« À la poésie de nous conduire, non de la nuit à la lumière,
mais de la déploration de l’obscurité à la possibilité d’aimer la lumière »
Jean-Michel Maulpoix
José Mármol (1960) est sans doute actuellement le poète dominicain le plus reconnu tant à Saint-Domingue, où il a reçu le Prix National de Littérature en 2013, que dans l’espace poétique de langue espagnole, où son écriture recouvre également la critique littéraire.
Je voudrais m’arrêter ici sur un ouvrage particulier en ceci qu’il met en présence deux grands artistes dominicains : aux côtés du poète José Mármol, on trouve le photographe Herminio Alberti (1948), dans un projet intitulé Casa de sombras (2013). Si l’un est photographe, il est nécessaire de rappeler à quel point Deus ex machina y otros poemas, ouvrage qui a fait connaître l’autre, le poète, en Espagne, est lié à l’ekphrasis par de nombreuses compositions et en particulier la « Serie del río Ozama » (Mármol 2001 : 45-50). La réflexion confirme les affinités qui sont à la base de la construction de l’ensemble.
Cette réflexion, prise entre « les arts du voir et les arts du verbe » (Boutang, Pavec 2017 : 7), se propose d’interroger ce que Virginia Woolf appelait « une zone de silence au cœur de chaque art » (Boutang, Pavec 2017 : 7). En effet, le dispositif élaboré ici pourrait être considéré comme une exploration particulière d’un centre qui a perdu cette vocation à l’être.
Il peut sembler paradoxal de passer par la notion de silence à Saint-Domingue, pour parler de Casa de sombras1 (Mármol, Alberti 2013), maison ayant appartenu au dictateur Rafael Trujillo Molina (1891-1961), celui qui occupa le pouvoir à Saint-Domingue de 1930 à 1938 puis encore de 1942 à 1961, avant d’être assassiné sur la route qui conduisait à cette fameuse maison, connue également sur l’île sous le nom de la Casa de Caoba, maison d’acajou où la préciosité du bois était censée dissimuler murs et dépravations. Paradoxal, sauf si l’on pense que la vie de la Casa de Caoba a partie liée au silence qui a protégé le dictateur, ses frasques sexuelles et les séances de torture qui s’y déroulaient2.
Édifiée sur une colline de Santo Domingo, cette maison est actuellement répertoriée parmi les différentes résidences de Trujillo. Et lorsque l’on voit ou que l’on entend le traitement de cette information passée au filtre de reportages télévisés contemporains, on peut douter de la volonté insulaire de garder présente son histoire récente dans la mémoire collective3 ; on comprend mieux la volonté des deux artistes de rendre hommage et dignité au peuple dominicain.
Cette maison ravagée par de multiples cyclones, que l’on pourrait désormais penser réduite au silence de la ruine est pourtant celle qui nous révèle, via les photographies d’Herminio Alberti et les poèmes de José Mármol, les échos, les résonances, les souvenirs douloureux de tout un peuple. Le propos du livre est déclaré dès son introduction, signé des deux artistes. Pour Herminio Alberti, et tout en demandant à son ami le poète José Mármol de l’accompagner dans ce projet, le dessein est d’abord personnel : il s’agit de « régler une partie de ses dettes » envers sa famille et celle de sa femme ; dette partagée avec les Dominicains, alors qu’il s’efforce de dénoncer cette gigantesque « machine dictatoriale » de ce qui s’est appelé « la Era » (8).
La réponse de Mármol à cette offre est d’abord négative car elle lui semble trop lourde à porter. Il se laissera finalement convaincre et adhérera au projet lorsqu’Alberti lui indique que l’argent récolté sera reversé au « Patronato de Ayuda a Casos de Mujeres maltratadas »4 (6), fondation créée et dirigée par Evelyn Soraya Lara Caba, qui n’est autre que l’épouse de José Mármol.
L’objectif est alors clairement posé par le poète, et il est politique :
Plus que l’histoire comme récit monumental, je me suis attardé sur des histoires individuelles, souvent privées de noms héroïques mais non moins transcendantes ou inhumaines, grâce à l’image limpide qu’elles engendrent sur ces 31 ans de contrôle sanguinaire des personnes, d’extorsions, de sévices et d’opprobre dont a eu à pâtir de peuple dominicain5 (6).
Ce sont les rapports étroits qui associent photographie et poème avec la mémoire et la politique, qui vont être au cœur de ce travail artistique. Sur les hauteurs de Saint-Domingue, il est des vestiges qui renferment à jamais les vies de femmes et d’hommes, détruites, dont les cris furent réduits au silence (physiquement, socialement). Comment vers et photographies en noir et blanc s’accordent-ils alors et recomposent-ils ce vertige d’effrois engloutis dans les ruines de cette Maison des ombres ?
L’ouvrage travaille les traces et les murmures : traces laissées, marques de douleur et de dégradation réelles autant que métaphoriques d’un système qui anéantissait toute parole dissonante ; murmures de ces voix blessées que le poète perçoit au contact des matériaux ruinés, des souffles de vent dans des espaces vides et désertés. On est sur une sorte de reste, voix ténues, brisées, cassées, s’appuyant sur les échos renvoyés par les pierres/vestiges désormais nus, et cependant investis d’une fonction essentielle de témoignage que vient recueillir le poète autant que le photographe. Comment briser le secret, de la violence et de la culpabilité, et faire que tout puisse retrouver la puissance du bruissement de la vie ?
1. Quel dispositif ?
On comprend à la lecture de l’introduction que les photographies ont préexisté, que les textes sont venus dans un second temps et « sur invitation », celle d’Herminio Alberti à José Mármol.
La photographie est première et comme telle son édition centrale sur les pages impaires le souligne, alors que le texte poétique se construit toujours sur les pages paires, en textes massifs, centrés et faits majoritairement de vers longs, non titrés, au milieu de pages blanches. Les noirs et blancs photographiques et textuels se font donc face, chacun se voulant une approche de ce qui toujours s’est dérobé à la vue de tous. Ce « Mausolée de l’arrogance »6(10) qu’est la Maison n’a jamais accueilli véritablement que les privilégiés du régime et les militaires entourant le dictateur pour des fêtes obscènes.
On perçoit aussi de manière plus ou moins voilée, selon les fragments, un dialogue entre les deux pratiques artistiques et une « écoute » attentive de la part du poète, qui parfois se résout en ekphrasis :
et que, comme dans un tableau peint par Cézanne
les branches et les feuilles se congèlent de douleur.
Aucun nom meilleur pour ces instantanées :
« Nature morte et sans pudeur »
Signé Herminio Alberti.
Si mes nerfs pouvaient parler sans rien dire7 (38).
Le noir et blanc est bien un choix de la part d’Alberti. Un choix que le photographe a fait pour d’autres séries (qu’elles soient de l’ordre du photo-reportage autant que de la captation de la texture des objets8). Ce principe met à l’abri de la photo « touristique » (en particulier dans la Caraïbe), avec le risque d’une certaine esthétisation, et malgré un dépouillement certain dans le cas d’Alberti. Par ailleurs, seule la partie poétique nous raccroche, dans de rares vers, à une chronologie historique dominicaine contemporaine du dictateur, portée contre toute attente par les derniers fragments. Ainsi, les allusions au 30 mai 1961, date de l’assassinat de Trujillo, et à d’antérieures tentatives frustrées :
J’ai conservé les cendres de mes morts.
Ceux de la nuit du 30 mai.
Ceux de juin 59.
[…] Les disparus en coccinelles noires,
insectes assassins
par les nuits et les rues craintives et mouillées9. (60)
La perception poétique et les fragments de vie qui vont s’infiltrer dans ces lieux abandonnés sont comme happés par ces espaces qui jamais ne furent inoffensifs. La maison est dès le départ considérée par la voix poétique comme un tombeau, non qu’elle soit ruine, ce qui est sa condition dorénavant, mais parce qu’elle a logé la mort dès sa construction : « Maison obscure, demeure des ombres où la mort a construit son antre »10 (10). Comment accepter d’habiter la mort ? « Malgré le gaspillage, les orgies et l’opulence / la mort ne pouvait être un endroit habitable »11(26). Sans doute en retrouvant les voix des morts.
« Les photographies mises en scène donnent-elles à voir ce qu’elles ne peuvent donner à entendre ? ». C’est alors au poète qu’il revient de mettre des mots sur ces lieux.
1.1. Seuils, embrasures
Les photographies d’Alberti se construisent à partir de très nombreux espaces liminaux, au seuil de ces pièces, spacieuses, vues depuis les embrasures qui donnent sur l’extérieur, espace d’une nature pérenne et flamboyante, là où la maison devient masure.
Les poèmes de Mármol prennent quant à eux place à l’intérieur de ces mêmes espaces photographiques et recréent les instants de vie de ces jeunes femmes kidnappées puis violées par Trujillo. De fait, les premiers bruits sont ceux des pleurs et de la douleur jamais étouffés par la musique caribéenne qui semble un leitmotiv du lieu, ainsi les rythmes de merengue ou de boléro -« Le faste recouvrait le deuil et la misère »12 (42). La voix poétique, attentive aux formes, recueille les sons : « […] enfouis dans l’air / […] Ici sous les arcades, rôdent encore / les plaintes des petites filles au souffle pubère » (28)13. L’écriture poétique s’ajuste à la fois aux corps et à la matière de la maison : « Il est des lignes comme des os, des mots de ciments »14 (28), « le temps prend ses aises entre ces murs réduits au silence »15(42).
1.2. Gouffres
La vision photographique est souvent excentrée, prise depuis le bord, alors que la voix poétique est au contraire constamment en contact avec la douleur : soit qu’elle la vive dans sa chair, et la première ligne de l’introduction de José Mármol est consacrée à cette sensation : « Ecrire sur la douleur signifie […] écrire depuis la douleur »16 (6) ; soit qu’elle assume le rôle de l’un des condamnés (homme ou femme) ou qu’elle construise un dialogue et donc une forme d’empathie avec les suppliciés.
Il n’en reste pas moins que certaines photographies nous rapprochent d’un abîme qui passe au cœur de la maison. Dégagées de la temporalité, dégagées de l’anecdote, quelques photographies mettent en scène une sorte de vertige -escaliers dont on a l’impression qu’ils ne débouchent que sur le vide (67)-, renfoncements qui emmurent le sujet -(fermeture complète de l’espace, à peine un soupirail (59)- le contraignent (35), l’accompagnant sur le bord de ce qui apparaît comme un gouffre (21). La caméra fixe la distance et fixe à distance des perspectives qui là encore s’offrent comme un labyrinthe où la « bête » peut attendre sa proie, image que reprend le discours poétique : « Le monstre danse avec maladresse et lascif il bave »17 (14).
2. Briser le secret
Mármol, quant à lui, va s’employer à un exercice qui ressemble beaucoup à cet « essayer dire » inventé par Beckett et que Didi-Huberman relie d’abord à la formule « essayer de dire » (try to say) :
voilà qui nomme bien le défaut, la possibilité d’échouer ; mais « essayer dire » (try say), voilà qui désigne à présent l’effectivité du désir, de l’essai, la fécondité du conflit même où se débat toute exigence de dire. […] « Essayer dire » expression dans laquelle il devient clair que dire n’est au fond qu’essayer, s’essayer à une expérience inséparable de son risque et de son effectuation (Didi-Huberman 2014 : 55).
Cet « essayer dire », nous semble-t-il, va se retrouver en première ligne alors que tout est menaçant encore dans l’espace de la « Maison d’acajou » désormais en ruine. Mármol concentre cette perception en un vers isolé : « dans cette maison, même la crainte tremble de peur »18 (26). Et le je poétique n’élude pas sa part de responsabilité en faisant corps avec un corps social toujours traumatisé par les conséquences de ces années de dictature (né en 1960, le poète n’a aucun souvenir de cette période précise, contrairement à Alberti). La voix poétique se charge de cette part d’ombre.
Il est le témoin et le survivant « je suis l’unique survivant de tout cet holocauste. […] / Je suis le témoin d’un temps, d’une fête, d’une folie »19(40). La nature est témoin également. Prise à partie depuis une citation de Marx -« Dans l’histoire comme dans la nature, la pourriture est laboratoire de la vie »20(50)-, mais, pas plus que les hommes, la nature ne sort pas indemne de cette remise en cause. Elle continue à porter les voix anciennes ainsi le jardin qui de paradis devient étape vers l’enfer :
C’était comme un jardin […]
c’est ce que c’est.
Un cercle dantesque du chemin de l’averne »21 (52).
Pourtant, la citation de Marx est l’une des rares pistes d’espoir dans les vers.
La maison bruisse de son passé, ainsi :
Tremblent et s’agitent murmures et soupirs
Ils s’appuient sur des murs anciens,
ces outils domestiques odorants de mémoire.
Un escalier fatigué, une baie vitrée rongée […]22 (58).
Et ce sont ces secrets que perçoit le photographe et que révèle la pellicule. Ces traces, boursoufflures, parfois même un graffiti sur un mur de la maison -« Pedro was here » (22)-, griffures et érosions, morsures du temps et travail infatigable des termites. Le lecteur se prend à deviner des formes dans les gribouillis qui apparaissent sur les murs lépreux.
Le silence n’est donc pas le vide, il est ici matériau, au même titre que la ruine qui compose les photos :
J’ai cultivé les mots et les sons.
C’est avec eux que je tisse […]
le silence de la nuit et mes nausées. […]
Je possède un jardin d’os et de gémissements qui ne cessent.
J’ai cultivé le souffle entre des braises de douleur23(60)
Souvenir des murs, souvenir des corps. Ainsi ces deux vers qui constituent le premier et le dernier vers du poème de la page 68 : « Mais les os se souviennent malgré le temps qui se dilue. […] / Mais les os se souviennent malgré la mémoire qui oublie »24. Reste la lumière.
3. Les ombres portées
La lumière est du côté du poète : « La lumière s’obstine, têtue, obsédée / par sa mission de repérer les misères »25 (36). La lumière est du côté du peintre et du photographe, Cézanne et Alberti, tous deux convoqués dans un poème où les mots semblent impuissants, dans un geste admiratif commun à de nombreux poètes face aux peintres. La photographie d’Alberti fait ici tableau (39), sorte de mise en abyme, véritable abyme qui s’ouvre sous les pas de ceux qui ont le courage d’observer et Mármol donne un titre à cette photographie, dans un de ses vers : « Nature morte sans aucune pudeur » : « Si je pouvais transmettre ma pensée, mes sensations / en m’affranchissant des limites qu’imposent les mots »26 (38). Tous les arts sont convoqués dans le même poème pour creuser ce « langage de silences »27. La nature morte étant par excellence le paradigme du silence dans la peinture classique, en même temps qu’elle est ce memento mori, qui se joue et se rejoue sans cesse dans les vers de Mármol.
Quant à la lumière et aux formes qu’elle dessine (45), il n’est que d’observer cette silhouette comme sortie du mur, d’un homme mis en évidence par une réverbération qui tombe, verticale, d’un puits de lumière, d’où n’émane aucune aura divine. La brique est nue et seul le plâtre évoque une forme, alors que le poème parle de la souffrance d’un père qui a livré sa fille au monstre (derniers reliefs poétiques d’une mythologie grecque et d’un minotaure dévorant). Le photographe ausculte la pierre de cette architecture nue tout autant que le roi est nu.
Du point de vue photographique, il y a des propensions baroques alors que matière minérale et matière paysagère semblent sur un même plan, grâce à cette neutralisation du contraste entre maison et nature. Le noir et le blanc deviennent signes qui se répondent entre une façade lépreuse et le réseau que forme les branches d’un arbre sur le ciel, signes qui se rejoignent entre stucs délabrés et parc arboré de l’autre côté de l’embrasure d’une fenêtre.
Il faudrait également s’interroger sur ces « Mots acides »28 (22) qui fondent des poèmes dont la causticité n’a d’égal que la trace déposée sur les murs. « [Une] trace comme l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée » ainsi que le dit Walter Benjamin. (Benjamin 1989 : 464)
Les accents baroques, néo-baroques au moment où Mármol les fait siens, ne sont pas non plus absents de ces formes massives et poétiques sur la page, où le vers long se modèle sur la silva libre impar, conservant en son intérieur les mouvances, comme le chatoiement, de mètres plus brefs, heptasyllabes ou octosyllabes. Le vers lui-même peut sembler se retirer du sens, par la pression des hyperbates qui compliquent, ramifient, ralentissent le rythme de la lecture : « la demeure triste dans la destruction en marche »29(18) ; « la clarté revêt de l’ombre le déguisement »30 (32). Ou pour le dire avec les mots de Benito Pelegrín : « [l’hyperbate] frustre l’attente d’un sens, d’un centre qui ne se donne pas, créant une impression de malaise » (Pelegrín 1979 : 75). Et l’on renoue alors avec les mots du poème :
Ce qui fut et ce qui fut touché par le dégoût du pouvoir
reposant maintenant dans le deuil je maudis […]
Combien fausse, empoisonnée, honteuse
a dû être la vie du tyran31 (20).
En conclusion, je voudrais prolonger la réflexion engagée en m’arrêtant sur la dernière photographie (71) où la lumière cherche à filtrer, à envahir l’espace pour créer les ombres portées qu’évoquait mon titre. Le dernier des vers du recueil, isolé au centre de la page paire et qui lui fait face, est comme un rai de mots relayé par des rayons lumineux, arrivant comme par effraction au moment où les mots du poème disent le nécessaire retrait : « Jusqu’à ne jamais plus revenir dans cette maison des ombres »32(70). Le poème semble avoir rempli sa fonction, il a fait son travail d’appel, de rappel, il a conduit jusqu’au seuil de la lumière, la photographie prend le relais. Sur cette dernière photo, une porte est comme menacée par la lumière du jour, les ombres sont propulsées vers l’intérieur.
J’ai commencé en évoquant Jean-Michel Maulpoix en épigraphe, -« À la poésie de nous conduire, non de la nuit à la lumière, mais de la déploration de l’obscurité à la possibilité d’aimer la lumière »-, je voudrais prolonger la réflexion par les mots qui suivent immédiatement cette phrase : « [Il s’agit pour la poésie] de l’effort et [du] désir proprement humain de dire ce dont une existence est faite, si errante et si désarmée soit-elle ».33
Dans le poème de Mármol, la polyphonie des voix infimes permet dorénavant de lutter contre le silence de l’oubli. Et le poète pourrait reprendre ici les termes qui lui servaient à définir sa propre exigence : « mi búsqueda es el poema que me acerque al ser humano común »34 (Leyva 2005 : 278).