Prémisses
L’analyse des faits de langue socialement connotés comme populaires dans les romans de notre corpus nous incite à nous demander si, dans la fiction romanesque, le registre populaire ne reposerait pas avant tout sur des stéréotypes linguistiques. Notre réflexion s’appuie sur un corpus couvrant une période de quarante ans (1966-2006), qui jusqu’à présent a été peu explorée en ce qui concerne la représentation de l’oralité populaire. Nous précisons en outre que les textes romanesques, dont le choix se base sur des critères chronologiques et sociolinguistiques, sont suffisamment distants pour témoigner de conceptions non homogènes de la langue populaire.
La première partie de cet article se propose de circonscrire les notions de stéréotype et de registre populaire appliquées à un corpus littéraire. La deuxième partie décrit quant à elle la démarche d’analyse qui consiste à inventorier par la lecture, les principaux phénomènes identifiés comme des connotateurs socioculturels1 de type populaire. Cette étape a pour objectif de comprendre quels sont les faits de langue qui contribuent à la construction de la parlure populaire en fiction. Enfin, nous montrons dans cette étude qui tente de jeter un pont entre la linguistique et les écrits littéraires qu’il existe un décalage entre la pratique et la vision idéologique de la langue populaire.
1. Le stéréotype de registre populaire
Les notions de stéréotype aussi bien que celles de langue ou de registre populaires peuvent être à l’origine d’interprétations diverses, c’est pourquoi il nous paraît nécessaire de préciser ce que nous entendons par et l’une et par l’autre dans le cadre de cette étude.
1.1. Le stéréotype
De manière générale, le stéréotype relève d’un processus de catégorisation et de généralisation (Amossy et Herschberg Pierrot 2004 : 27) qui tend à produire une vision simplifiée, voire déformée du réel. Si nous nous limitons à cette vision du stéréotype, nous lui attribuons un rôle essentiellement dépréciatif et réducteur. Le stéréotype est ainsi souvent considéré comme simple plutôt que complexe, comme erroné plutôt que correct et comme acquis de seconde main plutôt que relevant de l’expérience personnelle. Toutefois, la notion de stéréotype à laquelle nous nous référons ici se caractérise davantage par des fonctions d’identification et d’appartenance sociales. Des caractéristiques qui sont mises en évidence par J.-P. Leyens, V. Yzerbyt et G. Schadron (1996). Le stéréotype est envisagé par ces auteurs comme un ensemble de croyances partagées concernant « les caractéristiques personnelles, généralement des traits de personnalité, mais souvent aussi des comportements, d’un groupe de personnes » (Leyens/Yzerbyt/Schadron 1996 : 24). Nous privilégions cette définition car dans la sphère romanesque, le stéréotype populaire se construit grâce à la mise en relation des traits linguistiques et des traits extra-linguistiques que l’auteur attribue à ses personnages. En effet, dans les romans que nous analysons, les personnages se répartissent en deux groupes distincts : ceux qui utilisent la langue standard et ceux qui présentent des traits qui s’en démarquent. On observe alors qu’une dialectique s’instaure entre les caractéristiques qui placent les personnages au bas de l’échelle sociale (profession, lieu d’habitation, niveau d’instruction, etc.) et les traits de langue non standard. La langue populaire en fiction est en d’autres termes étroitement liée au portrait social des personnages et à l’effet que celui-ci produit sur l’imaginaire du lecteur.
1.2. Le registre populaire
La notion de populaire, à la fois utile et discutable, mérite qu’on s’y attarde. Dès lors que l’on parle de registre, on a tendance à associer le terme à un faisceau de faits de langue. Nous nous demandons alors quels seraient, dans les romans de notre corpus, les traits linguistiques qui permettent de définir un registre de langue comme populaire.
La langue populaire, à supposer qu’elle existe vraiment, est un concept qui semble se définir plus facilement par ce qu’il n’est pas que par ce qu’il est réellement. Il se définit tout d’abord par son opposition à la langue standard et cela apparaît de manière nette dans la fiction romanesque. Ainsi, tout ce qui est familier est susceptible d’être taxé de populaire, car « seuls certains traits populaires sont étrangers à l’usage familier non populaire » (Gadet 1992 : 27). En outre, tout phénomène linguistique caractéristique de l’oral peut produire le même effet dès lors que nous nous situons dans le domaine de l’écrit et plus encore si ces écrits sont de type littéraire. Une autre tendance est de considérer la langue populaire comme une version simplifiée du standard, c’est notamment ce que l’on observe chez P. Guiraud (1969).
Le français populaire représenté dans la littérature se caractérise par un ensemble de phénomènes linguistiques qui peuvent varier selon les époques et selon l’imaginaire linguistique des auteurs. L’objectif principal des écrivains n’étant plus – comme il a pu l’être par le passé – de reproduire à l’authentique la langue du peuple, mais plutôt de connoter une parlure à travers un nombre limité de procédés linguistiques. La langue populaire telle qu’on peut la lire dans les romans que nous analysons se présente ainsi comme un artefact à deux niveaux. D’une part, elle est le reflet de l’idée que l’écrivain se fait de la langue populaire ; de l’autre, elle correspond à l’image que le lecteur a du sociolecte qui est représenté. Cet artefact est constitué de stylèmes de littérarité générale (phénomènes récurrents et communs aux auteurs) et de stylèmes de littérarité singuliers spécifiques à l’idiolecte de l’auteur. Dans cette étude, nous nous intéresserons essentiellement aux premiers.
2. Analyse du corpus
Dans un corpus constitué des romans suivants : Un idiot à Paris, Fallet, R. (1966), Billy-ze-Kick, Vautrin, J. (1974), Je suis décevant, Berroyer, J. (1987), Les orpailleurs et Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte2, Jonquet, T. (1993 et 2006), Kiffe kiffe demain et Du rêve pour les oufs, Guène, F. (2004 et 2006), nous inventorions les phénomènes qui contribuent à produire un effet de parlure populaire. Ces phénomènes relèvent des domaines phonique, morphologique, syntaxique et lexical. Il importe de préciser que ce classement est constitué d’un nombre significatif de faits de langue considérés comme courants dans la langue parlée authentique3. En ce sens où ces phénomènes langagiers ne comportent aucune connotation sociolectale.
2.1. La langue populaire dans notre corpus
Dans chacun des romans analysés, la représentation de l’oralité populaire passe par des catégories différentes de locuteurs. Essentiellement rurale, avec occasionnellement des interventions de prostituées ou de clochards parisiens, chez R. Fallet, elle est associée uniquement à la banlieue parisienne des années 60 chez J. Vautrin. Quant à J. Berroyer, il met en scène la parlure de personnages qui se caractérisent surtout par leur profession : peintres en bâtiment, serveurs ou agents de police. Chez T. Jonquet, la langue populaire rime avec le vernaculaire des jeunes des banlieues parisiennes. Celle des petits délinquants, dans le premier roman et celle des collégiens, dans le second. C’est également la langue des jeunes des cités, dont l’auteur est originaire, qui est représentée chez F. Guène.
Il apparaît alors que, même si les personnages-locuteurs se distinguent les uns des autres par des traits extra-linguistiques, ils ont en commun des caractéristiques linguistiques qui produisent un effet de parlure populaire. Ces traits linguistiques stigmatisants constituent des stylèmes de littérarité générale.
2.2. Sélection des phénomènes
Parmi les traits linguistiques récurrents dans sept romans du corpus nous avons retenu les phénomènes d’ordre phonique, morphologique et syntaxique que nous présentons ci-après.
2.2.1. Phénomènes d’ordre phonique
Le e caduc
Dès lors que l’écrit tente de représenter l’oral, la chute du e caduc devient un élément stigmatisant dans la représentation de l’oralité et de l’oralité populaire en particulier, et ceci même quand l’effacement graphique du e caduc correspond à des usages tout à fait standard dans la langue parlée.
(1) C’est pas d’ ma faute, si j’ pleure pas ! […] J’ suis un noptimiste ! (Billy-ze-Kick, p. 63)
(2) Alors, m’dame, nous c’qu’on est, ça se voit tout de suite. (Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, p. 62)
(3) Et il répond quoi le p’tit ? (Kiffe kiffe demain, p. 78)
L’effet de populaire produit par l’effacement du e caduc est selon nous principalement visuel et provient du rapport du lecteur à la graphie standard. En effet, les auteurs l’effacent régulièrement dans des positions où il est normal qu’il ne soit pas prononcé dans l’usage courant de la langue parlée. De plus, ils le font disparaître dans des positions où il est pratiquement impossible de s’en passer dans la langue authentique, par exemple dans deux syllabes qui se suivent : Tu peux pas savoir c’ que c’est bon d’ n’ plus être soi-même. (Billy-ze-Kick, p. 90)
L’apocope dans le pronom « tu »
On observe que dans la représentation littéraire le u disparaît dans la plupart des cas devant voyelle, plus rarement en position préconsonantique. La forme élidée de tu devant voyelle choque peu, car elle est attestée à l’écrit pour le pronom complément te. Cependant, ce procédé est fréquemment utilisé par les auteurs comme un marqueur d’oralité populaire. En revanche, le t’ en position préconsonantique est beaucoup plus inattendu et peu utilisé.
(4) Moussa, t’es nul, ça te regarde, mais du coup tu nous mets tous dans le même sac ! (Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, p. 57)
(5) Après ça, t’as plus envie de leur parler. (Kiffe kiffe demain, p. 40)
Les liaisons
La liaison est un phénomène phonique qui a aussi une composante syntaxique. Dès lors que les auteurs signalent des liaisons à l’écrit – qu’il s’agisse de liaisons reconnues comme correctes ou de fausses liaisons – leur présence dans la chaîne graphique comporte un écart par rapport à l’écrit standard. Cet écart contribue, dans de nombreux cas, à connoter socialement le parler des locuteurs comme populaire. Les liaisons signalées par les auteurs de notre corpus correspondent pour la plupart à des liaisons attestées en français standard. Elles concernent principalement l’indication de la marque du pluriel.
(6) On passe des zheures à se parler. (Billy-ze-Kick, p. 25)
(7) Et c’est qu’y z’y tenaient pire qu’à leurs yeux à leur démarcation du diable ! (Un idiot à Paris, p. 38)
L’apocope du « r »
La disparition du r est liée à la nature instable cette consonne en position finale. L’effacement des consonnes liquides /l/ et /r/ est décrit par N. Armstrong comme un trait de prononciation du français parlé nivelé4 en zone urbaine d’oïl (2002 : 14) et il est considéré comme socialement non marqué. L’apocope du r ne peut être considérée comme un phénomène arbitraire, elle est en revanche liée aux facilités de prononciation.
(8) Eh, m’dame, c’est quoi, vot’ religion ? (Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, p. 61)
2.2.2. Phénomène d’ordre morphologique
Ces phénomènes sont moins nombreux que les phénomènes d’ordre phonique. Nous avons retenu pour cette étude, l’effacement du pronom sujet il dans des constructions impersonnelles. Ce procédé peut être considéré à la fois comme phonique et morphologique. On l’observe essentiellement devant y a et falloir et dans de plus rares cas devant suffire ou paraître.
(9) Fallait pas y faire, Goubi, fallait pas y faire. (Un idiot à Paris, p. 22)
2.2.3. Phénomène d’ordre syntaxique
Tout comme la morphologie, la syntaxe produit, dans le corpus analysé, moins de phénomènes que le domaine phonique. La négation sans « ne » est un d’entre eux. En français, la négation a la particularité d’être formée de deux éléments, le premier est le forclusif « ne » et le second est dans la plupart des cas le pas, mais aussi : rien, plus, aucun, personne, guère, etc. À l’oral, la disparition du premier élément de la négation est un phénomène très fréquent. C. Blanche-Benveniste (2000 : 39) fait remarquer qu’il y a environ 95% d’absence de ne dans les conversations, quels que soient les locuteurs. Dans la langue orale authentique, la négation sans ne ne coïncide ni avec le statut social des locuteurs, ni avec une situation de communication spécifique.
(10) À midi, on retourne pas à la brasserie. Avec la merde qu’ils nous font bouffer. (Je suis décevant, p. 15)
(11) J’sais pas …personne savait ! Son père, il est à Montreuil […]. C’est pas un rebeu. (Les orpailleurs, p. 327)
(12) Mais non, il faut pas dire ça, c’est une occasion de faire la fête tous les trois. (Du rêve pour les oufs, p. 51)
3. Langue populaire ou oralité courante ?
Notre objectif étant de comprendre dans quelle mesure des faits de langue dépourvus de connotation sociale produisent un effet d’oralité populaire dans la représentation littéraire, nous avons mis en relation les phénomènes sélectionnés ci-dessus avec des faits de langue identiques tels qu’on les observe dans la langue parlée authentique. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les travaux de C. Blanche-Benveniste (2005) et sur ceux de V. Traverso (1996 et 1999). La mise en relation du corpus littéraire et de différents exemples tirés de corpus sur la langue parlée en situation de vie quotidienne, nous permet de constater qu’aucun phénomène utilisé dans les romans analysés ne peut être considéré, dans la langue parlée authentique, comme socialement connoté.
Notre étude des marqueurs d’oralité populaire nous permet par ailleurs de mettre en évidence une évolution dans le choix des phénomènes visant à connoter socialement une parlure comme populaire au cours de la période observée (1966-2006). On remarque ainsi qu’à la charnière entre le xxe et le xxie siècles, la représentation de l’oralité populaire, qui correspond principalement à la représentation du vernaculaire des cités, privilégie les phénomènes phoniques au détriment de la morphologie et de la syntaxe. Cette tendance confirme elle aussi la prééminence des traits d’oralité courante dans la représentation du sociolecte. En effet, pour le domaine phonique c’est essentiellement à travers des phénomènes tels que l’élision dans les pronoms tu ou la chute du e caduc que passe la représentation de l’oralité populaire dans les romans les plus récents.
4. L’oralité populaire, une question de décalage
La représentation littéraire du français populaire repose donc en partie sur un décalage de registre linguistique où de l’oral courant devient, à l’écrit, de l’oral socialement connoté. Ce décalage s’explique de notre point de vue par deux faits majeurs :
- La langue écrite est aujourd’hui encore considérée par ses utilisateurs non spécialistes (et pas seulement) comme « supérieure » à la langue orale et comme garante de la norme linguistique. L’écrit reste le domaine de référence lorsqu’on énonce une règle grammaticale. Pour cette raison, tout écart par rapport à l’écrit standard, même s’il s’agit d’un phénomène courant dans la langue parlée authentique, est perçu comme socialement connoté.
- La confusion entre les deux plans distincts de la langue que sont l’oral et l’écrit et les registres linguistiques (soutenu, standard, familier, populaire, etc). qui débouche sur un fréquent amalgame entre la langue orale et un registre familier ou populaire. Cette confusion n’a aucune raison d’être puisque nous savons que l’oral aussi bien que l’écrit disposent de plusieurs registres. De plus, ce décalage repose sur l’utilisation du medium, où le graphique serait censé reproduire la parole, or nous n’ignorons pas que l’écrit ne dispose pas des moyens nécessaires pour satisfaire cette reproduction.
5. Conclusion
Les phénomènes que nous avons présentés dans cet article – même s’ils ne constituent qu’un échantillon d’une étude plus vaste qui a pris en compte l’intégralité des marqueurs d’oralité populaire présents dans le corpus romanesque de référence5 –, nous permettent de constater que la notion, ou plutôt le sentiment de langue populaire est davantage une question d’interprétation que de pure description. Nous observons ainsi que l’oralité populaire représentée répond à un nombre de traits linguistiques qui apparaissent comme des constantes à l’intérieur de notre corpus et ceci est frappant malgré la diversité sociale des personnages (paysans des années 60, habitants des banlieues, etc.). Nous nous référons par exemple à des phénomènes d’ordre morphologique comme l’effacement du pronom sujet dans des constructions impersonnelles ou, sur le plan syntaxique, à la négation sans ne. Faut-il en conclure que ces différentes catégories sociales parlent réellement de la même manière ? Nous ne le pensons pas, car ce serait en quelque sorte remettre en question l’idée selon laquelle la langue varie aussi en fonction des besoins sociaux, des conditions d’emploi et ignorer que le français populaire se distingue par son caractère véhiculaire (Lodge 2004). Admettre que le paysan bourguignon des années 60 avait les mêmes nécessités ou utilisait la langue dans les mêmes conditions que les jeunes de La Courneuve nous semble peu probable, même si des besoins différents peuvent se réaliser avec des instruments linguistiques identiques, du moins pour une partie. Toutefois, admettre une telle conclusion, ce serait surtout négliger que notre recherche se situe dans le domaine littéraire et que les moyens linguistiques qui y sont représentés ont bien moins pour but de faire parler le « peuple » (qui n’existe plus) que de construire un objet sémiotique qui réponde aux besoins de l’esthétique romanesque. Nous pensons ainsi que la représentation de la langue populaire procède avant tout d’un stéréotype littéraire. Une considération qui est d’ailleurs renforcée par le fait qu’un auteur tel que F. Guène – un témoin direct de la langue des banlieues – adopte elle aussi les mêmes patrons linguistiques que les autres auteurs. Le stéréotype littéraire passe ainsi par un décalage entre la langue authentique et la langue fictionnelle et repose sur une vision idéologique et schématique d’acception commune qui consiste à considérer comme populaire tout fait de langue qui n’est pas reconnu comme standard.
Cependant, si la représentation du registre populaire se nourrit et alimente les stéréotypes linguistiques, l’image que le roman renvoie de la langue doit globalement coïncider avec la vision du lecteur qui ne tolère pas de trop grands écarts entre le monde textuel et son monde de référence (Jouve 1992 : 95). Nous considérons par conséquent que le registre de langue populaire tel qu’il est donné à lire dans la fiction romanesque est un artefact qui se nourrit de stéréotypes sociolinguistiques qui permettent la construction d’un objet sémiotique capable de répondre aux besoins de l’esthétique romanesque et à ses codes de lecture.