Je ne peux pas patiemment supporter le rôle ridicule que généralement nous jouons, nous les femmes, dans le monde, quelques fois idolâtrées comme les divinités et d’autres fois méprisées, et ce, toujours par ces hommes qui se disent savants. Nous sommes aimées, détestées, vantées, blâmées, célébrées, respectées, méprisées et censurées.1 (Joyes y Blake 1798 : 177)
Ces quelques lignes tirées de l’œuvre de l’intellectuelle espagnole Inés Joyes y Blake, Apología de las mujeres (1798) soulignent l’état de maturation de la réflexion de certaines Espagnoles à la fin du XVIIIe siècle. Les réflexions sur les femmes s’étaient en effet démocratisées depuis plusieurs décennies et le XVIIIe siècle octroya une place privilégiée à la question des femmes dans un grand nombre de productions et de discussions. Par conséquent, l’éducation et la condition féminines devinrent l’un des grands débats des Lumières et les savants de l’époque s’intéressèrent fortement à cette question. En outre, les discussions qui circulèrent à ce propos en France traversèrent rapidement les frontières espagnoles et devinrent une réalité dans une société et un secteur intellectuel où le mépris traditionnel envers les femmes était encore très présent.2 Il ne fait guère de doute que la méthode éducative approuvée par les gouverneurs espagnols de l’époque répondait directement aux attentes de la société. Cette instruction n’était donc pas destinée à former des académiciennes ou de nouvelles intellectuelles mais un prototype de femme vertueuse, instruite, bonne épouse, bonne mère, éducatrice et surtout habile dans l’accomplissement des tâches destinées à son sexe. D’ailleurs, l’accès des femmes au système éducatif ne cherchait pas à modifier les rôles sociaux de ces dernières, mais plutôt à faire des femmes un élément utile au service de leur entourage, de la société et de l’État lui-même.
Il convient en effet de remarquer que de grands auteurs des Lumières ont exprimé leurs doutes sur la capacité intellectuelle de leurs concitoyennes et ont défendu la suprématie masculine dans la République des Lettres. Selon Françoise Étienvre (2006 : 8), cette question et cette polémique concernant la différence sexuelle s’accompagnèrent, chez quelques auteurs de renommée dans la France et l’Espagne de l’époque, d’un sentiment misogyne assez prononcé. En somme, la tradition, les préjugés sociaux, le manque d’éducation et la pression sociale et familiale furent autant de raisons évidentes de l’absence relative d’écrits féminins dans l’Espagne du XVIIIe siècle (García Garrosa / Lafarga 2004 : 97).
La spécialiste Barbara Vinken constate toutefois l’émergence d’une nouvelle réalité quand elle affirme que « l’ordre social régnant pendant ce siècle provoqua, dans les productions littéraires des Lumières, la naissance indiscutable d’un nouvel ordre sexuel » (1997 : 65). Un grand nombre d’intellectuels de l’époque commencèrent à constater que « la masculinité, prépondérante pendant des années, était menacée cette fois-ci par une féminité qui ne rivalisait pas avec des armes, mais qui corrompait par des flatteries et des mots doux » Vinken (1997 : 64).
Malgré les réticences de certains auteurs de l’époque, nombreux furent les écrits issus de plumes féminines qui se rebellèrent contre toutes ces injustices commises envers leur sexe et qui démontrèrent, par leurs propres exemples, que le talent pour l’écriture et l’intelligence n’étaient pas seulement du ressort des hommes. Ces pionnières3 démontrèrent que les femmes, à la différence de ce qu’auraient pu laisser supposer toutes les théories misogynes qui affirmaient le contraire, n’étaient pas inférieures aux hommes, et que seule une différence d’éducation marquait la disparité entre les deux sexes.
Malgré tous les exemples de textes féminins repérés et parmi toutes ces auteures, anonymes ou non, la critique espagnole contemporaine reconnaît seulement la notoriété de trois écrivaines de la seconde moitié du siècle des Lumières : María Gertrudis Hore (poétesse à laquelle nous consacrerons ici ces quelques lignes, pour dévoiler aussi bien sa personne que sa production lyrique), Inés Joyes y Blake et Josefa Amar y Borbón (deux traductrices et essayistes ayant défendu la cause féminine).
Comment, dans ce contexte peu favorable aux femmes et aux poétesses en particulier, faire entendre une voix féminine ? María Gertrudis Hore s’y emploie en affirmant d’abord sa place dans la société et le parnasse féminin de l’Espagne des Lumières. Elle explore ensuite ses sentiments dans une poésie largement dédiée à l’amour – poétesse désireuse de s’affirmer en tant qu’individu de sexe féminin et de chanter librement sa passion amoureuse. Enfin, dans la dernière phase de sa vie et de sa création artistique, l’amour profane laisse place à l’amour divin.
1. María Gertrudis Hore : une poétesse d’exception
Le parnasse féminin espagnol au siècle des Lumières est très réduit, et les voix faisant l’éloge des productions féminines sont peu nombreuses. Le marquis de Valmar, dans son anthologie des Poetas líricos del siglo XVIII, parue de 1869 à 1871, fut l’un des rares auteurs à reconnaître la présence et la magnificence des femmes dans le parnasse hispanique de l’époque.4 Toutefois, l’ouvrage Índice de las poesías publicadas en los periódicos españoles del siglo XVIII, publié par Franciso Aguilar Piñal en 1981, souligne l’importance et la fréquence des publications attribuées à des auteures lyriques dans les différents journaux de l’époque. D’ailleurs, pour encourager et promouvoir la lyrique féminine, divers hebdomadaires hispaniques décidèrent de publier dans leurs pages quelques extraits de ces poétesses remarquables.5 Cependant et malgré la qualité incontestable des productions lyriques féminines, les Ilustrados6 n’étaient pas prêts à reconnaître leur qualité intrinsèque, car, vers la fin du XVIIIe siècle, les écrivains hispaniques étaient encore peu nombreux à soutenir les productions de leurs homologues féminins.
Parmi toutes ces poétesses exceptionnelles, il y en eut une qui se fit plus particulièrement remarquer : María Gertrudis Hore. Cette créatrice espagnole fut l’une des voix les plus originales et les plus compétentes par rapport à certains thèmes très polémiques à cette époque : la défense des droits des femmes et la psychologie féminine. Elle est considérée par la recherche contemporaine comme l’une des grandes auteures des Lumières hispaniques. Sa production lyrique fut, selon la critique littéraire espagnole, la seule à pouvoir rivaliser avec celle de ses semblables masculins. Le journal madrilène le Diario de Madrid soulignait déjà en 1795 la qualité de sa plume, la beauté de son style et l’harmonie de ses vers,7 qui faisaient d’elle une poétesse admirable. Les rares poésies conservées de cette femme extraordinaire constituent un témoignage honorable de la nature courtoise de cette écrivaine, qui dans un temps plus heureux pour les Lettres aurait sans doute pu produire des œuvres encore plus brillantes et agréables.
Grâce aux différentes archives consultées, nous avons pu constater à quel point cette femme, surnommée la Hija del Sol8, jouissait d’une forte influence dans les différents milieux sociaux et culturels de la ville andalouse de Cadix.
Elle était très belle, elle avait du charme et elle était dynamique, avec un talent extraordinaire qu’elle employait constamment à la lecture d’ouvrages choisis et savants. Sa silhouette si harmonieuse était vêtue avec la plus grande élégance ; elle portait des habits riches et d’un goût raffiné. Elle était appelée couramment la Fille du Soleil, pour témoigner ainsi de son rayonnement parmi les autres dames grâce à sa voix douce, son charme envoûtant et ses vers mélodieux.9 (Cambiasso y Verdes 1829 : 72)
Grâce aux différentes recherches menées par Frédérique Morand (2004) et Emilio Palacios Fernández (2002), nous savons que sa réputation lyrique s’accentua à partir de la publication de certains de ses poèmes profanes dans les journaux les plus influents de l’époque (Bolufer Peruga 1999 : 211-212). Le Correo de Madrid ou le Censor Mensuel de 1795 faisaient partie de ces journaux dont les critiques positives concernant la production lyrique de cette poétesse andalouse inondaient les pages.
Le poème anacréontique est sans aucun doute la meilleure composition de H.D.S. qui ait été publiée dans le journal ; les avertissements utiles qu’il contient, la beauté du style et l’harmonie des vers le rendent fort estimable.10 (Diario de Madrid, le 9 septembre 1795)
La presse devint au XVIIIe siècle l’un des principaux moteurs de diffusion et de divulgation des nouvelles idéologies émergentes au sein de la société espagnole. Elle se fit aussi le ‘porte-parole’ responsable du succès, de l’échec ou de la réputation des différentes œuvres citées tout au long de ses pages. D’ailleurs, la présence de Gertrudis Hore dans les hebdomadaires les plus prestigieux de l’époque témoigne de la célébrité de cette dernière dans le monde des Lettres des Lumières hispaniques.
Comme plusieurs de ses collègues-auteures, Gertrudis Hore utilisa différents pseudonymes pour publier ses premières productions lyriques. María Gertrudis Hore, alias « H.D.S : la fille du soleil »11 ou « Fenisa », consciente du pouvoir des mots, trouva dans sa plume un excellent moyen pour instruire et influencer ses éventuelles lectrices.
Comme le fait remarquer Frédérique Morand dans son étude exhaustive sur la jeune créatrice andalouse, Gertrudis Hore voulait avant tout, grâce à ses différents poèmes, mettre en garde ses concitoyennes en les avertissant de l’attitude trompeuse des hommes et des dangers de l’amour masculin (Morand 2006 : 37). Ces odes connurent un énorme succès, surtout auprès des demoiselles espagnoles. Au total, des 58 poèmes qui furent signés par H.D.S., 12 furent publiés ; mais ils furent eux aussi rapidement censurés, entre la fin des Lumières et la première moitié du XIXe siècle.
Grâce aux différents actes de censure conservés à la Bibliothèque nationale espagnole, nous savons que les censeurs estimaient qu’il s’agissait de productions superficielles compte tenu des besoins intellectuels de la société espagnole (Serrano y Sanz 1903 : 510).12 Cette censure habituelle des publications féminines fut peut-être la raison pour laquelle une grande majorité des écrivaines des Lumières hispaniques utilisèrent l’anonymat pour échapper précisément aux critiques, mais surtout pour éviter la condamnation de leurs productions.
La censure espagnole au XVIIIe siècle est trop connue pour qu’il soit nécessaire d’y revenir dans ces pages, mais comme l’affirme Lucienne Domergue (1996 : 6) : « au sud des Pyrénées, censure et Lumières font bon ménage ». Toutefois, puisqu’il va en être question ici et que ce phénomène ne saurait être compris hors du contexte général de la censure, force est de constater que cette surveillance et les sanctions consécutives s’acharnèrent fortement contre les plumes les plus audacieuses. Les femmes devaient comme les hommes solliciter un permis d’impression pour publier leurs travaux. Cependant, mes différentes recherches m’ont permis de prendre conscience que les inquisiteurs ne traitaient pas de la même façon un texte signé par un homme que par une femme. En effet, dans le cas des femmes, comme nous venons de l’évoquer, le seul fait d’écrire sur quelques thèmes considérés comme inconvenants à leur sexe pouvait provoquer l’interdiction directe de l’œuvre, à la suite d’un rapport défavorable, sous prétexte que cette publication attentait directement à l’ordre social établi de l’époque.
Malgré les désaccords avec le Saint-Office, María Gertrudis Hore fit de ses poèmes une lecture didactique pour les femmes de son temps et devint une fervente défenseure des droits des femmes et une militante tenace contre les abus masculins et la société misogyne de l’époque.
2. Entre affirmation de soi et amour profane
Consciente du pouvoir de sa plume, María Gertrudis Hore décida de mettre en évidence, tout au long de ses vers, les inégalités sociales et amoureuses existant entre les sexes (Morand, 2006 : 39). Et ce, jusqu’au point de qualifier à plusieurs reprises les hommes d’« ennemis mortels ». Selon l’auteure elle-même, ses poèmes devaient être lus comme un document empreint de ses expériences personnelles et de celles d’autrui (Smith, 1987 : 85).
Y permíteme a mi afecto que repita
aquel aviso; pues gustosa hallo
que licencia me da para este asunto
ser de tu sexo, y el tener más años.
guárdate, como digo de Cupido,
pues su engañoso trato,
enemigo mortal de los ingenios,
acaba en ocio, si empezó descanso.13 (Hore 1768 : 107)
Quelques vers centrés sur le moi entrent en scène pour chanter le malheur, les doutes et les craintes de l’auteure – un « je » qui incarne la condition humaine à travers l’expression des sentiments amoureux. En outre, ces vers montrent aussi un sujet poétique qui définit une relation d’interlocution, grâce à la présence du pronom « toi ». Un « toi » singulier et unique, mais en même temps pluriel, qui fait que ce message de l’amoureuse à son bien-aimé est porteur d’une véritable déclaration d’amour. Grâce à un style simple et limpide, la thématique amoureuse est chantée de manière assez traditionnelle.
María Gertrudis Hore a eu recours à d’autres thèmes lyriques : la nature, sa ville natale ou la mythologie gréco-romaine. Les mythes, comme on peut le constater par exemple dans les vers précédents, sont assez récurrents dans la production de la poétesse, tout comme les chants allégoriques du désir. Cupidon, Vénus, Minerve, Sappho, Aphrodite, Diane ou Myrtée (noms très souvent attribués aux temples en l’honneur de la déesse Vénus par les poètes classiques) occupent une place centrale dans les vers de la Gaditane, sous la forme de la simple mention de leurs noms ou parfois comme des allusions mythologiques sous la forme de métaphores.
Par ailleurs, les compositions lyriques où la poétesse marie l’expression des sentiments aux allusions mythologiques sont relativement fréquentes. Soulignons à ce propos l’idylle14 suivante, qui est renforcée par une évocation fervente de la joie du moi poétique ; cette voix féminine y chante un amour sincère et éternel à son amant poétique « Mirteo »15 :
El campo piso apenas
cuando con alegría
a recibirme amante
Mirteo se anticipa.¡Con qué placer le veo!¡con qué gusto me mira!¡Ah amor! ¿Quién a tu imperio
le llama tiranía? 16 (Hore 1768 : 107)
Toutes ces compositions montrent d’une certaine façon le grand paradoxe de la poésie de Gertrudis Hore : un amour exclusif, secret, en définitive impossible, qui, malgré sa difficulté évidente, prend une dimension universelle incontestable.
Dès 1768, date de la publication de ces premiers poèmes, María Gertrudis Hore réalisa, comme nous avons pu l’analyser auparavant, grâce à l’utilisation habile des vers anacréontiques,17 une critique dure et réaliste de l’univers de l’amour et des sentiments. Ces vers, caractérisés par un érotisme gracieux et léger, permettront à la poétesse de mettre en évidence tous les topiques de l’amour : l’amour sensuel, l’amour passionnel, l’amour-prison, l’amour destructeur, l’amour tragique… En outre, quelques touches d’érotisme innocent accompagnées d’un rythme musical assez trépidant tout comme d’un langage vivant et des nombreuses ressources rhétoriques qui caractérisent ses poésies (adjectifs, diminutifs, ornementation mythologique, allusions métaphoriques, etc.) couronnèrent ses productions d’un succès indiscutable dans les différents cercles intellectuels hispaniques de l’époque.
Des recherches plus récentes se sont longuement penchées sur l’omniprésence de la thématique amoureuse dans les productions de Gertrudis Hore. Beaucoup de spécialistes ont voulu mettre l’accent sur cette légende autour d’une relation amoureuse vécue entre la poétesse gaditane et un jeune militaire alors qu’elle était mariée. Ce fut précisément durant cette prétendue trahison maritale18 que le lyrisme amoureux de Hore connut sa plus grande splendeur. Il s’agit de vers libres et sincères où la poétesse gaditane exprime la beauté de cette relation amoureuse déloyale – et ce, d’une façon très personnelle, guidée par un besoin intérieur spontané, sans penser à une éventuelle publication de ces vers. Ces octaves montrent précisément ce dévouement de femme amoureuse, faisant don de soi pour s’abandonner complètement à l’homme aimé :
Mi tierno amor a tu lealtad confío
y solo en ti reposa mi cuidado
rigores abandona el pecho mío,
todo a tu dulce afecto dedicado.
En tu poder entrego mi albedrío,
ostento el mando que mi fe te ha dado,
mis caprichos se rinden a tu ruego,
ya en mí no hay voluntad, pues te la entrego. 19 (Hore 1768 : 109)
En définitive, comme le souligne très bien Virginia Trueba, « les poèmes de cette poétesse parlent d’amour, de solitude, de maternité et d’infortune, grâce à une voix féminine toujours différente, une voix qui, dans certaines occasions, devient très autobiographique » 20 (Trueba 2004 : 121).
3. Le don de soi dans l’amour divin
En dépit de sa gloire littéraire, la vie privée de la poétesse fut quelque peu tumultueuse. Que ce soit sous la contrainte d’un mari autoritaire n’admettant pas ses aventures extraconjugales ou dans l’intention de se libérer de contraintes sociales devenues trop pesantes, María Gertrudis Hore décida de rentrer à l’âge de trente-cinq ans dans un couvent où elle finit ses jours.
De plus, nous savons, grâce à certaines études contemporaines (Morand 2004 : 88), que l’intellectuelle décida de brûler toutes ses poésies profanes avant sa retraite spirituelle. C’est sans doute l’une des principales raisons pour lesquelles l’accès à la production de cette femme de lettres fut si difficile. La publication anonyme de certaines de ses œuvres et la préservation seulement partielle de quelques manuscrits, gardés soigneusement dans les archives et bibliothèques espagnoles (Hore 1782), font de toute tentative de recherche une mission presque impossible. Cependant, nous avons pu récupérer quelques lignes écrites par la poétesse, qui déclare à ce sujet :
« La plus désabusée du monde pour le fuir […], avec le consentement d’un certain Don Estéban, j’ai fait mon entrée au couvent, où en donnant des preuves de ma vraie motivation […], j’ai servi au couvent dans toutes les tâches que l’on m’a attribuées, et tout en ayant conscience de cela, je suis convaincue que pour la sécurité de mon salut, le seul statut qui me convienne est celui de religieuse… »21 (Hore 1782 : 102)
De toute évidence, nous distinguons un changement drastique dans le style de Sœur Gertrudis. Les vers postérieurs à son entrée dans la maison religieuse seront complètement différents de ceux publiés précédemment. Nous pouvons donc diviser sa production lyrique en deux périodes clairement distinctes selon les différents moments de sa vie : la poésie profane et la poésie religieuse. Le thème de l’amour analysé précédemment se transformera ensuite en déception, et ses allusions à la vie mondaine et la défense des capacités intellectuelles des femmes seront remplacées par des réflexions religieuses et des éloges divins.
Ces changements d’écriture et de thématique furent rapidement remarqués par les spécialistes contemporains (Palacios 2002 : 98), qui ne tardèrent pas à souligner un nouveau style dans les odes de la poétesse dévote. Les compositions poétiques des premières années resplendissantes de sa vie, comme sorties des profondeurs de l’âme et sans autre rhétorique que celle apprise dans les tromperies et les désillusions d’amours interdites, cédèrent la place à des productions amères, négatives et obscures. Comme l’écrit précisément Augusto Leopoldo de Cuento (1871 : 558) dans son anthologie des poètes espagnols, ces poèmes, au début, étaient « sucrés comme le miel et puis plus amers que le fiel et l’absinthe ».22
Durant cette étape religieuse, nous remarquons aussi que les réflexions amoureuses, si caractéristiques dans les odes de la poétesse andalouse, se transformèrent en critiques méprisantes des tentations charnelles et du libertinage. Les symboles de sa poésie anacréontique seront utilisés dans cette nouvelle période avec une signification bien différente. La fleur, par exemple, ne représente plus la jouissance et la passion ; elle devient un déchet : « Verás caer marchitas / esas rosas de Venus / y perder la fragancia / que antes fue tu embeleso ».23 De même, la sexualité ou la séduction, tant vantées dans ses poèmes antérieurs, devinrent bientôt le démon des êtres humains, et l’exaltation de Vénus se sublima en exaltation de la figure de la vierge Marie et de l’amour de Dieu.
Ay mi Dios sin ti que fuera
este envanecido ser,
que con sólo tu querer,
en nada se resolviera:
cuando pienso en lo que era
y soy, temo lo que harás
conmigo, y al ver que estás
pronto a castigar mi error,
te entrego mi ser Señor,
que yo no lo quiero ser más.24 (Hore 1782 : 62)
C’est désormais à Dieu que la poétesse fait don de soi. En outre, certaines de ses nouvelles odes reflètent une sorte de mea culpa. En lisant ces nouveaux poèmes, le lecteur a l’impression que les vers sont en quelque sorte un moyen de purification d’un passé condamnable et luxurieux que María Gertrudis Hore tenta d’effacer.
Cependant, nous devons préciser que beaucoup de spécialistes contemporains (Morand 2004 : 90) considèrent que l’enfermement religieux de l’écrivaine espagnole ne fut pas un acte volontaire. Relevons certains propos d’Adolfo Castro, auteur qui soutient l’hypothèse d’une condamnation forcée à la réclusion conventuelle à perpétuité :
La « fille du soleil », si réputée et belle, choisit une petite cellule et une vie austère […] : certains disaient que l’arrivée inespérée d’un jeune homme […] l’obligea à chercher refuge dans le cloître pour sauvegarder sa vertu ; les autres, que ce fut à cause des exigences de son époux qui doutait de sa loyauté ; et la majorité, qu’elle ne voulait pas laisser le monde, qui l’avait adorée belle et jeune, la mépriser à cause des ravages du temps…25 (Castro 1858 : 795-796)
Quoi qu’il en soit, que la démarche religieuse de María Gertrudis Hore ait été volontaire ou non, c’est dans cette seconde phase de sa création artistique que s’accomplissent la transfiguration de l’amour profane en amour divin et la fusion de Dieu avec sa créature :
Bondad inmensa increada
principio de todo bien,
ven en mi socorro ven,
para conocer mi nada.26 (Hore 1789 : 71)
Conclusion
María Gertrudis Hore constitue ainsi un parfait exemple pour comprendre comment les Lettres devinrent, au XVIIIe siècle, une excellente façon pour toutes ces femmes curieuses et cultivées de s’exprimer et de défendre leurs droits et leur vision particulière de la société. À la différence d’autres œuvres féminines, les productions lyriques de la poétesse andalouse ne tombèrent pas dans l’oubli, puisque ses contemporains ne tardèrent pas à vanter et à rééditer son travail. Les recherches les plus actuelles (Franklin Lewis 1996 : 96-99) la désignent comme une intellectuelle incontestable, pour qui l’enfermement religieux ne fut pas un obstacle à la continuité de son travail. Comme la poétesse elle-même l’écrivait : « Je n’écris pas des romans de fantaisie, mais un ensemble de scènes de la vie réelle, de descriptions, de portraits et de réflexions. 27 » (Morand 2004 : 195).
Ces propos de la poétesse andalouse nous mènent directement aux dernières années du XVIIIe siècle. Les Lumières touchaient à leur fin et s’éteignaient peu à peu ; mais les vers de cette femme de lettres hispanique montrent que des femmes participèrent aussi activement à (écrire) l’histoire de leur siècle. Malgré les obstacles, les limitations et les contradictions, elles ouvrirent les portes d’une société dans laquelle elles étaient traditionnellement reléguées à un rang inférieur, en arrière-plan de la vie sociale, dans une société hiérarchisée où commençait fort heureusement à poindre une transformation encourageante.