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Texte

Introduction

L’histoire des arts, et aussi celle de la littérature, disent une infinie muabilité du silence, tour à tour objet d’histoires, condition de l’oraison, d’autres épiphanies, essence première de la création. Qu’il soit trace, thème ou enjeu, le silence trouve dans ses formes et représentations contemporaines de nombreuses déclinaisons sémantiques et formelles, y interrogeant la matière même du dire et du voir en prise avec l’intime, l’irreprésentable, l’indicible, l’inaudible, espaces et temps d’effacement, trappes sonores, disparition. S’il semble en effet quelquefois provenir d’une impossibilité — non figurabilité, divers empêchements de la voix, infusions d’absence – le silence n’en dira pas moins les étouffements, effondrements et altérations du visible. Pourtant, cette cartographie mobile du silence, si souvent déployée depuis Mallarmé et Blanchot, signale peut-être avant tout le battement et la persistance du rythme. Dans des registres d’image – iconographie ou métaphore —, dans des dispositifs acoustiques ou textuels très divers, se nouent des réseaux de présence et d’absence, de métamorphoses. Du blanc de la page poématique au fondu au noir du film et tous leurs paliers clairs-obscurs, le silence implique bien un rythme, un souffle, une voix qui a aussi sa part matérielle, empreinte graphique, traînée ou étoilement. En musique comme en poésie, absence de son ne dit pas absence de sens mais une trace, un son en creux, passage et persistance du silence dans le bruissement et la résonance. Dès lors irréductible à un système binaire, le silence se révèle bien comme une figure complexe, toujours problématique et ouvert à la polysémie : « C'est là. Ça n'a pas d'images », confesse Jacques Ancet dans L’Imperceptible.

Si les représentations socio-historiques du silence conditionnent les perceptions, les imaginaires, mises en mots et mises en images, les dix articles réunis ici réfléchissent précisément à la production, torsion ou distorsion de lieux, de matières, d’« esthétiques silencieuses » (Henri Garric) dans les œuvres des XXème et XXIème siècles d’Europe et des Amériques. Ces textes aspirent ainsi à contribuer à la connaissance d’une socio-poétique du silence. Si l’histoire de la littérature et de la pensée disent combien la poésie s’est constituée en pierre angulaire, paradigme exigeant ou absolu d’un art silencieux, nous aurons l’occasion dans ces pages d’aller aussi voir ailleurs : là où surgissent d’autres modes silencieux, d’autres impératifs, d’autres ressorts, renversant peut-être nos croyances et nos manières de penser des « esthétiques silencieuses » définies de tout temps depuis la littérature. Dans les ellipses du récit romanesque, cinématographique ou photographique se cachent des fractures, des suspensions, des latences… silencieuses.

Ces textes sont issus de deux Journées d’Études organisées en 2017 par l’axe « Intime » du Centre Interlangues (Texte-Image-Langage) – EA 4182 de l’Université de Bourgogne. La première, intitulée Au bord des mots. Formes et expressions du silence dans la poésie contemporaine des Amériques, s’est faite en partenariat avec le séminaire sur les poésies américaines « POP » (Poésie Ou… Poésie) du laboratoire Framespa – UMR 5136 de l’Université de Toulouse-Jean Jaurès. Un partenariat scientifique conservé pour la seconde journée et qui donne son titre au dossier qui paraît ici1. Les textes sélectionnés sont ainsi le reflet d’un geste critique multiple résolument multilingue, pluriculturel et pluridisciplinaire. À partir d’une perspective comparatiste (Silences croisés), provenant également de la critique de l’image fixe et/ou filmique, de la poétique et de la critique littéraire, de l’esthétique et de l’histoire culturelle, ces pages donnent l’occasion d’explorer les paysages, les imaginaires et les expressions de silence portés par un ensemble d’arts (roman, poème, peinture, sculpture, photographie, film, danse), toute la vitalité silencieuse de lieux, d’objets et de corps singuliers ou hybrides : la nuit, le lointain, la nature, la violence sociale et politique, le corps burlesque, le corps féminin, ou l’univers intime, le secret de la chambre, ses ombres. Fidèles à l’esprit multilingue et transdisciplinaire de TIL, les travaux présentés montrent ces correspondances de silence tissées entre les arts ; ils se déclinent ainsi en trois langues (anglais, espagnol, français) et recouvrent des aires géographiques et culturelles diverses (Amérique latine, Espagne, États-Unis, France).

Le silence apparaît en premier lieu comme la condition de possibilité même du dire en poésie. Constitutive de la matière poétique, sa plasticité sonore est aisément nomade : l’absence de son coïncidant alors avec l’absence de mot, mais aussi présence de rythme (Meschonnic, Bourrassa), élan d’une respiration (Darras), potentiel bruit blanc ou encore nappe sonore. Dans ces systèmes d’alliance entre mot et silence — tous deux pareillement en acte dans la création du poème —, se construit précisément la dimension dialectique du dire en poésie. Empreinte au bord du texte ou en lui, le silence habite d’emblée le poème comme principe germinatif : il est ainsi un ailleurs du mot et possiblement son avant, lieu inaugural d'où monte le sens (Esteban, Deguy, Collot). Il est aussi son après, ce qui est là entre les mots, après la césure ou le point final : l'espace de résonance, l'abîme, le lieu de réfraction.

Notre exploration de ces ondes et paysages silencieux débute avec l’article issu de la conférence plénière de Patrick Quillier portant sur « l’épreuve du silence » dans l’œuvre du poète mexicain Hugo Gutiérrez Vega, lue à l’aune de Daniel Charles et de René Char. Questionné depuis une audio-critique à mettre en route à l’écoute des textes, le silence apparaît ici comme origine matricielle du dire et de la voix poétiques, d’un être-au-monde philosophiquement et physiologiquement défini comme acousmatique. « Résonance intérieure de la pensée », il est ce « silence infini contenant potentiellement tout le langage et préparant le surgissement irrépressible du cri ». Attentif à la vibration et au retentissement acousmatiques, le poète renoue avec le « corps sonore de la poésie », avec les traditions mystiques et les spiritualités traditionnelles pour se faire chamane ou oracle, et ainsi donner voix et souffle au silence.

Dans sa contribution, Nathalie Galland fait dialoguer des clichés noir et blanc de la photographe Pía Elizondo et des poèmes de Coral Bracho, deux artistes franco-mexicaine et mexicaine contemporaines. Dans la photo-poésie dont il est ici question, le poème se fait regard et le regard poème, tous deux s’inscrivant à la limite silencieuse du visible et de l’audible, au croisement de vibrations, d’éclats et de résonances partagés. L’écriture d’une « image bruissante » nous porte aux confins dialoguants du voir et du dire et nous engage dans une convergence entre regard et écoute qui met en jeu la multiple figurabilité du silence dans le sensible.

S’il construit le lien texte-image par ses qualités acoustique et optique, le silence habite exemplairement aussi les expressions artistiques du volume et du mouvement. Du temps sculpté au corps dansé, c’est une méta-physique du silence que déconstruit l’œuvre.

Se fondant sur une analyse du silence plastique et de sa nature matricielle, Javier Pueyo montre comment la sculpture opère à partir de matière et d’absence de matière, de son et de silence. Dans les Cajas metafísicas (Boîtes métaphysiques), le vide devient l’essence même de la sculpture : l’artiste basque-espagnol Jorge Oteiza fait du néant « l'espace sacré, un non-lieu de protection, un silence dans lequel l'individu dépasse l'espace-temps et accède à l'immortalité ».

En danse aussi, le silence a pu apparaître comme la condition de possibilité d’une expression artistique libérée des contraintes classiques. Dans son article, Claudie Servian se penche sur les œuvres et les théories de chorégraphes américains modernistes et postmodernistes. Refusant l’articulation traditionnelle de la danse à la musique, ils tentent d’autonomiser et de déhiérarchiser l’espace scénique en proposant une danse silencieuse, improvisée et (re)centrée sur le mouvement.

De compositions intimes, parfois métaphore du dénuement, à des poétiques de la trace acoustique, photographique ou filmique, une série d’articles explorent ces connections qui lient étouffement et effondrement des voix, persistance et résistance face aux silences imposés de l’Histoire ou de l’État.

Chez le poète chilien Raúl Zurita, le silence devient visible, bien que d’une toute autre manière : Benoît Santini propose une exploration (née d’une étude génétique) des manuscrits de l’auteur. C’est « le silence des ratures » qui est mis en avant, où la rature, de suppression ou de substitution, apparaît à la fois « comme effacement visible et silence audible », intensification sémantique en tension avec le contexte chilien de la dictature où elle constitue aussi une tentative de musellement de toute expression dissidente.

Le silence de la dictature – autre silence, autre dictature –, on le retrouve au cœur de l’œuvre du poète dominicain José Mármol, analysée ici par Modesta Suárez. Le recueil Casa de sombras met en regard les poèmes de Mármol et les photographies de son compatriote Herminio Alberti qui font toutes référence à la maison du dictateur Rafael Trujillo. Lieu d’horreur et de débauche, cette « maison des ombres » renferme à jamais les vies détruites, les cris étouffés des victimes. Et c’est ce silence imposé que les poèmes de Mármol et les photographies d’Alberti fissurent dans un recueil-témoignage, faisant percer la lumière et surgir une « polyphonie des voix infimes ».

Dans son article, Fiona McMahon nous fait entendre les voix des condamnés à la peine capitale au Texas, qui attendent, réduits au silence, leur exécution dans le couloir de la mort. Dans le projet intitulé « Last Words », la poète américaine Vanessa Place, associée au mouvement conceptualiste, a compilé les transcriptions des derniers mots de ces prisonniers, issus des archives de l’État du Texas, pour les publier et les réciter en public. Cette poésie verbatim constitue, pour Place, le lieu d’habitation du silence, des mots suppliciés, longtemps enterrés dans/par les archives et qui recouvrent ici une existence par la voie/x poétique : poèmes performance du bord de l’abîme.

De son côté, le personnage principal du roman The Bluest Eyes de Toni Morrison, une jeune fille prénommée Pecola Breedlove, se voit rejetée à la fois par la société blanche dominante mais également par sa propre communauté, précisément car elle refuse le silence qu’on tente de lui imposer. Christelle Ha-Soon s’intéresse ici à la minorité peu audible des Noirs aux États-Unis. C’est le travail artistique de composition, le dispositif de narration qui se forgent ici comme résistance, une manière de redonner une voix et une identité aux victimes silencieuses et silencées.

Dispositif littéraire singulier, dispositif filmique radical… Avec Tiro en la cabeza du réalisateur espagnol Jaime Rosales, Laureano Montero propose une autre articulation du lien entre silence et violence. Pendant presqu’une heure trente, le film suit un personnage, qui se révèlera être un terroriste de l’ETA, sans dialogue ni musique. Il s’agit donc d’un « film sonore mais sans paroles, silencieux mais non muet » où seuls affleurent les bruits du monde environnant. Sortant de la logique du témoignage, de la parole, qui a dominé les débats sur le terrorisme basque et le cinéma narratif sur le sujet, le film lie indissociablement terrorisme et violence irrationnelle à une sphère triviale, qui échappe au discours.

Issue de la seconde conférence plénière, la contribution d’Henri Garric clôt ce dossier thématique. Auteur de l’ouvrage Parole muette, récit burlesque (Classiques Garnier, 2015), Henri Garric poursuit ici sa fascinante exploration des expressions artistiques silencieuses. Il opère la jonction entre art classique – poésie notamment, où le silence est la marque d’un langage qui touche à ses propres limites et, par là, se distingue dans le champ social –, et art populaire et sa contre-tradition silencieuse telle qu’elle s’exprime en bande dessinée ou dans le cinéma muet. Au XXème siècle, les esthétiques silencieuses se déplacent dans l’expression du corps, notamment du corps érotique de la femme qui se voit imposer un triple silence. Dans ce contexte, le burlesque forge un moyen de penser un silence autre du corps féminin, forme de libération silencieuse, pertinence et « beauté du trivial » (Maulpoix) encore.

Silence alors, au bord des mots et dans les mots, silences croisés d’autres langages sans paroles, habitations d’un temps subjectif et ponts vers l’intime, formes de lenteur contemplative ou figures de contraste contre l’hyper-violence ou l’hyper-bruit de notre postmodernité, assemblages en sourdines, cernes obscurs de l’image, passerelle d’une connexion hors langage depuis le corps, son en creux et autres récits...

Préambule

Silence

Dans ma jeune enfance, j’aimais penser que j’avais une âme un peu philosophe. J’essayais de répondre à des questions que je n’osais poser qu’à moi-même, peut-être par peur de sembler pétulante ou, pire, de ne pas trouver de réponse à une question qui me paraissait urgente. 

Je ne devais pas avoir plus de huit ans quand je me suis mise à écrire sur un cahier à couvertures noires et pages jaunes ocre non-lignées que m’avait donné mon père, des réflexions que je pensais impertinentes pour mon âge, mais que je m’infligeais pour rattraper le monde qui m’entourait. 

Je me souviens de mon écriture d’enfant essayant de réfléchir au silence. J’ai le souvenir distinct d’aboutir à une sorte de clarté face au paradoxe que j’énonçais : on entend le silence. Et je découvrais alors que ce vide de paroles et de sons, presque de vie, était tout aussi porteur de sens et même davantage que le bruit du monde. 

Peut-être qu’une partie de ma vie de photographe a été vouée à poursuivre cet instant de suspension, de silence, d’apparente vacuité, qui laisse un espace pour toutes les significations. 

C’est dans la suspension du flux sonore que l’être respire et se retrouve face à lui-même. Et c’est dans cet interstice où la parole fait défaut que le signe advient.

Pía Elizondo

Notes

1 Ce projet a bénéficié du soutien de plusieurs institutions que nous tenons à remercier tout particulièrement : l’Institut des Amériques, le laboratoire TIL/Centre Interlangues-EA 4182, le laboratoire Framespa-UMR 5136 CNRS, l’IPEAT, l’UFR Langues et Communication de l’Université de Bourgogne-Franche Comté et l’UFR Langues Lettres et Civilisations Étrangères de l’Université de Toulouse-Jean Jaurès. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

David Bousquet, Nathalie Galland, Candice Lemaire et Modesta Suárez, « Silences croisés contemporains », Textes et contextes [En ligne], 14-1 | 2019, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2097

Auteurs

David Bousquet

MCF, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR Langues et Communication, 4 Bd Gabriel, 21000 Dijon, david.bousquet [at] u-bourgogne.fr

Nathalie Galland

MCF Littérature hispano-américaine, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR Langues et Communication, 4 Bd Gabriel, 21000 Dijon, nathalieboudon [at] hotmail.com

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Candice Lemaire

MCF, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR Langues et Communication, 4 Bd Gabriel, 21000 Dijon, candice.lemaire [at] u-bourgogne.fr

Modesta Suárez

Professeure des Universités, Département d’Etudes Hispaniques et Hispano-Américaines, FRAMESPA – UMR 5136, Université de Toulouse 2-Jean Jaurès, 31100 Toulouse, modestasuarez [at] yahoo.fr

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