Petite étude comparative des stéréotypes dans les expressions populaires en usage en France et au Québec

  • A Small Comparative Study of Stereotypes in Popular Expressions in France and Quebec

Abstracts

Dans le présent article sera présentée la formation des stéréotypes, leur évolution ainsi que leur création au sein de deux espaces francophones : la province du Québec au Canada et la France.

In this present article, the formation of stereotypes, their variation and their development will be examined in two french-speaking areas: the province of Quebec in Canada, and France.

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L’espace francophone canadien dont la province du Québec recouvre un territoire linguistique qui, bien que référant pour l’essentiel à la langue de Molière, actualise cependant des expressions propres à une culture spécifique. Il en est ainsi du stéréotype en usage tant en France que dans la Belle Province et qui est selon le TLFi1 une « […] idée, opinion toute faite, acceptée sans réflexion et répétée sans avoir été soumise à un examen critique, par une personne ou un groupe, et qui détermine, à un degré plus ou moins élevé, ses manières de penser, de sentir et d'agir ». Le stéréotype fait partie des instances participant d’un fonds parémiologique, lequel subsume maximes, proverbes, expressions populaires, etc.

Dans cet article sera présentée une petite étude comparative d’expressions populaires usitées tant en France qu’au Québec ainsi que les stéréotypes qui les sous-tendent. Ce corpus a été organisé autour, d'une part, de la comparaison de stéréotypes ayant la même signification tant en France qu'au Québec, mais dont la formulation diffère et, d'autre part, de la présentation de stéréotypes spécifiques à chacun de ces espaces francophones et en relation avec l'histoire particulière de ces derniers.

Un certain nombre d’auteurs ont collationné des corpora de ce type de locutions sous la forme de dictionnaires descriptifs. Ainsi, DesRuisseaux (2003), spécialiste des traditions populaires au Québec, présente, dans son dictionnaire dédié aux expressions populaires, des locutions comme : cogner des clous, prendre le clos ou encore être un senteux de clôture, et qui ont, respectivement, pour signification en France : tomber dans les bras de Morphée, entrer dans le décor et être un coureur de jupons. Ces quelques exemples montrent que les expressions populaires diffèrent d’un espace francophone à l’autre. Articulées autour de la métaphore, ces locutions permettent de souligner de manière imagée le fait saillant d’une situation. Cette figure de style puise dans différents registres (linguistique, historique, sociétal, etc.) comme cette expression française du XIXe siècle, parler petit nègre, ayant pour signification : parler de façon incompréhensible et que nous retrouvons dans la Belle Province sous la forme parler algonquin. Ces deux tournures renvoient donc à l’Histoire particulière de chacun de ces espaces francophones. Par ailleurs, ces deux communautés ayant partagé la même religion, le catholicisme, elles possèdent collectivement un fonds d’expressions populaires que nous retrouvons sous la forme, par exemple, de la locution figée « gras comme un moine » qui est commune à la France et à la province du Québec. À travers l’analyse diachronique et synchronique d’un corpus construit à partir d’ouvrages recensant des expressions populaires françaises et québécoises, nous tenterons de cerner ce qui a présidé à la création de leurs tournures stéréotypiques, à leur actualisation ou encore à leur abandon. Plusieurs questionnements émergent de cette étude. Lorsqu’il existe des stéréotypes communs à la France et à la province du Québec, comment se réalisent-ils ? L’objet autour duquel ils s’articulent est-il le même ? Sinon, qu’est-ce qui a présidé à sa redénomination ? Quand nouveaux stéréotypes il y a, à partir de quels registres sont-ils mis en place et pourquoi ?

1. La métaphore comme instance créative

Nommer est certes un acte qui engage l'inscription des objets du monde dans le paradigme de l'homo sapiens, mais le phénomène cognitif qui en est à l'origine procède par analogie et par différence. Ainsi un objet Y peut être comparé à un objet X dont il possède un certain nombre de caractéristiques : il sera alors plus ou moins semblable à l'objet servant de base de comparaison. En revanche, si les caractéristiques de l'objet Y montrent une différence importante avec celles de l'objet X, la comparaison sera construite à partir de leurs différences. A ce propos, Héritier (2008 : 75) précise que : « […] toutes les espèces comportent un aspect mâle et un aspect femelle […]. C'est à partir de cette construction qu'est pensé le monde par des oppositions binaires ». Cette opposition binaire, qui fonctionne par similitude et différence, est actualisée lors de l'activation du stéréotype. Ainsi Mannoni (1998) évoque une « pensée préjudicative », laquelle représente le point de vue consensuel d'un groupe sur un autre groupe et qui s'articule autour de leurs différences. Cet auteur précise que la stabilité lexico-sémantique du préjugé ne peut ouvrir sur aucune modification. Il s'agit d'un discours économique au sein duquel le stéréotype fonctionne à la manière d'une locution figée. Si un terme du stéréotype est appelé, c'est l'ensemble de l'unité phrastique qui sera actualisé.

Si nous revenons sur le phénomène de la désignation par le biais de la mise en relief des différences existant entre plusieurs groupes sociaux, nous devons référer à la représentation sociale. Selon Seca (2003 : 304) dans le Dictionnaire de l'altérité et des relations interculturelles : « […] peut être considéré comme représentation sociale (RS) tout système de savoirs, de croyances et d'attitudes, émanant d'agents collectifs, identifiant, justifiant, décrivant ou engendrant des pratiques socio-économiques, culturelles, religieuses ou politiques spécifiques ». Les représentations sociales recouvrent un processus cognitif qui permet à un groupe donné de partager un même capital tant linguistique que symbolique. Quand nous évoquons la notion de culture populaire, nous faisons appel à un certain nombre d’instances qui la sous-tendent dont les opinions, les préjugés et les croyances et comme le souligne Beaune (1985 : 8): « les croyances partagées sont des éléments impalpables et pourtant décisifs de l’histoire ». Que ce soit le concept de croyance qui est, selon le dictionnaire2, la « certitude plus ou moins grande par laquelle l'esprit admet la vérité ou la réalité de quelque chose », ou celui de stéréotype, ces deux objets s’articulent autour d’évaluations non vérifiées, mais qui font consensus dans la communauté concernée. Le dictionnaire précise que :

[…] les stéréotypes, en tant que constituants des représentations sociales, sont, plus précisément, des ‘raccourcis cognitifs’, des ‘schèmes perceptifs’ ou des théories implicites de la personnalité, relativement rigides, que partagent les individus appartenant à une entité donnée à propos de l’ensemble des attributs ou des membres d’un autre groupe et du sien propre (Ferréol/Jucquois 2003 : 330).

Seca (2003 : 330) donne du stéréotype la définition suivante :

[…] désigne communément une réaction première, souvent primaire, un ‘cliché’, médiatisé par le langage, parfois influencé de façon ‘subliminale’ ou associative, pouvant ainsi être activé de manière automatique par un sujet X, par rapport à toutes sortes d'individus, groupes ou objets, sur la base de leur apparence, de leur idiosyncrasie, de la signalisation de leur appartenance sociale, culturelle ou de toute autre caractéristique visible ou cachée.

Convoquer un stéréotype est une manière de présenter l’image d’un objet sociétal dessiné à la manière du caricaturiste. Il en ressort des traits dominants, qui prennent le pas sur la manière dont nous restituons la représentation de l’autre. Ces traits correspondent ou recouvrent une réalité de manière parcellaire et, bien souvent, déformée. Participant du fonds socioculturel de la doxa3, le cliché ou l’idée reçue a une fonction de synthétiseur. Il présente un objet sous une forme définitoire comme, par exemple, le Français portant béret et baguette de pain sous le bras. Ceci ne représente, en réalité, que certains usages vestimentaires en cours sur le sol de l’Hexagone et une petite partie des habitudes alimentaires de ses habitants. Comment prend corps le stéréotype et à travers quels canaux est-il distribué puis intégré à la doxa ? La formation du stéréotype procède par étape.

Si le mode de création du stéréotype utilise le cliché sous la forme d’une locution assertive, il prend en compte aussi le trope dénommé « métaphore » dont le dictionnaire donne la définition suivante : « La métaphore peut être considérée comme une figure de substitution selon laquelle un terme en remplace un autre grâce à un rapport (réel ou supposé) de ressemblance ou d’analogie » (Pougeoise 1996 : 269). Il s’agit donc d’un moyen de mettre en relation deux termes appartenant à des champs sémantiques différents, mais qui, par le jeu de l’évolution historique et culturelle, deviennent signifiants. La province du Québec et la France possèdent en commun un fonds stéréotypique sur des objets qui n’ont pas subi de modifications d’ordre sémantique. Il en est ainsi des expressions présentées dans le tableau 1.

Tableau 1 – Stéréotypes utilisés au Québec et en France

Stéréotypes métaphoriques Sens propre
être dur de la feuille être sourd, sénile (DesRuisseaux 2003 : 187)
y avoir anguille sous roche y avoir quelque chose de louche (DesRuisseaux 2003 : 27)
bon comme du bon pain très bon, tendre (se dit surtout d’une personne) (DesRuisseaux 2003 : 60)

Par ailleurs, dans la province du Québec (Canada), un certain nombre d’expressions québécoises sont composées de termes anglais francisés. Ceci renvoie à l’histoire du Québec et à la domination linguistique anglaise avant la mise en œuvre de la loi 101 obligeant l’usage de la langue française dans tous les secteurs de cette société francophone. On trouve ainsi faire un move, c’est-à-dire agir, bouger et dont l’unité lexicale to move est dérivée du terme anglais move et qui a pour signification mouvement. Si le terme move a gardé la même orthographe qu’il a en anglais, d’autres termes ont été francisés. Ainsi monter sur la diche a pour sens faire le prétentieux, l’arrogant (DesRuisseaux 2003 : 158). L’unité lexicale diche est dérivée du terme anglais ditch signifiant fossé. La transformation de la diphtongue tch en ch en a rendu possible la francisation.

Les références à l’Histoire renvoient bien souvent à un événement particulier qui a marqué la mémoire collective d’une nation. Lorsque nous évoquons un événement très ancien, nous disons que c’est vieux comme Mathusalem ou ça date de Mathusalem. Cette occurrence renvoie à l’Ancien Testament. Le dictionnaire4 précise ainsi que cette occurrence recouvre le nom « d'un personnage biblique dont la longévité est devenue proverbiale (Genèse, 5, 27: Toute la durée de la vie de Mathusalem fut de neuf cent soixante-neuf ans) ».

Dans le même ordre d’idée, au Québec, il est utilisé l’expression l’année du Siège, c’est-à-dire celle de la ville de Québec en 1759. Cette expression stéréotypique a le même sens que vieux comme Hérode ou dater de Mathusalem et renvoie au temps de la mythologie. À ce propos, Greer (1998 : 142) mentionne qu’entre « la Conquête et l’émergence du mythe de la Conquête s’étend une longue période fertile en incidents et en évènements d’une importance capitale au Canada et dans l’ensemble du monde atlantique », ce qui montre que la Conquête, devenue mythe, génère la mise à distance de la notion de datation par le locuteur. Cela permet à ce dernier de relativiser la portée d’un événement en le faisant entrer dans le temps de la mythologie.

Comme nous venons de le voir, l’évolution symbolique des objets sociétaux existant au sein de tel groupe entraîne également la mise en place de stéréotypes nouveaux ou encore la transformation de ceux déjà en place. Il en est ainsi d’un certain nombre de stéréotypes en cours dans la province de Québec et en France. Dans le tableau 2, il est présenté des séries de stéréotypes possédant un sens quasi identique, mais articulés autour d’objets différents.

Tableau 2 – Stéréotypes utilisés au Québec et en France

Origine culturelle Stéréotypes Signification
Québec c’est pas un (une) cent watts peu perspicace, peu intelligent (DesRuisseaux 1998 : 91)
France c’est pas une lumière
Québec ne pas avoir inventé les boutons à quatre trous être peu éveillé (DesRuisseaux 1998 : 68)
France ne pas avoir inventé l’eau chaude
ne pas avoir inventé le fil à couper le beurre
Québec sa matière grise fait de la chaise longue avoir l’esprit engourdi, être peu éveillé (DesRuisseaux 1998 : 257)
France être long à la détente
Québec esprit de paroisse avoir l’esprit borné (DesRuisseaux 1998 : 177)
France esprit de clocher
Québec rond comme une bine ivre mort, saoul (DesRuisseaux 1998 : 52)bine est la francisation du terme anglais « bean » et signifiant haricot
France plein comme une huître

Ainsi les occurrences c’est pas une cent watts et c’est pas une lumière, ayant pour sens une personne peu intelligente, sont construites autour de la notion de lumière et d’un terme concurrent cent watts qui est la forme elliptique pour désigner une ampoule électrique. Des locutions figées comme : ne pas avoir inventé les boutons à quatre trous, l’eau chaude ou le fil à couper le beurre, signifient que la personne possède une intelligence limitée ne lui permettant pas d’utiliser des objets de conception basique. En relation avec ce champ de significations, nous avons la tournure phrastique humoristique québécoise sa matière grise fait de la chaise longue et qui a pour équivalent en France être long à la détente.

Pour parler de quelqu’un qui a l’esprit borné, dans la province de Québec, il est utilisé la locution esprit de paroisse alors qu’en France, il s’agit d’esprit de clocher. Dans le premier cas de figure, il est fait usage de la métonymie, c’est-à-dire d’une « figure qui consiste à substituer à un terme un autre terme qui entretient avec lui une relation de contiguïté » (Pougeoise 1996 : 271) alors que dans le second cas de figure, c'est la synecdoque particularisante qui est utilisée, c’est-à-dire un trope qui désigne « un ensemble par l’un de ses éléments » (Pougeoise 1996 : 416).

2. Mythes fondateurs et temps événementiel, vecteurs de la fonction stéréotypique

Dans le cadre d’une enquête réalisée en France, auprès d’un panel de cent personnes (décembre 2004−janvier 2005), Clodong et Lamarque (2005 : 14) soulignent qu’à « chacune de ces personnes, nous avons demandé de décrire spontanément par des adjectifs (cinq au maximum) les vingt-quatre populations qui, avec la population française, forment aujourd’hui le ‘peuple’ de l’Union européenne ». Ainsi, dans l’ouvrage précité, en précisant que la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie, annexés par l'Union soviétique, ont fait partie de cette dernière, de 1944 à 1990, ces auteurs signalent, de manière implicite, que ce pan de l’histoire n’a pas permis le partage d’une histoire commune avec les autres pays membres de l’Union européenne, ce qui a eu pour conséquence l’impossibilité, de la part des interviewés, à fournir des stéréotypes sur les pays Baltes et leurs habitants. Il semble que le stéréotypage soit un phénomène qui s’actualiserait lors de rencontres conflictuelles, culturelles, économiques, etc. entre différentes cultures.

En revanche, l’histoire de la France est liée, depuis fort longtemps, à celle du Royaume Uni, à travers guerres et rivalités géopolitiques. À ce sujet et en relation avec l’histoire de la province du Québec, Greer (1998 : 66) évoque la France et l’Angleterre comme « des puissances coloniales rivales ». Le partage de ces plages d’histoire entre ces deux pays est à l’origine de nombreux stéréotypes participant du fonds socioculturel français et, comme le stipulent Clodong et Lamarque (2005 : 17) : « […] ce sont les qualificatifs plutôt négatifs (pour ne pas dire critiques) qui l’emportent ». Pour comprendre ce phénomène, il faut remonter aux prémisses de la construction de la nation française et à ses mythes fondateurs. Comme le souligne Beaune (1985 : 42) dans son étude :

Inventé pour prouver les droits des Francs sur une partie de l’ancien Empire romain, le mythe troyen servit dans la deuxième moitié du Moyen Âge à prouver l’indépendance du royaume par rapport aux deux pouvoirs qui revendiquaient l’héritage de Rome, la papauté et l’Empire germanique.

Utilisé en politique intérieure, de 1300 à 1500, il est ainsi corrélé à la guerre de cent ans. A contrario, si le mythe troyen argue de la migration des princes troyens « d’où sort l’arbre de la lignée de France jusqu’aux temps présents » (Beaune 1985 : 38), l’Angleterre est exclue de cette illustre parenté. De ce fait, ces arguments inscrivent de facto ses gentilés comme un peuple avec qui il est recommandé de ne pas se commettre. À ce propos, Beaune (1985 : 44) précise que Millet, dans sa somme dédiée à l’histoire de la destruction de Troie, fait « d’Antenor, le traître, l’ancêtre des Anglais ». La traîtrise comme participant du mythe fondateur de l’autre, ici l’Angleterre et son peuple, s’est ancrée dans la doxa française. Ainsi l’hypocrisie est-elle actualisée dans la locution la perfide Albion dont l’analyse lexico-sémantique est présentée dans le tableau 3.

Tableau 3 - Analyse lexico-sémantique de la locution « la perfide Albion »

Perfide Albion
adjectif emprunté au latin perfidus, proprement « qui transgresse la foi, la fidélité » (DHLFa 2000 : 2660). nom donné par les Anciens à la Grande-Bretagne, à cause de ses falaises blanches (du latin albus : blanc) (Larousse 1987 : 1101).
a. Il s’agit de l’abréviation de Dictionnaire historique de la langue française (DHLF); elle sera utilisée dans ce présent texte, lorsque nous nous y référerons.

Le dictionnaire des synonymes5 corrèle le terme perfidie à celui de déloyauté, or si nous faisons une petite étude comparative des unités lexicales hypocrisie et perfidie, force est de constater qu’elles se situent toutes dans le champ sémantique de la transgression de la fidélité comme le mentionne le dictionnaire général. Ainsi le nom commun hypocrisie est-il un emprunt du bas latin hypocrisis, utilisé d’abord dans le lexique du théâtre et signifiant feinte, faux-semblant (DHLF 2000 : 1765-1766). Sa forme adjectivale (hypocrite) a pour synonyme fourbe, ce qui renforce la connotation à des valeurs morales négatives. Nous retrouvons ce champ de significations dans la locution familière filer à l'anglaise qui a pour sens6 : « se retirer (subrepticement et) rapidement pour échapper à quelqu'un ou à quelque chose, filer en douce » et dont le synonyme a pour sens se défiler.

Si la colonisation de l’Amérique du nord, et plus spécifiquement celle des territoires qui deviendront le futur Canada, est à l’origine de la transformation des populations autochtones qui soit, disparaissent et comme le souligne Greer (1998 : 29) :

[…] au fur et à mesure que le temps passe, la proportion de la population autochtone par rapport à celle de Blancs décline. […] Même après la terrible hécatombe qui accompagne leur première exposition aux microbes et aux virus importés, pendant très longtemps les Premières Nations demeurent vulnérables aux maladies européennes.

soit s’allient ou combattent l’envahisseur, elle déplace également les rivalités et les conflits en cours sur le Vieux Continent. Aussi Greer (1998 : 15) spécifie-t-il :

[…] l’histoire de la Nouvelle-France est marquée par les guerres avec les Iroquois pendant tout le XVIIe siècle et par les affrontements avec les Anglais, qui prennent l’aspect de conflits intermittents mais de plus en plus violents, entre 1689 et 1713, puis de 1745 jusqu’à la chute de la Nouvelle-France en 1760.

La conquête du Nouveau Monde, qu’elle ait été réalisée par les Français ou qu’elle l'ait été par les Anglais, opère également une translation des valeurs en cours, du Vieux Continent vers les Amériques. Il en est ainsi des stéréotypes. Évoquant les historiens américains et Canadiens anglais, dont les travaux réfèrent aux écrits de Francis Parkman, lequel « dépeint la lutte entre la France et l’Angleterre comme un conflit essentiellement moral » (Porteman 1998 : 16), Greer (1998 : 17) souligne que « […] leurs recherches, tandis qu’ils remontent le temps depuis la Conquête, visent à découvrir le vice fondamental du projet de colonisation française ».

Le stéréotypage négatif sur les Canadiens anglais de la part des Canadiens français est réalisé également à travers la locution suivante : avoir ou être un visage à deux faces signifie être un hypocrite (DesRuisseaux 2003 : 151) et que l’on retrouve dans Le matou de Beauchemin sous la forme de l’énoncé phrastique suivant : « Chien galeux d’Anglais à deux faces […] » (1985 : 385). Cette assertion est corrélée à la fourberie supposée de ce peuple. L’impossibilité à créer des relations conviviales avec ce dernier est synthétisée dans la proposition locutionnelle suivante : Toi (lui) et … c’est deux (DesRuisseaux 2003 : 77), laquelle signifie que c’est différent, irréconciliable et qui est exemplifiée par Toi et l’Anglais, c’est deux !.

En relation avec l’histoire québécoise, nous trouvons des stéréotypes liés aux guerres qui ont émaillé son histoire. Ainsi les conflits sanglants ont-ils généré des locutions de type métaphorique comme les Anglais m’attaquent ou les Anglais sont au port ayant pour sens avoir ses menstrues (Desruisseaux 2003 : 27). En France, nous avons également l’expression « Voilà les Anglais qui débarquent » ou « les Anglais sont débarqués » et qui ont un sens identique aux deux locutions québécoises. Dans son dictionnaire, Larchey (1872-1996 : 30) spécifie : « Ces mots désignent une incommodité périodique chez la femme, [et] font allusion à la couleur favorite de l’uniforme britannique ». La lecture de ces stéréotypes est plurielle. En effet, elle s’articule autour de trois occurrences : la guerre, la couleur rouge et les Anglais. Dans le tableau 4, il est procédé à leur analyse lexico-sémantique :

Tableau 4 – Analyse lexico-sémantique des unités lexicales participant du stéréotypage des Anglais

Unité lexicale Sens propre et sens figuré
Guerre conflagration – abattoir, boucherie, carnage, massacre, saignée, tuerie (Péchoin 2009 : 255)
Rouge couleur primaire, c’est aussi la couleur du sang
Anglais protagoniste du peuple français dans les conflits qui les opposèrent

Pastoureau (1999 et 2003), qui a fait plusieurs études sémantiques et sémiotiques des couleurs, montre que la couleur rouge a également le sens de « coloré » dans plusieurs langues. Associée à la sémiotique des panneaux routiers, elle représente le danger ou l’interdiction. C’est une couleur qui est également attribuée à la sexualité. Utilisée pour la correction des copies ou pour la mise en valeur des promotions commerciales, cette couleur attire l’attention. Nombre de locutions populaires réfèrent à cette couleur comme voir rouge et se fâcher tout rouge. Toujours en relation avec les conflits franco-anglais sur le territoire canadien, nous avons le stéréotype avoir l’air Anglais qui a pour sens avoir l’air excentrique, penaud ou encore labourer en Anglais, c’est-à-dire labourer du côté vers le centre (DesRuisseaux 2003 : 27).

La période de la conquête coloniale, commencée dès le XVIIe siècle, poursuivie et maintenue jusqu’au XXe siècle, pose la civilisation européenne comme l’acmé de la civilisation en général, d’où un regard plutôt négatif, voire méprisant, sur des civilisations différentes. À ce propos, Greer (1998 : 104-105) mentionne :

Selon cette conception du monde, la sauvagerie est la négation de la civilisation ; les Amérindiens non ‘civilisés’ n’ont pas une culture différente, ils n’ont tout simplement pas de culture. Ils n’ont pas de religion, rien qu’un salmigondis de fantasmes bizarres ; pas de gouvernement, pas d’autorité, pas de manières ; pas de langue véritable, seulement quelques sons gutturaux.

Ces réflexions peuvent également s’appliquer à la conquête de certaines zones du continent africain par les différents gouvernements français de l’époque coloniale. Ces assertions posées comme vraies et qui deviennent alors des postulats, rejoignent l’ensemble des croyances participant de la doxa. De cette dernière vont naître des stéréotypes stigmatisant l’autre dans ses différences langagières. Ainsi, en France nous avons la locution parler petit nègre et dans la province du Québec parler Algonquin. A ce propos, Boyer (1996 : 94) évoque les idéologies diglossiques, c'est-à-dire des « images et attitudes en tous genres : stéréotypes, préjugés, culpabilité, auto-dénigrement, idéalisation, mythes… ». L’analyse lexico-sémantique réalisée dans le tableau 5 montre que ces deux locutions mettent en relief le positionnement du locuteur, créateur du stéréotype, comme possesseur de la bonne norme langagière :

Tableau 5 – Stéréotypage de la mauvaise norme langagière

Stéréotypes métaphoriques Sens propre
parler petit nègre parler un « français approximatifa »
parler Algonquin parler d’une manière incompréhensible (DesRuisseaux 2003 : 24).
a. Trésor de la Langue Française Informatisé. Document électronique consultable à : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=1771487295;

À l’opposé, nous trouvons l’expression parler en canayen, c’est-à-dire de manière compréhensible, civilisée (DesRuisseaux 2003 : 81), ce qui renvoie aux instances précédentes articulées autour de ce qui est considéré comme appartenant à la civilisation et de ce qui ne l’est pas. En effet, le terme canayen est un terme populaire dont la déformation phonétique recouvre celui de Canadien.

Conclusion

Le stéréotype est donc un objet qui participe tout à la fois du fonds parémiologique de la culture du « même » et de la construction identitaire de l’autre dans le cadre de schèmes structurant en profondeur l’identité du locuteur lui-même. En effet, les stéréotypes sont des locutions figées constituant un ensemble signifiant. Leur transmission transgénérationnelle conforte leur inscription dans le patrimoine culturel du groupe social concerné. En revanche, certains évènements, en s’inscrivant dans la mémoire collective, sont à l’origine du déplacement, de la transformation ou encore de la poïèse de stéréotypes nouveaux. Il en est ainsi de ceux qui prennent leur source dans le mythe des origines, de ceux nés de drames marquants (guerres, conquête, etc.). Il en est de même des activités culturelles spécifiques à chacun de ces espaces francophones. Ainsi Dulude et Trait (1996 : 396), dans leur Dictionnaire des injures québécoises mentionnent que l'expression stéréotypique Star-d'un-soir signifie : « Personne qui brille comme un météore, brièvement […] » ; elle a pour origine le nom d'une émission produite par Radio-Canada et dont la qualité laissait à désirer. Toujours dans cette province canadienne, la révolution dite « tranquille », et qui intervint dans les années 1960, mit fin à l'hégémonie du clergé catholique. Cet évènement fut à l'origine des sacres ou injures formés à partir d'objets sacrés comme le tabernacle dont tabarnak est la correspondance lexicale et a valeur d'injure. Il en est ainsi du juron Criss pour Christ avec les formes dérivées : crisseux ou crisseuse.

Comme nous avons pu le constater, les stéréotypes partagés collectivement par la province du Québec et la France sont ceux que l’histoire particulière à chacun de ces espaces francophones n’a pas affectés. A contrario, les stéréotypes nouveaux ou encore ayant subi des transformations quant à leur contenu (unités lexicales nouvelles, etc.) sont ceux générés par des évènements ayant entraîné la réinscription de l’histoire patrimoniale de l’espace concerné par transformation sémantique du champ symbolique de la doxa. Finalement, la transformation des représentations sociales naît « des désaccords entre réalité et représentation » ce qui modifie « d'abord les schèmes périphériques, puis éventuellement le noyau central, c'est-à-dire la représentation elle-même » (Flament dans Représentations sociales 1989 : 218). Que ce soit des évènements historiques bouleversant la structure sociale concernée, des technologies nouvelles ouvrant sur de nouvelles pratiques sociales, etc., les modifications de paradigmes entraînent une modification des représentations sociales avec, en corollaire, l'apport, la modification ou encore la disparition de certains stéréotypes.

Bibliography

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Notes

1 Trésor de la Langue Française Informatisé. Document électronique consultable à : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=1270137150; Return to text

2 Trésor de la Langue Française Informatisé. Document électronique consultable à : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?27;s=1270137150;r=2;nat=;sol=1; Return to text

3 Ensemble − plus ou moins homogène − d'opinions confuses, de préjugés populaires, de présuppositions généralement admises et évaluées positivement ou négativement, sur lesquelles se fonde toute forme de communication. Document électronique consultable à : http://fr.wikipedia.org/wiki/Doxa. Page consultée le 2 janvier 2010. Return to text

4 Trésor de la Langue Française Informatisé. Document électronique consultable à : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?27;s=1270137150;r=2;nat=;sol=1; Return to text

5 Information consultable, en page 304, sur le Nouveau dictionnaire des synonymes, Paris : Larousse. Return to text

6 Trésor de la Langue Française Informatisé. Document électronique consultable à : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=1771487295; Return to text

References

Electronic reference

Marcienne Martin, « Petite étude comparative des stéréotypes dans les expressions populaires en usage en France et au Québec », Textes et contextes [Online], 5 | 2010, 21 November 2017 and connection on 19 April 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=235

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Marcienne Martin

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