Si l’on a coutume de s’interroger sur ce concept inédit qu’est la citoyenneté européenne, en la comparant le plus souvent à la citoyenneté nationale, il est plus rare d’adosser l’élucidation de ce concept à la singularité de la construction européenne et à cet “objet politique non identifié” que constitue toujours, pour reprendre l’expression de Jacques Delors, l’Union européenne. C’est justement l’un des atouts de ce recueil d’articles qui dès l’avant-propos, définit la citoyenneté européenne comme l’une des expressions de l’Europe communautaire toute entière fondée sur l’exigence d’innovation. Associant juristes et politistes, cette publication s’attache ainsi à explorer la citoyenneté européenne dans tous ses “États”, c’est-à-dire plus précisément dans ses dimensions historique, juridico-politique et philosophique.
En premier lieu, la naissance du concept de citoyenneté européenne appelle une réflexion historique qui va à rebours des travaux sur l’État-nation et l’élaboration d’une citoyenneté nationale. La création même de la citoyenneté européenne est en effet le “fruit d’un processus inversé” qui débute par une reconnaissance de droits économiques avant d’aboutir, in fine, à l’émergence de droits politiques. L’article d’André Dauteribes nous rappelle comment les circonstances de cette innovation, consacrée par le traité de Maastricht de 1992, sont étroitement liées à l’histoire même de la construction européenne qui par souci de légitimation populaire et de pragmatisme, s’est initialement détournée de l’idéal politique des pères fondateurs pour donner la priorité à la dimension économique. L’approche fonctionnaliste de la construction européenne, telle qu’elle transparaît dans la vision de Robert Schuman (“l’Europe […] se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait”) explique à la fois les ralentissements, voire les crises de la dynamique européenne mais aussi la spécificité de cette citoyenneté européenne.
Ensuite, c’est l’atypisme du système politique européen qui expliquerait aussi l’opacité de la citoyenneté européenne, même si ce système présente quelques signes de fédéralisme. “Sans État, ni Constitution, complément de la citoyenneté nationale, peut-on lire dans l’avant-propos, cette citoyenneté européenne se fonde sur la pluralité des appartenances, des références et des choix”. Cette spécificité pose dès lors un certain nombre de problèmes juridiques car elle révèle des anomalies inhérentes à la coexistence de deux citoyennetés, européenne et nationale, qui se superposent l’une à l’autre. Sur un terrain plus juridique, Denis Martin et Philippe Icard se prêtent ainsi, dans leurs articles, à une analyse ciblée des tensions que peut générer cette concurrence entre citoyenneté européenne et citoyenneté nationale, quand elle a trait à la libre circulation ou l’irrégularité de séjour d’un citoyen européen sur le territoire d’un autre État-membre.
La polysémie du concept de citoyenneté européenne, expliquent Yves Petit et Hélène Tourard, induit aussi une confusion conceptuelle entre les droits politiques du citoyen et les droits de l’Homme, confusion que l’on retrouve par exemple dans la Charte des droits fondamentaux du traité constitutionnel européen. Pour Hélène Tourard, seule l’idée d’une communauté de droit et non d’une communauté politique, peu mobilisatrice, permettra de faire avancer concrètement le débat sur l’identité de l’Union européenne et de mobiliser les citoyens efficacement. Pour Nicolas Pohl, le rôle des parlements nationaux qui non seulement “taillent la conscience européenne du citoyen national” mais aussi permettent de faire vivre la citoyenneté européenne, reste essentiel, ce qui est paradoxal dans la mesure où les parlements nationaux ont longtemps été tenus à l’écart car suspectés de privilégier la coopération intergouvernementale et de paralyser le processus décisionnel européen.
La réflexion sur la polysémie de la citoyenneté européenne permet enfin de glisser vers le terrain philosophique et d’interroger l’idée d’identité européenne, inachevée pour les uns, voire inexistante pour les autres. Si la citoyenneté européenne ne parvient pas à mobiliser les opinions publiques, explique ainsi Christine Bertrand, il est non seulement urgent de combler ses lacunes et de la refonder mais aussi de mieux définir l’identité même de l’Union européenne en réfléchissant à ses modes de gouvernance et à une meilleure promotion des politiques communes.
Si l’on peut regretter le caractère inégal des contributions, qui caractérise la plupart des publications collectives, ce recueil d’articles, coordonné par des juristes de l’Université de Bourgogne, présente toutefois le mérite d’échapper aux contraintes lexicales et techniques du droit communautaire pour proposer, dans une langue accessible mais précise, une analyse souvent fine et complète des différents enjeux et problèmes que pose cette citoyenneté européenne.