1. Introduction : contexte historique
Avant même le début de la Seconde Guerre mondiale, la mise en place du régime national-socialiste en Allemagne a engendré, à mesure de sa radicalisation, l’un des plus grands mouvements de population du XIXème siècle. En raison de leur opposition politique, puis de leur judéité affirmée ou assignée, des centaines de milliers de germanophones furent contraints de quitter le Reich entre 1933 et 1941. Dans un premier temps, la majorité de ces exilés (70% en 1933) s’établit en Europe, principalement en France, en Belgique, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne et en Tchécoslovaquie, dans l’espoir d’un retour rapide. Mais l’extension des frontières du Reich, l’aryanisation sociale et économique mise en place par le NSDAP, l’imminence de la guerre et le durcissement des conditions d’entrée dans de nombreux pays d’accueil européens contraignirent rapidement ces populations à un (second) exil plus lointain. En 1938, 75% des exilés se trouvaient outre-mer ou en Palestine et, alors que les Etats-Unis fermaient leurs portes à l’arrivée massive d’exilés, l’Amérique latine prit une importance croissante sur la carte de l’émigration germanophone. Elle accueillit au total plus de 90 000 Allemands et Autrichiens en exil, principalement dans les pays du Cône Sud (Argentine, Chili, Uruguay) et au Brésil (von zur Mühlen 1998 : 24). La Bolivie ne faisait pas partie des destinations privilégiées et ce pays méconnu ne devint un pays d’accueil important qu’après 1938, lorsque la république andine décida d’ouvrir largement ses frontières aux exilés alors même que ses voisins durcissaient à leur tour leur politique d’immigration. Entre 7.000 et 10.000 personnes y trouvèrent refuge, faisant de la Bolivie le cinquième pays de l’exil en Amérique du Sud. Le pays fut même celui qui accueillit le plus d’exilés en regard de sa population globale.1
Concentrée sur une brève période, l’arrivée massive dans le pays le plus pauvre du continent, sans aucun repère géographique, culturel ou social, d’Européens qui n’avaient pas choisi de migrer et ne connaissaient pas le pays dans lequel ils s’installaient, a nourri des interactions particulières entre arrivants et établis, mais aussi au sein même de l’exil germanophone. Les modalités de ces échanges complexes, dont font partie l’indifférence et le rejet, sont à éclairer au jour des ruptures identitaires qu’ont subies les émigrés, tant avant leur départ qu’après leur arrivée. Le mode de circulation, l’exil, est donc non seulement le cadre, mais aussi un agent majeur de ces interactions.
Il nous faudra ainsi tout d’abord étudier les particularités d’une circulation forcée et ses conséquences sur les phénomènes d’interaction qu’elle engendre. Nous verrons ensuite en quoi les modalités mêmes de la migration et les conditions à l’arrivée, c’est-à-dire celles de la Bolivie des années 1940, ont réduit a priori les possibilités d’échanges et de contacts entre les exilés et la population locale, favorisant les interactions négatives, et, comme nous le développerons dans notre dernier point, l’établissement d’une société de l’exil riche elle-même de rencontres et de confrontations.
2. D’un monde à l’autre : l’exil, un mode de déplacement particulier
2.1. Une circulation forcée
Il est impossible d’appréhender les formes d’interactions nées en Bolivie dans le contexte de l’exil germanophone des années 1930/40 sans étudier leur principal facteur, les modalités de l’arrivée d’un groupe d’individus au sein d’une société établie totalement inconnue. Le mode de circulation détermine en effet les conditions matérielles, affectives et psychologiques dans lesquelles se nouent contacts et relations ainsi que le degré d’anticipation et d’attentes qui leur sont liées. Le départ forcé et la crise identitaire qu’il engendre contribuèrent, dès l’entre-deux du voyage, à la constitution d’un sentiment d’appartenance commun des exilés qui conditionna en amont les interactions nouées en Bolivie, d’autant qu’il était très difficile, voire impossible, pour les exilés, de se projeter dans ce pays inconnu.
L’exil est une forme de circulation qui présente la particularité d’être contrainte. Dans le contexte de l’Allemagne nazie, plus de 300 000 individus furent poussés au départ pour des raisons politiques, dans l’acception la plus élargie du terme. La première vague d’émigration suivit immédiatement l’arrivée au pouvoir du NSDAP. Les opposants politiques, notamment les sympathisants et membres du KPD, le parti communiste, et du SPD, le parti social-démocrate, furent les premiers persécutés par le régime et quittèrent le Reich pour les grandes capitales européennes, Prague, Paris et Londres où s’établit successivement la SoPaDe, le SPD en exil. Les vagues suivantes furent quasi exclusivement constituées de personnes (désignées) juives, dans le cadre d’une législation de plus en plus répressive concernant de plus en plus d’individus à mesure que le Reich s’étendait. La plupart des départs eurent lieu entre fin 1938 et fin 1939, entre les pogroms de novembre 1938, quand il apparut à nombre d’Allemands et d’Autrichiens que leur vie pouvait être menacée, notamment après que beaucoup d’hommes victimes d’arrestations arbitraires furent passés par les camps de Dachau et Buchenwald, et le début de la guerre qui a largement compliqué la circulation entre l’Europe et l’outre-mer. Durant ces années, les autorités du Reich menèrent une politique ambiguë à l’égard de l’exil : elles souhaitaient le favoriser et de nombreuses instances furent mises en place en ce sens, mais les conditions matérielles et administratives de l’émigration restèrent longtemps des obstacles rédhibitoires à un exil massif. L’émigration fut par la suite plus sporadique et, à de très rares cas près, impossible après 1941 (Tutas : 1982).
2.2. Les chemins de l’exil : de la perte des repères identificatoires à la constitution d’un sentiment communautaire
Les émigrés politiques et juifs furent exclus d’un ensemble national auquel ils pensaient appartenir, un grand nombre d’entre eux fut victime d’une assignation identitaire stigmatisante qui ne répondait pas à leurs propres constructions. La partition entre exilés politiques et exilés juifs, complétée par l’exil autrichien, est avant tout un outil méthodologique. Tous les exilés ont en effet dû quitter le Reich suite à la politique mise en place par le NSDAP et, dans leur écrasante majorité, les exilés politiques étaient juifs selon la législation alors en vigueur en Allemagne. Néanmoins, cette catégorisation était utilisée par une partie des exilés eux-mêmes, notamment par les opposants politiques allemands.
Parmi les exilés juifs se trouvaient, outre ceux qui affirmaient leur judéité, des convertis de (très) longue date au christianisme, des personnes ayant perdu ou renoncé à tout lien avec la religion et la tradition juive, et des « juifs des trois jours » ou « juifs du dimanche ».2 Ces hommes et femmes durent donc affronter, en plus du départ, une crise profonde qui les coupa provisoirement d’interactions plus larges. Les exilés politiques, eux, même s’ils étaient juifs et/ou déchus de leur citoyenneté, ne remirent pas en cause leur sentiment d’appartenance et ne se sentirent pas dépossédés de leur nationalité. Ils durent néanmoins tous affronter la perte brutale et simultanée de tout ou partie de leurs repères identificatoires : lieux, tout ou partie de la famille, travail, biens matériels, statut social… Egon Schwarz, Viennois arrivé en Bolivie à l’âge de 17 ans avec ses parents, fait état de ce qu’ils laissèrent derrière eux dans un récit autobiographique :
[Nous avions abandonné] la Heimat, notre gagne-pain, nos biens, notre langue, tout le réseau de relations qui lient un homme, une famille à un pays et une culture […] On ressentit rapidement la perte du sentiment d’appartenance, l’ébranlement de notre système de valeurs, l’affaiblissement du sentiment de sécurité (Schwarz 1979 : 41, 77).3
Les émigrés durent également tous affronter la circulation qui leur fut imposée et toutes les difficultés attenantes. Les parcours de vie singuliers qui nous apparaissent à travers l’étude de la littérature et des archives font état de cheminements identiques, source de désespoir chez les adultes.4 Outre les méandres administratifs qui marquaient la nouvelle temporalité des exilés, presque tous prirent, littéralement, les mêmes chemins : depuis Hambourg, Gênes, la Rochelle, Marseille ou Londres, ils effectuèrent entre 3 et 5 semaines de traversée de l’Atlantique, séjournèrent à Arica, au nord du Chili, avant de gagner la Bolivie via un éprouvant voyage en train. Si le moment du départ fut celui de l’urgence individuelle alors qu’il s’agissait pour tous les exilés d’échapper à l’enfer national-socialiste, le voyage lui-même a été l’instant de la rencontre avec le destin collectif, là où se dessinèrent les premiers contours d’un nouveau sentiment d’appartenance, fût-il négatif et marqué par des expériences douloureuses, constitutif d’une Flüchtlingsidentität que l’arrivée en Bolivie ne déconstruisit pas.5
2.3. Destination : inconnue
Un autre point commun des exilés en Bolivie était que très peu d’entre eux savaient ne serait-ce que situer le pays sur une carte de l’Amérique du Sud et qu’aucun n’avait « choisi » cette destination. Sans fort capital économique et social, nécessaire pour entrer aux Etats-Unis par exemple, les Allemands et Autrichiens qui gagnèrent le pays le firent d’abord pour sauver leur vie, sans autre considération. Certains avaient tout au plus anticipé l’arrivée en commençant à apprendre l’espagnol, souvent à bord des navires qui les acheminaient à destination. Ils ignoraient donc complètement la nature de leur nouvel environnement, avaient même parfois des informations erronées sur le pays d’accueil.6 La conscience soudaine d’être dans un nouveau présent, celui de l’exil, fut donc d’autant plus forte que pour les milliers de germanophones qui étaient en route pour la Bolivie, le voyage menait vers l’inconnu et empêchait toute projection concrète dans l’après.
3. Exilés et Boliviens, l’impossible rencontre ?
3.1. La Bolivie des années 1940
L’exil en tant que mode de circulation particulier et l’appréhension de la destination ont donc conditionné, compliqué les interactions entre exilés germanophones et population bolivienne avant même qu’elles n’aient lieu. Du côté du pays d’accueil, les conditions géographiques, politiques, économiques et sociales des années 40 offraient un cadre a priori défavorable à la possibilité de rencontres profondes et durables. A l’inverse des phénomènes d’intégration ou d’hybridation observés dans d’autres destinations de l’émigration germanophone entre 1933 et 1945, l’exil bolivien fut en effet très largement marqué, au delà des échanges objectifs et des contacts politiques, par l’ignorance, voire le rejet entre arrivants et autochtones.
Pour étudier les phénomènes d’interaction entre émigrés germanophones et population bolivienne, il est nécessaire d’évoquer les conditions existantes dans la république andine des années 40, car la rencontre avec les Boliviens fut avant tout une rencontre avec la Bolivie. La principale caractéristique du pays, celle qui posa les premières barrières à l’intégration des exilés et les distinguait de facto des Boliviens ou étrangers établis de longue date, était la variété des conditions géographiques, souvent extrêmes. La partie occidentale du pays est traversée par l’altiplano andin et La Paz, capitale gouvernementale et économique du pays où s’installèrent près de deux tiers des exilés, se trouve à une altitude moyenne de 3.700m. Tous les exilés éprouvèrent, plus ou moins durablement et à des degrés divers, des difficultés d’adaptation à ces conditions hostiles.7
Un exilé autrichien, Egon Schwarz, lie les difficultés d’adaptation à l’environnement physique à celles nées de la découverte de la population bolivienne : « Il ne suffit pas de s’habituer à la seule altitude. Presque rien ne ressemble à ce que l’on connaît, ni dans la société, ni dans la nature […] Les gens, avant tout, sont étranges ».8 Les premières rencontres avec la population bolivienne ne constituèrent pas un moindre choc pour les exilés. La société bolivienne était extrêmement clivée : la minorité blanche (15% de la population totale) possédait presque toutes les richesses, minières et foncières, et formait l’essentiel de la classe moyenne supérieure des villes (politiques, universitaires, professions libérales). Les Cholos (personnes ayant des origines indiennes vivant en ville), souvent peu formés, vivaient principalement dans les grandes villes où ils étaient artisans et commerçants. 80% de la population était indienne, divisée en trois ethnies (Aymaras, Quechuas et les Guaranis dans l’Amazonie bolivienne). C’était une population analphabète, maîtrisant mal l’espagnol, qui soit vivait alors complètement en marge du reste de la société, soit se trouvait dans une situation de quasi esclavage dans les villes et les grandes propriétés agricoles.9 La rencontre avec ceux que les exilés ne cesseront d’appeler les Indios a provoqué un réel choc culturel.10 Renata Schwarz, arrivée de Mayence en 1938 à l’âge de 10 ans, évoque en ces termes cette rencontre :
Je voyais pour la première fois les Indiens des hauteurs. Ils ressemblaient au paysage : bruns et sales, ils sentaient mauvais et le jus des feuilles de coca qu’ils mâchaient en permanence leur coulait du coin des lèvres. La plupart d’entre eux ne portaient pas de chaussures et leur pieds étaient rocailleux comme les montagnes […]. A l’horizon, on voyait leurs cabanes. C’étaient de petites maisons sans fenêtres, qui avaient simplement une porte. Elles étaient de la même couleur brunâtre que le reste de l’environnement.11
A l’exception de ceux qui travaillèrent dans les colonies agricoles des zones reculées des régions tropicales, les exilés n’eurent aucun contact avec les Indios, et ne cherchèrent pas à en avoir. La plupart exprime même une forme de mépris marqué pour ces populations. Une exilée évoque par exemple les femmes indiennes, « joliment voire richement vêtues [mais] non cultivées, non civilisées. ».12 Wolfgang Hirsch-Weber, exilé allemand, membre du SPD, devait écrire : « Quand on voit les ruines de Cuzco ou que l’on se penche sur les conceptions politiques des Incas, on ne peut pas croire que les Indiens modernes sont leurs descendants .»13 Ces populations indiennes furent considérées comme « retardées » et « primitives ». De cette absence de contacts, certains nourriront même une forme d’idéalisation rousseauiste. C’est le cas d’Arthur Propp, émigré allemand installé à Sucre :
Il y a en Bolivie beaucoup de gens qui vivent encore comme au temps d’Abraham […]. Ils vivent, avec leur femme et leurs enfants, des chèvres et des poules, une vie telle qu’au Paradis. Ils ne connaissent ni banques ni écoles, ni titres de docteurs ni principes, ni savon ni toilettes, mais il n’y avait rien de tout cela au Paradis non plus. Les enfants sont-ils du père, du frère ou du cousin ? Nul ne le sait. Ils sont de Dieu.14
3.2. Les contacts utilitaires et politiques entre exilés et élites boliviennes
Si le fossé culturel entre les Indios et les exilés germanophones ne pouvait être comblé, des échanges plus fréquents eurent lieu avec les élites culturelles du pays dans les grands centres urbains. Les Boliviens descendants des colons espagnols (‘l’élite blanche’) virent souvent avec bienveillance l’arrivée d’Européens dans un pays au sein duquel ils étaient largement minoritaires (Propper 1005 : 59). C’est à Sucre, capitale constitutionnelle et universitaire du pays, où résidait une grande partie de l’élite culturelle, que les rencontres entre exilés et Boliviens ont été les plus systématiques. Eva Kassewitz de Vilar, qui avait 9 ans lorsqu’elle est arrivée dans le pays, se rappelle l’accueil chaleureux et amical de la population de la ville. Elle souligne la facilité avec laquelle les contacts se nouèrent et se remémore les portes toujours laissées ouvertes, là où d’autres, comme Egon Schwarz, qui vécut dans diverses régions du pays, soulignent n’avoir jamais franchi le seuil d’une porte d’un Bolivien (Schwarz 1979 : 172). Rapidement, les parents de la jeune fille, eux-mêmes issus du monde académique allemand, parvinrent à nouer des liens qui devaient mener à des amitiés durables avec les universitaires de la ville, comme le recteur de l’Université pédagogique, Don Saul Mendoza, décrit comme « cultivé et favorable aux émigrés ». Sa femme, Lola Mendoza, donna des cours privés d’espagnol au père d’Eva Kassewitz dès l’arrivée de la famille à Sucre, facilitant l’adaptation des nouveaux arrivants (Kassewitz 2004 : 52).
Ces rencontres permirent aux exilés de s’appuyer au quotidien sur des repères sociaux familiers et d’intégrer les enfants à la société bolivienne. C’est d’ailleurs – du moins en regard de notre corpus – parmi les émigrés ayant eu des contacts réguliers avec l’élite culturelle, notamment à Sucre, que l’on trouve les rares exilés germanophones qui sont restés dans le pays au-delà des années 50.
Les émigrés nouèrent également des relations avec quelques personnalités de la classe politique. Ces relations furent systématiquement le fruit de contacts personnels, car il était strictement interdit aux exilés de se mêler des questions de politique intérieure et, jusqu’à l’entrée en guerre du pays au côté des Alliés en 1943, d’exprimer dans l’espace public bolivien quelque prise de position relative au conflit mondial.15 Ainsi, à Sucre, la famille Kassewitz fréquenta le recteur de l’Université François Xavier et futur ministre Aniceto Solares, connu pour sa solidarité envers les juifs. A Tarija, deux des exilés politiques les plus actifs, Wolfgang Hirsch-Weber et Erhart Löhnberg, entretinrent une correspondance régulière avec le député socialiste de la circonscription, Francisco Lazcano, qui devint en 1943 ministre de l’Education. Celui-ci intervint à plusieurs reprises en faveur de Löhnberg, qui enseignait dans deux établissements de la ville mais devint la cible d’une violente campagne antisémite. Ils furent également en contact avec le sénateur Gustavo Navarro, fervent soutien de l’un des grands mouvements de l’exil germanophone basé à Buenos Aires, Das Andere Deutschland. Ce dernier publia, sous le nom de Tristan Maroff, plusieurs articles de soutien pour le journal éponyme et mena une enquête sur l’intégration des exilés juifs en Bolivie.16 Ces contacts personnels avec des membres de la classe politique dans un pays très instable (quatre présidents se sont succédé entre 1938 et 1946) n’eurent en revanche aucun effet sur le durcissement législatif et rhétorique d’autres parlementaires ou membres du gouvernement envers l’immigration juive, pas plus que sur l’attitude hostile d’une partie de la population.
3.3. Manifestations de rejet
Ces manifestations de rejet, parfois violentes, se produisirent dans les villes du pays qui accueillirent le plus grand nombre d’exilés, comme La Paz ou Cochabamba, mais aussi dans la ville de Tarija. Elles témoignèrent de l’impact de l’immigration juive de la fin des années 30 dans le pays et furent attisées par plusieurs feux. La population bolivienne, comme nous l’avons dit, vit l’arrivée des exilés avec indifférence, voire bienveillance pour une partie de l’élite. Une affaire politique portanéanmoins la question de l’exil dans le champ public et nourrit des débats passionnés : un nombre indéterminé d’exilés gagna le pays avec de faux visas octroyés par des autorités avides et corrompues.17 L’affaire, portée au Parlement, mit au jour le problème de fond lié à l’immigration juive : tous les exilés entraient dans le pays grâce à des visas agricoles (vrais ou faux) et auraient dû s’installer dans les régions reculées du pays pour en favoriser la colonisation. De facto, seuls 100 à 200 d’entre eux le firent, l’écrasante majorité s’installa dans les villes. Cette concentration d’exilés, notamment à La Paz, réveilla les sentiments hostiles d’une partie de la classe moyenne bolivienne qui se sentit menacée économiquement. Un grand nombre d’exilés se dédia en effet aux métiers du commerce et de l’artisanat, créant une concurrence économique que les Paceños vécurent difficilement. De plus, l’arrivée massive de nouveaux habitants tendit considérablement le marché de l’immobilier, et les prix des biens courants augmentèrent entre 1938 et 1940. Le comportement des exilés dans la capitale du pays joua aussi un rôle dans la montée d’un sentiment hostile au sein de la population bolivienne et fut rapporté par les exilés eux-mêmes. Certains dénoncèrent le comportement volage des femmes de l’immigration, très choquant pour la société patriarcale et très marquée par le catholicisme espagnol dans lequel elles vivaient.18 D’autres accusèrent les émigrés juifs de nourrir l’antisémitisme d’une partie de la population à cause de leur oisiveté affichée publiquement sur les places des villes, notamment sur la principale place de La Paz, la Plaza Murrillo, et de leur mépris pour les mœurs et coutumes boliviennes. Les organisations de l’émigration juive et le Rundschau vom Illimani, le grand journal de l’exil germanophone publié entre 1939 et 1946, durent même enjoindre les exilés de revoir leurs comportements :
Nous souhaiterions attirer l’attention sur le fait qu’il est du devoir de tout immigré, juif ou non, de se comporter le plus discrètement possible et avec respect pour les coutumes du pays. Il faut éviter de réveiller, chez un peuple comme celui de Bolivie qui, grâce à ses traditions démocratiques, ne connaît pas l’antisémitisme, une atmosphère hostile aux juifs.19
Deux facteurs ont contribué à attiser la diffusion de l’hostilité dormante aux exilés juifs, reprise par une partie de la presse nationale et locale (Libertad, El Antoniano…) : l’influence de l’Eglise catholique, et notamment des nonnes et prêtres espagnols et italiens d’une part, et la propagande des Allemands établis de longue date, favorables au NSDAP, très actifs et influents dans le pays d’autre part. Les exilés politiques, notamment ceux installés dans la petite ville de Tarija, furent particulièrement sensibles à l’impact de la Cinquième Colonne en Bolivie, qui avait ses entrées dans la très influente armée bolivienne.20
Il est indéniable que ces manifestations de rejet teintées d’antisémitisme existèrent en Bolivie, certains exilés y furent confrontés régulièrement et les vécurent particulièrement mal. Mais pour beaucoup d’autres, quand bien même les évoquent-ils spontanément, elles restèrent un phénomène marginalisé par l’attitude principalement indifférente de la population bolivienne.21
4. Le troisième espace : rencontres et confrontations au sein de l’exil germanophone
4.1. Intégration avortée et hétérogénéité des exilés : facteurs de l’entre-soi
L’arrivée dans un environnement totalement inconnu, par certains aspects opposé à celui que connaissaient les exilés, l’absence de contacts avec une grande partie de la population bolivienne et l’hostilité antisémite diffuse favorisèrent l’entre-soi. La constitution d’une véritable société de l’exil, en partie coupée de celle du pays d’accueil, fut aussi facilitée par le nombre et l’hétérogénéité du groupe des arrivants. Les conditions de l’exil bolivien jouèrent donc un rôle majeur dans l’intensité des interactions entre exilés en Bolivie, où eurent lieu à la fois les tentatives les plus poussées de rencontres et les conflits les plus violents de l’émigration germanophone en Amérique du Sud.
Le nombre d’exilés et leur concentration dans des espaces relativement restreints permit la mise en place d’interactions variées et nombreuses. Par ailleurs, l’hétérogénéité des profils des exilés (âge, statut social et économique pré-exil, origine géographique) fut également un facteur important du dynamisme de la société de l’exil. Certains, comme Wolfgang Hirsch-Weber ou Erhart Löhnberg, sont arrivés seuls. D’autres sont parvenus à émigrer avec plusieurs membres de leur famille (c’est le cas des trois frères Kalmar, exilés viennois, venus en Bolivie avec la femme de l’un d’entre eux, leur mère, l’un de leurs oncles et l’une de leurs tantes, ou de la famille Löwenstein, dont treize membres parvinrent à s’installer en Bolivie).22 Il y avait des avocats, des médecins, des enseignants ou des notaires, mais aussi beaucoup d’artisans et de commerçants ainsi que quelques artistes, comme la pianiste Emilie Stroheim ou le metteur en scène viennois Georg Terramare. Mais les émigrés arrivèrent en Bolivie dépossédés d’une grande partie, sinon de toutes ces composantes identitaires, avec la conscience néanmoins d’avoir en commun l’exil, le fait d’être devenus indésirables là où ils pensaient appartenir et l’inquiétude toujours croissante pour les proches qui n’avaient pas pu émigrer. Ce regard tourné vers le passé immédiat et vers l’Allemagne ou l’Autriche fut un frein à une intégration rapide qui était par ailleurs, comme nous l’avons vu, compliquée d’emblée par les conditions mêmes de la Bolivie. Il renforça les frontières déjà peu perméables entre une population bolivienne coupée de ces préoccupations et les exilés, et encouragea le repli intra-exil. Coincés entre l’Europe qu’ils devaient considérer, au moins momentanément, comme espace du passé, et les difficultés du présent de l’exil en Bolivie, les émigrés s’approprièrent un troisième espace, un entre-deux où ils se rencontrèrent et échangèrent pour (re)créer leur Heimat perdue et soulager leur quotidien.23
4.2. L’exil comme espace agrégatif : modalités de la rencontre
Ces espaces de rencontre furent à la fois symboliques et concrets. Les deux grandes associations juives de l’exil, le Circulo Israelita et la Comunidad Israelita, organisèrent le quotidien des émigrés: ils se retrouvaient dans leurs locaux, quotidiennement, pour jouer aux cartes, boire le café, échanger les dernières informations venues d’Europe. Pour renforcer la construction de cet espace symbolique, les exilés ouvrirent au fil des mois cafés et restaurants aux noms évocateurs (Casa Paris-Viena, Pension Europa, le Café Danubio Azul [Le Danube Bleu, KB] où ils se retrouvaient également presque chaque jour pour discuter à la fois du conflit mondial et échanger des nouvelles, de plus en plus rares, de ceux restés en Europe, mais aussi celles de l’exil (Kassewitz 2004 : 60 ; Spitzer 2003 : 223, 232 ; Schwarz 1979 : 82, 105). Les échanges autour des souvenirs et de la nostalgie ont permis aux émigrés en Bolivie, en recréant une partie de leur quotidien d’avant l’exil, d’amoindrir le sentiment de déracinement culturel. Les activités culturelles des exilés jouent également un rôle important dans cette optique et l’exil bolivien put profiter de la présence de trois troupes de théâtre, fondées par des professionnels mais animées par des amateurs : la Kleine Bühne et la Neue Bühne à Cochabamba, et surtout l’Ensemble Terramare à La Paz. Ce groupe était une émanation de l’association de l’exil autrichien en Bolivie, la FAL (Federacion de Austriacos Libres). Il fut dirigé par un metteur en scène professionnel, Georg Terramare, mais les comédiens étaient, à l’exception de sa femme, Erna Terrel, tous amateurs. Ils proposèrent de nombreuses soirées théâtrales (appelées Bunte Abende). Ces espaces de rencontres poursuivaient un but bien précis, formulé par Terramare lui-même :
Nous avons accompli un travail culturel qui poursuivait un double but. D’un côté : procurer un peu de joie aux émigrés. De l’autre côté, nous voulions constamment faire revivre ce qui est le bien le plus précieux de l’Autriche : sa tradition artistique.24
Les activités culturelles de l’exil autrichien visaient à (re)créer sur scène la Heimat et à entretenir le Heimweh qui était son corollaire. Celui-ci permit de créer ou nourrir un sentiment d’appartenance spécifiquement autrichien qui n’existait pas, ou du moins pas sous une forme aussi consciente, avant l’Anschluss (Stieg : 2013). Les rencontres fréquentes entre exilés visaient donc avant tout à maintenir vivant le lien avec leur vie interrompue par l’exil et à développer les stratégies identitaires nécessaires à une (re)définition individuelle et collective, ce qui réduisit également les espaces disponibles pour des échanges plus nourris avec la société qui les accueillait, d’autant que la Heimat ainsi recréée était largement idéalisée. Plusieurs émigrés rapportèrent ainsi une histoire qui circulait à la Paz : un caniche et un teckel, appartenant à des exilés, se rencontrent dans une rue de La Paz. Le premier dit au second : « Si nous étions à Berlin, je serais un Saint-Bernard ! ».25 Les exilés s’inscrivirent donc plus facilement dans un passé en partie fantasmé que dans la réalité du présent bolivien.
Un autre espace agrégatif de l’exil fut celui des organisations politiques mises en place en Bolivie. Si elles furent elles aussi les vecteurs d’interactions positives et de collaborations diverses et favorisèrent les rencontres entre émigrés au cours de soirées organisées autour de conférences ou de débats politiques et d’actions diverses (collectes, rassemblements, excursions etc…), elles furent également le terrain de conflits parfois violents. Environ 200 personnes se réclamaient en Bolivie de l’exil politique au sens le plus étroit du terme, et elles firent de l’opposition à l’Allemagne national-socialiste le principal enjeu de leur processus de (re)définition identitaire. Mais tous ne partageaient pas les mêmes conceptions politiques et les exilés se partageaient, comme dans les autres pays du continent, entre le mouvement de l’exil communiste basé au Mexique, Freies Deutschland, et celui des sociaux-démocrates, Das Andere Deutschland, à Buenos Aires. Au-delà des oppositions sur les conceptions politiques relatives au sort à réserver à l’Allemagne libérée de l’emprise national-socialiste, il est une chose qui fut propre à l’exil politique en Bolivie : dans aucun autre pays, les tentatives d’unification des différents groupes et tendances ne furent aussi durables et approfondies. 26
4.3 La société de l’exil : un espace de confrontations nécessaires
Ces tentatives d’unification des organisations politiques de l’exil allemand en Bolivie finirent toutes par échouer. La cause en fut moins les différends idéologiques que la personnalité des membres les plus actifs. Ernst Schumacher, fonctionnaire du SPD, arrivé en Bolivie en 1938, éditeur du journal de l’émigration Die Rundschau vom Illimani (RvI) et plénipotentiaire du gouvernement bolivien pour combattre la propagande national-socialiste menée par la Cinquième Colonne, très active en Bolivie, fut incontournable dans la cartographie de l’exil politique mais cristallisa en même temps les tensions et conflits les plus violents qui agitèrent le champ. Erhart Löhnberg écrivit à son sujet :
Ces pleins pouvoirs semblent lui être montés à la tête et il a fait arrêter des personnes innocentes en raison de leurs prétendues sympathies national-socialistes. C’est de là que vient son impopularité chez beaucoup d’émigrés et c’est une cause de nombreux conflits.27
Plusieurs exilés politiques, dont le président de la principale organisation de l’exil, la Vereinigung Freier Deutschen (VFD), furent effectivement arrêtés et interrogés par la police bolivienne à la suite des dénonciations de Ernst Schumacher, qui avait la confiance des autorités. Un autre émigré, Willy Karbaum, fut même menacé d’expulsion (ce qui était synonyme de retour en Allemagne et de mort certaine) après les accusations des Schumacher père et fils qui le suspectaient de fréquenter des nazis, car son fils fut brièvement inscrit à l’Ecole allemande de la Paz, tenue par des partisans du NSDAP, ou après l’avoir vu vendre dans son échoppe des timbres à un Allemand notoirement favorable au NSDAP. Cette affaire divisa les exilés politiques qui durent intervenir auprès des autorités pour sauver leur camarade. Les inimitiés, voire la haine qu’elles valurent à Ernst Schumacher, qui fonda plusieurs associations à caractère politique en Bolivie, sont une cause majeure de l’échec de l’unification de l’exil politique en Bolivie, en plus d’autres rivalités personnelles.
Les tensions se manifestèrent également à travers le rejet des émigrés juifs, qui confina parfois à la rhétorique antisémite que les exilés politiques entendaient combattre par ailleurs et qui resta unique dans l’émigration germanophone en Amérique du Sud. Certains jugements, comme ceux d’Erhart Löhnberg, qui bénéficia pourtant du soutien des organisations juives lorsqu’il fut victime d’une campagne antisémite virulente, furent sans appel :
Les émigrés juifs en Bolivie, à peine échappés de l’enfer allemand ou autrichien, n’ont, à de rares exceptions près, plus d’intérêt pour les questions politiques : ils sont pour la plupart petit-bourgeois, peu formés intellectuellement, égoïstes et ne cherchent qu’à gagner de l’argent, quitte à faire des affaires avec les nazis présents ici.28
L’implication politique était devenue pour certains une composante centrale du processus de (re)construction identitaire et laissait peu de place à la compréhension de toutes autres formes de stratégies pour dépasser la crise provoquée par l’exil. L’insécurité durable, née des difficultés de l’exil bolivien, augmenta d’autant la cristallisation autour de phénomènes identificatoires très spécifiques, à l’exclusion d’autres. Ainsi, les exilés politiques eux-mêmes tinrent à une démarcation claire entre eux et l’exil juif.29 Eux qui restèrent en permanence tournés vers l’Allemagne, même plusieurs mois et années après leur arrivée en Bolivie, et revendiquaient leur appartenance à l’espace national allemand (ils étaient, littéralement, « l’Autre Allemagne ») ne purent comprendre que la rupture des exilés juifs avec l’Allemagne pût être pérenne.
Il est intéressant de noter que les acteurs de l’époque, que ce soit au cours d’entretiens ou de récits ultérieurs, minimisèrent le poids de ces conflits et confrontations, alors même qu’ils avaient été au centre des préoccupations de certains, notamment des exilés politiques, du temps de l’exil. La raison est certainement qu’il furent à la fois les marqueurs des difficultés du quotidien de l’exil en Bolivie mais surtout ceux de la nécessité des échanges, fussent-il ex negativo, pour affronter l’effondrement identitaire qui toucha tous les exilés.
Les modalités de la circulation des personnes ayant dû quitter l’Allemagne et l’Autriche à la suite de l’arrivée au pouvoir du NSDAP conditionnèrent donc fortement celles des interactions nouées dans le cadre de l’exil bolivien. Si le départ provoqua une rupture identitaire majeure, le voyage marqua le début d’un nouveau processus d’identification qui se mit en place par la rencontre de destins similaires. La Bolivie n’offrit pas, contrairement à d’autres pays, de possibilités larges d’échanges, voire de transferts, sur lesquels les exilés auraient pu fonder leurs stratégies de (re)construction identitaires. Ils vécurent donc, momentanément, dans un espace flottant qui leur permit de s’inscrire dans un présent recréé entre un passé idéalisé et le difficile quotidien de la Bolivie.
Mais cet entre-deux ne représenta pour l’immense majorité des exilés en Bolivie qu’une interruption momentanée de la circulation. Une centaine de personnes sont restées dans le pays après les années 50. Mais l’écrasante majorité des exilés juifs et tous les exilés politiques allemands quittèrent le pays dès qu’ils le purent. Parmi les premiers, ceux qui avaient définitivement renoncé à leurs liens avec l’Europe rejoignirent principalement l’Amérique du Nord (USA et Canada) ou Israël. Les seconds rémigrèrent en Allemagne, non sans difficultés. Certains enfin, comme les frères Kalmar, n’abandonnèrent jamais le lien avec leur Heimat (en l’occurrence, Vienne) mais, trop attachés à la reconstruction qu’ils en avaient faite, renoncèrent à y retourner (la famille s’installa à Montevideo où Fritz Kalmar mourut en 2008). Tous durent en tout cas confronter le troisième espace dans lequel ils vécurent plusieurs années avec la réalité née de la poursuite de la circulation.