Hugo Gutierrez Vega et l’épreuve du silence

Plan

Texte

La voix de l’autre éteint le vacarme du monde.

Elle donne le la comme un silence...1

Daniel Charles, dans Le temps de la voix, multiplie les formulations visant à attirer l’attention du lecteur vers la plus fine écoute possible. On peut ici méditer sur celle-ci : « On ne rendra compte de la voix qu’en se situant au niveau qui est le sien, et qui ne se laisse aucunement réduire à la simple réception/manipulation d’événements acoustiques ‘neutres’ et isolés, parce qu’elle engage des plages sonores véritables, orientées, ‘écologiquement’ agencées et disposées.2 » Au creux même de toute voix, c’est le silence qui est le garant fidèle de l’inscription de cette voix dans un espace-temps à la fois acoustique (espace des vibrations se propageant dans l’air) et acousmatique (espace des vibrations se propageant dans le for intérieur), fond sur lequel toute voix s’élève et auquel peu ou prou elle s’entrelace, ce pour quoi elle n’est jamais décomposable (ou alors c’est au prix d’un reste abondant, nombreux et substantiel) selon les règles habiles des systèmes linguistiques discrets. Ce qui s’opère là en toute voix, c’est le retentissement de ce qui affecte le corps humain lui-même, lequel, nous dit Daniel Charles, « apparaît traversé, parcouru et innervé par les voix ‘du’ multivers, par les flux incessants, à la fois vivants et machiniques, de tout le contexte/processus qu’est le monde »3.

De la sorte est remise en cause l’idéalité sans égale et sans partage dont certaines métaphysiques parent la voix en lui attribuant du même coup des prestiges qui lui sont pourtant en réalité difficilement assignables. Une voix qui ne se soutient que du silence en lequel elle négocie sans cesse ses inflexions avec son environnement acoustique et acousmatique ne peut plus être considérée comme le signifiant majeur de la présence sans faille et sans différance de l’être à soi-même. Mieux encore : d’aucuns vont aussi jusqu’à prétendre que c’est à la voix qui parle (dans quelque langue naturelle que ce soit) qu’il écherrait d’être condamnée au délai, au décalage et au différé, tandis que seule la voix chantant et vocalisant à volonté, livrée sans avatar ni avanie à la volubilité de sa vérité, serait délivrée des déchirements du déphasage infligé par les contraintes inhérentes au langage. Or, Daniel Charles nous incite à penser qu’on ne peut opposer « la voix-musique à la voix-langage en supposant celle-ci ‘porteuse’ et celle-là ‘objet’. La musique met en ce sens un frein aux extrapolations des philosophes, et notamment à celles, touchant l’écriture (qu’il s’agit d’opposer radicalement à une voix monopolisant la ‘présence’), de Derrida et de son école.4 » Être philosophiquement attentif aux leçons de musique, en particulier de musique vocale, c’est se mettre en alerte contre les taxinomies trop aisément binaires qui enserrent, encerclent et corsètent des dispositifs dont la complexité et l’hybridation sont plus importantes, tant en quantité qu’en qualité, qu’on ne le croit généralement. Au cœur de la leçon de musique, mais ce n’est en rien un centre, plutôt un moteur qui se déplace, se trouve le silence dont il s’agit de faire l’épreuve comme on mène à bien l’établissement d’une preuve, la preuve par le silence justement, qui est comme un immense, intense et vibrant nomadisme à travers les « plages sonores », jeu infini d’apprivoisement réciproque, comme on s’essaie à l’acoustique d’un lieu par le moyen de l’épreuve (et des preuves) de l’écho.

Il existe donc des parcours vibratoires qui instaurent une communication privilégiée, de l’environnement à l’individu et vice-versa, ce pour quoi on peut formuler l’hypothèse selon laquelle la voix assurerait le frayage d’au moins l’un de ces parcours, son ou ses échos. Il existe donc dans tout acte de langage élaboré, pour reprendre encore une fois Daniel Charles, des « réinvestissements en direction d’une nomadisation pré-signifiante » et de tels réinvestissements de sont nullement inféodés à quelque « régression » que ce soit, ou « à un décentrement gratuit.5 » En effet, se resituer dans les sillages oscillants des fluctuations porteuses de signes, les siphons souples de leurs sinuosités subliminaires, les sinus insoupçonnés de leur silence subrepticement susurré, ce n’est pas s’éloigner du régime dominant et surplombant de la signification la plus haute, c’est au contraire rester à l’écoute des fondations mêmes de toute signifiance, qui sont lieux de silence configurés pour favoriser les réseaux de la résonance, les librations de la vibration, les mille et un tours des retours de son. Dûment insérée dans son environnement, tout autant que pénétrée de toute part et de différentes manières par du silence, la voix se fait alors instance nomade, devenant un guide errant, à l’instar des vagantes6 d’autrefois, ce qui nous autorise ici à vagabonder avec Hugo Gutiérrez Vegaloin des tours d’ivoire de la pensée, où ne retentit plus rien qui vaille, territoires mesquins claustrés dans un silence gelé, privé de sa dynamique intrinsèque, figé et comme pétrifié sous l’effet du triomphe glaciaire de la raison sans résonance.

« Un homme dont le nom n’est sur aucune lèvre », nous dit le poète Lucien Becker7, « va devenir un simple trait sur l’horizon. » Tout prêt de « redescendre parmi les pierres », il atteint « la porte grise/derrière laquelle il y a deux ou trois pièces/qui donnent au silence la forme d’un cube. » Nous sommes là bien loin des citadelles hautaines et fortifiées dont il vient d’être question. En effet, ce « silence du relief8 », qui donne à percevoir le volume cubique d’une architecture toute simple et pleine d’humilité, est aussi la caisse de résonance de tout un monde environnant, représenté par un autre homme, un marcheur (un vagante ?) à travers chaumes, qui « a murmuré quelques mots/à un troupeau qui avance dans le sommeil », avec, « dans la plaine fuyant sous les pas,/une rumeur presque imperceptible »…

Hugo Gutiérrez Vega aura inlassablement été à l’épreuve du silence, c’est-à-dire à l’école acousmatique du monde. Nous nous contenterons ici de quelques gloses sur certains de ses poèmes qui rendent tout particulièrement compte de cette expérience, gloses que nous tisserons en contrepoint avec d’autres réflexions se référant à d’autres expériences similaires. Il sera question tout d’abord de l’épreuve du silence à même le paysage sonore, puis au creux du corps, dans l’usage du langage, enfin dans l’initiation spirituelle. La conclusion sera aussi brève que possible, comme une aposiopèse théorique qui laisserait ouverte la réflexion.

Daniel Charles le dit bien : la voix « est la façon dont l’alternance de nos humeurs glisse tout au long d’un monde dont nous ne sommes jamais les maîtres.9 » Et d’ajouter, en remotivant à sa façon le jeu étymologique Stimme/Stimmung (auquel certains systèmes philosophiques sont insensibles) : la voix interdit « la clôture du langage sur lui-même et sa fermeture en tant que simple ‘instrument’, justiciable d’une analyse strictement et exclusivement linguistique. Elle est ‘la’ voix même de l’Être : en tant que Grund-stimmung, elle est ‘à l’écoute’ de l’Être. Elle est l’Être tel qu’il ‘se dispose’ pour et en vue de l’homme : musicalement. » S’il y a de la musique au fond de tout poème, c’est sans doute pour cela : tout poème plonge dans l’immense et profonde étendue du silence, qui baigne toute chose.

Dans le paysage sonore

Si c’est un musicien, Murray Schafer, qui a attiré l’attention sur le « paysage sonore » (« Soundscape »10) sans lequel ni voix ni musique ne sont possibles, bien des musiciens et bien des poètes y ont justement puisé l’énergie continuée de leurs œuvres respectives. Chez un René Char, par exemple, cette jouvence gagnée à travers et par le paysage sonore est souvent imputable à tout un bestiaire dont le pouvoir sur le poète n’est donc pas seulement symbolique, en vertu des traditions ésotériques qui ont assigné, dans la lignée des chamanismes, des pouvoirs différenciés à chaque animal érigé en totem. Car diurne ou nocturne — c’est-à-dire plus particulièrement et plus finement perceptible à l’ouïe —, le bestiaire de René Char est producteur, vecteur ou conducteur de sons que le poète avec constance note, qualifie, interprète. De remarquables notations au début et à la fin de la pièce Sur les hauteurs peuvent en témoigner : « Abois d’un chien à la chaîne. […] Dans l’arbre un oiseau rêve, pépie. […] L’expressif monde nocturne : grillons, chouettes, crapauds ; un renard glapit. Rien parfois : le silence, par miracle.11 » — « Chant mouillé, repris, du monde nocturne.12 » Beaucoup d’acteurs du bestiaire sonore nous sont ici présentés. Ajoutons qu’au début de la pièce, dans les phénomènes sonores de l’aurore, la finesse auditive n’est pas moindre : « L’aurore. Chant distant des oiseaux du jour. Dans l’arbre, le linot qui pépiait, module, maintenant éveillé. […] Un chien […] gémit. Lent et lourd bruit de pas, à l’intérieur, d'un homme […] Derrière les murs les moutons bêlent, se cognent. […] Un paysan roule un tonneau. Une femme lance du grain à des poulets caquetants.13 » Sans conteste, du chant distant des oiseaux aux différentes interventions humaines dans le paysage sonore, l’oreille charienne n’est qu’attention. Même dans le silence, qui n’est souvent qu’une façon de dire un son tout à fait feutré, ce bestiaire est sonore. Prenons comme témoin tel papillon qui, dans l’un des Feuillets d’Hypnos, en contrepoint aux craquements de « la sauterelle qui claque et compte son linge », crée tout de même un certain froissement de l’air puisqu’ « il simule l’ivresse et agace les fleurs de ses hoquets silencieux.14 »

Les leçons du silence sont aussi délivrées, dans le paysage sonore charien, par l’univers végétal. Reprenant ici les traditions oraculaires qui interprétaient le bruissement du vent dans les feuilles ou la rumeur des flots coulant dans la rivière, Char les approfondit pour compléter et même boucler la scène du végétal parlant en présentant ce dernier comme marqué par le don du silence. Toute une réserve de langage est désignée comme possible à défaut d’être actuelle dès lors que le végétal ne bruit plus, ou si peu qu’il semble se taire et reverser dans un quasi-silence tout un discours frappé désormais par le sceau du secret. C’est le cas du lierre, plante peu soumise aux agitations qui entraînent un bruissement soutenu, le lierre qui, sans que nous ayons à y lire d’emblée tous les symboles qui s’y attachent15, pourrait être le parangon de cette opération qui confirme le langage des végétaux par le bouclage qu’on en opère dans la mise au silence — le lierre, dit Char, « à son rang silencieux.16 » Il figure en effet en bonne place parmi d’autres « silencieux incurables » qui comptent aussi « le figuier allaiteur de ruines », c’est-à-dire parmi tous les végétaux — et, au-delà, tous les êtres — capables d’empêcher que ne déborde tout le discours implicite de la nature, capables de le contenir, ce discours, à la surface d’un quasi-silence à la fois protecteur et ordonnateur : « ceux qui canalisent l’écume du monde souterrain.17 » Le lierre est en l’occurrence la figure emblématique d’une aposiopèse générale, et l’on se doit de rappeler ici à quel point l’aposiopèse, définie par lui comme la réticence de la pensée, était pour Daniel Charles l’une des voies d’accès les plus fructueuses vers le silence fondamental mais pas transcendantal où la parole ne cesse de puiser la richesse de son déploiement.

Hugo Gutiérrez Vega est lui aussi l’héritier des traditions chamaniques et oraculaires qui ont façonné depuis des millénaires le monde de l’esprit. Ce n’est pas le lieu ici d’en fournir toutes les preuves. En revanche, dans le poème à valeur d’art poétique intitulé « Descubrimientos » (« Découvertes »), que nous citons intégralement en annexe, le mouvement central de ce triptyque exprime nettement cet héritage, et permet de s’en faire une idée précise :

Al pensar que el silencio sin fin de la mirada
a veces dice más que las palabras
callas y ves en esta madrugada.
En el jardín, las aves del agüero
entronizan el miedo, la sospecha
del bien perecedero.
Nada se puede hacer.
Fuego extinguido
será lo que hoy es llama.
Estrechar el abrazo es la salida.
Lo demás es tiniebla y es olvido.

Dans la pensée que le silence sans fin du regard
dit quelquefois plus que les mots
tu te tais et tu vois au fond de ce matin.
Dans le jardin, les oiseaux de l’augure
intronisent la peur, la suspicion
à l’égard du bien périssable.
On n’y peut rien.
Du feu éteint
voilà ce que sera la flamme d’aujourd’hui.
Serrer plus fort l’étreinte est notre issue.
Le reste n’est que ténèbre et qu’oubli.

Le silence y est bien présenté selon un double dispositif. Au sein de toute activité de perception humaine, jusques et y compris l’activité visuelle (« el silencio sin fin de la mirada »), il est un silence fondamental qui vaut pour réservoir infini de sens (« dice más que las palabras »). Tel est le premier dispositif, englobant, qui situe d’emblée l’épreuve du silence à la fois dans l’espace acoustique (où le silence est avant tout la zone sonore la plus proche du subliminaire) et dans l’espace acousmatique (où le silence est recueillement sans limite). Dès lors, il ne peut qu’y avoir redoublement du silence dans un dispositif de concentration qui vaut pour condition sine qua non d’une acuité perceptive accrue et d’une méditation profonde : il faut se taire, autrement dit faire silence, non seulement dans l’espace acoustique (ne rien dire à haute voix, voire en murmurant), mais aussi dans l’espace acousmatique (faire taire la rumeur intérieure, ou du moins la canaliser pour qu’elle s’accorde et s’harmonise avec le paysage). Ici, ce dispositif intérieur permet une meilleure vision (« ves en esta madrugada ») et une écoute réelle du chant des oiseaux, lesquels ne peuvent pas ne pas être réinvestis de toute leur puissance oraculaire (« la aves del agüero »). De la sorte, une alchimie spirituelle est possible, qui rend dynamique la mélancolie : l’acceptation de tout et une étreinte plus forte avec tout constituent ce que Deleuze appellerait une « ligne de fuite », nommée ici par Hugo Gutiérrez Vega une issue, la seule issue possible d’ailleurs (« la salida »). Écrire, nous dit Deleuze, c’est toujours « libérer la vie là où elle est emprisonnée, pour tracer des lignes de fuite ». Les « découvertes » de ce poème en triptyque viennent confirmer cette constatation. Les derniers vers de ce poème le disent bien : « Borro la realidad./Sólo me quedo con todo lo deseado. » (« J’efface la réalité./Seul je demeure en compagnie de tout le désiré. ») Le silence est donc à la fois ce qui englobe notre mode de relation au monde et ce qui nourrit l’énergie qui nous projette dans la vie. Il en va donc, non seulement de l’esprit, mais aussi du corps.

Physiologie

On entend encore ici Daniel Charles évoquer en conférence (ou lors de conversations) « les battements des corps », « le fourmillement des corps » ou « le silence comme révélation des corps. » C’est que parmi les « plages sonores » qui tournoient autour de la voix, mues par l’épreuve du silence, celles qui ont le corps lui-même comme caisse de résonance sont d’une importance capitale. On en prendra ici pour preuve la formule étonnante et révélatrice de René Ghil : « aux/cornues de serpentant silence/d’où, goutte/à goutte paraît, à heurts instants ! s’émouvoir/parmi le mauvais songe des hérédités/une onde retentie en les nervosités18 »… La physiologie est figurée sous la forme d’un alambic d’alchimiste (ou de chimiste) dont les parois sinueuses sont constituées par le silence fondamental. Cet alambic distille le frémissement à la fois physique et mental qui anime l’individu singulier qui s’est fait à lui-même sa propre matière de travail alchimique (ou chimique), afin de s’arracher aux déterminations diverses qui l’ont produit en transformant en substance harmonieuse, jusque dans les bruissements qui en émanent, tout le donné brut de sa part d’inné.

Peut-être faut-il analyser le poème suivant de Hugo Gutiérrez Vega dans une perspective analogue :

Finale

Il Poeta chiude il becco.

Debería callarme el hocico
y evitar las calles adyacentes.

Voy exhibiendo la cabeza rota,
los agujeros de los pantalones,
el corazón que por barroca vanidad
espero que algún dia sea trasplantado
a un negro de sudáfrica.
Je devrais fermer ma gueule,
éviter les rues transversales.

Je vais exhibant ma tête cassée,
les accrocs de mes pantalons,
mon cœur dont par baroque vanité
j’espère qu’il sera un jour transplanté
dans un nègre africain du sud.
Debería callarme el hocico
y escribir solamente en los retretes
alumbrado por fósforos,
hacer grandes
graffitti con carbón
y terminarlos con la punta de la nariz.

Yo nací en un mundo tan solemne,
tan lleno de conmemoraciones cívicas,
estatuas,
vidas de héroes y santos,
poetas de altíssimas metáforas
y oradores locales
en la ciudad que tiene siempre puesta
la máscara de jade y de turquesa.
Y como ahí nací
debería callarme el hocico
y pintar solamente en los retretes.

Je devrais fermer ma gueule
et n’écrire que dans les W.C.
en m’éclairant aux allumettes,
y tracer de grands graffitti au charbon
et les finir avec le bout du nez.

Je suis né dans un monde si solennel,
si encombré de commémorations civiques,
statues,
vies de héros et de saints,
poètes aux métaphores sublimissimes
et orateurs locaux
dans la ville qui porte toujours
son masque de jade et de turquoise.
Et comme c’est là que je suis né
je devrais fermer ma gueule
et ne peindre que dans les W.C

Certes, ce poème satirique est traversé par une franche secousse d’humour. Mais justement, le jeu des zygomatiques le place sans ambages dans la physiologie. Le silence auquel le poète s’appelle lui-même est le dispositif préalable à l’émergence du poème, dispositif qui consiste à déconnecter la communication avec la ridicule solennité du monde social. En lieu et place de « la máscara de jade y de turquesa », matières symbolisant le pouvoir et ses fastes, le poète se caractérise par sa « cabeza rota », ses habits pleins d’accrocs, et son cœur interchangeable (manière d’en dire la force et l’énergie qu’il dégage, entièrement tournée vers autrui, en dépit de l’enfermement dans les W.C…) Ce lieu est une sorte d’avatar des grottes à peintures magdaléniennes, propices aux alchimies créatrices. D’ailleurs, le poète est ici quelqu’un qui trace des « graffitti con carbón », et qui les dessine de tout son corps, puisque même « la punta de la nariz » est sollicitée pour un tel office. Le dernier vers assimile le poète qui s’est imposé le silence au peintre, dans une sorte de réalisation ironique de la formule célèbre « ut pictura poesis »… Les W.C. sont le lieu par excellence de la physiologie, où miction et défécation, parties prenantes du « bas corporel » bakhtinien, rappellent quotidiennement aux animaux que nous sommes la formule de Rabelais : « Alchimie jusques au cul ! » À l’alchimie de la physiologie répond celle de l’art (pictura, poesis…), qui prend à revers toutes les postures rituelles de la bonne société toujours propre sur elle, toujours sous contrôle du pouvoir. Des pouvoirs, pourrait-on dire : celui qui pèse sur elle comme celui qu’elle construit pour se dominer et pour s’élever hors du corps, et ce, pas toujours pour le meilleur, « qui fait l’ange fait la bête », n’est-ce pas ?

Bien entendu, il faut prendre ce poème comme une parabole humoristique, mais il ne nous en délivre pas moins une leçon sur la physiologie du silence.

Linguistique

À la suite d’une telle leçon, on entend bien comment les vertus du silence opératoire, si efficaces, sont fonction de leur retentissement linguistique : il leur faut en effet traverser tout le for intérieur pour donner le plein régime de leur énergie. D’autres passages de l’œuvre de René Char permettent de saisir plus profondément la portée du silence en linguistique. Entre autres, celui-ci : « La beauté naît du dialogue, de la rupture du silence et du regain de ce silence. Cette pierre qui t’appelle de son passé est libre. Cela se lit aux lignes de sa bouche.19 » En effet, le dialogue, tel qu’il est ici présenté, implique un usage spécifique de l’oreille et donc du langage. Écouter un tel dialogue, c’est de fait être attentif à un certain phénomène d’écho, que l’on pourrait désigner du terme d’aura, en le déconnectant toutefois de ses implications benjaminiennes : c’est ce que Char nomme « regain de ce silence » ; le silence n’est pas ici une instance métaphysique primordiale, sise dans une réserve inépuisable de significations transcendantales, mais tout simplement l’absence de dialogue, ou mieux, car l’expression, plus neutre, risquera moins de déraper vers un pathétique de mauvais aloi, l’état de non-dialogue, lequel se trouve revivifié, une fois le dialogue effectué, parce que toute une série de rapports ont été instaurés entre les interlocuteurs, mais aussi entre chacun d’eux et leur environnement. La citation commentée appartient au poème intitulé « Le Bulletin des Baux ». Les Baux de Provence sont un site magnifique juché sur un rocher déchiqueté et balafré par les anciennes carrières où était extraite la « bauxite ». Or le dialogue ne peut qu’interagir avec le lieu où il se déroule. C’est ainsi que l’oreille adapte les interlocuteurs aux qualités particulières de leur environnement, ce qui entraîne Char à faire une référence obligée à la pierre des Baux, car cette dernière a été justement comme mise en résonance par le dialogue, dans un phénomène d’écho par lequel lieu et interlocuteurs (à la fois parlants et écoutants, écoutés et écoutants), s’enrichissent mutuellement d’un rapport accru. Pour que le langage soit, et avec lui la voix, il faut qu’il soit pénétré du silence qui le travaille au creux de lui-même et dont les échos se propagent dans l’environnement où le langage se produit.

S’il y a silence intérieur, c’est donc principalement dans une dimension linguistique que cela doit s’entendre. En voici pour confirmation ce début d’un autre poème de Hugo Gutiérrez Vega, intitulé « Una Carta con pájaros » (« Une lettre avec oiseaux ») :

Soltando la palabras
como se sueltan los pájaros,
cuando la sombra ocupa la zona del jardín
donde tú estás para esperar la tarde.

Hablando sin hablar, así como te hablo,
cuando tomo tu cara eres mujer y niña,
um pájaro cautivo por su gusto,
una prolongación de la mañana
y nada son ahora la traíción de la tarde
ni la palabra helada adentro de los labios.

Délivrant les mots
comme on délivre les oiseaux,
lorsque l’ombre occupe la zone du jardin
où tu te tiens dans l’attente du soir.

Parlant sans parler, tout comme je te parle,
lorsque je tiens ton visage tu es femme et fille,
un oiseau captif selon son bon plaisir,
une prolongation du matin
et désormais ni la trahison du soir
ni le mot gelé au dedans des lèvres ne sont
rien

L’analogie profonde entre les mots et les oiseaux, attestée chez Homère et à l’œuvre dans toutes les traditions attentives à « la langue des oiseaux », langage primordial et secret, ouvre le poème, qui est une adresse. Or, le premier vers de la deuxième strophe renvoie à une communication linguistique idéale, dans le silence le plus profond. Les paroles gelées qui finissent la strophe ne sont que la réserve d’un sens qui ne manque pas, qui ne fait pas défaut, puisque dans le silence partagé un dialogue réel s’est installé.

Hugo Gutiérrez Vega s’installe avec un tel poème dans ce que nous appelons dimension acousmatique de la réflexion, autrement dit résonance intérieure de la pensée. C’est là qu’une oreille secrète entend une voix, depuis les rumeurs les plus informes de combinaisons linguistiques qui ne sont guère plus que des tropismes, jusqu’à l’émission des abstractions les plus sophistiquées. Cette voix, que le silence façonne et sculpte dans les plis reculés de la conscience, autrement dit dans les spirales multiples de la physiologie, ne scelle pas le soliloque grandiose de l’esprit s’auto-affectant : elle est une voix nomade, une voix qui pour cette raison peut bien être plurielle (comme l’hétéronymie pessoenne, et l’on sait l’amour que Gutiérrez Vega portait à Pessoa, en donne un exemple extrême), une voix dont la part de silence dynamique fait qu’on peut l’entendre comme une étrangère en soi, à la fois proche et lointaine.

Dans un de ses nombreux arts poétiques, on sent bien que l’origine du poème se situe dans cette résonance intérieure de la pensée, et ce, dès lors qu’il y a dialogue dans le for intérieur et donc selon un dispositif de nomadisme intérieur, remède efficace à l’enfermement dans l’auto-affectation du soliloque :

Me exijo claridad.
Nada me dice
el turbio soliloquio.
En esta obligación
finca la pluma
sus razones de ser.¿ En dónde está el poema ?¿ En las palabras
o en lo que hay más allá ?¿ La palabra es un medio
o es un fin ?
Una palabra sola
es una sombra
perdida en el desierto.
El poema, conjunto de palabras
no se cumple
hasta que algo lo alienta.¿ Y qué es ese algo ?¿ De qué fuente secreta
brota el agua
que va a fertilizarlo ?

J’exige de moi la clarté.
Ne me dit rien
le trouble soliloque.
Dans cette obligation
la plume implante
ses raisons d’être.
Mais où est le poème ?
Dans les mots
ou dans ce qui se trouve plus loin ?
Le mot est-il un moyen
ou une fin ?
Un mot tout seul
est une ombre
perdue en plein désert.
Le poème, ensemble de mots
ne s’accomplit pas
jusqu’à ce qu’un je-ne-sais-quoi l’insuffle.
Et qu’est-ce donc que ce je-ne-sais-quoi ?
De quelle source secrète
l’eau jaillit-elle
qui va le fertiliser ?

Il n’y a par conséquent sans doute pas de pensée sans langage, mais un langage toujours inscrit dans une concrétude constante, fût-elle aussi ténue, aux lisières du silence, sous le patronage des oiseaux, que la voix acousmatique dont se nourrit la conscience (qui nous démultiplie de fait à l’infini), ou encore que ce qui fait retentir en nous les concaténations de ses articulations lorsque nous lisons ou écrivons un texte. Suggérant de relativiser « toute opposition hâtive, ou scolaire, ou scolastique, ou raffinée, de la voix et de l’écriture », Daniel Charles cite cette formule de Gadamer : « tout écrit pour être compris a besoin d’une sorte d’élévation dans l’oreille intérieure. ».20 C’est cette oreille intérieure que, comme tout grand poète, Gutiérrez Vega sollicite.

Dans « Mujer dormida » (« Femme endormie »), il contemple la dormeuse en silence, alors l’oreille intérieure est à même de passer des oiseaux aux anges, et précisément à l’ange du silence qui enjoint de se taire pour mieux recevoir la parole intérieure. Voici la deuxième moitié de ce poème :

Miles de vidas viven
en un solo, prodigioso segundo
de ese tiempo tan diferente al tiempo
que nos manda a la calle
y nos dicta sus leyes,
nos obliga a correr y va pasando
como pasan los rios.
Siento tu desnudo
creciendo en la cama.
Un cuerpo dormido
nos entrega la paz del mundo.
Me voy sin hacer ruído.
Te dejo en el país
construido por el sueño.
Al irme siento que sonries.
Los ángeles del otoño,
con un dedo en los labios,
le ordenan a la vida
que no te despierte.

Des milliers de vies vivent
dans une seule seconde, prodigieuse,
de ce temps si différent du temps
qui nous envoie dans les rues
et nous dicte ses lois,
nous force à courir et va passant
comme passent les fleuves.
Je sens ta nudité
grandir au fond du lit.
Un corps endormi
nous offre la paix du monde.
Je m’en vais sans faire de bruit.
Je te laisse au pays
construit par le sommeil.
En m’en allant je sens que tu souris.
Les anges de l’automne,
un doigt sur les lèvres,
ordonnent à la vie
de ne pas te réveiller.

Loin du bruit et de la fureur de la ville et de la vie modernes, le silence scelle le bonheur de la vraie vie.

Nous sommes loin ici de l’articulation du silence avec le cri, telle que la méditation sur le Guernica de Picasso la donne à entendre. Ici aussi quelqu’un (un enfant) dort, mais il s’agit de la mort causée par le bombardement des populations civiles (« El mural de Guernica », « La fresque de Guernica ») :

Dejad a ese caballo
rumiando su agonía ;
dejad que el toro negro
empitone su muerte ;
cuánto mejor la espada
que esta muerte no vista,
no esperada, que llega
del aire envenenado.

El niño duerme, muere ;
Laissez ce cheval
ruminer son agonie ;
laissez le taureau noir
encorner sa mort ;
plutôt, plutôt l’épée
que cette mort non vue,
non attendue, qui sort
de l’air empoisonné.

L’enfant dort, l’enfant meurt ;
los senos de la madre ;
la descubierta estrella
de la noche pasada.

No hay sangre,
no hay lugar para la sangre
en este panorama de cuerpos destrozados ;
sólo el aire caliente,
el minuto sonoro
y después el silencio,
el grito no esperado
presente, aquí,
como la casa muerta
y los ojos del niño
abiertos hacia adentro.

Dejad que el toro negro
no acepte su agonía
y que el sueño de arena
engañe su silencio.

Dejad que el niño duerma,
que la tierra se abra,
que la casa sin muros
abandone a sus hiedras.
Nada se puede hacer ;
el minuto ha pasado.
Sólo queda gritar,
gritar hasta que el viento
nos muestre una salida
.
les seins de sa maman ;
l’étoile découverte
de la nuit dernière.

Il n’y a pas de sang,
il n’y a pas de lieu pour le sang
dans ce panorama de corps déchiquetés ;
seulement l’air brûlant,
la minute sonore
et après, le silence,
le cri qu’on n’attend pas
présent, ici,
comme la maison morte
et les yeux de l’enfant
ouverts sur le dedans.

Laissez le taureau noir
ne pas accepter son agonie
et que le rêve de l’arène
mystifie son silence.

Laissez l’enfant dormir,
la terre s’ouvrir,
la maison sans murs
abandonner ses lierres.
Rien à faire ;
la minute a passé.
Il n’y a plus qu’à crier,
crier jusqu’à ce que le vent
nous montre une sortie.

Le silence est la caisse de résonance qui sert de haut-parleur au cri. Le langage articulé doit céder la place, dans cette conque du silence, au cri inarticulé, c’est-à-dire à l’intensité maximale de l’expression humaine, sorte de trou noir sonore où tout le langage est potentiellement contenu mais où il se trouve condensé car impuissant pour l’heure à dire l’indicible, l’innommable, l’irreprésentable. L’œuvre de Picasso est elle aussi un réservoir de langage. Ce qui en émane acousmatiquement est traduit ici par le poème de Hugo Gutiérrez Vega : du silence infini contenant potentiellement tout le langage et préparant le surgissement irrépressible du cri.

La tentation de la spiritualité est intrinsèque à l’expérience du silence, le silence dont le philosophe Joseph Rassam disait qu’il était une « introduction à la métaphysique.21 » Hugo Gutiérrez Vega a écrit de nombreux poèmes où cette tentation s’exprime, sous différentes formes, liées aux cultures diverses que le nomadisme de sa vie de diplomate lui a fait connaître de manière concrète et sensible. Cela va bien entendu des chamanismes traditionnels de son pays jusqu’au soufisme des terres d’Islam, en passant par les mystiques chrétiens ou les orants bouddhistes.

Spiritualité

« J’ai préféré les mystiques aux dévots et le silence aux dogmes. »22

Daniel Charles avait coutume de dire que la conversation intérieure des mystiques était une chose surprenante, et aussi que dès lors qu’on considérait le silence, non pas comme une instance originaire, mais comme l’ensemble des bruits non voulus, tout en n’évaluant pas les quantités négatives dont il est dépositaire comme de simples zéros (autrement dit des vicariants efficaces de l’absolu), on avait tendance à se retrouver « en plein bouddhisme. » C’est pourquoi la modeste présentation des rapports de notre poète mexicain au silence ne pouvait que se conclure, sans se conclure tout en se concluant, par une séquence s’ouvrant sur l’exergue ci-dessus. Il y a en effet au moins quelque chose de dogmatique dans la pensée postulant le « silence absolu du rapport à soi ». Et ce sont « les mystiques », et non « les dévots », qui sont du côté du silence dans ce qu’il de plus brut.

C’est dans le poème intitulé « Iglesia en el campo » (« Église en plein champ »), consacré à une humble église de la campagne grecque, que l’on peut trouver l’un des passages à cet égard les plus significatifs de l’œuvre de Hugo Gutiérrez Vega. En effet, nous ne sommes pas loin dans ce poème d’une sorte de théologie négative en miniature puisque les premiers vers mentionnent « un Bizancio sin oro, sin mosaicos,/íntimo y campesino ». Loin des fastes du théologico-politique, le lieu sacré présenté par cette petite église de campagne est un lieu en effet sans Pantocrator, mais avec un saint Antoine, probablement celui dit d’Égypte, ou l’Ermite, fondateur à la fin du IIIème siècle de l’érémitisme chrétien. Les derniers vers du poème vont présenter justement une tension entre spiritualité positive et apophatisme, en mettant en évidence le renoncement au dogme à travers quelques expressions oxymoriques significatives (« punto perdido », « camino trancado », « voz silenciosa ») :

La iglesita entre higueras
y su cúpula blanca
son un punto perdido,
una voz silenciosa,
un camino truncado,
un rezo y un olvido.

L’église parmi les figuiers
et sa coupole blanche
sont un point perdu,
une voix silencieuse,
un chemin coupé,
une prière et un oubli.

On aura reconnu la « voix silencieuse » du registre acousmatique. Expérience du poème et expérience mystique se recoupent, puis vont suivant leur ligne de fuite propre.

C’est pourquoi on ne peut pas ne pas finir (sans finir tout en finissant) avec l’un des poèmes les plus beaux, et l’auteur du présent article pèse ses mots, de la poésie universelle, intitulé « Canción para una muchacha en la entardecida del cabo Sounión » (« Chanson pour une jeune fille dans le soir du cap Sounion »). Contemplant le fameux coucher de soleil du cap Sounion, tout près du temple de Poséidon, le poète aperçoit la silhouette d’une jeune fille qui contemple elle aussi le même spectacle intense et rassérénant. La jeune fille est dite « un sonido en el piano del silencio » (« un son au piano du silence ». Il faut se garder de définir la formule comme une métaphore, car il s’agit bel et bien d’expérience intérieure, et donc de l’expression tout à fait réaliste d’une perception délivrée par une fine écoute. Perception qui pourrait concentrer en elle tous les enseignements que les poèmes de Hugo Gutiérrez Vega abordés ici ont pu nous délivrer, tout en y ajoutant la relation à la musique (qui pourrait faire l’objet d’un autre article consacré à ce poète) : inscription de l’expérience du silence dans les vieilles pratiques chamaniques où la vision est enclenchée par l’audition ; mise en présence d’une ligne de fuite façonnée par la dynamique du désir ; implication implicite de toute une physiologie, ou, pour le dire autrement, de toute une présence corporelle, sensible au passage du temps mais source inépuisable d’intensité ; déploiement de la résonance intérieure de la pensée selon la dimension acousmatique de la réflexion ; épreuve du silence comme initiation au sens intime de la vie (« Nadie nos quitará la gracia intacta/del minuto ganado a la tristeza. », telle est en effet la leçon délivrée par le vent, sui est comme du silence en mouvement ; on a en effet quitté les oiseaux pour se retrouver là avec le vent, le vieil acteur symbolique de l’esprit) ; neutralisation du cri dans l’alchimie transformant la mélancolie en extase ; extase proche de ce que les mystiques auditifs appelaient « être en état d’acousmate », autrement dit sortir de soi grâce à l’écoute dans le silence intérieur des acousmates les plus subtils… Le tout dans une langue en effet proche de la musique (le poème ne s’appelle pas « chanson » pour rien).

Lorsque l’oreille ontologique se consacre de la sorte, ayant quitté les voisinages de l’origine, au déroulement du temps lui-même, c’est-à-dire lorsqu’elle accueille à nouveau les flux sonores par lequel le devenir se manifeste, il semble qu’elle se trouve à nouveau confrontée au silence, non plus comme œil lumineux de l’origine, ni comme oméga engloutissant de l’apocalypse (pas de Pantocrator là non plus, seulement une jeune fille), mais comme ponctuation des battements du cœur.

Rappelons que ce poème figure sur une stèle en bord de Pacifique, dans la ville de Puerto Vallarta où Hugo Gutiérrez Vega a créé l’un des festivals de poésie les plus vivants de son pays et peut-être du monde.

Enfin, parce que traverser avec un poète l’épreuve du silence, c’est aussi savoir lui faire écho dans la justesse, on s’effacera ici en tant que commentateur devant la poésie elle-même. Que le poème dédié à cette jeune fille soit donc lu et médité par le lecteur (annexe 1). Qu’il veuille bien s’intéresser à un poème-écho éveillé par ce chef d’œuvre à l’auteur du présent article (annexe 2), pour retrouver le triptyque des « découvertes », extase possible après la traversée du paysage sonore, du corps, de la langue et de l’expérience chamanique…

ANNEXE 1

CANCIÓN PARA UNA MUCHACHA
EN LA ATARDECIDA DEL CABO SOUNIÓN23

A Odysseas Elytis y Yannis Ritsos

A Lucinda, Fuensanta y Mónica

Una muchacha, apenas un asomo de ojos entristecidos,
un sonido en el piano del silencio.
Una muchacha alta, ensimismada,
cariátide en el tiempo de la sangre ;
prisa, calma en la frente,
manos que apresan esa brizna de aire
anunciando la noche de los frutos,
cabellera entregada a la delicia de las brisas del sur,
cuerpo que en soledad abre sus ramos,
mientras el día dispersa sus palomas
y deshace los rostros y las cosas.

Muchachita, te miro y se me abre la herida antiga,
siendo miedo por ti, luego me alegro
porque la vida crece en tu costado
y te espera el placer.

Así en la noche, sin estar conmigo,
sin saber de mi paso tambaleante,
de mi cuerpo que otoño desordena,
te miro y pienso que en tu sueño nace
el idioma de tu alma, el repentino
anuncio de alegría que el viento otorga
porque el viento es así, porque es un ebrio
generoso y loco, el dador del minuto en que sentimos
que la vida nos une a su cortejo.
Más tarde nos va cortando ramos sin descanso,
pero eso nunca importa. Fue nuestra la mañana,
la noche nos abrió las sementeras donde madura el canto.
Lo demás solo es parte de ese juego.
Nadie nos quitará la gracia intacta
del minuto ganado a la tristeza.
Así te veo, muchacha recostada al borde de la vida.
Así te amo y en el Cabo Sounión amarra el alba
la barca de esos sueños infinitos.

CHANSON POUR UNE JEUNE FILLE
DANS LE SOIR DU CAP SOUNION

À Odysseas Elytis et Yannis Ritsos

À Lucinda, Fuensanta y Mónica

Une jeune fille, tout juste un filigrane aux yeux attristés,
un son au piano du silence.
Une jeune fille grande, recueillie,
caryatide à la saison du sang ;
fièvre, calme à son front,
mains qui saisissent ce souffle de l’air
annonçant la nuit des fruits,
chevelure livrée aux délices des brises du sud,
corps ouvrant dans sa solitude toutes ses branches,
pendant que le jour disperse ses colombes
et défait visages et choses.

Jeune fille, je te regarde, alors s’ouvre en moi l’antique blessure,
j’ai peur pour toi, et aussitôt me réjouis
parce que la vie croît dans tes hanches
et que te guette le plaisir.

Ainsi dans la nuit, sans être avec moi,
sans rien savoir de mon pas titubant,
de mon corps qu’automne désajuste,
je te regarde et pense que dans ta rêverie naît
l’idiome de ton âme, la soudaine
annonce de joie que le vent octroie
parce que le vent est ainsi fait, qu’il est une ivresse
généreuse et folle, le donateur de la minute où nous sentons
que la vie nous unit à son cortège.
Plus tard il viendra briser nos branches sans relâche,
mais cela n’a jamais d’importance. Le matin fut à nous,
la nuit nous a ouvert les semailles où mûrit le chant.
Le reste n’est qu’une partie de ce jeu.
Personne ne nous ôtera la grâce intacte
de la minute gagnée sur la tristesse.
Ainsi te vois-je, ô jeune fille appuyée sur le bord de la vie.
Ainsi t’aimé-je, et l’aube amarre au Cap Sounion
la barque de ces songes infinis.

ANNEXE 2

(poème inspiré à l’auteur du présent article par la vie et l’œuvre de Hugo Gutiérrez Vega, ainsi que par la chanson du cap Sounion)24

HUGO GUTIÉRREZ VEGA, UNE ÉCOUTE

À Lucinda

Je voudrais comme toi, maître humaniste,
Être capable de chanter la vie
Avec des mots de pure exactitude.

Tu as su dans tes pérégrinations
Vers de hauts lieux du monde des vivants
Et des morts saisir dans les phrases de tes
Poèmes la belle palpitation
Des énergies secrètes qui animent
Tous les règnes de l’univers.

J’admire
Ton regard ami qui perçoit partout
L’aura et la blessure.

Ah que ne puis-je,
Sinon à tes côtés, du moins derrière,
Me tenir avec toi, au Cap Sounion,
Sous la bénédiction de la lumière
Oblique du couchant, comme deux pierres
Chauffées aux vibrations des millénaires
Et ouvragées à gros traits en symboles
Sensibles, pour regarder par tes yeux
La mémorable silhouette de
La jeune fille grecque qui t’émeut
Et pour laquelle tu as composé,
Si lointaine et si proche du chant des
Chants, une élégie tout aussi épique
Que lyrique, une élégie qui nous parle
De la force et de la fragilité
De l’humaine condition, élégie
Que nous pouvons découvrir
Sur une stèle en bord de Pacifique,
À Puerto Vallarta la lumineuse,
Une stèle vibrant de ta parole
Où viennent résonner tant de voix grecques,
Homère, Kavafis, Kazantzakis,
Kalvos, Séféris, Ritsos, Élytis…,
Et tant de voix bouleversées du monde,
Pessoa sur son promontoire, Hugo
À Marine Terrace, Saint-John Perse
Dans la syntaxe des tambours d’exil,
René Char dans sa fureur, son mystère,
Akhmatova devant la Loubianka,
Nazim Hikmet dans le cockpit de pierre
De sa prison à Bursa, Neruda
Dans le vertige de Machu-Picchu…,
Et tant d’autres, formant cette cohorte
De pierres vives qui nous accompagnent,
Ici, au Cap Sounion où nous accueille
Pour une communion fondamentale
En égide fragile cette jeune
Fille, ici, plaza de la Hermandad,
À Puerto Vallarta la lumineuse,
Où ta chanson est gravée dans un marbre
Autour duquel, année après année,
S’entrelacent dans l’harmonie les voix
Que tu as conviées à la rencontre
Des « lettres à la mer », ici, partout,
Amorgos, montagnes d’Al-Andalus,
Savanes où les anges de l’automne
Lisent dans les entrailles des poètes
La légende réitérée des souffles,
Georgetown dont le blues a retenti
Dans le cœur de ton oreille intérieure,
Plasencia où tu as su qu’une grand-mère
Dialoguait sans fin avec les oiseaux,
Conversation sacrée, dès qu’elle ouvrait
Les portes du matin à tous ces anges,
Les lieux où avec Umberto Saba
Tu as pu formuler les édits de
La nuit humaine…

Oui, Hugo Gutiérrez
Vega, je ressens fort la nostalgie
Heureuse de ces temps où j’ai été —
N’étant rien et ne pouvant être rien
Et ne voulant, comme nous l’apprenait
Pessoa dans son Bureau de Tabac,
Être quoi que ce soit —, où j’ai été
L’ombre de ton aura, l’écho fidèle
De tes mots, la dentelle d’harmoniques
Venant orner les franges de tes hymnes,
Le disciple assidu de tes leçons
D’humanité aux quatre coins du monde,
Plasencia, Georgetown, Al-Andalus,
Amorgos, Puerto Vallarta, Sounion…

Et je voudrais pouvoir à ton exemple
Exalter la terrible condition
Qui nous échoit, et, comme toi, chanter
Avec justesse et force et harmonie,
Les joies possibles, en dépit des ombres
Et des dissonances, de la jeunesse.

Plaza de la Hermandad j’ai pu dire
Pour ton écoute et celle de toute une
Assistance attentive le poème
Où j’ai enregistré la longue plainte
Retentissant partout dans les pays
Belligérants de 14-18.

Or, juste après, le fils de Karina
Macias, la vallartense qui avait
Clos par ses poèmes le festival
Cette année-là, s’est approché de moi,
Les yeux brillants, la vague d’Hokusai
Sur son t-shirt, arborant sous un bras
Son skate-board, ses dix-sept ans vibrant
En métal alchimique dans la forge
De sa voix. Et il a murmuré : « Je
Ne connais pas le français et pourtant
J’ai compris ce que tu as dit. Tu as
Parlé de la souffrance que les hommes
Infligent aux hommes tout en disant
Comment nous autres, qui avons un cœur,
Pouvons lutter contre tout ce malheur.
Pendant que tu parlais, Quetzalcoatl
Le dieu aztèque de l’amour, s’est fait
Présent derrière toi et m’a parlé
Dans sa langue de feu, secrète, ancienne,
Changeant ma vie pour la vie qui me reste.
C’est grâce à toi et je te remercie. »

« Oh je n’y suis pour rien mon cher enfant,
Me suis-je entendu lui répondre, tu
L’as bien dit, je n’étais qu’un porte-voix,
Et c’est Quetzalcoatl, le dieu aztèque
De l’amour, qui s’est adressé à toi
À travers moi. Dans ce que tu me dis
C’est lui encore qui me parle et me
Remue au fond de moi. Ô muchacho
Mexicain, tu es le frère cadet
De la jeune fille du Cap Sounion
Dont parle là sur cette stèle Hugo
Gutiérrez Vega grâce à qui et toi
Et moi sommes ici en communion. »

ANNEXE 3

DESCUBRIMIENTOS25

I

En el arco impecable del mediodía que crece
y pronto cae en los brazos de la tarde
tu desnudo de niña absorbe entera
la claridad sin sombras.
Todo desaparece…
Sólo queda esa fuente de luz…
En otra tarde
será de nuevo
dueña de mis ojos.

II

Al pensar que el silencio sin fin de la mirada
a veces dice más que las palabras
callas y ves en esta madrugada.
En el jardín, las aves del agüero
entronizan el miedo, la sospecha
del bien perecedero.
Nada se puede hacer.
Fuego extinguido
será lo que hoy es llama.
Estrechar el abrazo es la salida.
Lo demás es tiniebla y es olvido.

III

Pensando en Cernuda

La irrefrenable atmósfera del sueño
partió mi vida en dos.
Uno, lo que he deseado
y el otro, todo aquello
que me ha sido negado.
En las primeras horas de este dia
tan igual a los otros
precipito amargas conclusions
mas nunca llego a nada.
Borro la realidad.
Sólo me quedo con todo lo deseado.

DÉCOUVERTES

I

Dans l’arche impeccable de midi qui s’élève
et tombe aussitôt dans les bras de l’après-midi
ton nu de jeune fille absorbe tout entière
la clarté privée d’ombres.
Tout disparaît…
Seule demeure cette source de lumière…
Un autre après-midi
elle sera de nouveau
maîtresse de mes yeux.

II

Dans la pensée que le silence sans fin du regard
dit quelquefois plus que les mots
tu te tais et tu vois au fond de ce matin.
Dans le jardin, les oiseaux de l’augure
intronisent la peur, la suspicion
à l’égard du bien périssable.
On n’y peut rien.
Du feu éteint
voilà ce que sera la flamme d’aujourd’hui.
Serrer plus fort l’étreinte est notre issue.
Le reste n’est que ténèbre et qu’oubli.

III

En pensant à Cernuda

L’irrépressible atmosphère des songes
a divisé ma vie en deux.
D’un côté, ce que j’ai désiré
et de l’autre, tout cela
qui m’a été refusé.
Dans les premières heures de ce jour
tellement pareil aux autres
je précipite d’amères conclusions
mais n’aboutit jamais à rien.
J’efface la réalité.
Seul je demeure en compagnie de tout le désiré.

Notes

1 Hugo Gutiérrez Vega (1934-2015) est un poète mexicain qui a aussi été acteur, professeur, avocat et diplomate. Il est à l’origine d’un des festivals internationaux de poésie les plus importants, les rencontres poétiques nommées Letras en la Mar, qui ont lieu fin avril chaque année à Puerto Vallarta, station balnéaire sur le Pacifique, dans l’état mexicain de Jalisco (capitale Guadalajara). Auteur d’une quinzaine de recueils, il est traduit dans le monde entier. Les éditions Wallada ont publié en 2015 une anthologie bilingue d’une quarantaine de poèmes intitulée Amour sans forme, dans ma traduction. Retour au texte

1 Boris Gamaleya, fragment inédit confié à l’auteur du présent article. Retour au texte

2 Le temps de la voix, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1978, p. 19. Retour au texte

3 Ibid., p. 23. Retour au texte

4 Ibid., p. 25. Retour au texte

5 Ibid., p. 299. Retour au texte

6 Clercs errants vivant en rupture avec tout milieu social, souvent assimilés aux “goliards”. Retour au texte

7 Dans un poème du recueil L’Été sans Fin, 1960, cité dans Pierre Seghers, Le livre d’or de la poésie française, tome I, Marabout Université, 1969, p.88. Un autre poème de Becker contient cette constatation qui fait écho à des remarques présentées plus haut : « Le cœur s’enfonce dans le corps//tiède de pleurs, de plantes et de sources./La voix n’a plus d’ombre, ni de retard »… Ibid., p. 87. Retour au texte

8 Expression du poète Boris Gamaleya dans un poème inédit communiqué à l’auteur du présent article. Retour au texte

9 Ibid., p. 30. Retour au texte

10 Dans Le paysage sonore, Lattès, 1979 Retour au texte

11 René Char, Œuvres complètes, collection Pléiade, Gallimard, édition de 1983, p.845. Retour au texte

12 Ibid., p. 861. Retour au texte

13 Ibid., pp. 845-846. Retour au texte

14 Ibid., p. 217. Retour au texte

15 Depuis son usage comme attribut de Bacchus jusqu’à ses connotations ésotériques de plante prodiguant l’oubli. Retour au texte

16 Ibid., p. 404. Retour au texte

17 Ibid., p. 777. Retour au texte

18 Le Vœu de Vivre, t. II, 2e partie, « ouverture ». Retour au texte

19 Ibid., p. 258. Retour au texte

20 Ibid., p. 116. Retour au texte

21 Joseph Rassam, Le silence comme introduction à la métaphysique, Publications de l'Université de Toulouse-Le Mirail), Toulouse, Université de Toulouse-Le Mirail, 1980. Retour au texte

22 Claude Ber, La mort n’est jamais comme, Éditions de l’Amandier, Paris, 2006, p. 12. Retour au texte

23 Dans Antología con dudas, Visor de poesia, 2007, p. 67. Retour au texte

24 Dans Amour sans forme, Wallâda, 2016, p. 116. Retour au texte

25 Dans Antología con dudas, op. cit, p.43.. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Patrick Quillier, « Hugo Gutierrez Vega et l’épreuve du silence », Textes et contextes [En ligne], 14-1 | 2019, publié le 21 mai 2019 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2146

Auteur

Patrick Quillier

Professeur de littérature comparée, Université de Nice – Sofia Antipolis, 98, boulevard Edouard Herriot, 06000 Nice, p.quillier [at] orange.fr

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