Analyse linguistique des énoncés stéréotypés parémiques dans l’œuvre d’Ahmed Rassim, un écrivain égyptien d’expression française

  • Linguistic Analysis of Stereotypical Paremitic Statements in the Work of Ahmed Rassim, a French-Speaking Egyptian Writer

Résumés

Ahmed Rassim est un écrivain peu connu des lecteurs francophones. Il n’a pas la renommée d’Albert Cossery par exemple ; pourtant ses écrits situent bien l’Egypte des années 40. Dans cette communication, nous tenterons d’entreprendre une lecture du fonctionnement pragmatique des énoncés stéréotypés parémiques qui jalonnent l’œuvre d’Ahmed Rassim, grâce à une méthodologie interdisciplinaire où se rencontrent pragmatique, analyse du discours et narratologie. Notre analyse privilégiera l’examen des conditions proprement linguistiques de la parole proverbiale en mettant en relief les particularités discursives de l’emploi de la parémie chez Rassim.
Cette analyse fonctionnelle se déroulera en quatre étapes : d’une part, par rapport au discours poétique (Le Livre de Nysane), d’autre part, par rapport au discours romanesque (Le Petit Libraire Oustaz Ali), au niveau de la narration, puis au niveau des paroles et des pensées du personnage et enfin au niveau de l’échange conversationnel.
Grâce aux notions d’acte de parole et d’acte perlocutoire, nous aurons l’occasion de constater que, d’une part, les proverbes en tant qu’actes illocutoires assument différentes fonctions dans le discours à savoir : illustrer, conclure, affirmer, étayer, résumer, critiquer, ironiser, justifier, argumenter… et que d’autre part, le même énoncé sentencieux peut être interprété différemment selon ses contextes d’énonciation. L’usage du proverbe n’est donc pas insignifiant mais il est mis au service de la visée discursive de l’énonciateur et de la stratégie énonciative de l’œuvre littéraire.

Ahmed Rassim is an author who is not much known by the French-speaking readers. He doesn’t have Albert Cossery’s fame for example ; however his writings best describe Egypt during the forties. In this paper, we shall try to introduce a reading of the pragmatic functioning of the stereotypical statements which mark out the work of Ahmed Rassim, through an interdisciplinary methodology that meet pragmatics, discourse analysis and narratology. Our analysis will emphasize the examination of the linguistic conditions of the proverbial speech highlighting the features of the discursive use of the proverbs in Rassim’s work.
This functional analysis will take place in four stages: on one hand with regard to the poetic discourse (The Book of Nysane), on the other hand with regard to the fictional discourse (The Little Bookseller Oustaz Ali), at the level of the story, then at the level of the speech and the thoughts of the character and finally at the level of the interactive exchange.
Thanks to the notions of speech act and perlocutionary act, we will have occasion to note that, firstly, proverbs as illocutionary acts assume different functions in discourse in order to illustrate, to conclude, to assert, to support, to sum up, to criticize, to be ironic, to give proof, to argue… and secondly, the same sententious statement can be interpreted differently according to its contexts of utterance. Accordingly, the use of the proverb is not insignificant but it is put in the service of the discursive aim of the speaker and the enunciative strategy of the literary work.

Plan

Texte

1. Introduction

Les énoncés stéréotypés parémiques font partie des stéréotypes linguistiques. Mais qu’est-ce qu’un stéréotype ? La définition de stéréotype n’est pas évidente et donne parfois lieu à hésitation et à controverse. Tantôt, les stéréotypes sont définis comme « des croyances », tantôt comme « des clichés, images préconçues et figées », tantôt comme « des manières de penser » (Amossy / Herschberg-Pierrot 1997 : 27). De même, on a tendance à confondre le stéréotype avec le cliché, le poncif, le lieu commun, l’idée reçue, etc. Mais quelque soit le terme, ils renvoient tous à un certain nombre d’idées préétablies et de préjugés qui sont ancrés dans notre esprit et qui constituent une grande partie de notre patrimoine culturel. L’importance de ces formules ritualisées n’est pas seulement due à la manière dont ils président à notre vie quotidienne mais aussi à la manière dont ils façonnent notre rapport à l’Autre en donnant à entendre le discours de l’autre.

Cependant, en dépit de la fréquente confusion entre les termes précédents, chacun d’eux a sa spécificité qui mériterait d’être soulignée. En gros, le lieu commun renvoie à une pensée stéréotypée alors que le cliché désigne une expression stéréotypée. Ceci nous amène aux travaux de Schapira qui distingue deux catégories majeures de stéréotypes : les stéréotypes de pensée et les stéréotypes de langue, soulignant que la plupart du temps, les seconds cachent ou expriment ouvertement les premiers. Par la suite, les stéréotypes de langue ont fait l’objet d’une typologie. Selon Schapira (1999 : 12), on a deux types d’expressions figées, les locutions grammaticales relevant de la composition et les locutions stéréotypées ou formules qui à leur tour se divisent en

Locutions syntagmatiques expressives comprenant les expressions stéréotypées (littérales, métaphoriques et allusives) en plus des clichés :

  • Expressions idiomatiques ou idiotismes,
  • Enoncés stéréotypés englobant entre autres toutes les formes parémiques telles le proverbe et les autres énoncés parémiques apparentés au proverbe, comme la locution proverbiale, le dicton, la maxime, l’adage, le précepte, l’aphorisme et la devise.

Les proverbes facilement identifiés par tout locuteur natif grâce à l’intuition, sont présents dans toutes les langues. Aristote les définit comme « des survivances d’une ancienne sagesse ». Cependant, leur définition est difficile à cerner : « Le proverbe est indéfinissable parce que le définir fait entrer le référent dans la définition, et que le proverbe […] est une activité de langage, un acte de discours dont le référent est l’énonciateur et le réénonciateur dans leur rapport à une situation » (Meschonnic 1976 : 426).

Le proverbe est syntaxiquement autonome, pouvant apparaître en discours sous sa forme canonique et discursivement autonome, ne dépendant pas pour son apparition d’un échange conversationnel et pris hors discours, il a une valeur de vérité générale (Arnaud / Moon 1993 : 324).

Pour longtemps, les parémies ont été négligées par les linguistes les considérant comme domaine d’étude du folklore. Toutefois, depuis quelques années, vu le statut particulier du proverbe au sein de la langue, son étude a fait l’objet d’un regain d’intérêt de la part des linguistes comme Anscombre (1994, 2000, 2006, 2008), Kleiber (1989,1999, 2000), Conenna (2000), Tamba (2000), Vizetti et Cadiot (2006). Ces derniers ont entrepris des analyses sur les aspects sémantiques, pragmatiques, logiques et métaphoriques du proverbe.

En ce qui concerne le recours aux énoncés parémiques dans la littérature, indiquons que depuis le Moyen Âge, des proverbes sont insérés dans des œuvres littéraires, citons à titre d’exemple l’oeuvre de Chrétien de Troyes, de Gautier d’Arras ou de Hue de Rotelande (Schulze-Busacker 1985). Il s’agit alors de savoir quand, comment et pourquoi les instances romanesques ont recours au proverbe puisque selon Leguy (2000 : 50), « l’énonciation d’un proverbe par un interlocuteur peut se comprendre comme un acte de langage… » défini comme le but communicatif de l’énonciation effectivement réalisée par un locuteur déterminé dans une situation donnée (Austin 1962, Searle 1972). Searle distingue cinq catégories générales d’actes illocutoires :

Nous disons à autrui comment sont les choses (assertifs), nous essayons de faire faire des choses à autrui (directifs), nous nous engageons à faire des choses (promissifs), nous exprimons nos sentiments et nos attitudes (expressifs) et nous provoquons des changements dans le monde par nos énonciations (déclarations) (Searle 1982 : 32).

Par la suite, dans notre communication, nous essaierons d’entreprendre une lecture du fonctionnement pragmatique des parémies qui jalonnent l’œuvre poétique et romanesque d’Ahmed Rassim (1895-1958), écrivain égyptien d’expression française. Nous avons choisi ce corpus pour deux raisons. D’abord, Rassim prône ‘l’art égyptien’ : dans son œuvre, il veut être lui-même et s’exprimer tel qu’il est. Il cherche à retrouver ses valeurs grâce notamment à la tradition orale ; il veut également que les littérateurs égyptiens d’expression française s’expriment d’une manière égyptienne personnelle et originale en rendant compte de la vie populaire (Rassim 2007 : 148).

D’autre part, qui dit vie populaire dit proverbe. L’œuvre de Rassim se caractérise par un recours massif aux parémies. Les proverbes sont en effet amplement présents dans Le Livre de Nysane (recueil de poèmes) et dans le roman, Le Petit Libraire Oustaz Ali. Cependant, ils ont une très faible présence dans les Essais et les Journaux de Rassim (Le Journal d’un pauvre fonctionnaire, Le Journal d’un peintre raté et Le Journal d’un archiviste).

Le proverbe est partie intégrante du langage populaire des Egyptiens. Selon Rassim, les proverbes égyptiens « sont nés et se transmettent comme tous les proverbes populaires par ce besoin qu’éprouvent les peuples d’émailler leurs conversations par les dictons divers qui finissent par acquérir force de loi » (Rassim 1988 : 223).

Dans la vie de tous les jours, les proverbes sont évoqués dans maintes situations : le manquement à la morale, l’impolitesse, l’ingratitude, le manque de bon sens et du bon comportement, etc. (Tadié : 2002). Les Egyptiens notamment les adultes emploient beaucoup de proverbes dans leur discours. L’analyse de ces formules peut nous donner une idée de la mentalité du peuple égyptien et de sa vision du monde.

La pragmatique linguistique en tant qu’étude des actes de langage et de l’usage de la langue en contexte est, selon nous, une des disciplines les mieux placées pour faire une approche fonctionnelle des proverbes en contexte. Ce que nous entendons par ‘fonctionnelle’, c’est le fait de comporter une dimension illocutoire, c’est-à-dire l’intention de l’énonciateur en ce qui concerne le type d’information contenu dans l’énoncé (déclaration, avertissement, etc.) aboutissant à des effets perlocutoires, effets produits par la production de l’énoncé sur le co-énonciateur ou sur ces actes. L’acte illocutoire qui est l’acte de langage à proprement parlé, dépend d’un certain nombre de circonstances énonciatives et est jugé par le biais des réactions suscitées par l’acte perlocutoire. Il est indispensable de prendre donc en considération la relation qu’entretient l’énoncé en l’occurrence le proverbe, avec la situation de son énonciation : les circonstances et le contexte où il est évoqué, la personne qui l’évoque et celle à qui il est adressé.

Par conséquent, nous aurons recours, dans cette communication, à une méthodologie interdisciplinaire où se rencontrent pragmatique, analyse du discours et narratologie pour établir une analyse, en premier lieu au niveau de la narration (proverbes et narrateur) et en second lieu, au niveau du discours (proverbes et personnages), puisque d’un point de vue pragmatico-narratif, il est nécessaire de distinguer les actes du langage du narrateur des rapports dialogiques entre les personnages. Notre étude privilégiera notamment l’examen des conditions proprement linguistiques de la parole proverbiale en mettant en relief les particularités discursives de l’emploi de la parémie chez Rassim.

2. Narrateur et proverbes : fonctions des proverbes dans Le Petit Libraire Oustaz Ali

L’action du Petit Libraire Oustaz Ali se passe à Suez, région située à l’est de l’Egypte. Le héros, Oustaz Ali (Monsieur Ali) était un libraire vieux et pauvre mais il tenait à certains principes. Il vendait des livres dans les jardins publics et écrivait des poèmes, des études littéraires et des études sociales. C’était un homme satisfait et heureux. Cependant, il s’attendait toujours à ce que la chance frappe à sa porte afin de pouvoir réaliser son rêve à savoir

d’être l’archiviste de la bibliothèque de son quartier, où il pourrait continuer ses travaux littéraires et guider les jeunes qui viendraient y puiser un peu de science dans les livres. Car c’était une sorte de prophète savant qui cherchait le salut de son pays dans l’étude acharnée de ses aspects (Rassim 2007 : 219).

Après la mort de sa femme, Oustaz Ali s’installe dans une modeste boutique avec ses livres. C’est alors pour lui l’occasion de faire la connaissance de nouvelles personnes : le pharmacien, Loutfy effendi, un parvenu qui ne pense qu’à faire de l’argent, la marchande de fruits et de légumes de qui le libraire s’éprend… Mais à la suite d’un malentendu avec le ministère des Affaires sociales, Oustaz Ali liquide son petit commerce et travaille comme archiviste comptable dans un asile de fous. Les deux ans passés dans l’asile lui ont permis de constater que certains fous étaient plus sains que bien des gens en liberté. Malheureusement, il lui a fallu laisser son poste à l’asile pour le beau-frère du contrôleur général. C’est alors qu’il décide de rouvrir sa librairie. Cependant, il fait faillite puis travaille comme correcteur d’articles au journal ‘La Tribune’ pendant quelques années avant de retourner finalement vivre parmi les aliénés, dans l’asile, la seule place qui lui convient : « Je préfère les fous paisibles ; ils ont tous une image parfumée dans le cœur. Leur sagesse est plus reposante que la folie furieuse de vos patrons. Ici, je ne peux m’empêcher d’avoir la nausée auprès de gens qui n’ont plus qu’une rotative dernier modèle à la place du cœur » (Rassim 2007 : 310).

Le roman de Rassim regorge de parémies généralement présentées sous leur forme canonique « c’est-à-dire apparaissant sous la forme intégrale que le proverbe aurait dans un dictionnaire, sans modification ou ajout » (Arnaud / Moon 1993 : 332). D’ailleurs, les proverbes ne sont pas toujours signalés par l’usage de l’italique et ont tendance à apparaître dans le discours romanesque sans aucune formule introductrice. Seuls quelques uns sont introduits par le connecteur ‘mais’ ou l’interjection ‘Ô’.

Les instances émettrices du discours parémiologique dans ce roman sont le narrateur et le héros Oustaz Ali. C’est le narrateur qui profère la plus grande partie de parémies contenues dans le roman.

Le narrateur, c’est effectivement l’instance qui parle dans un récit, en d’autres termes, c’est l’instance de parole. Dans Le Petit Libraire Oustaz Ali, le narrateur se conçoit à la première personne ‘je’ : « Il est temps, je pense, de faire plus ample connaissance avec le vieux pharmacien… » (Rassim 2007 : 284). Il est un narrateur hétérodiégétique racontant une histoire dans laquelle il ne fait pas partie et ne figure pas comme personnage. Dans ce roman, le narrateur ne cherche pas du tout à s’effacer, au contraire, sa présence est très marquée et il a une forte influence sur les jugements et les sympathies du narrataire. La subjectivité de l’instance narrative est mise en relief notamment par l’interrogation rhétorique utilisée dans certaines parémies, citons à titre d’exemple le proverbe suivant : « Aux yeux de sa mère le singe n’a-t-il pas la grâce d’une gazelle ? » (Rassim 2007 : 196). « Un narrateur qui pose une question, même rhétorique, établit une situation de dialogue entre son narrataire et lui, en instaurant une certaine complicité » (Bordas 2003 : 261).

Gérard Genette (1972 : 261) attribue principalement au narrateur deux fonctions de base, la fonction narrative (il raconte et évoque un monde) et la fonction de régie ou de contrôle (il commente l’organisation et l’articulation du texte) en plus de trois autres fonctions : la fonction communicative, la fonction testimoniale et la fonction idéologique. Dans le roman de Rassim, les énoncés parémiques mettent en vedette les fonctions communicative et testimoniale notamment.

2.1 La fonction communicative

Le narrateur s’adresse au narrataire pour agir sur lui ou maintenir le contact. Cette fonction est dominante dans le roman de Rassim et est mise en évidence grâce aux proverbes qui se situent au début, à la fin ou au milieu du chapitre.

2.1.1 En position initiale

Au commencement du chapitre, l’énoncé proverbial résume au préalable la scène qui suit par une formule connue. De là, le narrateur crée une connivence avec le narrataire et l’invite à adhérer à l’action. Nous relevons les proverbes suivants en tête de chapitre :

« Après mon âne, que l’herbe cesse de pousser » (Rassim 2007 : 220) ; au chapitre précédent, le libraire faisait la cour à la marchande de fruits et de légumes quand il a reçu une convocation de la part du ministère des Affaires Sociales, pensant que cette convocation était pour le récompenser d’une décoration ou d’une charge publique pour ses études publiées depuis la guerre. Mais il tombe malade et est soigné par la marchande de fruits et de légumes. Une fois guéri, il la traitera avec froideur, ne voulant ni affection ni compassion de la part des autres. Cette scène marque la rupture entre le libraire et sa bien-aimée. Apparemment, elle ne lui conviendra plus après le nouveau statut attendu.

Le chapitre suivant commence par : « Celui qui goûte à la soupe du Sultan se brûlera les lèvres » (Rassim 2007 : 224). On s’attend alors à cette fameuse rencontre au ministère mais le proverbe annoncé augure un drame qui attend le héros pour s’être approché de l’Autorité. En effet, la convocation faite au libraire n’était pas pour le féliciter mais pour le réprimander d’avoir osé, selon eux, indigner l’islam dans ses écrits.

La succession de ces deux proverbes en tête de chapitres coïncide avec le tournant qui a marqué la vie du héros. A cause de ses ambitions, il a perdu son amour et à cause de la malchance, il ne pourra plus rester dans le quartier où il était désormais humilié. Mais la malchance serait-elle une réponse à son attitude vis-à-vis de sa voisine ?

Quelques pages plus tard, un autre chapitre commence par le proverbe suivant : « Celui qui a connu la fatigue connaîtra le repos » (Rassim 2007 : 248). Sans lire la suite du chapitre, on s’imagine que le héros connaîtra une certaine émancipation sur plusieurs niveaux, après sa mésaventure et après s’être réfugié pendant deux ans chez les fous en tant qu’archiviste comptable. En effet, il vient de rencontrer une jeune femme qui n’est que la nièce de la marchande de fruits et de légumes. D’ailleurs, le narrateur enchaîne la narration avec « c’était le cas de notre petit libraire… »

2.1.2 En position finale

A la fin du chapitre, il s’agit généralement de clore avec une leçon de morale illustrée par l’énoncé proverbial ; citons à titre d’exemple : « Celui qui compte sur le vagin de sa voisine risque de passer la nuit la verge en feu » (Rassim 2007 : 229) qui est un acte de langage indirect : le proverbe est une assertion à valeur informative mais doit être interprété comme un conseil ou une recommandation puisqu’il signale qu’il ne faut jamais compter sur autrui. Quant à « Mieux vaut gagner dans les vidanges que de perdre dans le commerce du musc » (Rassim 2007 : 208), c’est un acte de parole directif soulignant la nécessité d’être prudent et d’échapper à tout risque. Le fait de présenter une leçon de morale implique le recours à un acte de langage à valeur directive parce qu’il s’agit de proposer un conseil au destinataire.

D’autre part, un proverbe au terme du chapitre sert parfois à faire le bilan de la scène ou à établir une sorte de synthèse. La scène où le fonctionnaire du ministère a essayé d’humilier le libraire en se moquant de ses projets urbanistes mais où ce dernier a réussi à se sauver la face, se termine par « Pendant que l’âne pète, l’oiseau gazouille » (Rassim 2007 : 242). De même, le chapitre où le pharmacien, Loutfy Effendi, voulait tirer avantage du libraire en le rendant son complice dans des affaires malhonnêtes et où ce dernier a pu échapper à son voisin grâce à la ruse, se termine par « D’un bouc, ils voulaient traire du lait ; mais le bouc leur péta au nez » (Rassim 2007 : 265).

L’emploi du proverbe à la fin du chapitre permet également au narrateur de créer un certain suspens : par le biais de l’énoncé proverbial « En attendant que les palmes soient arrachées, Dieu a le temps de faire ce qui lui plaît » (Rassim 2007 : 219), le narrateur signale que le héros n’a pas fini avec ses mésaventures.

Ces différentes fonctions du discours proverbial à l’initial et au terme du chapitre prouvent que « situé à une charnière, le proverbe constitue un condensé thématique qui ouvre ou ferme le discours comme une annonce prémonitoire ou comme une conclusion récapitulative » (Dominguez 2000 : 41)

2.1.3 En position médiane

Ce sont surtout les proverbes en fonction médiane du chapitre qui permettent l’accomplissement de la fonction communicative. L’insertion de proverbes dans la narration joue un rôle dans la trame du récit. Leur place n’est donc pas désinvolte. En analysant ces parémies, nous nous rendrons compte de la fonction narrative de ces proverbes. En effet, le narrateur a recours aux énoncés parémiques afin d’étayer une attitude, un comportement ou une action,

Soit en les justifiant comme dans les cas suivants :

Le narrateur explique l’attitude d’Oustaz Ali suspectant la marchande de fruits et de légumes qui n’a pas apprécié la cour faite par ce dernier et qui est pourtant restée à son chevet lors de sa maladie, par le proverbe : « Celui qui a été piqué par le serpent tremble à la vue d’un bout de corde » (Rassim 2007 : 222). Et tout de suite après, un autre proverbe clarifie pourquoi, malgré ses doutes, il a fini par trouver sa présence indispensable : « Pourquoi se brûle-t-il les doigts, celui qui a trouvé quelqu’un pour lui faire la cuisine ? » (Rassim 2007 : 222). Comme elle est devenue maîtresse de la situation : « Qui ose dire à l’héritière, couvre donc ton derrière » (Rassim 2007 : 221), le libraire a dû se taire même si l’odeur de la fumée de l’encens utilisé par sa voisine pour conjurer le mauvais sort l’étouffait.

Quant à la parémie « Si la proie était bonne, l’oiseau ne l’aurait pas lâchée » (Rassim 2007 : 207), elle précise pourquoi la police a fini par lâcher le libraire accusé de fomenter une grève : il n’y a pas de réelles preuves contre lui.

Soit en les confirmant :

En guise de réponse au chagrin d’amour de la nièce de la marchande, un proverbe dont l’acte de parole est de type expressif vient témoigner de l’infidélité des hommes : « Ô femme qui te fies aux hommes, ne cherches-tu pas à garder de l’eau dans un crible ? » (Rassim 2007 : 244).

De même, le proverbe « Nul marchand ne criera que son huile est impure » (Rassim 2007 : 273) va de pair avec l’attitude de la journaliste qui s’indigne du mécontentement des rédacteurs quant à ses écrits bien que la médiocrité de son niveau soit évidente.

D’autre part, lors d’un déjeuner, la femme du pharmacien a voulu induire le libraire en erreur en l’accusant d’avoir des yeux pour sa belle-sœur et ne lui a pas donné l’occasion de protester. Alors le narrateur profère l’énoncé proverbial suivant : « Celui qui joue avec les enfants risque de se lever mouillé » (Rassim 2007 : 294) comme conséquence incontestable du papotage avec les femmes.

Signalons également que l’instance narrative énonce un tas de proverbes pour commenter une situation. Lorsque, par exemple, le libraire et la marchande de légumes finissent par faire la paix, le narrateur commente : « L’usurier et celui qui est dans le besoin finiront par s’entendre » (Rassim 2007 : 218).

Parfois, le proverbe vient s’opposer à une attitude pour la rectifier. Quand les ouvriers du journal ‘La Tribune’ menacent de nuire à quiconque entravera leurs revendications, le proverbe « Bienheureux celui qui peut et pardonne ; il ne pissera pas sur une main blessée » (Rassim 2007 : 281) conteste leur attitude.

Mentionnons un autre cas où le proverbe joue le rôle d’opposition. Loutfy Effendi, le pharmacien, achète à son beau-père à mille livres, un stock de tabac dont ce dernier a couvert les frais de douanes (quatre mille livres) et dont une grande partie était moisie, et en fait don à l’armée américaine. De cette manière, le pharmacien a pu profiter du draw-back, soit la restitution des frais de douanes puisqu’il a fait don du stock. Il a donc dupé son beau-père et gagné trois milles livres alors que « le voleur honnête ne vole jamais dans son quartier » (Rassim 2007 : 289).

2.2 La fonction testimoniale

Elle exprime le rapport que le narrateur entretient avec l’histoire qu’il raconte ; nous allons diviser cette fonction en fonction modalisante et fonction évaluative.

2.2.1 La fonction modalisante

Cette fonction met en relief les émotions du narrateur par rapport à l’histoire ou à sa narration, c’est-à-dire la relation affective qu’il entretient avec elle.

Non seulement le narrateur du roman ressent de la sympathie vis-à-vis du héros mais en plus, il veut induire ce sentiment au narrataire tout en recherchant son adhésion. Ainsi, en ayant recours à des actes illocutoires directifs syntaxiquement identifiables par l’usage du mode impératif et des actes expressifs reconnaissables grâce à l’exclamation notamment, il veut atteindre un certain effet perlocutoire, soit gagner la compassion du narrataire.

Par sa construction grammaticale et l’usage de l’injonctif, la parémie peut avoir une fonction pragmatique d’avertissement, ce qui accentue l’acte illocutoire directive. Selon Schapira, Le proverbe est investi d’une grande force illocutoire. Dans le discours, son rôle pragmatique est avant tout celui d’un avertissement. La citation du proverbe dans le discours continu est généralement appelée par une situation extralinguistique ou par la mention, dans le discours, d’une situation identifiée comme appartenant à la classe référentielle dont parle le proverbe. Un premier type d’énoncé transmet l’avertissement de façon directe, il s’agit de la formule prescriptive ou précepte, immédiatement reconnaissable par sa structure : verbe à l’impératif, deuxième personne du singulier ou du pluriel (Schapira 1999 : 85).

Cette fonction d’avertissement attribuée aux parémies est récurrente tout au long du roman de Rassim. Le narrateur met en garde le héros contre le danger de se laisser éprendre de sa voisine, la marchande de fruits et de légumes : « La femme était belle mais… Méfie-toi du cheval qui se laisse seller par tout le monde, et de la fiancée qui sourit aux passants » (Rassim 2007 : 214).

De même, le narrateur prévient le libraire des rédacteurs furieux de l’intérêt que porte Oustaz Ali aux ouvriers : « Méfie-toi du tigre plus que du lion. Et méfie-toi d’un âne méchant plus que du tigre » (Rassim 2007 : 308).

Dans la scène où la marchande est entrain de conjurer le mauvais œil avec de l’encens, le narrateur profère un proverbe à valeur de souhait : « Dieu nous préserve d’avoir des relations avec les jeunes savants et les vieilles catins ! » (Rassim 2007 : 219) ; il formule alors un vœu qui englobe narrateur, narrataire et personnage et souligne sa crainte vis-à-vis de cette femme, crainte que devrait partager le narrataire avec le narrateur.

Soulignons également la scène où le pharmacien vient proposer une affaire qui pourrait compromettre Oustaz Ali, à savoir convaincre le propriétaire de l’immeuble où se trouve la boutique du libraire, de leur donner une somme d’argent en échange d’un service que Loutfy effendi rendra auprès de la commission des impôts, afin de réduire le taux d’impôts imposés à ce propriétaire. Le libraire, afin d’éviter d’être abusé, propose une autre affaire au pharmacien. Les proverbes insérés par le narrateur au sein du dialogue constituent une sorte d’alarme sonnée par le narrateur omniscient pour alerter à la fois personnage et narrataire :

Lorsque le pharmacien demande un conseil au libraire, le narrateur s’immisce et affirme : « Il était pareil au corbeau qui vole le savon ni pour le manger ni pour se laver avec » (Rassim 2007 : 253) pour accentuer les mauvaises intentions du pharmacien. C’est un moyen pour que le lecteur prenne part à l’action : ce proverbe, une fois énoncé, permettra au lecteur de s’attendre à une trahison de la part du pharmacien.

Après lui avoir proposé l’affaire qui n’a rien avoir avec un conseil, le proverbe suivant est inséré : « Si le corbeau te sert de guide, il te mènera vers les cadavres de chiens » (Rassim 2007 : 253). Il s’agit alors de la compassion du narrateur et du narrataire dont les voix se mêlent pour prévenir et avertir le personnage.

Après avoir réfléchi, le libraire convainc son voisin que l’affaire est dangereuse et lui propose une autre affaire liée à la pharmaceutique où il ne prendra pas part. Juste avant d’entendre la réponse du pharmacien, le narrateur formule cette parémie : « La mouche finira par tomber dans le miel » (Rassim 2007 : 254). Encore une fois le narrateur omniscient qui a réussi à impliquer le narrataire dans l’histoire, anticipe sur l’action et annonce la réussite de l’astuce du libraire : le pharmacien finira par être tenté par l’affaire et l’acceptera, tout en réclamant l’aide de son ami mais la réplique du pharmacien est interrompue et avant de passer à la réplique du libraire, le narrateur commente : « Qui a peur est sauvé » (Rassim 2007 : 254) pour, à la fois, justifier l’attitude du libraire et le féliciter. En effet, Oustaz Ali saura comment se dérober à cette nouvelle affaire également.

Dans l’œuvre de Rassim, les proverbes se succèdent selon une progression précise, dans le cas suivant, allant de l’effet à la cause : lorsque Mme Mansour de la page de la femme demande à Cheikh Saleh, le collègue d’Oustaz Ali au journal, pourquoi la rédaction refuse de publier son article, le proverbe « Qui fréquente la chatte connaîtra ses griffes » (Rassim 2007 : 275) qui est un acte de langage à valeur d’avertissement, prévoit le danger que risque Cheikh Saleh s’il succombe à la tentation devant cette femme et explicite par un autre proverbe pourquoi elle représente une menace : « A mesure que blanchissent les cheveux d’une femme, la chaleur de son postérieur augmente » (Rassim 2007 : 277).

Le proverbe assume également une fonction comique. Les énoncés proverbiaux se caractérisent généralement par leur caractère humoristique qui renforce leur pouvoir de transmission des messages. C’est pourquoi, dans notre corpus, le narrateur en fait usage pour ridiculiser des personnages ou des événements.

Le narrateur se moque du héros à plusieurs reprises :

Quand ce dernier émet des jugements concernant sa nouvelle voisine, la marchande de fruits et de légumes et sa boutique : « L’oisif aime à faire le juge » (Rassim 2007 : 213),

Quand il dépense une fortune pour se préparer à sa convocation au ministère : « Il n’a pas de quoi manger et se parfume les couilles » (Rassim 2007 : 220),

Quand il veille à des solutions pour la situation des ouvriers et n’arrive pas à améliorer sa condition : « Pareil à l’âne qui porte des dattes que d’autres mangeront » (Rassim 2007 : 282).

Par l’ironie, le narrateur se rapproche et se distancie de son personnage qu’il juge d’un air amusé.

Il se moque également de la femme du libraire qui aimait son mari d’un amour exceptionnel : « Aux yeux de sa mère le singe n’a-t-il pas la grâce d’une gazelle ? » (Rassim 2007 : 196) et de la marchande de fruits et de légumes qui s’intéressait énormément aux écrits de son voisin, que personne d’ailleurs ne lisait : « A chaque fou plaît sa marotte » (Rassim 2007 : 218).

Le proverbe est également un moyen pour le narrateur de faire une critique sarcastique de la compromission : « La fortune ressemble au concombre dru ; on l’a tantôt dans la main et tantôt dans le cul » (Rassim 2007 : 249), en réponse à ce qui est arrivé au libraire viré de l’asile des fous et remplacé sans aucune raison par le beau-frère du contrôleur général.

Le narrateur se sert également des formules sentencieuses pour critiquer la femme et justifier pourquoi le libraire hésite à laisser libre cours à sa passion à l’égard de la nièce de la marchande de fruits et de légumes : « Si la femme était un être fréquentable, Dieu en aurait créé une pour lui » (Rassim 2007 : 262).

« La vérité sort difficilement du gosier et rentre plus difficilement dans l’oreille » (Rassim 2007 : 271) est une critique de l’arrogance et de la prétention du Cheikh Saleh, ancien azhariste, qui accepte de publier une prose qu’il a déjà refusée tout simplement parce que le rédacteur en chef du journal l’a estimée.

2.2.2 La fonction évaluative

Le narrateur énonce un jugement intellectuel ou moral sur l’histoire ou sur les personnages par le biais de comparaisons ; par exemple, le narrateur compare l’épicier, un vieil ami du libraire, escorté par la police à « une colombe dans une meule » (Rassim 2007 : 210).

Les proverbes servent également à peindre le portrait moral de certains personnages comme l’épicier « capable de creuser un puits avec une aiguille » (Rassim 2007 : 209) ou le vendeur qui travaille chez lui, un homme « capable de manger les biens mêmes du prophète » (Rassim 2007 : 210).

De même, les proverbes « Si son intérêt se trouvait dans le cul d’un chien, il l’arracherait avec ses dents » (Rassim 2007 : 304) et « Il est plus facile de lui arracher une dent qu’un objet » (Rassim 2007 : 306) mettent en relief la cupidité du pharmacien, Loutfy Effendi. Par conséquent, d’autres proverbes mettent en garde contre ce pharmacien, citons à titre d’exemple : « semblable à la jarre pleine d’huile : de quelque manière qu’on la touche, elle salit » (Rassim 2007 : 263).

L’audace de la nièce de la marchande de fruits et de légumes est également soulignée par le proverbe : « Qui admire sa propre voix l’élève, et qui admire son propre derrière le découvre » (Rassim 2007 : 252).

Somme toute, les énoncés stéréotypés sont inséparables de l’instance narrative caractérisée par son flot intarissable de proverbes. Et si le narrateur a recours au proverbe, c’est pour suspendre le récit afin d’introduire une réflexion, une argumentation, un commentaire, une illustration ou une conclusion.

3. Personnages et proverbes

3.1 Fonctions des proverbes chez Oustaz Ali

Oustaz Ali, le libraire et le correcteur d’articles de presse qui fait preuve de bon sens, fait un usage récurrent des parémies bien que le proverbe soit généralement attribué aux énonciateurs sans instruction, étant le propre de la parole populaire. Il est indéniable qu’il reconnaît une autorité aux proverbes, en vertu de leur véracité établie sur l’expérience. Nous relevons une dizaine d’occurrences du genre ‘Oustaz Ali pensa que + proverbe’ ou ‘Oustaz Ali se souvint que + proverbe’ : « Le cœur gonflé de tristesse, Oustaz Ali se souvint d’un proverbe bien triste : Voulant pondre un œuf aussi gros que celui de la poule, le moineau s’est déchiré le derrière » (Rassim 2007 : 262) ; l’énoncé parémique constitue donc une source légitime de réflexion : « Ancien ? dit Oustaz Ali… que cet adjectif venait de le blesser profondément. Et il se souvint : N’encombre l’écurie que l’ânesse étrangère » (Rassim 2007 : 278).

Bien que le proverbe appartienne principalement au domaine de l’oral, dans ce roman, il n’est pas seulement l’objet d’une situation d’énonciation orale mais également écrite. A la demande d’amour adressée par le libraire à une jeune marchande boiteuse du quartier, « il ne reçut en guise de réponse que le proverbe suivant : Depuis quand les ânes connaissent-ils le goût du gingembre pour prétendre en manger ? » (Rassim 2007 : 201). Ce mode du sous-entendu, le libraire en use constamment : « Oustaz Ali n’hésita pas une seconde. Il se dirigea instantanément vers le bureau du télégraphe et câbla à son ex-patron le proverbe suivant : Si vous atteignez l’oreille du Chameau vous pourrez l’obliger à s’accroupir » (Rassim 2007 : 315). Ces deux exemples illustrent la richesse informative des énoncés sentencieux implicites et brefs, il est vrai, mais plus expressifs que tout discours explicite.

En plus de la valeur implicite du proverbe, Rassim estime le principe d’économie dont fait preuve la parémie :

Pareille à la femme moderne, l’idée doit être présentée le plus légèrement possible pour que l’on sente le corps sous la robe. Nous ne sommes plus à l’époque des jupons plissés soleil et des pantalons en dentelle avec des entre-deux roses et bleus". C’est du moins ce que me disait mon vieux professeur d’arabe qui, lui, n’a jamais pu s’exprimer brièvement (Rassim 2007 : 158).

Oustaz Ali tient aux leçons morales et comportementales des proverbes ; son principe était « s’il fallait jeter une pierre à tout chien qui aboie, les pierres seraient hors de prix » (Rassim 2007 : 194), proverbe justifiant son indulgence vis-à-vis des importuns mais n’empêche qu’il sait bien se défendre et défendre sa dignité : il a réussi à humilier le fonctionnaire qui a voulu le tourner en ridicule à cause de ses écrits urbanistes, car « Qui frappe à une porte attend une réponse » (Rassim 2007 : 241).

C’est au nom des proverbes que le personnage justifie ses croyances ; il croit au fatalisme : « ce qui est écrit sur le front, l’œil le verra car cela se réalise » (Rassim 2007 : 198), même au fatalisme de l’amour : « La bien-aimée est celle que l’on aime, fût-elle une ourse » (Rassim 2007 : 216). Fatalisme oui, résignation non, Oustaz Ali ne se plie pas à la réalité qui paraît contraignante et inchangeable.

Dans le roman, Le Petit Libraire Oustaz Ali, les proverbes en tant qu’actes de parole du personnage apparaissent sous deux formes de discours :

Discours direct : les proverbes en discours direct sont explicitement insérés dans la narration par le biais du verbe introducteur ‘dire’. Pourtant une grande partie de proverbes propres au libraire ne sont que des pensées. Nous n’allons pas discriminer entre pensées et paroles car selon Genette, la pensée est un discours et ce qui vaut pour l’un vaut aussi pour l’autre : « la convention romanesque, peut-être véridique en l’occurrence, est que les pensées et les sentiments ne sont rien d’autre que discours, sauf lorsque le narrateur entreprend de les réduire en événements et de les raconter comme tels » (Genette 1972 : 191) :

Discours direct libre, forme hybride du discours rapporté : le proverbe ne se signale alors par aucune marque distinctive ; le discours direct libre ne contenant ni verbe ni locution introductifs, ni marqueurs typographiques (Rosier 1999 : 92).

3.1.1 Proverbes en discours direct

Pour une meilleure approche des fonctions des parémies utilisées par Oustaz Ali, nous allons, dans cette section, répartir les parémies en fonction des actes perlocutoires. A cet effet, nous emprunterons au psychologue Pierre Vermersch (2007), sa typologie des effets perlocutoires qui consistent en trois modes : demander, convaincre, induire.

Ce psychologue attire bien l’attention sur le fait que les effets perlocutoires ne se limitent pas aux effets produits sur autrui mais produits également sur le locuteur même. Une telle remarque permet l’étude des effets perlocutoires dans les situations sans interlocuteur où il n’a pas d’échanges ni de dialogues entre les personnages :

Mais aussi bien pour Guillaume ("la construction du discours procède, en tout état de cause, d’une intention d’agir par la parole, sur autrui - autrui pouvant être soi-même, …") que pour Austin ("Dire quelque chose provoquera souvent - le plus souvent - certains effets sur les sentiments, les pensées, les actes de l’auditoire, ou de celui qui parle, ou d’autres personnes encore"), l’énonciateur est aussi affecté par son propre discours, que ce soit une parole intérieure ou proférée. Il sera donc important de toujours inclure les effets sur le locuteur et pas seulement sur l’interlocuteur dans l’analyse des effets perlocutoires (Vermersch 2007: 5).

3.1.1.1 Demander

Cet effet consiste à « demander à l’autre d’agir, de produire une action matérielle et / ou mentale, quelque chose qu’il est en son pouvoir - s’il le veut bien - de produire délibérément » (Vermersch 2007 : 10).

Déprimé après de nombreuses mésaventures, Oustaz Ali, par un acte illocutoire directif formulé dans son for intérieur : « Plutôt celui qui me fait pleurer et me pleure que celui qui me fait rire et me livre à la risée des autres ! » (Rassim 2007 : 207), souhaiterait recevoir de l’aide. C’est une demande de secours de la part de l’énonciateur mais à l’intention de qui puisqu’il ne s’agit que d’une parole silencieuse ?!

3.1.1.2 Convaincre

L’effet perlocutoire de type convaincre « ne peut être produit par une demande directe […] mais doit obtenir l’assentiment du destinataire. Et cet assentiment ne peut être ni ordonné, ni imposé. On a donc là un mécanisme causal qui passe par la persuasion » (Vermersch 2007 : 9).

Le vieux libraire voulant se vanter et convaincre les autres qu’il est satisfait de sa vie, asserte « Seule la poussière peut remplir l’œil de l’insatiable. Mais je ne suis point cet homme-là » (Rassim 2007 : 196).

En échange verbal, la fonction pragmatique du proverbe est mise en évidence : les proverbes possèdent une certaine fonctionnalité influençant le déroulement de la communication et modifiant les relations entre les instances émettrices et réceptrices en situation d’énonciation. Leguy (2000 : 52) nous fait remarquer que le choix d’énoncer un proverbe dans une situation particulière est une stratégie de la part de l’énonciateur afin de clore un débat ou avancer un argument qui se veut convaincant, parce qu’il est porté par une formule qui a déjà fait ses preuves.

Dans la conversation suivante entre Oustaz Ali et son collègue Cheikh Saleh, le libraire réussit grâce au proverbe « tout fruit moisi trouvera un acheteur aveugle » (Rassim 2007 : 270) qu’il adresse directement à Cheikh Saleh, précédé de l’impératif « n’oubliez pas », à convaincre son collègue qui finit par capituler devant la solidité de l’argumentation, de la nécessité d’accepter de la mauvaise prose dans le journal. Le libraire se sert donc de la parémie afin de soutenir son argumentation dans un raisonnement par analogie.

Dans un tel échange, on peut vérifier la réussite ou l’échec de l’effet perlocutoire qui a réussi dans ce cas, puisque Cheikh Saleh qui, au début de la conversation, disait « Un journal ne doit contenir que de la prose vivante. Il faut supprimer le reste, courageusement » finit par dire « Faites-en ce que vous voudrez » (Rassim 2007 : 270). Grâce à l’autorité du proverbe, Ali qui était hiérarchiquement soumis à Cheikh Saleh a gagné du terrain : « Entendre un proverbe peut signifier alors accepter que l’autre prenne le dessus, que la discussion tourne à son avantage, sauf à reprendre la parole avec un autre proverbe » (Leguy 2000 : 51).

Si on envisage l’acte de langage par rapport au rôle qu’il joue dans la construction de la relation interpersonnelle, on constate que, dans ce cas, il a une « valeur taxémique » (Kerbrat-Orecchioni 2008 : 70) inversant la relation hiérarchique entre les interlocuteurs : Oustaz Ali s’est accaparé une position haute par rapport à Cheikh Saleh qui est désormais en position basse.

L’ingéniosité du personnage est mise en œuvre dans cette interaction. Essayant de convaincre son interlocuteur de renoncer à son principe, le libraire ne veut pas paraître immoral ni devant lui-même, ni devant son collègue, c’est pourquoi il a recours au proverbe pour soutenir sa thèse : il n’est pas l’asserteur du discours proverbial, il n’est que l’énonciateur qui cite ; la responsabilité de l’assertion est assumée par quelqu’un d’autre. Dans ce cas, c’est la polyphonie proverbiale qui est en honneur. Selon Maingueneau et Gresillon (1984 : 112), le proverbe qui est le discours rapporté par excellence est un lieu commun du discours. C’est une formule toute faite destinée à être récitée, parce qu’elle renvoie à un déjà-dit. La voix du locuteur se mêle à toutes les voix qui ont proféré avant lui le même adage. Il s’agit alors d’’énonciation-écho’. Certes, le locuteur en est aussi l’énonciateur, c’est-à-dire l’assume personnellement, mais il ne le fait qu’en s’effaçant derrière un autre énonciateur, ‘on’, qui est le véritable garant de la vérité du discours. Le proverbe est investi d’une grande autorité qui provient essentiellement du fait qu’on y adhère ; cette adhésion est engendrée au sein du doxa (l’opinion courante), par la capacité à croire et à vouloir croire comme vrai cela même qui est admis et répété. En effet, l’emploi d’un proverbe constitue un effacement de l’énonciateur derrière une énonciation collective et culturelle.

Dans un autre échange, le libraire a recours au même procédé pour appuyer son raisonnement et trancher la conversation en sa faveur, en persuadant son interlocuteur, le pharmacien, de ne pas le mêler à ses affaires malhonnêtes : « N’oubliez pas que Si le guignard fait le commerce de l’huile de lampes, Dieu est capable de supprimer la nuit » (Rassim 2007 : 254). C’est le proverbe qui résout éventuellement la situation de tension entre les deux interlocuteurs. Il est patent que le proverbe en soi dispose d’une autorité légitime, dont l’expressivité est reconnue par les deux interlocuteurs. D’une part, il s’agit de citer quelqu’un ou quelque chose d’autre (la voix de la conscience, de la raison, de la sagesse populaire.) avec des mots qui ne vous appartiennent pas et de les exprimer avec sa propre voix, d’autre part, de renforcer ces vérités par des commentaires susceptibles de conduire à la vérité générale dont est porteuse la parémie (Dominguez 2000 : 165)

Dans ces deux échanges, le proverbe remplit ses fonctions classiques d’argument discursif (Ducrot ∕ Anscombre : 1983). Dans Le Petit Libraire Oustaz Ali, le locuteur choisit donc le proverbe afin d’obtenir un certain effet pragmatique sur ses destinataires et sur la situation de communication ; l’usage du proverbe n’est donc pas insignifiant mais il est mis au service de la visée discursive du locuteur.

3.1.1.3 Induire

Cet effet signifie qu’ Un ‘mot’ prononcé (et la manière de le prononcer est importante, je ne l’oublie pas), ou plus probablement une phrase, un discours, une séquence d’accompagnement, va éveiller une résonance chez l’autre, va éveiller un effet, va induire un effet. Induire s’oppose à demander ou convaincre, quand j’induis un effet par mon énonciation, je ne demande rien directement, je n’essaie pas de persuader, mais je produis pourtant des effets (Vermersch 2007 : 20).

Cet effet perlocutoire, le libraire l’accomplit. « A ceux qui voulaient l’écouter, il disait : N’est malheureux que celui qui ne sait pas chanter ! Lorsque Dieu veut perdre une fourmi, il lui donne des ailes ! » (Rassim 2007 : 193). Les destinataires sont les gens qui lui achètent des livres et le considèrent comme un sage. En recourant aux proverbes, le libraire vise à les impressionner, les proverbes étant la preuve de la sagesse des peuples.

En situation d’oppression, Oustaz Ali a la capacité de songer à des proverbes dont le but est de le calmer et le réconforter. Arrêté par la police et accusé de fomenter une grève parmi les élèves de l’école voisine, il déplore son sort, pense à sa nouvelle bibliothèque puis songe au proverbe suivant à valeur expressive : « Maudite soit la cuvette d’or où je vomis du sang » (Rassim 2007 : 205). Il s’agit d’une méthode pour l’amener à haïr sa bibliothèque, en cet instant, source de malheur pour lui.

Lors de son rendez-vous au ministère et dès qu’il sent qu’il a été convoqué pour une réprimande et non pour une félicitation, il se dit : « Si de mon vagin je faisais un lamperon et une mèche de mon clitoris, nul n’avouerait que j’ai pu rendre un jour quelque service » (Rassim 2007 : 225). Ce proverbe réduit l’intensité du choc subi par le libraire. C’est une sorte d’autodéfense.

L’effet perlocutoire l’affecte alors directement puisqu’il est en même temps locuteur et allocutaire.

D’autre part, nous relevons, dans le discours du personnage, des proverbes qui étaient destinés à entre dits pour produire un certain effet, mais qu’ils ne l’ont pas été. En réponse à la moquerie des hommes autour de lui, lors de l’achat du billet de loterie, « Tout homme peut tenter la fortune…, il aurait voulu répondre : N’est mendiant que celui qui souffre de la pauvreté. Et il aurait voulu pouvoir ajouter : Celui qui dispose du henné est libre de badigeonner le cul de son âne » (Rassim 2007 : 195). L’effet perlocutoire attendu, à savoir dissuader les autres, ne sera jamais réalisé parce que le libraire ne s’est pas résolu à prononcer ces proverbes : « Mais il ne leur dit rien. Le silence est une réponse » (Rassim 2007 : 195). Le silence a parfois plus de valeur que les mots. Ni l’acte de parole ni l’effet perlocutoire n’ont été réalisés. Peut-on parler de manque de culot ou au contraire de la ruse de la part du héros afin d’éviter une querelle avec les autres ?

3.1.2 Proverbes en discours direct libre

Au sein de l’énonciation du narrateur apparaissent des proverbes qu’aucune marque typographique ne signale et qu’aucun verbe de parole n’introduit et qui pourtant signalent la présence d’une énonciation seconde, sans doute celle du personnage : c’est du discours direct libre.

Le proverbe sur le mode direct libre constitue une rupture dans la narration dont la fonction est de donner immédiatement le commentaire du personnage sur la situation qu’il vit, ce qui dynamise le discours et lui donne une coloration.

Oustaz Ali refusait de croire à la malchance et pourtant, il y était condamné ; le héros déplore son sort et se plaint en ayant recours aux énoncés parémiques : « Partout le geignard trouvera le guignon sans qu’il faille accrocher à son cul un lampion » (Rassim 2007 : 205). En effet, il a pris froid alors qu’il se promenait avec son ami quelques jours avant sa rencontre au ministère des Affaires Sociales : « Tu te lamentes pour que je pleure, alors que nulle larme n’est restée dans mes yeux » (Rassim 2007 : 220). Même ses écrits qui étaient censés contribuer à son émancipation le condamneront : « Contre la vipère, nous prîmes des précautions : mais nul ne songea à l’existence du scorpion » (Rassim 2007 : 226).

De même, un simple proverbe nous résume les sentiments du héros après sa convocation au ministère par le biais d’un acte de parole traduisant le déplaisir, « L’inimitié d’un prince mais pas celle d’un gardien » (Rassim 2007 : 226) : il ne se soumet pas à n’importe qui. Quant au proverbe « Maudit soit le bain public qui me montre le cul de ceux dont je ne voudrais même pas voir le visage » (Rassim 2007 : 224) qui est un acte d’insulte, cité lors de la convocation du héros au ministère, il met en relief le dédain que sent le libraire à l’égard de ceux qui ne lui accordent pas d’intérêt.

D’autre part, grâce au proverbe à valeur expressive « Même fanée, la rose garde son parfum » (Rassim 2007 : 214), Oustaz Ali vante la beauté de la marchande de légumes, séduisante en dépit de l’âge et de sa vie vouée à la fatigue.

Au sein de la narration, un proverbe en discours direct libre peut clarifier une attitude : après les mésaventures du libraire avec la police et après avoir été accusé par la femme du pharmacien d’avoir des yeux pour la sœur de ce dernier, Oustaz Ali cesse de fréquenter son ami, le pharmacien, d’autant plus que le pharmacien est un parvenu qui essaie sans cesse d’impliquer son ami dans des affaires malhonnêtes ; il se justifie par la formule sentencieuse suivante : « J’ai beau l’aimer, Ô mon bracelet ; c’est encore mon poignet que j’aime le plus » (Rassim 2007 : 265).

Mais pourquoi le discours d’Oustaz Ali est-il émaillé de tant de proverbes ? Le roman de Rassim traduit l’angoisse de l’homme cultivé dans un pays à statut politique et économique défaillant. Ce n’est pas seulement l’angoisse du héros, mais également celle du narrateur et de l’auteur. Dans un monde corrompu de parvenus, l’homme cultivé n’a aucune place tout comme la culture et la science : le pharmacien censé incarner la science « n’était pas un esprit scientifique » (Rassim 2007 : 237), ce n’était qu’un homme d’affaires ; il semble que seuls les fous croyaient en la science. Oustaz Ali se sent étranger dans ce monde où règne le mépris des lettrés : ses projets urbanistes étaient source de moquerie et ses poèmes étaient mal interprétés. Selon Cheikh Saleh, Oustaz Ali « a un cheveu au plafond comme tous les vieux libraires qui s’imaginent posséder la science qu’ils ont vendue. Voilà un type qui se croit, tout à coup, historien, poète et philosophe » (Rassim 2007 : 273).

Que pouvait-il faire alors ? Dans un monde où les valeurs sont inversés et où les vertus tels l’égalité, la justice, l’honneur n’existent plus, il ne pouvait que s’attacher au proverbe qui représente pour lui la norme, étant le discours de vérité éternelle et immuable. Ce sont les formules sentencieuses dont Oustaz Ali a confiance qui lui servent d’arme dans un monde médiocre où il tente de résister. Le proverbe, en tant que stéréotype à la fois linguistique et culturel, est une bouée de sauvetage pour ce libraire : il lui permet de tenir bon puisque « nous avons besoin de rapporter ce que nous voyons à des modèles préexistants pour pouvoir comprendre le monde, faire des prévisions et régler nos conduites » (Amossy / Herschberg-Pierrot 1997 : 28).

3.2 Fonctions des proverbes dans Le Livre de Nysane

Le Livre de Nysane est un recueil poétique dont les poèmes apparaissent sous forme de discours directs faits essentiellement par la grand-mère du poète et par sa nourrice. L’énonciateur c’est donc tantôt Renguigule tantôt Zoumboul mais le destinataire c’est toujours Rassim. Le caractère du discours rapporté est mis en évidence par le titre même des poèmes : « Et grand-mère dit encore… », « Et Zoumboul dit encore… ». Pour illustrer la fonction pragmatique des proverbes dans le recueil poétique de Rassim, nous avons choisi deux poèmes : « Et grand-mère dit encore… » (Rassim 2007 : 15) et « Et Zoumboul dit encore… » (Rassim 2007 : 31).

Ces deux poèmes possèdent une même valeur illocutoire, se plaçant sous le signe d’un même macro-acte, celui de la préconisation ; le macro-acte est une notion qui permet de « rendre compte d’unités pragmatiques de dimension supérieure à la phrase, et produites par l’intégration progressive de micro-actes » (Kerbrat-Orecchioni 2008 : 54). Non seulement cet acte de langage se réalise au niveau macro mais également au niveau micro par le biais des proverbes qui sont incorporés aux poèmes. Il s’agit ici de conseils donnés à Rassim directement par des actes directifs et indirectement par des actes assertifs.

Dans « Et grand-mère dit encore… », deux proverbes s’enchaînent au début du poème :

Si on te jette une pierre, jette-leur un morceau de pain.
Quand le lion vieillit, il devient la risée des chiens (Rassim 2007 : 15).

Et deux autres se succèdent à la fin :

Jette un morceau de pain à qui te jette une pierre.
Car Celui qui fera le poids d’un atome de bien le verra (Rassim 2007 : 18).

Notons tout de suite la répétition du proverbe « Si on te jette une pierre, jette-leur un morceau de pain » que nous pouvons alors qualifier de proverbe-clé et qui pourrait se gloser de la manière suivante : même si quelqu’un te fait du mal, traite-le bien. La place de la parémie dans ce poème n’est pas insignifiante : ce proverbe encadre l’histoire racontée par la grand-mère tout en représentant un résumé du thème du poème.

La grand-mère énonce le proverbe au début comme justification à ses bonnes manières vis-à-vis d’une amie qui l’a mal regardée croyant qu’elle enviait sa robe. Evidemment, l’accusation de l’amie est intolérable par Renguigule, elle, ancienne aristocrate et femme de Pacha, mais comme elle le dit pour expliquer l’attitude de son amie : « quand le lion vieillit, il devient la risée des chiens ».

En fait, le proverbe-clé traduit le comportement de la grand-mère dans la vie : elle montrait toujours une bonne intention et traitait bien tous ceux qui l’offensait même les autres femmes de son mari qui étaient jalouses d’elles parce qu’elle était jeune, belle et préférée par le Pacha, comme elle le raconte à son petit-fils dans ce poème : lorsque le pacha l’embrassait devant toutes les autres,

Et les pauvres malheureuses
étaient pâles comme des robes déteintes
Et j’avais envie de leur demander pardon (Rassim 2007 : 17).

La grand-mère termine cette anecdote et ce poème en reprenant le proverbe-clé suivi d’un second qui est la conséquence logique du premier ; les proverbes apparaissent donc selon une progression précise allant du fait à la conséquence : si tu fais du bien, tu seras récompensé par ce même bien. L’acte directif est renforcé à la fin du poème : l’impératif ‘jette’ dans la seconde version du proverbe n’est plus soumis à la condition ‘si’.

L’énoncé sentencieux, cité au début et à la fin, peut être considéré comme un épiphonème à la fois initiatif et terminatif, l’épiphonème étant une « remarque de portée générale formulée par un auteur au début, à la fin, ou dans le cours d’un récit qui en illustre la justesse » (Bacry 1992 : 284). Il répond même à la définition de la clausule telle que la conçoit Hamon :

Le texte met en relief sa clausule en la faisant assumer par un énoncé autonome et autosuffisant, souvent en position détachée, affirmation universelle ou maxime péremptoire qui fonctionne à la fois comme le résumé, la conclusion, la morale et la légende de l’énoncé (au sens cartographique, la clé qui permet de lire ou de relire l’ensemble) (Hamon 1975 : 519).

Ces proverbes jouent donc un rôle didactique : la grand-mère supposée être un exemple ou un modèle ne peut s’empêcher de mentionner ses vertus afin d’inciter son petit-fils à marcher sur ses pas.

La même technique est utilisée par Zoumboul, dans « Et Zoumboul dit encore… », qui entame son discours par le proverbe « La forêt n’est brûlée que par son propre bois » (Rassim 2007 : 31). Cette parémie représente à proprement parler l’incipit du poème au sens restreint, étant la première phrase du poème. La nourrice continue son discours avec une histoire qui illustre ce proverbe : c’est l’histoire de l’oncle du poète, Mahmoud Rassim qui s’est dressé contre l’autorité religieuse et a commis une terrible faute en introduisant au Harem, lieu consacré exclusivement aux femmes, un peintre étranger, pour faire le portrait de son jeune épouse chrétienne, à l’époque chose inacceptable. Par la suite, sa femme meurt une fois le tableau terminé. Quant à Mahmoud Rassim, il a fini par se plier à la volonté de Dieu.

Ce proverbe-incipit adressé à Rassim a deux fonctions essentielles (Del Lungo 1993 : 140) :

Une fonction séductive : la nourrice attire l’attention de son allocutaire par une forme énigmatique faisant naître un sentiment d’attente chez lui.

Une fonction informative qui consiste en la présentation d’un savoir d’ordre général.

Ce poème se termine également par deux autres proverbes. Pour se moquer de l’obstination aveugle de Mohamoud Rassim, Zoumboul énonce le proverbe suivant :

C’est un eunuque,
et il voulait connaître le nombre de ses enfants (Rassim 2007 : 34).

Et elle conclut par un autre proverbe qui souligne la nécessité de se résigner à la volonté de Dieu :

Partout le guignard trouvera le guignon,
même si l’on pendait à son cul un lampion » (Rassim 2007 : 34).

L’anecdote racontée par la nourrice est à son tour encadrée par ces proverbes : le premier résume, les deux de la fin éduquent Rassim, comme l’indique explicitement la nourrice qui met en relief la valeur pédagogique de la parémie :

ce proverbe est une perle
Tais-toi
Et comprends (Rassim 2007 : 34).

La visée perlocutoire des actes de parole proverbiaux de ces deux vieilles femmes est celle d’instruire. Les proverbes utilisés ici assument donc une fonction didactique. C’est la fonction traditionnelle des proverbes dans les sociétés du xixe siècle. Les vieux détenant une sagesse la transmettent aux plus jeunes grâce aux proverbes. D’autant plus que dans la tradition orale, ce sont toujours les vieux qui profèrent les proverbes afin de guider les jeunes, un guidage basé sur l’expérience de toute une communauté :

Plus on vieillit, plus on apprend à ne parler que sur le mode implicite. Au sein de cette manière de parler, le proverbe se distingue cependant par le fait d’être un énoncé déjà formulé, retenu par la tradition comme étant signifiant en lui-même. Dire un proverbe, ce n’est pas seulement user d’un langage imagé, c’est aussi faire appel à une formule codifiée empruntée au corpus communautaire, c’est prendre pour soi, comme ayant du sens pour la conversation présente, une formule qui a pu servir à d’autres dans d’autres situations (Leguy 2000 : 45).

4. En guise de conclusion

Ahmed Rassim a fait de son mieux afin de rendre, en français, la spécificité du langage parémiologique égyptien dans sa vitalité : le proverbe de Rassim a la particularité d’être égyptien par son contenu et son sens et français par l’outil linguistique utilisé. D’autre part, il a mis en valeur le proverbe qui s’impose dans tous les genres de discours (poésie, Journal, roman évidemment) et chez toutes les instances émettrices ; les parémies ne sont pas l’apanage des personnes populaires ou de la petite bourgeoisie seulement : il est vrai qu’ils abondent dans le discours d’Oustaz Ali ou de Zoumboul, mais également la grand-mère, aristocrate, les emploie sans réserve. D’autre part, le recours au proverbe, en tant que stéréotype culturel et linguistique, permet à Rassim de souligner la dimension normative de la parémie dans un monde à valeurs vacillantes.

Dans ce terrain fertile d’analyse pragmatique, nous avons mis en valeur les fonctions des énoncés stéréotypés parémiques dans l’œuvre d’Ahmed Rassim en tant qu’actes de parole selon les différentes instances émettrices pour connaître l’effet perlocutoire de ces actes sur les destinataires et sur la situation de communication. Cette analyse nous a permis de montrer que, d’une part, les proverbes sont mis au service de la stratégie énonciative de l’œuvre littéraire en répondant toujours à une fonction, d’autre part, qu’en situation d’énonciation, les parémies visent à produire un certain effet sur le destinataire.

Dans Le petit Libraire Oustaz Ali tout comme dans Le Livre de Nysane, l’énonciateur choisit le proverbe qui convient à la situation et au sujet traité. Il formule des proverbes à la lumière des actions et des attitudes de l’allocutaire. La valeur illocutoire du proverbe dans la communication a été démontrée : un proverbe bien placé dans l’échange verbal peut produire des effets pertinents.

Traditionnellement, on attribuait au proverbe une seule fonction, celle d’ordonner ou de conseiller à cause de l’usage de l’impératif. Mais le recours à la pragmatique nous a donné l’occasion de constater que les proverbes en tant qu’actes illocutoires assument différentes fonctions dans la narration et dans le discours des personnages à savoir : illustrer, conclure, affirmer, étayer, résumer, critiquer, ironiser, justifier, etc. D’autre part, les actes de parole de type assertif, directif et expressif prévalent dans l’œuvre de Rassim et les actes perlocutoires sont de même assez variés.

Il est incontestable, au terme de cette analyse, que le proverbe, forme figée et autonome, ne peut avoir de fonction qu’en discours en tant qu’acte de langage. Il n’est donc pas plausible de tenter de l’analyser en dehors du contexte puisque toute sa vitalité est mise en œuvre lors de la parole. Comme nous l’avons démontré et l’ont déjà affirmé de nombreux chercheurs, la fonction d’un proverbe est déterminée par les conditions de son actualisation. L’énoncé sentencieux peut donc être interprété différemment selon ses contextes d’énonciation. Signalons entre autres, le proverbe suivant « Partout le guignard trouvera le guignon, même si l’on pendait à son cul un lampion » (Rassim 2007 : 34 / 205) qui a à chaque fois une fonction différente ; dans le discours de Zoumboul, c’est de l’éducation alors que dans le discours d’Oustaz Ali, c’est de la lamentation.

Somme toute, le recours aux proverbes par Rassim est dû essentiellement à sa volonté de restituer la vie cairote des années 40 avec ses mentalités, ses parlers populaires et ses stéréotypes. En effet, Ahmed Rassim « possède une pointe d’ironie qui le rend moderne et l’apparente aux poètes occidentaux. L’Orient et l’Occident se fondent en lui en un savant dosage. […] Rarement, il s’éloigne du cadre égyptien ; ses poèmes ne sont pas seulement orientaux par les paysages, mais aussi par l’inflexion des rythmes, les proverbes, les métaphores même transposés en français » (Luthi 2000 : 98).

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Citer cet article

Référence électronique

Yomna Safwat Salem, « Analyse linguistique des énoncés stéréotypés parémiques dans l’œuvre d’Ahmed Rassim, un écrivain égyptien d’expression française », Textes et contextes [En ligne], 5 | 2010, publié le 21 novembre 2017 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=241

Auteur

Yomna Safwat Salem

Maître de conférences au département de français de la faculté des langues, (Al Alsun), Université d'Ain Chams, Le Caire, Egypte

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