième (au PS). Sa naissance rapportée à l’imparfait présente néanmoins les caractéristiques typiques de ce temps : postposition du sujet et complément de temps antéposé.

La fréquence des compléments temporels antéposés pourrait être un trait commun à l’emploi narratif et à l’emploi cursif de l’imparfait : il est connu que ce dernier n’accepte pas les compléments de temps postposés. Ce point serait à vérifier sur corpus.

2.5. Nature du complément de temps

Le type de compléments temporels qui accompagnent les temps est souvent évoqué à propos de l’imparfait narratif. On note habituellement la fréquence, avec ce temps, de compléments anaphoriques marquant la progression temporelle comme x temps après, le lendemain (Labeau 2007, Vetters 1996 : 137). D’après Bres (2005 : 123), ils constituent effectivement 82% des compléments qui accompagnent l’imparfait narratif dans son corpus, mais ceux-ci peuvent aussi exprimer la simultanéité et même la régression (un an plus tôt). Vetters (1993 : 19) rapporte les statistiques de Klum (1961), d’après lesquelles trois types de compléments favorisent l’imparfait narratif par rapport au PS : les compléments du type x temps plus tard, les dates précises, et le lendemain, ce dernier type étant le plus favorable à l’imparfait narratif.

La question des compléments déictiques est également récurrente à propos des autres temps narratifs. S’ils ne sont pas incompatibles avec le présent (ex. 1), on peut s’attendre à les trouver plus rarement qu’avec d’autres temps. Le PS pourrait avoir le même comportement, si l’on admet qu’il implique une rupture avec le moment de l’énonciation. Ainsi, Wilmet (2003 : 392) rapporte les statistiques de Klum (1961) sur journaux, montrant que le PS est extrêmement rare avec les compléments de temps déictiques. Comme pour le présent, il ne s’agit pas d’une véritable incompatibilité, et Vetters (1996) en cite plusieurs exemples :

(18) Hier, à la Maison-Blanche, ce fut la journée Carter. (Vetters 1996 : 155)

D’après Engel (1998 : 100), le PC privilégierait les expressions imprécises et celles qui indiquent un passé récent, ou encore d’actualité (depuis), alors que le PS est plus souvent accompagné de périodes fixes.

J’ai réparti les compléments de temps en 6 catégories :

  • les expressions donnant la date exacte (jour, mois et année) (le 9 septembre 1996) ;
  • les expressions donnant le jour et le mois, ou le mois seul (en février, le 3 février) ;
  • les expressions donnant l’année seule (en l’an 1530, vers -220, entre 1920 et 1923) ;
  • l’expression du siècle ou d’une grande période (au dix-neuvième siècle, entre le xive et le xvie siècles, au Moyen-Age) ;
  • les expressions déictiques (il y a trois siècles, voici trois mois, l’année dernière) ;
  • les expressions anaphoriques et les dates relatives à un autre événement (à cette époque, alors, deux heures plus tard, après le retour de son frère).16

Les temps qui ne présentaient pas assez de compléments temporels dans le corpus (FP, allait + inf, devait + inf) n’ont pas été retenus, et les chiffres de l’imparfait (seulement 80 compléments de temps dont la catégorie a été identifiée pour naître, et 69 pour mourir) sont à prendre avec précaution.

Tableau 8. Répartition des types de compléments temporels pour chaque temps narratif avec naître et mourir au sens propre (sujet animé) dans Wikipédia

% Présent Imparfait PC PS FS corpus
date complète 34,9 44,3 69,1 29,1 20,4 63,6
(mois) année 50 21,6 28,1 52,9 47,8 31,9
(jour) mois 3,2 8,2 1,4 3 3 1,6
siècle 0,2 0 0,2 1 0,4 0,4
déictiques et anaphoriques 12,6 25,8 1,2 14 28,8 2,5
100 100 100 100 100 100
(jour) (mois) année 84,9 65,9 97,2 82 68,2 95,5

Tableau 9. Répartition des types de compléments temporels pour chaque temps narratif avec naître au sens figuré (sujet inanimé) dans Wikipédia

% Présent Imparfait PC PS FS corpus
date complète 13,9 25,9 11,5 13,8 3,9 13,9
(mois) année 71,1 42,6 78,8 58,7 51,9 65,8
(jour) mois 0,6 5,6 0 3,6 3,9 1,7
siècle 5 0 5,8 8 11,5 5,8
déictiques et anaphoriques 9,4 25,9 3,9 15,9 28,8 12,7
100 100 100 100 100 100
(jour) (mois) année 85 68,5 90,4 72,5 55,8 79,7

Les résultats montrent que les temps narratifs sont tous compatibles avec tous les types de compléments temporels, mais présentent des affinités avec certains d’entre eux, et que les tendances sont les mêmes pour les deux verbes. Les deux verbes présentant des tendances comparables dans leur sens littéral, c’est-à-dire avec des êtres animés pour sujets, je présenterai les résultats de façon groupée. Ainsi, la date complète (jour, mois et année) représente à elle seule presque 70% des compléments temporels qui accompagnent le PC, ce qui peut s’expliquer par le fait que le PC est fréquemment employé dans l’introduction des biographies, qui comportent généralement la date exacte de la naissance et de la mort, quand elle est connue – et en effet, cette tendance du PC ne se retrouve pas lorsque le sujet n’est pas un animé (et qu’il ne s’agit donc pas d’une biographie). Le FS montre une tendance inverse, avec très peu de dates complètes. Le PS et le présent ont un comportement intermédiaire. Ces deux temps ont d’ailleurs globalement le même profil de répartition selon la nature du complément de temps. On voit que, contrairement aux observations de Klum (1961), la date précise ne favorise l’imparfait narratif dans ce corpus que pour le sens figuré du verbe naître. De plus, si l’on additionne toutes dates mentionnant l’année, avec ou sans mention du jour et du mois (dernière ligne du tableau), l’imparfait et le FS sont les deux temps le moin souvent associés à ce type de date, pour tous les types de sujets.

Les compléments déictiques sont rares dans un corpus encyclopédique. On constate cependant que, conformément aux attentes, l’imparfait narratif a une affinité avec les déictiques (il y a x temps), ainsi qu’avec les anaphoriques.17 La fréquence des compléments anaphoriques peut être mise en relation avec la fréquence des compléments de temps antéposés : les deux traits caractérisent l’imparfait, et il paraît naturel qu’un complément anaphorique, qui établit un lien avec le contexte discursif gauche, soit de préférence antéposé. Et de fait, sur l’ensemble du corpus, les compléments temporels anaphoriques représentent une proportion plus importante parmi les compléments temporels antéposés que parmi ceux qui sont postposés.18

(19) Deux modèles ont été produits, la HP-28C est apparue en 1987 avec 2 ko de mémoire ram (que l’on pouvait étendre en greffant un module mémoire de HP-71 sur la carte mère). Un an plus tard, la HP-28S naissait, avec 32 ko de mémoire et un système de répertoires permettant le classement des programmes et variables. (Wikipédia, article HP-28)

Cependant, le FS présente également une proportion importante de compléments anaphoriques, sans pour autant partager avec l’imparfait la tendance à l’antéposition des compléments de temps. Les compléments temporels anaphoriques avec le FS et le FP sont essentiellement postposés :

(20) Jane Austen commence l’écriture de Sanditon en janvier 1817, pour s’arrêter, trop atteinte par la maladie pour continuer, le 18 mars 1817. Elle mourra exactement quatre mois plus tard, le 18 juillet 1817, victime de la maladie d’Addison, pense-t-on. Le texte complet de Sanditon n’est publié qu’en 1925, selon la version établie d’après le manuscrit par R. W. Chapman. (Wikipédia, article Sanditon)

Le corpus de presse confirme en partie ces résultats. La proportion de compléments déictiques est naturellement plus élevée, puisqu’il s’agit de textes en rapport direct avec la situation d’énonciation. Mais c’est toujours avec l’imparfait qu’elle reste la plus élevée (13 sur 42, soit 31% des compléments qui accompagnent l’imparfait). L’imparfait est aussi le temps qui a la plus faible proportion de dates complètes (19%). En revanche, le PC se distingue moins clairement par le type de complément que dans Wikipédia (le PS a davantage de dates complètes avec 30%, 25% pour le PC), car le corpus ne présente pas la particularité des introductions, propre aux biographies.

2.6. Date

Lorsque le complément de temps fournit une année ou un siècle, il est possible de faire une répartition chronologique.

On a tenté d’imposer un critère chronologique dans l’usage du PS et du PC à l’époque classique par la célèbre règle des 24 heures. Aujourd’hui, il est clair que l’on trouve des PS pour des événements récents (cf. l’exemple 18 et Vetters 1996 :154), comme des PC pour des événements anciens :

(21) Lennon Francis Gallagher, fils de Liam Gallagher et Patsy Kensit, nommé en l’honneur de John Lennon, naquit en septembre 1999. (Article Liam Gallagher)

(22) Cicéron (en latin Marcus Tullius Cicero) est le 3 janvier 106 av. J.-C., à Arpinum en Italie et mort le 7 décembre 43 av. J.-C. à Formia (Article Cicéron)

On peut s’attendre cependant à ce que le PC soir préféré au PS pour les dates récentes, comme l’affirme Engel (1998:100).

En effet, le facteur temporel semble jouer un rôle important. Si l’on considère les énoncés avec sujet animé, l’année 1900 est le repère le plus pertinent pour le verbe naître, et 1800 pour le verbe mourir.19 Cette différence peut s’expliquer par le fait que l’on trouve dans ce corpus des dates plus anciennes en moyenne avec mourir (71,6% des dates sont antérieures à 1800) qu’avec naître (seulement 52,3%).20

Tableau 10. Classement chronologique des dates en fonction des temps parmi les énoncés à sujet animé dans Wikipédia

% Présent Imparfait PS PC FS corpus
naître à partir de 1900 35,9 26,7 14,5 58,7 61,5 52,3
avant 1900 64,1 73,3 85,5 41,3 38,5 47,7
naître à partir de 1800 69 40 40,2 75,2 74,4 71,6
avant 1800 31 60 59,8 24,8 25,6 28,4
mourir à partir de 1900 24 42,9 13,6 40 43,3 26
avant 1900 76 57,1 86,4 60 56,7 74
mourir à partir de 1800 39,6 49 23,8 69 68,3 44
avant 1800 60,4 51 76,2 31 31,7 56

Fig. 5. Proportion des dates avant et après 1900 pour les trois principaux temps narratifs avec naître et mourir

Fig. 5. Proportion des dates avant et après 1900 pour les trois principaux temps narratifs avec naître et mourir

Sur l’ensemble du corpus, le PS est le temps qui présente la plus forte proportion de dates anciennes. Les tendances sont encore plus nettes si l’on considère uniquement les sujets animés : pour chacun des deux verbes, le PS, avec une majorité de dates antérieures à 1800, s’oppose au groupe du PC et du FS, qui privilégient clairement les dates récentes. Il semble donc bien que l’éloignement temporel soit pertinent : le corpus permet de poser, pour la répartition du PS et du PC, une « règle des deux siècles » sur le modèle de la règle des 24 heures, en précisant qu’il ne s’agit pas d’une norme ni d’une obligation, mais d’une tendance, puisque le PS est parfaitement capable de référer à des événements récents.

Le présent et l’imparfait occupent des positions intermédiaires. Le présent a des pourcentages très proches de la moyenne du corpus, avec une très légère préférence pour les dates anciennes. L’imparfait a des taux proches de ceux du PS pour naître, et donc une affinité avec le passé ancien, mais plutôt proches de ceux du FS et du PC pour mourir (en particulier avec la borne 1900).

Le corpus de presse comporte nettement moins de dates anciennes, et la répartition en fonction des temps n’est pas exactement la même que dans Wikipédia. Cependant, l’ordre est le même entre les trois temps qui comportent le plus de compléments temporels (et dont la répartition est donc la plus significative) : le PC est le temps qui présente la plus forte proportion de dates postérieures à 1900 (96%), suivi du présent (94%) puis du PS (79%).

2.7. Autres compléments

Le verbe naître comporte dans sa valence un objet optionnel introduit par la préposition de qui indique l’origine du sujet, aussi bien dans le cas d’une naissance biologique qu’au sens figuré du verbe :

(23) Chain naquit à Berlin d’un père russe qui avait quitté son pays natal pour étudier la chimie à l’étranger et d’une mère allemande de Berlin. (Wikipédia, article Ernst Boris Chain)

(24) Le Gan, Le Groupe des Assurances nationales, est de la fusion en 1968 des sociétés La Nationale, le Soleil et l’Aigle, nationalisées en 1946. (Wikipédia, article Gan (entreprise))

La présence et la position de ce complément présentent également une corrélation avec le choix du temps. Il n’apparaît que dans 6,8% des énoncés avec naître. Pour éviter que les valeurs attendues soient inférieures à 5 dans le cas des temps les moins représentés, ce qui aurait faussé la valeur des indicateurs statistiques, j’ai regroupé les quatre formes exprimant une anticipation (FS, FP, allait + inf., devait + inf.) pour le calcul du V de Cramer. Ces quatre formes ont toutes un taux d’objets prépositionnels supérieur à la moyenne du corpus, particulièrement marqué dans le cas des futurs : près de 65% des énoncés au FS et 37% des énoncés au FP possèdent un complément prépositionnel de ce type.

Tableau 11. Proportion d’objets prépositionnels en ‘de’ avec le verbe naître en fonction des temps dans Wikipédia

sur l’ensemble des énoncés sur l’ensemble des énoncés avec inversion du sujet
corpus 5,4% 41,1%
PS 10,4% 36,5%
PC 2,6% 48,2%
Présent 7,3% 30,6%
imparfait 3,7% 4,5%
FS 65,1% 79,7%
FP 37% 59,5%
allait + inf 12,5% 0%
devait + inf 14,3% 27,3%

Les différences entre les temps (et le degré de dépendance entre les variables temps et objet prépositionnel) sont encore plus nettes si l’on prend en compte la position de ce complément. En effet, l’objet prépositionnel est globalement plus fréquent dans les énoncés à sujet postposé ; il est alors généralement placé avant le verbe :

(25) De cette rencontre naît une amitié sincère ponctuée de hauts et de bas, et débouche, après dix années de collaboration, sur la création d’une chanson « Three Little Words ». (Wikipédia, article Trois petits mots)

Fig. 6. Proportion d’objets prépositionnels en ‘de’ avec le verbe naître en fonction des temps dans Wikipédia

Fig. 6. Proportion d’objets prépositionnels en ‘de’ avec le verbe naître en fonction des temps dans Wikipédia

Sur l’ensemble du corpus, 41,1% des énoncés avec inversion du sujet comportent un complément en de, mais la proportion s’élève à 73,1% pour l’ensemble des quatre temps d’anticipation, et à 79,7% pour le FS. Autrement dit, l’inversion du sujet au futur est très majoritairement liée à la présence d’un complément en de antéposé.

Au FS, au FP et avec devait + infinitif, le complément est d’ailleurs antéposé dans plus de 90% des cas contre 52,8% en moyenne. Cette fréquence s’explique en partie par une formule figée récurrente, union dont :

(26) Bateson se marie en 1896 avec Beatrice Durham, union dont naîtra un fils. (Wikipédia, article William Bateson)

Cette formule apparaît 45 fois parmi les 315 énoncés au FS qui comportent un objet prépositionnel en de, alors qu’elle est à peu près absente du reste du corpus.

Il faut noter que l’association entre sujet postposé et préposition de antéposée, bien que fréquente sur l’ensemble du corpus, ne caractérise pas tous les temps : l’imparfait narratif, qui a une forte corrélation avec l’inversion du sujet, l’associe très rarement à un objet prépositionnel (4 occurrences seulement sur les 89 énoncés à l’imparfait avec sujet postposé). En cas d’inversion du sujet, c’est presque systématiquement un complément temporel qui occupe la position avant le verbe à l’imparfait, comme dans l’exemple (17).

Le PS et le présent constituent une situation intermédiaire : les énoncés avec sujets postposés se partagent entre différentes stratégies. On peut trouver un objet prépositionnel ou un complément temporel en première position, mais il peut s’agir aussi, particulièrement au PS, d’une clivée ou d’une subordonnée, et c’est alors la conjonction ou le pronom relatif qui se trouve avant le verbe :

(27) C’est à Lierneux que naquit le sculpteur Henri-Joseph Ruxthiel (1775-1837).

Le corpus de presse comporte 354 compléments introduits par la préposition de, soit 12,2% des énoncés. Les tendances semblent être les mêmes que dans l’encyclopédie : le FS est le temps le plus fréquemment associé à la mention de l’origine au moyen de la préposition de (28% des énoncés), tandis qu’à l’imparfait, seuls 2 des 50 occurrences narratives de naissait comportent un objet prépositionnel en de. Et comme dans Wikipédia, c’est au FS et au FP que ce complément est le plus fréquemment antéposé :

(28) De cet épisode naîtra son surnom : “le Pétoulet” - littéralement “crotte de rat”. (Le Monde, 2005-02-17)

On ne retrouve pas, en revanche, la formule union dont, qui semble propre à Wikipédia, ou peut-être au genre encyclopédique en général. La différence peut aussi s’expliquer par le fait que cette formule ne concerne que naître au sens biologique ; or le corpus de presse contient, proportionnellement, davantage d’emplois figurés du verbe.

Conclusion

L’examen de quelques variables a montré qu’il existe bien des corrélations entre le choix du temps narratif et certains facteurs sémantiques et syntaxiques, révélateurs de l’usage qui est fait de l’énoncé. L’ensemble permet de dessiner un profil de chacun des temps (tab. 12). Ces facteurs sont en partie corrélés entre eux, mais en partie seulement, comme l’a montré l’exemple de la postposition du sujet et de l’utilisation de l’espace préverbal. On pourrait vraisemblablement trouver d’autres facteurs pertinents pour l’un ou l’autre des deux verbes, ou pour les deux. L’étude systématique des compléments de lieux, de la présence et du type des subordonnées permettrait d’affiner les profils esquissés.

Tableau 12. Corrélation entre les temps narratifs et les différents facteurs syntaxiques

Présent Imparfait PC PS FS FP
sujet inanimé + - - + +
postposition du sujet + - + +
présence d’un complément de temps antéposé +
date ancienne - + -
complément temporel déictique +
complément temporel anaphorique + +
date complète (jour, mois, année) + - -
présence d’un objet prépositionnel (de) - - + +
antéposition de l’objet prépositionnel - + +

Le présent est le temps le moins marqué : cela peut être lié au fait que son emploi est recommandé dans Wikipédia, il peut donc apparaître comme le temps narratif par défaut. Par opposition, l’imparfait se distingue par de nombreux facteurs, c’est donc un temps très spécifique parmi les temps narratifs. On peut avancer l’hypothèse que la spécificité est liée à l’emploi relativement rare de ce temps ; il en va de même pour les futurs, eux aussi assez rares en énoncé narratif et assez fortement caractérisés. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les quatre formes qui servent le plus souvent dans des énoncés référant à l’avenir ou anticipateurs (futur simple, futur périphrastique, allait + inf. et devait + inf) ont des comportements assez proches dans leurs emplois narratifs, ce qui laisse penser qu’il y a un lien entre les deux emplois. Les locuteurs utiliseraient communément le PC, le PS et le présent, mais auraient recours à l’imparfait et au futur essentiellement dans les contextes bien spécifiques qui les favorisent. Comme les stéréotypes qui concernent les lexèmes, on peut supposer que les schémas liés à chacun des temps narratifs font partie de la compétence des locuteurs, même lorsqu’ils ne sont pas activés.

Il faut noter qu’il s’agit de corrélations, c’est-à-dire que la fréquence de chacun de ces facteurs est estimée en fonction de la fréquence dans l’ensemble du corpus et non dans l’absolu. Ainsi, la présence d’un complément temporel déictique est caractéristique de l’imparfait narratif, sans être pour autant majoritaire parmi les énoncés à l’imparfait narratif : seuls 6% des compléments de temps que l’on trouve avec l’imparfait narratif sont déictiques. La corrélation indique simplement que la présence d’un complément de temps déictique dans un énoncé narratif favorise le choix de l’imparfait plutôt que d’un autre temps. En ce sens, on peut dire que (29) est un représentant plus typique de l’imparfait narratif avec le verbe naître que (30), parce que le premier rassemble la plupart des traits caractéristiques de ce temps (sujet non animé et postposé, complément de temps déictique et antéposé, pas de préposition de) :

(29) Il y a tout juste un an naissait le groupe FRVSens. (Le Parisien, 2004-03-02)

(30) Nicolle Lefebvre, dont un fils naissait à Laval en 1588, fut échevin de Laval, mourût [sic] âgé de 76 ans et fut inhumé aux Cordeliers de Laval. (Wikipédia, article Famille Rivault)

L’hypothèse d’une structure prototypique dans les emplois des temps narratifs semble donc confirmée par l’observation : l’emploi narratif de chacun des temps est (plus ou moins) marqué par un stéréotype – un cadre syntaxique, sémantique et discursif – qui lui est propre.

Cette étude ne permet pas de définir la sémantique de chacun des temps, ne serait-ce que parce qu’elle avait pour objet la situation de concurrence des emplois narratifs, et non l’ensemble des emplois de chaque temps. On peut cependant en tirer des informations non négligeables dans l’optique d’une sémantique des temps. En particulier, il paraît justifié de qualifier certains emplois des temps (en l’occurrence, les emplois narratifs de l’imparfait et des futurs) d’emplois secondaires ou marginaux, parce qu’ils sont associés à un fort stéréotype. En revanche, d’après la définition donnée (forme spécialisée dans certains contextes), le présent narratif ne peut pas être considéré ici comme un emploi secondaire ou marginal du présent. L’étude de corpus permet de fonder cette distinction non sur une définition a priori du sens des temps, ni sur les effets observés, difficilement mesurables, mais bien sur la base du comportement syntaxique et discursif des différents temps : les emplois qui tendent à être restreints à certains cadres syntaxiques typiques sont des emplois marqués. Il importait de comparer ces contraintes avec l’ensemble des temps narratifs, pour s’assurer que ces particularités n’étaient pas dues à l’emploi narratif lui-même (événement passé et faisant progresser le récit). Les différences peuvent d’ailleurs s’expliquer en diachronie : une forme qui acquiert des emplois nouveaux commence par acquérir un sous-ensemble du nouveau domaine, avec des caractéristiques sémantiques et syntaxiques particulières. Le cas du PS est différent, puisqu’il a uniquement des emplois narratifs. Les spécificités de son comportement, moins prononcées que celles de l’imparfait ou des futurs, mais bien réelles par comparaison avec le présent narratif, s’expliqueraient plutôt par le recul de ce temps, dont l’usage tend à se réduire un sous-ensemble des emplois narratifs (notamment, les dates anciennes).

Les caractéristiques observées sont amenées à varier selon le verbe et selon le corpus. Certains facteurs, comme le classement chronologique des dates, semblent moins pertinents dans un corpus de presse que dans une encyclopédie ; le choix privilégié du présent, et certaines formules semblent caractéristiques de la communauté linguistique de Wikipédia. Cependant, au-delà des différences, le maintien des grandes tendances d’un corpus à l’autre est frappant, dans la mesure où ces tendances ont pu être observées sur un corpus de presse d’ampleur limitée.

On a également relevé quelques différences entre le verbe naître et le verbe mourir. Ce dernier, qui permet moins de variations syntaxiques, conduit à des profils globalement moins marqués pour chacun des temps : le coefficient de Cramer indique des dépendances moins fortes entre le temps et chacun des facteurs, y compris la présence et la position d’un complément de temps, alors qu’il s’en trouve fréquemment avec ce verbe. C’est pourquoi il est utile d’examiner les variables pour chaque verbe individuellement : un facteur comme la postposition du sujet, qui n’est pas très fréquente en français et n’apparaît pas avec tous les verbes, passerait inaperçue dans un corpus rassemblant tous les lexèmes verbaux, or elle joue un rôle important avec naître. Il serait intéressant de savoir si la corrélation est la même avec d’autres verbes qui permettent facilement l’inversion du sujet. Les corrélations pourraient d’ailleurs être utilisées pour définir le profil des lexèmes verbaux aussi bien que les profils des temps : la proportion importante de PS, et faible de PC en énoncé narratif caractérise mourir par rapport à naître, de même que l’impact plus modéré des différents facteurs sur le choix du temps.

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Notes

1 J’évite le terme ‘perfectif’, car il est contesté concernant l’imparfait narratif, et peut porter à confusion avec le perfectif des langues slaves. On pourrait parler en revanche d’emploi ‘télisant’, qui impose une lecture télique du complexe verbal. Retour au texte

2 Sans faire la distinction parfois retenue entre présent narratif et présent historique. Retour au texte

3 cf. Vetters (1996 : 160), qui appelle ces emplois ‘plus-que-parfaits séquentiels’, Bres (2005 : 182-3), Labeau (2007 : 217). Retour au texte

4 La substitution est impossible, d’après Bres (2005), lorsque le PS ou PC est associé à un saut dans le temps, en l’absence de complément temporel qui explicite ce saut. Retour au texte

5 Sauf si le complément est thématisé en début de phrase, cf. Rebotier (2011 : 5). Retour au texte

6 cf. aussi Schwarze (1996), qui précise que le meilleur exemplaire, le prototype, est soit le référent typique de la catégorie, soit son hyponyme typique. Retour au texte

7 Les emplois suivants ont été éliminés : Retour au texte

8 Les indicateurs statistiques (χ², V) seront toutefois calculés pour l’ensemble du corpus, en extrapolant les observations faites sur l’échantillon. Retour au texte

9 Les fautes d’orthographes faussent d’ailleurs légèrement les chiffres : je n’ai relevé que les formes exactes des deux verbes, ce qui exclut un certain nombre de formes mal orthographiées : présents (nait), PS (naquît, mourût), imparfait (mourrait). Inversement, les formes avec sujet postposé sont un peu surévaluées du fait d’un manque d’accord fréquent entre un sujet pluriel postposé et le verbe au singulier (le verbe n’aurait pas été relevé s’il avait été au pluriel comme il aurait dû l’être) : « De cette union naquit deux fils et une fille » (article Bernard de Septimanie). Retour au texte

10 Le facteur ‘sujet inanimé’ rassemble tous les cas où il n’est pas question d’une naissance au sens biologique : en effet, lorsqu’on dit qu’un artiste « naît (à la scène) », il ne s’agit pas de la naissance d’un être humain, mais de la naissance d’un statut d’artiste. Retour au texte

11 Un inanimé peut naturellement être sujet d’un verbe au PS (la maison s’écroula) et un animé, faire partie de l’arrière-plan du récit (la foule attendait). Cependant, on peut supposer que l’enchaînement des événements, typiquement au PS, concerne majoritairement ses principaux protagonistes, qui sont habituellement des êtres animés, tandis que l’arrière-plan recouvre leur environnement, aussi bien animé qu’inanimé. Le type de sujet, humain / non humain, est l’un des huit critères étudiés par Reid (1977) pour estimer le degré d’attention porté à un événement, dans le but de tester la théorie de Weinrich sur l’opposition premier plan / arrière-plan. Retour au texte

12 Seule la forme devait + inf., forme anticipatrice comme les futurs, fait exception, mais le nombre d’occurrences dans le corpus de presse (5 seulement) ne permet pas d’en tirer des conclusions. Retour au texte

13 Elle l’est dans quelques cas qui n’apparaissent pas dans ce corpus : toujours est-il, encore à valeur restrictive ; les conjonctions sans doute, à peine ; un verbe de parole directement après des propos rapportés au discours direct (dit-il). Retour au texte

14 J’utilise le terme de focus dans un sens large, qui comprend aussi bien le focus étroit (le sujet est la réponse à une question partielle implicite) que le focus large, un complexe verbal qui peut s’étendre jusqu’à toute la phrase; cf. par exemple Lambrecht (1994). Retour au texte

15 Les sujets animés dans le corpus de presse ne sont postposés qu’à 4,5% pour le PC, à 31,5% pour le PS, et à 21% pour le présent, mais la taille des sous-corpus sujets animés de ces deux derniers temps (respectivement 35 et 86 occurrences) ne permet pas de leur accorder une valeur statistique. Retour au texte

16 La seconde catégorie, les dates dont l’année n’est pas précisée, recouvre à la fois des expressions déictiques (le 3 février (de cette année)) et anaphoriques (le 3 février (de cette année-là). Les compléments de temps ont été relevés manuellement, mais ils ont été classés automatiquement (au moyen d’un programme Perl), ce qui ne permettait pas de faire la différence. Retour au texte

17 La difficulté à distinguer automatiquement les deux catégories a conduit à présenter les deux types de compléments sur une même ligne, mais l’observation des occurrences montre que les deux catégories sont bien sur-représentées avec l’imparfait. Retour au texte

18 16% des compléments temporels antéposés sont anaphoriques, contre seulement 8% des compléments temporels postposés. Parmi les autres types de compléments temporels, seuls les dates complètes ont une affinité claire avec la postposition. Retour au texte

19 Un classement plus fin, par siècle, ne donne pas de résultats pertinents. Par ailleurs, les temps ont des tendances comparables dans les énoncés à sujet inanimés, mais on trouve beaucoup globalement moins de dates anciennes qu’avec des sujets animés. Retour au texte

20 On peut avancer deux raisons : d’une part, les dates de naissance ne sont pas toujours connues pour les périodes anciennes, alors que la date de mort est citée. D’autre part, et surtout, l’encyclopédie, très réactive à l’actualité, comporte beaucoup d’articles sur des personnalités encore en vie, dans lesquels on trouve des dates de naissance récentes et naturellement aucune date de mort. Retour au texte

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Citer cet article

Référence électronique

Aude Rebotier, « Les emplois stéréotypiques des temps narratifs en français », Textes et contextes [En ligne], 5 | 2010, publié le 21 novembre 2017 et consulté le 22 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=253

Auteur

Aude Rebotier

CELTA (Paris IV) et CIRLEP (Reims), Université de Reims Champagne-Ardenne, 57 rue Pierre Taittinger - 51096 REIMS CEDEX

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