Introduction
Le stéréotype offre au locuteur une capacité à signifier à moindre coût. En quelques traits, une figure collective est vite croquée ! Le stéréotype social de l’Africain dans la figure du « Noir » représente un archétype du genre : naïf, gai, indolent… Plutôt que de m’intéresser à la représentation elle-même, je propose d’apporter quelques éclairages sur ce qui en sous-tend le fonctionnement énonciatif et cognitivo-discursif à partir du repérage de marqueurs linguistiques, qui, dans la trame discursive, constituent des traces d’une architecture plus profonde qui s’opère en amont de la matérialité linguistique.
Dans la masse des archives coloniales sur l’Afrique1, le corpus a été constitué à partir de la recherche des occurrences dénominatives des habitants de l’aire géographique autour du Mali du début du 18e siècle jusqu’aux indépendances africaines (décennie 60).
Le spectacle linguistique que construisent les représentations des peuples perçus comme ‘autres’ est analysé dans une perspective d’analyse du discours. L’analyse du discours comme l’écrit Francine Mazière est une pratique de « lecture » (Mazière 2010 : 113) qui permet d’éclairer la compréhension de différents types de questionnements et en particulier, les questionnements sociopolitiques, tel que celui de la dominance (post)coloniale.
Dans ce cadre, l’analyse des pratiques discursives circulantes dans des ensembles de discours issus de mondes sociaux très différents : politique, militaire, commercial, religieux…a été privilégiée. Le choix d’une large variété d’énonciateurs sur un temps long permet d’envisager le phénomène de la stéréotypie dans sa production et sa reproduction à travers les différentes reformulations et de pointer quelques opérations de stéréotypage qui ne soient pas attachées à une époque ou à une catégorie d’énonciateurs, mais qui relèvent d’un fonctionnement énonciatif généralisable à d’autres contextes discursifs.
Les pratiques discursives analysées sont d’ordres divers : modes d’agencement des énoncés, régularités de formes, reformulations, effets de mémoire…, autant de modalités qui requièrent de faire appel à un vaste panel de notions théoriques.
1. Le spectacle linguistique des différences
1.1. Le profilage énonciatif du stéréotype : au miroir inversé du ‘même’
Les études en sciences sociales, pionnières dans le champ de recherches sur le stéréotype (Leyens 1996, Taguieff 1987 entre autres), envisagent la stéréotypie comme un mode de catégorisation à partir d’un ensemble de « croyances […] relatives aux caractéristiques ou aux attributs d’un groupe » (Judd et Park 1993 : 10). Des évidences partagées sur ‘l’autre’ forgent un « schème collectif figé » (Amossy 1997 : 64) : « des images dans notre tête » (Lippman 1922) que les sciences sociales nomment des « représentations sociales » (Jodelet 1989).
Un groupe de ‘mêmes’ ou « endogroupe » partage un savoir de sens commun sur un groupe d’‘autres’ ou « exogroupe » (Tajfel 1972). La « dialectique du même et de l’autre » : ‘nous’ vs ‘eux’ est repérable en discours par différents types de marqueurs syntaxiques et/ou sémantiques. Les énonciateurs dans leurs narrations adressées directement ou indirectement à des membres de l’endogroupe identifient les exogroupes par le pointage des différences. C’est le cas des premiers missionnaires qui découvrent l’Afrique :
(1) Une espèce de monde nouveau ; où le Ciel et la Terre, les Plantes et les animaux, les hommes et les femmes, sont bien différens de ceux que nous voïons (Loyer, 1714).
Cette appréhension de l’inconnu par ses différences constitue les fondements du stéréotypage de l’altérité. Bien que quelques exemples de stéréotype positif aient été identifiés, comme celui du Touareg (Pandolfi 2001), le stéréotype est la plupart du temps une représentation négative de ‘l’autre’. Parmi les différences, ce sont généralement des traits stigmatisants qui participent à la représentation stéréotypée (Amossy 1991 : 21-22), comme en témoigne l’exemple (2) :
(2) Les Noirs du Soudan sont de véritables grands enfants. Comme eux, ils sont naïfs, insouciants, menteurs, ingrats ou reconnaissants, dominés par les appétits matériels. […] D'une nature très gaie, ils rient à tout propos (Humbert, 1891).
Dans cet exemple (2), un peuple, désigné comme « les Noirs du Soudan », est identifié par sa localisation géopolitique2 et par sa couleur de peau. Il est catégorisé de manière globalisante par un pluriel de type « expansif nombrable » (Lafont, 1978 : 203) qui procure à tous les éléments du groupe les mêmes propriétés. L’usage du verbe « être » au présent gnomique à valeur de vérité universelle anhistorique participe d’un processus d’essentialisation, comme le lexème « nature » : « de nature très gaie ». Les attributs qui caractérisent les habitants du Soudan s’expriment dans des lexèmes adjectivaux dévalorisants : « naïfs, menteurs… ». Dans cet énoncé, la seule pratique sociale rattachée à la représentation des Noirs du Soudan est celle du « rire » modalisé par l’adverbe de manière « à tout propos » qui déconstruit la valeur positive exprimée antérieurement par l’attribut naturel de la gaîté.
Les expériences antérieures, vécues ou non, sont capitalisées sous forme de savoirs dans les lexèmes qui décrivent les formes de l’altérité. La stéréotypie ne résulte pas d’un acte de nomination isolé ; elle se sédimente au fil des actes d’énonciation. Le stéréotype ne se réduit pas non plus à l’énoncé d’un seul lexème dénominatif qui capitaliserait la stéréotypie d’une catégorie, bien que certains désignatifs comme « les Noirs » soient aptes à subsumer une telle charge sémantique. Je parlerai plutôt de profilage énonciatif du stéréotype en considérant la stéréotypie comme le produit de la mise en œuvre d’une architecture discursive complexe, fondée sur un processus dynamique de relation dialectique à une figure reconnue comme « type » dans l’économie énonciative. Antoine Culioli définit le « type » comme une représentation idéalisée qui constitue un repère énonciatif à partir duquel les autres occurrences sont évaluées (Culioli 1990). La figure de la représentation typique résulte d’une opération primitive d’identification de propriétés reconnues comme constitutives et par le rejet de propriétés perçues comme autres. La construction des formes d’altérité se réalise par le biais de marqueurs syntaxiques ou sémantiques qui jouent le rôle d’« inverseurs » (Culioli 1999 : 25) des propriétés typiques et qui déterminent par conséquent une altérité constitutive de type « complémentaire » (Culioli 1990 : 95-99) de la représentation typique.
L’analyse des représentations des exogroupes dans les textes du corpus fait apparaître une collection de propriétés qui sont des représentations inverses des propriétés typiques de l’endogroupe d’appartenance des scripteurs : barbarie (vs civilisation), retard (vs progrès), puérilité (vs raison), fanatisme musulman (vs pacification chrétienne)…
Les traits identificateurs de la figure du Noir permettent ainsi de reconstituer la figure d’un type « civilisé » dominant dans le système discursif et social :
- La barbarie, une inversion de la civilisation (exemples 3, 4, 5, 12) :
(3) La barbarie noire s'ouvrira […] aux promesses de la civilisation européenne (Humbert 1907).
(4) Je n'ai cessé de penser aux moyens d'exploiter, au profit de ma patrie, les immenses ressources de ces vastes contrées, tout en faisant rentrer dans la société humaine des nations dégradées par la barbarie (Hautefeuille 1830 : 23).
(5) Cette Afrique farouche n'a que deux aspects : peuplée, c'est la barbarie ; déserte, c'est la sauvagerie ; mais elle ne se dérobe plus; les lieux réputés inhabitables sont des climats possibles ; on trouve partout des fleuves navigables ; des forêts se dressent, de vastes branchages encombrent çà et là l'horizon ; quelle sera l'attitude de la civilisation devant cette faune et cette flore inconnues ? (Hugo 1879).
- Le retard, l’immobilisme, une inversion du progrès (exemples 6, 7, 18 à 25) :
(6) L'immense famille attardée est prête à accourir à notre appel […] l'avenir ne nous3 révélera-t-il pas pour tenter la haute expérience de progrès humain qui s'appelle civilisation ? (Hubert 1907).
(7) Tant que les obstacles naturels, les distances, l'hostilité, l'immobilisme, tinrent ces masses lointaines à l'écart des courants nouveaux, les pays développés purent ne voir dans les retardataires que des marchés exotiques ou des terres à coloniser (de Gaulle, 1964).
- L’enfance, une inversion de la raison propre de l’adulte dans son rôle de parent (exemples 1, 8, 9, 11, 15) :
(8) Le décorum, on ne l'ignore pas, joue un grand rôle parmi les nègres du Soudan. Ces indigènes, en vrais enfants, aiment les fêtes tapageuses, les beaux costumes bariolés et resplendissants de dorure. Notre simplicité habituelle serait hors de propos avec eux (Gallieni 1882 : 636).
(9) Il est docile, et comme les enfants, il est avide de justice (Sanderval 1893).
(10) Cette politique d'association, bien conforme au génie de la France moderne, doit naturellement varier ses formules suivant les lieux et suivant les races ; elle doit se borner à une tutelle paternelle avec ces grands enfants que sont les nègres (Busson 1910).
(11) De même, les noirs de l'Afrique, ces grands enfants impulsifs et suggestionables, peuvent se laisser entraîner passagèrement par des conseils pervers (de Streel 1922).
- L’ignorance associée à la barbarie, qui laisse apparaître une figure inversée de l’instruction et du savoir, reconnue, dans l’économie énonciative, comme le propre des sociétés dites civilisées (exemple 12) :
(12) Car c’est quelque chose pour elle [la France] que la gloire impérissable d’avoir arraché une partie du globe à l’ignorance et à la barbarie (Hautefeuille 1830 : 16).
- La force physique et la capacité de travail, qui est une représentation complémentaire des facultés intellectuelles considérées comme des propriétés typiques des sociétés dites civilisées (exemples 13 et 14) :
(13) Elles sont peuplées d’hommes robustes, encore sauvages (Hautefeuille 1830 : 6).
(14) Car les Blancs, à côté de leur activité, à côté de leurs produits manufacturés, apportent le progrès et que les Noirs, dans ces régions africaines, apportent le contingent de leur force physique, de leur bonne humeur et du travail qu'ils peuvent fournir pour la production de toutes ces richesses naturelles dont nous avons besoin (Broussais 1900 : 7).
- la gaîté et l’insouciance (exemples 2, 15, 16) :
(15) Mais tandis que nous flânons parmi tous ces visages d’encre, insouciants et gais sous l’écarlate flambante de la chéchia, voici que l’un d’eux s’illumine d’un bon sourire, en même temps qu’une voix au timbre enfantin nous dit : « Bonjour, moussiè » (Sonolet 1911 : 38).
(16) A propos de tout, et surtout à propos de rien, des fusées d’éclats de rire sortaient de leurs bouches aux lèvres rouges et épaisses, découvrant d’admirables rangées de dents blanches (Galland 1900 : 32),
- Le « fanatisme religieux », à savoir « l’Islam », est une propriété inversée de la mission de « pacification »4 menée par les « chrétiens » afin de faire progresser « la civilisation » (exemple 17) :
(17) Nous sommes dans le Soudan en plein pays musulman et il nous faut compter sérieusement avec le fanatisme religieux des populations. […] Ce fanatisme religieux peut causer les révolutions les plus subites et les plus fatales aux progrès de la civilisation. Les disciples de l’Islam ne désarment jamais et ils ne font que conclure avec les chrétiens de simples trêves, qu’ils pensent avoir le droit de rompre à leur convenance (Gallieni 1887).
La mise en relation d’une représentation stéréotypée avec la représentation reconnue comme typique peut se réaliser :
- in praesentia : la figure type est représentée dans le fil du discours comme dans les exemples :
(3) : « la barbarie noire » vs « la civilisation européenne » ;
(14) : « les Blancs » vs « les Noirs » ;
(7) : « les masses lointaines » vs « les pays développés » ;
(8) : « les nègres du Soudan » vs ‘nous’ (« notre’ simplicité »).
- in absentia : le lecteur, coénonciateur de la narration textuelle, reconstruit la figure typique par inversion des traits stéréotypés actualisés dans le texte et incarnés par le scripteur énonciateur et son endogroupe culturel et discursif. En (2), l’énoncé qui représente les Noirs du Soudan : « de véritables grands enfants […] naïfs, insouciants, menteurs, ingrats ou reconnaissants, dominés par les appétits matériels » dessine en creux l’ombre des types blancs qui seraient des ‘adultes, avertis, responsables, fiables, constants, raisonnables’…
1.2. Des programmes de sens véhiculés par des formes linguistiques différentes
Le stéréotype est un mode de ‘dire’ ‘l’autre’ partagé par une communauté discursive qui se reproduit au fil des textes et dans la variété des locuteurs (anthropologistes, commerçants, missionnaires, militaires, ministres…). Cette pratique discursive se réalise par des actes de nomination de ‘l’autre’ à partir de dénominations préenregistrées en langue. Le stéréotype préexiste à l’acte d’énonciation et l’actualisation des traits stéréotypés échappe en partie au sujet locuteur qui « est parlé » par la « formation discursive » qui le domine (Pêcheux 1975). Une formation discursive se caractérise notamment par « des pratiques discursives qui traversent les époques et les événements, donnant lieu à un mode d’agencement d’énoncés, à des régularités de formes, à des modalités de catégorisation et de recomposition, à des contradictions spécifiques qui prennent valeur de règles » (Dufour 2010 : 244). Dans une même formation discursive, comme l’avait avancé Michel Pêcheux : « des mots, expressions et propositions littéralement différentes peuvent, […], ‘avoir le même sens’ » (Pêcheux 1975 : 144). Dans la formation discursive (post)coloniale, des discours de missionnaires du 18e siècle à ceux des explorateurs coloniaux du 19e puis aux discours qui annoncent les indépendances, les énonciateurs actualisent des formes linguistiques qui, malgré les multiples reformulations dont elles sont l’objet, activent les mêmes programmes de sens5 – la capacité à progresser, le savoir, la raison… La figure inversée de la représentation occidentale du progrès, par exemple, peut s’exprimer par différents lexèmes adjectivaux qui caractérisent les peuples africains, notamment « attardés », « arriérés », « retardataires », pour ne citer que ces trois exemples :
- « attardés » :
(6) L'immense famille attardée (Humbert 1907).
(18) Porter à ce continent, longtemps attardé dans sa marche vers le progrès, non seulement les avantages matériels de la civilisation mais aussi ses bienfaits intellectuels et moraux (de Streel 1922).
(19) quelques-uns des pays qu'on appelle « sous-développés » et qu'on pourrait appeler « pays à évolution économique attardée » (Anonyme 1953).
(20) conduire les peuples attardés en dépit de leur ignorance et de leur apathie et parfois de leurs résistances, vers un niveau d'humanité supérieure (Brevié 1953).
(21) Les dirigeants des pays attardés (Rullière 1958).
- « arriérés » :
(22) Le gouvernement des peuples arriérés ou primitifs est un art difficile et compliqué (Harmand 1910).
(23) Au début, on parlait des pays économiquement arriérés (Fauvel 1956).
(24) quels sont les facteurs qui empêchent ou gênent le développement des pays arriérés ? (Rullière 1958)
- « retardataires » : exemple 7.
Chacun de ces lexèmes est une « métaphore morale »6 qui interprète différemment le programme de sens du retard :
- un programme de sens temporel : un retard par rapport à l’époque présente au moment de l’énonciation ;
- un programme de sens spatial : une position arrière dans la « marche graduelle [de l’espèce humaine] vers son perfectionnement absolu » (Condorcet 1794 : 102-103) ;
- un programme de sens psychopathologique : un retard intellectuel par rapport aux autres éléments d’une même classe (Dufour 2009 : 68-69).
Les variations des formes dénominatives n’empêchent pas la pérennisation d’un même stéréotype. La récurrence du programme de sens du retard par l’actualisation de formes différentes qui traverse les textes et les époques est « un mode de dire qui se constitue en pratique langagière et sociale » (Dufour 2010 : 24) dans l’épaisseur de ce que l’on peut nommer ‘du’ discours.
2. Le stéréotype du « Noir » : les traces linguistiques d’opérations cognitivo-discursives
2.1. L’agencement énonciatif : un classificateur social
Les « mots pleins » qui capitalisent les croyances ne sont que la partie émergée de la matérialité discursive constitutive du stéréotype. La stéréotypie se tisse à la surface textuelle non seulement par des mots pleins, mais également par l’agencement des formes linguistiques.
Le stéréotype acquiert sa force dans la distribution inégale des rôles actanciels dans l’économie énonciative. L’actance (Lazard 1994) est une mise en scène énonciative de l’action, une représentation des formes de l'agir. En fonction du type d'expérience et du degré de responsabilité dans l'acte, différents statuts d'actants sont attribués aux acteurs sociaux représentés dans l’agencement énonciatif. Cette donation d’actance est un mode d’orchestration des rôles sociaux.
Dans le corpus analysé, on observe que les figures qui sont l’objet de la stéréotypie ne sont jamais agents de procès en ‘Faire’ d’action, à la différence des représentants types. Les procès attribués aux acteurs noirs sont de trois ordres :
- des prédicats d’essence ou d’état : les énoncés montrent « le noir » dans ce qu’il « est » (exemples 2, 9, 25), sa « nature » ou l’état dans lequel il se trouve plutôt que dans ce qu’il fait :
(25) Le noir est joueur, ivrogne et coureur de jupons (Mangeot 1922).
- des prédicats d’expérience relatifs aux sentiments et aux perceptions :
En 2, 8, 26, 27, les dénominations désignent des actants en « experient » qui sont le « siège d’un état ou d’un sentiment » (Lazard 1994 : 64) : « rire » en 2, « aimer » en 8, « sentir le besoin » en 26, « sentir la nécessité » en 27 :
(26) ils7 ont senti le besoin de se vêtir comme eux, de se nourrir comme eux, de se loger plus commodément qu'ils ne l'avaient été jusqu'alors (Anonyme 1797).
(27) Ces noirs se groupent en sociétés, en villages, ils ont des demeures fixes, ils sentent la nécessité des liens sociaux (Soleillet 1879).
Les prédicats font état d’une non-agentivité en ‘Faire’. Aucun exemple ne met en spectacle les entités identifiées comme ‘autres’, c’est-à-dire non civilisées et non blanches, dans des rôles d’« actants confirmés » (Lafont 1978 : 247) ou agents de procès d’actions susceptibles de modifier les situations dans lesquelles ces entités sont placées. Tout au plus en manifestent-elles la volition, c’est-à-dire qu’elles ont formulé une intention de visée d’action : « veulent accéder » et « entendent produire » (exemple 28) :
(28) Dix millions d'Algériens ont besoin de résoudre le problème de l'alimentation et du sous-emploi, des millions de noirs veulent accéder à l'économie moderne. Tous entendent produire pour mieux vivre (Depret 1958).
Les jeux d’actance qui organisent l’agencement énonciatif témoignent de l’effectivité d’une relation de dominance que cette distribution de places contribue à produire. La non-agentivité attribuée aux acteurs ‘autres’ constitue un des moyens de les cantonner dans un certain type de rôles sociaux. L’inégalité dans la mise en scène actancielle a une valeur implicite d’acte injonctif de désignation à une place dominée qui infériorise l’acteur dans la représentation de ses modes d’agir. De ce fait l’actance est à considérer comme une des modalités de la stéréotypie.
Comme le montrent les quelques énoncés cités en exemples, le pouvoir performatif du stéréotype ne relève pas d’un agencement isolé de formes linguistiques. Le stéréotype tire son efficace de la reproduction de cet agencement dans la transversalité du discours, de texte en texte, au fil des siècles. Même lorsqu’un changement de paradigme se produit avec l’avènement de l’ère du développement, cet agencement énonciatif perdure. Des interdits sont fixés au domaine du dicible, certaines dénominations sont prohibées : « sauvages », « arriérés » ainsi que les nombreux qualificatifs d’état dont j’ai mentionné quelques échantillons. Le « paradigme désignationnel » (Mortureux 1993) ou l’ensemble des désignants coloniaux se voit remplacé, à l’orée des indépendances, par le paradigme du sous-développement alors que la distribution des rôles actanciels maintient une forme d’ « ordre du discours » (Foucault 1971). Dans l’énoncé (29), les entités « en voie de développement » sont en place d’actant en expérient d’une « prise de conscience […] de leur situation » :
(29) Un phénomène nouveau s'est en effet affirmé au cours des dernières années. Ce phénomène, c'est la prise de conscience que les peuples en voie de développement ont acquise de leur situation (Briey 1970).
Le prédicat d’acquisition d’une « prise de conscience » ne constitue toujours pas en soi une action en ‘Faire’, même si le procès d’acquisition est énoncé comme un accompli du passé. L’actance en expérient d’un tel énoncé tend à réactualiser un schéma actanciel ancré dans l’historicité de la formation discursive de la dominance (post)coloniale. Les dénominations « politiquement correctes » qui accompagnent ce processus n’obèrent pas les rapports de place affichés dans l’énoncé. Elles rendent compte d’une forme euphémisée de stéréotypie : l’agencement énonciatif, opaque à la lecture naïve, continue de jouer un rôle de classificateur social en contribuant à réinscrire les traits des figures stéréotypées enregistrées en « mémoire (inter)discursive » (Courtine 1981 ; Lecomte 1981 ; Moirand 2001), c’est-à-dire dans la « mémoire des mots et […] la mémoire des dires, lieux d’actualisation de cette « mémoire interdiscursive » (Moirand 2004 : 91).
2.2. La « fabrique » du stéréotype en amont de la matérialité linguistique
2.2.1. Un schéma prédicatif organisateur des énoncés
L’analyse de l’ensemble des dénominations des figures ‘mêmes’ et ‘autres’ ainsi que celle de leurs propriétés catégorielles définitoires, dans les textes du corpus, permet d’établir des paradigmes désignationnels complémentaires :
- Types du groupe des Blancs = civilisés, avancés, éclairés
- Stéréotypes du groupe des Noirs = barbares, sauvages, arriérés, naïfs…
Les représentations des deux figures ainsi que les pratiques qui leur sont afférentes (le « rire » en 2, le « décorum » en 8…) sont régulées par un prédicat commun qui détermine ces paradigmes désignationnels ainsi que les schémas actanciels qui mettent en ordre discursif et social les actants/acteurs sociaux. Ce prédicat commun n’a pas de réalisation linguistique qui lui soit strictement équivalente. Il pourrait s’exprimer sous la forme d’une injonction : « être civilisé », autrement dit « avoir les propriétés d’un représentant d’une société civilisée ». Ce prédicat relève d’un autre ordre que celui de la matérialité linguistique. C’est un niveau de représentation de type cognitif (entendu au sens large) qu’Antoine Culioli nomme la « notion » (Culioli 1990 : 48-50) génératrice de relations prédicatives :
Il s’agira donc à ce niveau de représentations qui organisent des expériences que nous avons élaborées depuis notre plus tendre enfance, que nous construisons à partir de nos relations au monde, aux objets, à autrui, de notre appartenance à une culture, de l’interdiscours dans lequel nous baignons (Culioli 1990 : 21).
La forme linguistique à forte capacité de généralisation « la civilisation », actualisée en 3, 5, 6, 18, est souvent placée en position d’agent de procès en ‘Faire’ comme en 5 : « quelle sera l'attitude de la civilisation ? » (Hugo 1879). Le fait que, comme l’exprimait M. Pêcheux, « des ‘non-sujets’ peuvent passer pour des sujets » (Pêcheux 1975 : 250) signale un effet de l’interpellation idéologique qu’exerce le prédicat et qui donne sa force performative au stéréotype. Il indique une valeur à portée élevée dans l’ordonnancement énonciatif. Le prédicat nominal « la civilisation » issu d’une nominalisation déverbale (le verbe « civiliser ») subsume les propriétés du prédicat notionnel dont Condorcet énonce la liste dans L’esquisse (1794) : la famille, des lois, un gouvernement, la notion de propriété, la justice, la liberté, une langue écrite, les sciences… (Dufour 2010 : 105-106). « La civilisation » comme représentation linguistique d’un prédicat sous-jacent de type cognitivo-discursif ‘être civilisé’ est un « terme opérateur » :
Dire qu'un terme est opérateur dans le domaine, c'est privilégier régulièrement une famille paraphrastique (non nécessairement univoque) […] au détriment d'autres familles possibles. […] Cette composante paraphrastique n'est cependant pas arbitraire, car elle doit être compatible avec les distributions observées et avoir une valeur de généralisation. La valeur de généralisation suppose que le fonctionnement opérateur (avec renvoi à un lexème verbe associé) n'est pas isolé (va concerner une classe de lexèmes et non un lexème unique) et que les rapports entre les formes minimales et la rection verbale vont avoir un minimum de régularité discursive, c'est-à-dire le maintien ou non dans le champ discursif va être à peu près constant dans le registre quel que soit le lexème (Achard 1989 : 821).
Ce terme opérateur, meilleur représentant linguistique du prédicat notionnel, constitue la valeur d’attraction ou « attracteur » des énoncés, c’est-à-dire que « toute occurrence va lui être identifiée » (Culioli 1990 : 60). L’ensemble des occurrences qui tentent de ‘dire’ la notion, sans pour autant parvenir à en couvrir l’entièreté8, détermine un domaine notionnel composé d’un intérieur (I) et d’un extérieur (E). L’intérieur du domaine notionnel de « la civilisation » comprend les occurrences qui correspondent de près ou de loin au prédicat « être civilisé ».
2.2.2. Le stéréotype et ses marqueurs topologiques
Les occurrences linguistiques qui représentent des entités ‘autres’ actualisent des propriétés fondamentalement opposées à celles imposées par le prédicat. Leur actualisation s’accompagne de marqueurs de mouvements topologiques en éloignement de l’intérieur du domaine notionnel de « la civilisation ». Ces mouvements témoignent d’opérations linguistiques dont la surface textuelle donne à voir les traces.
La topologie du stéréotype se construit par le biais de formes négatives, de certains marqueurs de scalarité, d’expansions nominales (adjectifs, propositions relatives) qui placent une « distance immense qui sépare » (Condorcet 1794 : 266) une figure typique bien connue et donc reconnue (les peuples dénommés les plus civilisés : « les plus éclairés, les plus libres ») et une figure ‘autre’ (les « peuplades africaines ») :
(30) Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l'état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, tels que les Français et les Anglo-Américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des nations soumises à des rois, de la barbarie des peuplades africaines, de l'ignorance, des sauvages, doit-elle peu à peu s'évanouir ? (Condorcet 1794 : 266).
Toute occurrence qui ne porte pas de traits identifiant les propriétés typiques est rejetée hors du domaine I dans l’extérieur E : une « frontière » est élevée entre I et E. Ce processus peut s’effectuer par un marqueur de négation comme en (31) « ne jamais » :
(31) Ces peuplades n'ont jamais compris les bienfaits de la civilisation et la servitude qui nous est odieuse paraît naturelle à leurs yeux (Jaime 1890).
Le processus d’externalisation hors du domaine centré autour d’un type se réalise également par l’actualisation de formes linguistiques qui inversent des propriétés reconnues comme typiques, car définitoires du prédicat notionnel. En (31) c’est le cas du lexème « servitude » qui est un inverseur de la liberté, propriété définitoire de la notion de civilisation. L’actualisation de ce lexème déplace le syntagme « ces peuplades » hors de l’intérieur du domaine notionnel de « la civilisation ».
Les mouvements topologiques d’éloignement du cœur du prédicat se réalisent encore par des marqueurs scalaires qui indiquent une relation d’ordre et une position vers le bas degré d’une occurrence dans cet ordre :
Le terme « scalaire » réfère communément à une échelle de grandeur, de degrés c’est-à-dire à une série, une suite continue ou progressive de niveaux constituant une hiérarchie dans un domaine donné (Hadermann et al. 2009 : 4).
Alors que les entités typiques sont marquées en ‘plus’, les stéréotypes sont repérables par leur marquage en ‘moins’ (superlatif relatif : « les moins ») sur un gradient dont le haut degré constitue la valeur idéale typique :
(32) C'est le plus domestique des animaux, ou le moins personnel des hommes, s'il faut donner ce nom par égard pour nos respectables préjugés (Sanderval 1893).
(33) Or, si le Soudan peut être classé parmi les pays les plus naturellement fertiles du globe, ses habitants peuvent être considérés comme des plus inactifs et des moins entreprenants (Sabatier 1891).
(34) Coloniser veut dire assimiler à une nationalité plus élevée un peuple moins avancé (Sanderval 1899).
En (32), le marquage en ‘plus’ dans un gradient de domesticité des animaux est disqualifiant puisqu’il fait sortir le noir de la catégorie ‘homme’, alors que le réglage en ‘moins’ dans la catégorie des hommes pour la propriété ‘être personnel’ place l’entité « noir autochtone » au point le plus éloigné de la valeur typique. Dans l’exemple (33), alors que le Soudan comme pays est positionné en ‘plus’ sur un gradient de fertilité parmi les pays du globe, ses habitants sont marqués en ‘moins’ sur un gradient d’activité et d’entreprise. Enfin en (34), le caractère « moins avancé » d’un peuple est relatif à une valeur typique représentée par le meilleur exemplaire : « une nationalité plus élevée ». L’avancement en ‘moins’ est une des reformulations de la position arrière, du retard. Elle trouve sa reprise dans la dénomination choisie par l’ONU pour désigner une catégorie de pays, les « pays les moins avancés » ou PMA, « dont le processus de développement est entravé par un handicap structurel et qui nécessitent, dans leurs efforts de développement, un soutien très important de la part de la communauté internationale » (CNUCED 2002 : 3).
Le placement en ‘moins’ sur un gradient orienté vers le ‘plus’ d’une valeur idéale typique est une manière de pallier l’indicibilité du stéréotype qui émerge envers et contre le locuteur qui tente d’être maître de ses mots, comme l’exprime à sa façon l’énonciateur de l’exemple (33) : « s'il faut donner ce nom par égard pour nos respectables préjugés ». Néanmoins, dans la dénomination « pays les moins avancés », le programme de sens vecteur de stéréotypie est perçu par les énonciateurs contemporains. En témoignent les nombreuses mises à distance de la dénomination par une modalité autonymique : « les pays ‘dits’ les moins avancés » (Dufour 2009 et 2010). La modalité autonymique est « une forme de dédoublement opacifiant du dire [qui] présente structurellement, le cumul d’une référence à la chose et d’une référence au mot par lequel est nommée la chose » (Authier-Revuz 2003 : 88-89). L’énonciation de la modalité autonymique « dits » qui permet d’actualiser la dénomination en usage et en mention permet à l’énonciateur de se décharger du ‘dire’ en cours en le reportant sur une communauté discursive responsable de l’acte de baptême. Ce phénomène linguistique est l’indicateur de la gêne ressentie par les locuteurs confrontés à une dénomination dont l’euphémisation trahit la position d’infériorité accordée à la catégorie de pays ainsi nommée et de manière plus ou moins directe, celle de ses habitants. La reformulation euphémisée exerce une fonction d’interpellation sur les entités nommées à l’égard de leur position jugée trop éloignée sur le chemin d’un progrès conçu et imposé comme nécessaire par un groupe dominant.
Conclusion
L’analyse du discours permet de faire ressortir quelques-unes des opérations complexes, au niveau linguistique et cognitivo-discursif, qui contribuent à la « fabrique du sens commun » (Siblot 1996). Au-delà des seules formes lexicales stigmatisantes et généralisantes qui heurtent les sens, la construction cursive du stéréotype dans la linéarité du texte est régie par un schéma prédicatif régulateur des occurrences linguistiques. Le prédicat notionnel sous-jacent au ‘dire’ détermine à la fois une représentation typique et constitutivement sa version complémentaire, dès que certaines entités appartenant à la même catégorie d’ordre superordonné ne sont plus aptes à répondre aux exigences du prédicat. Le stéréotype qui se présente comme déviant en référence à une figure typique est construit par inversion dans les paradigmes désignationnels, dans les représentations des habitus des acteurs sociaux stéréotypés ainsi que par la mise en scène énonciative des rôles actanciels qui agit comme un « classificateur social » (Achard 1989). Dans le « discours social » (Angenot 1989), l’attribution, au sein d’une catégorie superordonnée d’acteurs humains, d’une place de stéréotype à un groupe perçu comme ‘autre’ par un groupe de ’mêmes’ produit des effets performatifs. La catégorisation n’y est pas seulement discriminante, comme c’est le cas lors d’autres types de catégorisation visant à marquer des repères, identifier des références communes sinon « l'environnement perçu serait chaotique et perpétuellement nouveau » (Cauzenille-Marmèche, Dubois, Mathieu 1988 dans Kleiber 1990: 13). Elle est également discriminatoire et injonctive : discriminatoire puisqu’elle (im)pose une vision hiérarchisée des relations entre les groupes sociaux ; injonctive parce qu’elle interpelle les acteurs nommés à répondre aux diktats du prédicat notionnel.