Gabrielle de Coignard (1550-1586) est une poétesse toulousaine relativement méconnue, dont les Œuvres chrétiennes ont été publiées par ses filles à titre posthume en 1594. Il n’est pas certain que l’auteure ait souhaité cette publication :
Demeurez donc mes vers enclos dedans mon coffre,
Je vous ay façonnez pource que je vous offre
Aux pieds de l’Eternel, qui m’a fait entonner
Tout ce que j’ay chanté sur ma lire enrouée :
Je me suis à luy seul entièrement vouée,
Ne voulant mes labeurs à nul autre donner.
(XIV, v. 9-14)1
Pourtant son œuvre, négligée pendant longtemps, a traversé les siècles. Après avoir fait l’objet d’éditions partielles (notamment des Sonnets spirituels) puis d’études sporadiques au XXe siècle,2 elle a définitivement été tirée de l’oubli en 1995 grâce à l’édition critique de Colette H. Winn. Son intérêt principal était, aux yeux de l’éditrice, de s’inscrire parfaitement dans un mouvement religieux né au XVIe siècle et soucieux de raviver une foi catholique en butte aux assauts du protestantisme. Colette H. Winn écrit dans son introduction à l’édition critique :
L’Église catholique qui s’inquiétait des progrès du protestantisme, cherchait à fournir aux chrétiens des moyens pratiques de raviver leur foi. C’est ainsi qu’allaient se développer les exercices spirituels. Les Exercitia spiritualia d’Ignace de Loyola, parus pour la première fois hors commerce en 1548, et le Libro de la Oración y Meditatión de Louis de Grenade (1566), traduit en français dès 1575 par François de Belleforest sous le titre Le vray chemin, contribueraient à vulgariser dans l’Europe entière la discipline dévotionnelle. Dans les pays de la Contre-Réforme, leur popularité fut immédiate et dura jusque vers le milieu du dix-septième siècle. Le principe des exercices spirituels est de conduire l’être intérieur, par le recours aux sens et aux émotions, à une vie de plus en plus pénétrée par Dieu. Les moyens d’y atteindre sont la pénitence, la prière et la méditation. (Coignard 1995 : 45-46)3
C’est bien dans ce contexte de tensions religieuses de la fin du XVIe siècle que sont rédigées les Œuvres chrétiennes, et l’intérêt socio-historique de l’œuvre est indéniable. Gabrielle de Coignard inscrit pleinement son œuvre dans ces pratiques dévotionnelles propres à rapprocher le chrétien de Dieu. Mais la poétesse compose une poésie pénitentielle favorisant l’expression des sentiments, et son œuvre prend ainsi des accents personnels qui ne peuvent que susciter l’intérêt de la critique contemporaine, en particulier du point de vue du caractère féminin de l’écriture. En effet, si cette poésie propose des méditations sur les mystères de la vie du Christ et une dévotion tendant vers le but de tout chrétien – la béatitude céleste et l’union mystique avec Dieu – elle fait aussi figure de ‘cri de l’âme’ interpellant les lectrices et lecteurs d’aujourd’hui. Nous verrons comment, dans la double démarche de dévotion et d’écriture, la poétesse exprime ses sentiments, passant dans un premier temps de l’angoisse au repentir, puis se perdant dans des méditations sur la vie du Christ, de la Nativité à la Passion, pour finir par crier son désir de Dieu et son aspiration à l’union mystique, franchissant ainsi les étapes traditionnelles de la dévotion de son époque tout en en renouvelant le genre.
1. De l’angoisse au repentir : une poésie pénitentielle
Si quelques poèmes de Gabrielle de Coignard sont clairement d’inspiration autobiographique,4 il ne faut cependant pas considérer le je lyrique comme un je autobiographique dans tout le recueil, mais comme le je universel dans lequel chaque chrétien et chaque lecteur peuvent se reconnaître, car la poésie est la trace d’un dialogue avec Dieu.5 Le je poétique est influencé par le je des Psaumes.6 Les poèmes de Gabrielle de Coignard mettent toutefois en place une intimité par l’énonciation, et le lecteur pense qu’il s’agit d’abord de celle de la poétesse avant d’être renvoyé ensuite à son intimité propre. Gabrielle de Coignard se met en scène comme femme chrétienne, ce qui confère authenticité et force à sa parole.
La poésie pénitentielle est marquée par l’angoisse du pécheur, la confession des péchés et la contrition, trois phases favorables à l’expression des sentiments du je lyrique. Dès le premier sonnet du recueil,7 le je cherche à « soulager [sa] peine » (I, v. 4) et avoue avoir « l’angoisse en l’ame » et « la larme à l’œil » (I, v. 12). C’est donc une chrétienne tourmentée qui apparaît à l’ouverture des Œuvres chrétiennes. Pour décrire l’« amere tristesse » (XXXII, v. 1), Gabrielle de Coignard utilise plusieurs images, comme celle de la tempête.
Mon cœur estoit de douleur oppressé,
Je n’avois plus parole ny langage,
Mon estomach ressembloit à l’orage,
Qu’eleve en mer Aquilon courroucé.
Mille sanglots vers le ciel j’ay poussé,
Vrais tourbillons eschelans ce nuage,
Et me sauvant d’un plus triste naufrage,
J’ay submergé mon courage lassé,
Non pas des eaux d’une claire fontaine,
Mais du torrent des larmes de ma peine,
Qui m’ont servi beaucoup pour ceste fois :
Car le bon Dieu voyant sa creature
Souffrir à tort quelque inhumaine injure,
Par sa paix saincte appaise ses esmois.
(XXIV)
La douleur est si forte que le je n’a « plus parole ny langage », ce qui est figuré par l’emploi du décasyllabe. Gabrielle de Coignard n’utilise que vingt-huit fois ce mètre dans ses cent vingt-neuf « Sonnets spirituels », les autres étant composés en alexandrins. Selon Colette H. Winn, le décasyllabe est « réservé aux sujets plus légers » (Coignard 1995 : 114), mais ce n’est pas le cas ici. L’eau de la tempête et du naufrage – qui représente l’angoisse – est remplacée par celle des larmes, une eau purificatrice, qui attire la pitié divine. « Ce poème sur le retour à Dieu par la repentance, reprend un thème assez banal chez les poètes religieux de la fin du siècle, à savoir le thème de la mer grosse de tempêtes et de naufrages, de la navigation dangereuse » (Coignard 1995 : 169). Gabrielle de Coignard recourt de nouveau à ces images dans le sonnet XXXIX :
J’ay le cœur oppressé d’une amere tristesse, […]
Une mer de regrets, un torrent de douleurs,
Submerge ma raison dans l’abisme d’angoisse.
(XXXIX, v. 2 ; 5-6)
Ces métaphores permettent de souligner l’importance quantitative de la douleur, presque insupportable, et sont peut-être une allusion à la « vallée de larmes »8 du Salve Regina. Pour exprimer « l’asbime d’angoisse », Gabrielle de Coignard utilise l’hyperbole et la métaphore qui soulignent l’abondance et la profusion avec des termes comme « mer », « torrent », « abisme », « mille et mille », « tous », « tousjours », « et par mer, et par terre ». Comme dans d’autres sonnets, l’image de l’eau permet de figurer cette abondance.
Gabrielle de Coignard emploie d’autres métaphores pour décrire l’angoisse et la douleur qu’elle provoque : « Mes regrets sont des dartz qui me percent les os, / Mes maux sont des marteaux et mon cœur un enclume » (LXXVIII, v. 13-14). L’image du dard – ou de la flèche – apparaît très fréquemment et dans divers contextes – nous y reviendrons – et ici elle montre bien comment une souffrance morale devient physique tellement elle est forte et violente. Le vers suivant propose, dans un parallélisme, une métaphore avec les outils du forgeron. Celle-ci est reprise au sonnet CXIX : « Ayant comme un marteau mes importuns affaires, / Qui vont frappant le clou de mes fortes douleurs » (v. 3-4). Cette fois-ci, le parallélisme se développe en deux vers et la métaphore est différente puisque le marteau figure non plus les « maux », mais les « importuns affaires » et qu’il n’est plus question d’enclume, mais du « clou [des] fortes douleurs ». Quoique l’expression soit modifiée, il s’agit d’une variation sur le même thème.
Gabrielle de Coignard décrit aussi des nuits d’angoisse, motif inspiré à la fois du psautier et de la poésie de la Renaissance.
Obscure nuit, laisse ton noir manteau,
Va reveiller la gracieuse aurore,
Chasse bien loin le soin qui me devore,
Et le discours qui trouble mon cerveau.
Voici le jour gracieux, clair et beau,
Et le soleil qui la terre decore,
Et je n’ay point fermé les yeux encore,
Qui font nager ma couche toute en eau.
Ombreuse nuit, paisible et sommeillante,
Qui sçais les pleurs de l’ame travaillante,
J’ay ma douleur cachée dans ton sein,
Ne voulant point que le monde le sçache,
Mais toutefois, je te pry’ sans relasche,
De l’apporter aux pieds du Souverain.
(X)
Ce thème de la nuit d’angoisse et de remords se trouve souvent abordé dans les Psaumes, c’est pourquoi nous pouvons rapprocher les vers 7 et 8 du verset 7 du Psaume 6 : « J’ay travaillé en mon gemissement, je laveray toutes les nuictz de mon lict, et arrouseray ma couche de mes larmes. »9 Le motif du psalmiste est repris par le pétrarquisme10 : de spirituel, ce thème devient donc profane et est employé dans le contexte amoureux. Selon Colette Winn, le sonnet de Gabrielle de Coignard peut aussi être interprété comme une « réminiscence pétrarquiste de ces longues nuits pendant lesquelles l’amoureux insatisfait s’absorbe dans le désespoir de sa solitude » (Coignard 1995 : 150). Le mal-être apparaît souvent la nuit, comme dans le sonnet LXXX, en effet « le motif obsédant de la nuit trahit l’angoisse profonde de la poétesse » (Berriot-Salvadore 1990 : 439). Ce sonnet, récit d’une nuit agitée, exprime la souffrance physique (« lict dur », « chardons poignans », « ceps estraignans », « tournée ») due à un malaise moral (« je suis de souci cruellement genée », « pensers preignans », « ennuys et regrets », « peine »). Le lecteur reconnaît ici un topos de la poésie amoureuse, développé notamment dans le sonnet V de Louise Labé (1986 : 123-124).
Les regrets et angoisses sont liés à la crainte du Jugement Dernier, selon André Gendre, qui écrit : « le grand objet terrifiant, c’est la mort ou plutôt la damnation qui suit la mort » (2003 : 421). Si l’homme est pécheur, il peut craindre la colère divine qui le condamnerait à l’Enfer. Deux sonnets consécutifs développent ces craintes, dont le sonnet LV, dans lequel Gabrielle de Coignard interpelle Dieu dès le premier vers par les exclamations : « Ha ! mon Dieu, je me meurs ! Ha ! mon Dieu, je trespasse ». Ce vers, construit avec un parallélisme qui joue sur la synonymie et la répétition, saisit le lecteur. Celui-ci apprécie aussi les expressions fortes comme « le feu sortira des clartez de ta face », « ce jour de douleur », « l’eternel tourment » (v. 5 et 6). Les tercets esquissent une représentation du chaos : « quelle horrible tempeste, […] L’univers bruslera par un ardant deluge ». Le bruit est omniprésent avec l’« estrange clameur » et « la bruyante trompette » de « l’Ange ». Le lecteur perçoit une certaine angoisse devant l’horreur de la scène d’autant plus que le je initial laisse place à un nous, comme souvent dans la poésie de Gabrielle de Coignard, selon une dynamique de généralisation, qui permet de toucher plus facilement le lecteur en l’intégrant.
Gabrielle de Coignard décrit aussi la peur devant le combat spirituel à mener. La métaphore est alors militaire avec l’isotopie de l’armée :
Faut il tant marchander, ô mon ame couarde,
Pour ton advancement, à te faire enrooller
Sous la Croix, d’où tu veux ce semble reculer ?
Non, il faut s’asseurer soubs la divine garde.
Le soldat n’a point peur, car la guerre luy tarde,
Si son grand Coronnel le prie d’y aller :
Ainsi nos ennemis ne nous peuvent troubler,
Si le Dieu tout puissant est nostre sauve-garde.
(XLIII, v. 1-8)
Gabrielle de Coignard met en parallèle l’âme craintive avec le soldat courageux pour redonner de la vaillance à la première – surtout que celle-ci bénéficie de l’aide du « Dieu tout puissant » qui « en tous nos combats […] s’est fait Coronel » (LXIII, v. 4). Dans les tercets du sonnet XLIII, la poétesse rappelle qu’il s’agit d’un combat spirituel contre de « fiers ennemis », c’est-à-dire contre les péchés. Ce thème sera développé dans une pièce des « Vers Chrétiens » : « Combat de plusieurs ennemis qui nous assaillent » (Coignard 1995 : 358-365). Le sonnet XLIII insiste sur la rédemption avec des expressions comme « divine garde » (v. 4), « sauve-garde » (v. 8), « ô mon doux Redempteur » (v. 9), « saincte faveur » (v. 10) ou encore « secours » (v. 14). Celles-ci sont en opposition avec la crainte de l’âme et sa faiblesse. On lit alors en creux l’espérance du je qui croit en la miséricorde divine et s’écrie alors : « Je dresse au Tout Puissant l’espoir de mon attente » (XXXI, v. 5). Dieu lui-même est l’« espoir des innocens » (LXXIX, v. 10) : « Car tu es mon espoir, ma nef, et mon nocher » (XLI, v. 14)11, « Ton nom est tout l’espoir de ma redemption » (LXIV, v. 7).
Le lecteur des Œuvres chrétiennes découvre ainsi le cheminement du pécheur qui retourne à Dieu, « l’itinéraire spirituel du poète pénitent » (Marczuk-Szwed 1992 : 52) : l’examen de conscience entraîne un aveu ou une confession des péchés avec une sincère contrition. Cela conduit à une pénitence, même si le pécheur sait que Dieu est miséricordieux. Ce lyrisme pénitentiel est toutefois très particulier. « Le type de la vaste méditation pénitentielle basée sur les topoï des psaumes n’apparaît pas chez Gabrielle de Coignard, en dépit de l’énorme vogue de ce genre dans la poésie de l’époque, ce qui témoigne de sa relative indépendance par rapport à la Bible. » (Marczuk-Szwed 1992 : 52-53) On ne trouve pas ici de grandes méditations sur la nature déchue de l’homme, le péché, la vanité de toute chose et la mort. Plusieurs poèmes résonnent comme les aveux humbles et sincères d’un individu de sexe féminin et font figurent de confession mise en vers.
Qu’on aye opinion que je suis hypocrite,
Ayant le cœur rempli de ruse et fiction,
Que tout ce que je fais est ostentation,
Que je suis envieuse, arrogante, et despite :
J’advoue tout cela, plus encor’ je merite
Qu’on publie par tout mon imperfection.
Toutesfois le haut but de mon intention
Ne se changera point, quoy qu’on m’aye descrite.
Que l’on die de moy tout ce que l’on voudra,
Je m’asseure qu’en fin matiere leur faudra :
Car Dieu qui voit à clair la verité celée,
Permettra que ceux-là, qui blasment les vertus,
Seront de leur baston à la parfin battus,
Ayant d’un repentir leur ame bourrelée.
(IX)
Le je très humble de ce sonnet fait un examen de conscience et avoue ses péchés devant les personnes qui l’entourent et devant Dieu. L’anaphore en « que » et les énumérations créent un effet de liste – de sentiments vils – qui tend à amplifier la quantité de péchés commis.
La confession littéraire est courante, avec notamment la paraphrase des psaumes pénitentiels qui est « un genre littéraire humaniste » (Duru 2012 : 120). Cependant si Gabrielle de Coignard s’inspire des Psaumes, elle ne fait guère de paraphrase stricte, comme Clément Marot par exemple.12 Sur les sept psaumes de la pénitence,13 la poétesse n’en retient qu’un : le 50 (51) auquel elle consacre trois sonnets (L, LI et LXVII), chacun prenant pour objet un verset. Ainsi le sonnet L, sans énumérer les péchés du je, est un aveu des « pechez infinis » et de l’« enormité [du] forfaict commis ». Ce sonnet est l’interprétation et l’appropriation du Psaume 51 (50) annoncées dès le titre « Sur le verset, Averte faciem tuam a peccatis meis ». Le je vouvoie Dieu alors que le plus souvent, dans le reste de l’œuvre, il le tutoie. Ce vouvoiement, qui n’est pas utilisé dans le Psaume, est peut-être le signe que le péché éloigne de Dieu. La dénomination des péchés est assez hyperbolique : le je confesse l’« énormité de [son] forfaict commis », ses « pechez infinis » et sa « faute mortelle ». L’hyperbole est soutenue par la répétition des termes « destournez, effacez, pechez » qui accentue cette idée de nombre. La répétition souligne aussi l’insistance avec laquelle le pécheur demande le pardon. Gabrielle de Coignard passe du singulier au pluriel et inversement en parlant des péchés. Au vers 2, il s’agit d’un « forfaict », au vers 3 des « pechez infinis », ce pluriel reste jusqu’au vers 8 et au vers 14 il redevient singulier avec la « faute mortelle ». Le singulier est donc employé au début et à la fin du sonnet. Outre un effet d’encadrement, il a peut-être la valeur d’un pluriel. La structure de ce sonnet est assez particulière dans la mesure où le vers 1 et le vers 14 se répondent, en créant un bouclage sémantique. Tout en disant à Dieu de se détourner, la pénitente lui avoue ses péchés. Ce paradoxe est résolu dans le pardon. Dieu voit les péchés, mais si l’être humain lui en demande pardon, il accepte de les « [effacer] » et donc de ne plus les voir.
L’examen de conscience permet aussi de remarquer l’inconstance des sentiments, leur contradiction et leur versatilité.
Je suis ores trop douce, or’ sans compassion,
Ores j’ay trop de pleurs, ores j’ay trop de joye,
Je ne me puis facher pour chose que je voye,
Et puis je suis esmeue à toute occasion.
(XLI, v. 5-8)
Le parallélisme de construction souligne les sentiments contradictoires et changeants qui animent le je poétique et qui s’opposent à la stabilité divine. Le je s’interroge alors : « Helas ! qui domtera ces passions estranges ? » (XLI, v. 9). Gabrielle de Coignard emploie le mot passions comme un synonyme de sentiments, émotions, sensations. Le terme suggère que ceux-ci submergent le je, le dominent : passion signifie à la fois fait de ressentir et fait de subir.
« Ores j’espere, ores je suis craintive, / Quand je ne puis vaincre mes passions » (XLIV, v. 5-6). Cette opposition entre espoir et crainte est fréquente dans la poésie amoureuse (ici spiritualisée par la poétesse14) où le je souffre de l’absence de l’être aimé ou de sa froideur. Lectrice de Ronsard, Gabrielle de Coignard lui a peut-être emprunté sa construction en reprenant le vers 1 du sonnet XLIII du Premier livre des amours : « Ores la crainte et ores l’esperance » (Ronsard 1950 : 20).
Le modèle de l’autoanalyse d’un homme amoureux fournit [à Gabrielle] des outils poétiques pour la présentation de l’âme du pécheur. Grâce à l’emploi des contrastes et des paradoxes, consacrés par la poésie pétrarquiste, [elle peint] les nuances psychologiques inconnues aux pénitents de l’Ancien Testament. (Marczuk-Szwed 1992 : 59)
La confession des péchés doit aller plus loin et être faite avec une sincère contrition. Gabrielle de Coignard insiste sur ce sentiment dans plusieurs sonnets et développe l’expression des regrets, souvent par des hyperboles : « J’avois mille regrets de mes fautes commises » (XCVII, v. 9). La poétesse développe ce thème dans le sonnet XXXIX où les larmes confirment le regret des péchés. Le sonnet XL exprime la contrition en opposant la beauté de la Création aux péchés du je. La construction même du sonnet renforce l’opposition et donc insiste sur le repentir : l’anaphore en « ny » des deux quatrains est rompue par « Las ! » En effet, « le contraste entre l’autonomie joyeuse de la nature et l’accablement de l’homme est un procédé très fréquent de la poésie pétrarquiste. Gabrielle le convertit à l’expression de la contrition du pécheur. » (Marczuk-Szwed 1992 : 58) Les péchés sont rendus plus graves par l’évocation d’une Création parfaite qui ne peut pas alléger le regret.
2. De la Nativité à la Passion : les méditations
Ayant de mes pechez vive contrition,
Je desire chanter ta mort et passion,
Ma seule confiance :
Car le pauvre pecheur voudroit parler tousjours
Du remede excellent qui luy donne secours
A sa mortelle offence.
(« Complaincte sur la Passion de Jesus-Christ », v. 7-12)
La dévotion est accompagnée par la composition poétique et la pénitence par la méditation. Gabrielle de Coignard s’inspire des livres de dévotion de son époque. Sa poésie devient une mise en vers, ou une mise en pratique, de ces ouvrages. La poétesse possédait fort probablement un exemplaire du Vray Chemin de Louis de Grenade, dont nombre de paraphrases sont repérables dans ses « Vers Chrétiens ». Le Vray Chemin, traduit en français dès 1575, est « une sorte de manuel, de guide détaillé, dont le chrétien pouvait se servir seul, sans l’aide d’un directeur » (Kaiser 1975 : 39).
Certains sonnets sont des exemples d’application de la technique d’Ignace de Loyola pour la médiation. Ces poèmes sont alors des « exercices spirituel en miniature » (Kaiser 1975 : 131). La méditation du dévot commence par la mise en place de la scène grâce à l’imagination. Cette représentation mentale permet de mieux méditer sur le mystère choisi. L’intelligence réfléchit ensuite sur cette scène qui fait jaillir émotions et sentiments.
Ceux-ci sont bien différents selon les mystères évoqués. Les méditations sur la Nativité exprimeront – entre autres – la joie des bergers, celles sur la Passion, les douleurs de la Vierge et du Christ d’un côté et l’ingratitude et la cruauté humaines de l’autre. La Nativité comme la Passion permettent une méditation sur la Miséricorde divine : le Christ s’est incarné, a souffert et est mort sur la Croix pour le salut de l’humanité des hommes.
Le poème « Pour la nuict de Noel » évoque la « joye souveraine » (v. 54) annoncée par les anges aux bergers. Cette joie est partagée par tous : « tout le monde esjouyt » (v. 3) ; « le ciel s’est esjouy » (« Noel », v. 25).15 Les anges « chantent sans cesse / De saincte liesse / Ce chant tout nouveau » (« Noel », v. 16-18).16 Les vers se font écho d’un poème à l’autre comme pour mieux faire retentir la joie de Noël. Gabrielle de Coignard décrit aussi la joie ressentie par la Vierge :
De quel ravissement son cœur estoit espris,
Voyant en son giron mignardement s’estendre
Celuy que tous les cieux n’ont pouvoir de comprendre,
D’un soubris enfantin esjouyr ses esprits.
(« Stances sur la nativité de Jésus Christ », v. 81-84)
Si Gabrielle de Coignard – comme d’autres poètes de l’époque – développe le thème de la maternité sacrée, elle met ici l’accent sur la joie extrême – le « ravissement » – de la mère du Christ. Dernier personnage évoqué, Siméon dans le sonnet « De la Presentation » : « Le vieillart Simeon seul esjouyt son ame » (LXVI, v. 5). La joie de Siméon, comme celle de Marie, annonce cependant les souffrances amères de la Passion que la Vierge ressentira, « de douleur cruellement attaincte » (LXVI, v. 10), dans son cœur.
La joie est donc exprimée dans les poèmes sur la Nativité par un jeu de répétition – avec un vocabulaire restreint – et en opposition avec la souffrance qui est soit transformée par la liesse de Noël, soit annoncée pour les jours de la Passion.
Ce mystère douloureux est le plus médité par Gabrielle de Coignard. Selon Joseph Vianey (1969), « les deux sujets préférés des pétrarquistes chrétiens [sont] la mort de Jésus-Christ et le repentir du pécheur », deux thèmes très développés par la poétesse toulousaine. Les méditations sur la Passion permettent l’expression des sentiments de plusieurs personnages impliqués dans le procès du Christ. La Passion est fortement présente dans les « Sonnets spirituels » comme dans les « Vers chrétiens », mais pour notre étude, nous puiserons nos exemples dans le « Discours sur la Passion de Nostre Sauveur Jesus-Christ ». Ce qui est intéressant dans ce poème, c’est que Gabrielle de Coignard s’inspire et même paraphrase le Vray chemin de Louis de Grenade pour composer son « Discours ». Ce poème commence par une invocation au Christ qui permet de rappeler que la rédemption est la conséquence de la Passion et que celle-ci est l’acte de miséricorde par excellence. Puis Gabrielle de Coignard emmène le lecteur à Gethsémani où « Le fils de Dieu ayant l’ame remplie / D’amertume et de dueil, Dieu son pere supplie » (v. 17-18). L’âme interroge le Christ sur cette angoisse : « Pourquoy crains tu la mort par toy tant desirée ? » (v. 26). Si le Christ a eu peur de mourir c’est qu’il a voulu connaître toutes les souffrances humaines pour mieux nous sauver. Ces vers paraphrasent Grenade :
Je sçay bien, Monseigneur, que ceste crainte tienne
Ne procede de toy car elle est toute mienne,
Tout ainsi que le cœur et magnanimité
Ne venoit des Martirs ny de leur saincteté,
Ains du riche tresor de tes sainctes largesses,
Qui a fait surmonter leurs mortelles destresses.
(v. 33-38)
Et certainement, Seigneur Jesus Christ, ceste tienne crainte n’est point tienne, ainsi mienne, tout ainsi que la constance des martyrs ne venoit point d’eux, ains de ta largesse. (Grenade 1579 : fol. 33b.)
Les vers suivants développent, tout en paraphrasant, le propos de Grenade qui crée un autre paradoxe : Dieu meurt pour racheter l’homme de ses péchés, mais ce dernier refuse de se convertir et reste dans une « sourde ingratitude » qui ne fait qu’augmenter les souffrances du Christ. Gabrielle de Coignard reprend même la construction de Grenade pour certains passages : quand celui-ci demande « quels sentimens sont les tiens, y voyant si grands signes de mort. » (Grenade 1579 : fol. 35a.), la poétesse écrit : « Quel sentiment as tu, ô mon ame assoupie, / Voyant mourir ton Dieu, lumiere de ta vie ? » (v. 57-58). Ces vers nous montrent bien que Gabrielle de Coignard ne fait pas que paraphraser Louis de Grenade, puisqu’elle transforme les phrases du manuel de dévotion en vers d’une assez grande richesse poétique. Dans le vers 58 la poétesse introduit, presque sous forme de chiasme, une opposition entre la mort et la vie. Cette antithèse est aussi un paradoxe puisque c’est la Vie qui est mise à mort. Gabrielle de Coignard parle à son « ame assoupie », car, de la même manière que les disciples à Gethsémani, elle éprouve des difficultés à rester concentré et éveillé pendant la prière.
Car si en cest endroit tu n’as compassion ?
De l’extreme douleur de son affliction,
Si luy suant le sang pour laver ton offence,
Tu n’espans de tes yeux larmes en abondance,
Je pense que ton cœur est plus dur que le fer,
Et qu’on pourroit plustost un glaçon eschauffer,
Et si faute d’amour garde que tu ne pleures,
Pleure tes grands pechez et griefves forfaictures,
Qui menent cest aigneau si humble que tu vois,
Pour se veoir immoler sur l’arbre de la croix.
(v. 59-68)
Grenade écrivait :
Si en cet endroit tu n’as compassion de ton Sauveur, et si luy suant par tout son corps, tu ne viens de tes yeux espandre larmes, je pense que ton cœur est tout de pierre. […]
Si par default d’amour tu ne peux plorer, au moins plore à cause de la multitude de tes pechez, puis qu’ils sont cause que Jesus a souffert ces douleurs.
(Grenade 1579 : fol. 35a.)
À la suite de Grenade, le je poétique entraîne son âme à la compassion et même aux larmes, en lui faisant prendre conscience que ce ne sont pas uniquement les hommes ayant condamné Jésus ou souhaité sa mort qui sont responsables des souffrances du Christ, mais bien chaque homme pécheur, malgré la distance temporelle.
Mais ce Dieu tout clement et pere de prudence,
Qui nous voit endormis sans soing ny diligence,
Veille, prie et travaille à nostre advancement,
Et d’apprehension il sue abondamment
En ceste triste nuict pour l’amere tristesse
Qui affligeoit son cœur d’une mortelle angoisse.
(v. 93-98)
Gabrielle de Coignard met l’accent sur la bonté du Christ souffrant, en utilisant la gradation : « Veille, prie et travaille à nostre advancement », qui renforce la solitude du Christ face aux disciples endormis.
La personne qui médite ne peut rester insensible à la scène qui se déroule devant lui :
O quel plus grand effroy peut glacer nos entrailles,
Que de voir le Seigneur, le grand Dieu des batailles,
Se soubmettre au pouvoir des meschants garnimentz,
Et souffrir par leurs mains tant de divers tourmentz
(v. 137-140)
Gabrielle de Coignard associe expression biblique – « le grand Dieu des batailles » est utilisé fréquemment dans l’Ancien Testament17 – et paraphrase du Vray chemin : « Quel plus grand effroy sçaurions nous avoir que de voir le fils de Dieu […] sentencié pour démerites ? » (Grenade 1579 : fol. 36b.) La poétesse insiste sur la méchanceté de ceux qui humilient le Christ pour mieux souligner la douceur de celui-ci :
Car tout incontinent d’une façon horrible,
Courent sur cest aigneau, gracieux et paisible,
Et comme des lyons hurlans et furieux,
Ils vomissent sur luy tout leur fiel envieux.
(v. 141-144)
Ces métaphores animales, qui opposent l’agneau aux lions, pour mieux exprimer la paix et la colère, sont la marque d’un affranchissement de Gabrielle de Coignard par rapport à Louis de Grenade.
Dans tout le poème, la poétesse, tout en s’inspirant du Vray chemin met en opposition la perfection divine – la paix et la charité du Christ – face à l’ingratitude – de Judas et de Pierre – et la « fureur et malice enragée » (v. 441) des « Juifs cruelz » (v. 631).
Plus loin dans le poème, le je ne s’adresse plus à son âme, mais au lecteur « qui n’a le cœur pasmé de grand compassion » (v. 168). L’énonciation change encore quand les « Juifs cruelz » (v. 631) sont pris à partie :
Vous demandez sa mort et voulez son supplice,
Il est en tel estat qu’il merite d’avoir
Plus de compassion que de mauvais vouloir. […]
Mais, ô grand cruauté, par tant d’affliction,
De ce piteux object ils n’ont compassion
(« Discours sur la Passion de nostre Sauveur Jesus-Christ », v. 638-640 ; 657-658)
Gabrielle de Coignard suit clairement le texte de Louis de Grenade qui par cette méditation sur la cruauté humaine lors de la Passion veut amener le dévot à « recueillir quel malheur est du Chrestien de n’estre meu de compassion sur les douleurs de nostre Sauveur Jesus-Christ » (Grenade 1579 : fol. 51b). Présenté par la négative, ce sentiment est en fait mis en avant : il est un des objets de la méditation pour une union quasi mystique avec le Christ.
Les derniers vers du « Discours sur la Passion de nostre Sauveur Jesus-Christ » sont consacrés à la « desolée mere » (v. 794), « la tres-dolente Dame » (v. 817) qui vit la compassion parfaite, « Un glaive de douleur [transperçant] son ame » (v. 818), comme l’avait annoncé Siméon.18 Gabrielle de Coignard reprend Grenade (1579 : fol. 54 a et b) pour évoquer la Mater dolorosa. Ce très beau passage est, dans les deux cas, un dialogue ou plutôt un cœur à cœur entre Jésus et sa mère. Il montre ce qu’est une vraie relation de communion avec le Christ. Marie est un modèle pour le chrétien qui médite sur la Passion, car elle est celle qui, pendant la montée au Calvaire et au pied de la croix, a souffert avec le Christ dans sa chair et dans son âme.
3. Du désir de Dieu à l’union mystique
Le but des exercices spirituels, qu’ils soient pénitentiels ou méditatifs, est l’union mystique à Dieu. Celle-ci a lieu bien souvent dans la béatitude céleste, mais auparavant le chrétien éprouve un désir, une recherche de Dieu. Dès le premier sonnet, le je s’exclame :
Du celeste ruisseau de grace souveraine,
Qui peut des alterez la grand soif estancher :
Je desire ardemment me pouvoir approcher,
Pour y laver mon cœur, de sa tasche mondaine.
(I, v. 5-8)
Gabrielle de Coignard oppose dans ce sonnet la source Hippocrène à la source de vie très présente dans la Bible19 et fait le choix d’une inspiration spirituelle plutôt que profane pour ses écrits.
Le désir, ou plutôt la volonté, d’une vie plus vertueuse traverse l’œuvre de Gabrielle de Coignard : le retour du verbe vouloir, « je veux », tout au long du recueil, en témoigne. Le sonnet XVII, par le prétexte du cauchemar, raconte l’origine de ce désir. L’âme promet de « corriger [sa] vie » (v. 13), mais elle a besoin de Dieu pour « accomplir son vœu » (v. 14). Le sonnet est construit sur le passage du rêve à la réalité, ce qui peut s’interpréter comme la représentation de la conversion. Le rêve est introduit par l’expression « un soir […] ainsi que je dormois », ce rêve est transcrit par l’image du naufrage, la métaphore étant le seul moyen de rendre compte d’un cauchemar, et les verbes sont à l’imparfait, tandis que le retour à la réalité, qui se fait par le réveil « en sus-saut », est marqué par le présent.
Le désir est fondamental dans la vie des chrétiens puisqu’il est à l’origine du cheminement spirituel, ainsi le je lyrique s’écrie « je me sens / Plaine d’un chaut desir de vous louer sans cesse » (CXXIV, v. 10-11). Le désir, tourné vers le Christ, est un moyen de s’unir à lui, et plus précisément d’unifier la volonté du je et celle du Christ. Cette union est la garantie du bonheur, comme Gabrielle de Coignard l’écrit dans le sonnet LXXVII :
Toute félicité que l’homme peut cognoistre,
Et desire jouir au monde passager,
Consiste à sainctement sa volonté ranger,
Unissant son vouloir à celuy de son maistre.
(v. 1-4)
Dans le sonnet suivant, il s’agit d’une prière adressée à Dieu, d’où l’emploi de l’impératif, pour qu’il unisse la volonté de sa créature à la sienne. Le Seigneur apparaît donc comme un guide avec des verbes tels que « gouverne », « adresse », « manie », « conduit » et « apprens ».
Gouverne donc, Seigneur, tout ce que je doy faire,
Adresse mon esprit, manie mon dessain,
A fin qu’estant conduit par ta divine main,
J’acheve à ton honneur cest importun affaire.
S’il ne faut point parler, apprens moy de me taire,
Et s’il faut discourir, que ce ne soit en vain,
Mais sur tout je te pry, cache dedans mon sain,
Ta saincte volonté sans que j’aille au contraire.
(LXXVIII, v. 1-8)
La place de ces deux sonnets consécutifs est remarquable, car ils développent le même thème, le second approfondissant le premier. Cet ordre ne semble pas être un hasard, mais nous ne pouvons développer cette hypothèse faute de renseignements sur la publication.
« Les désirs sont […] transformés par un effort de la volonté chrétienne et se distinguent des plaisirs du monde » (Gendre 2003 : 420). Par la répétition et l’anaphore du verbe « vouloir », le sonnet LXXXV marque avec insistance ce désir de la personne humaine d’unir sa volonté à celle de Dieu. La première strophe est la plus significative, car les trois dernières expriment plutôt la difficulté à maintenir constante la volonté humaine.
Vous le voulez, et je le veux aussi,
Vous le voulez, ô ma douce lumière,
Vous le voulez, que je sois coustumiere
A receler maint ennuyeux souci.
(v. 1-4)
Sachant l’insuffisance de la seule volonté humaine pour régir une vie, le je lyrique se rend compte qu’il lui sera plus profitable de suivre la volonté de Dieu. Dans un écho aux Béatitudes de Matthieu, Gabrielle de Coignard qualifie de « bien-heureux » ceux qui agissent ainsi :
Bien-heureux sont ceux-là qui voyent clairement
Ce que nostre bon Dieu nous monstre incessamment,
Nous dirons à jamais : heureuses les oreilles
Qui escoutent parler l’esprit de verité,
Bien-heureux sont les cœurs en toute eternité,
Adorans, plains d’amour, ses bontez nompareilles.
(LXXVII, v. 9-14)
Elle va plus loin en paraphrasant le « Sermon sur la montagne »20 dans des stances intitulées « Les huict beatitudes ». Brenda Dunn-Lardeau remarque qu’« en se limitant à ces stances, il se dégage l’impression que la poétesse éprouve une difficulté à imaginer la béatitude céleste, alors qu’il en va tout autrement dans son poème “De la gloire et felicité de la vie éternelle”, où les beautés de ce monde annoncent le bonheur céleste dans une ample méditation inspirée par l’œuvre de Louis de Grenade, Le vray chemin. »21 (Dunn-Lardeau 2012 : 169)
La félicité s’exprime par des « huitains primesautiers, [dans lesquels] on entend Gabrielle de Coignard dire joyeusement, chanter presque, les plaisirs de la vue qui annoncent ceux de la vision béatifique » (Dunn-Lardeau 2012 : 169).
Le désir de la vie béatifique se comprend mieux quand on lit que pour Gabrielle de Coignard il n’y a pas de bonheur sur terre.22 Elle rappelle que ce désir du bien suprême est celui de chaque chrétien puisqu’il est le but de toute vie :
S’esbahit-on de me voir desirer,
D’un cœur ardent d’affection extreme,
Le doux repos de la vie supreme,
Où le Chrestien doibt tousjours aspirer ?
(LII, v. 5-8)
Ce quatrain glisse du subjectif à l’universel, en passant du psychologique au moral. L’expérience intime du je est généralisée à l’extrême et devient la conduite à adopter par tout chrétien ; l’emploi de ce nom au singulier souligne cet élargissement de perspective et le singulier a ici valeur de pluriel. Dans un sonnet assez personnel, elle fait allusion à la mort de son époux et conclut par :
Et portant mes amours, mon cœur et mes plaisirs,
Aux pieds du souverain attacha mes desirs,
Voilà pourquoy despuis j’aspire à ceste place.
(CI, v. 12-14)
La mort n’est plus qu’un passage obligé pour rejoindre le Christ et atteindre la béatitude céleste. Elle apparaît alors comme « une heureuse délivrance » (Berriot-Salvadore 1990 : 437).23 Dans ces conditions, elle ne fait plus peur et peut être l’objet du désir principal des chrétiens puisqu’ils aspirent au face à face avec Dieu. La vie éternelle donne la béatitude céleste et c’est pourquoi elle est désirable. D’autant plus qu’elle permet de voir « Dieu face à face » (CXXIX, v. 14). C’est par cette expression que Gabrielle de Coignard clôt ses « Sonnets spirituels » en rendant hommage à Ronsard :
Ronsard est immortel en la terre et aux cieux,
Nous heritons icy de ses labeurs precieux,
Il possede le ciel voyant Dieu face à face.
(CXXIX)
L’expression voir « Dieu face à face » exprime la béatitude au sens théologique et la chute du sonnet n’en a que plus d’impact sur le lecteur. Ainsi la gageure de spiritualiser la forme profane qu’est le sonnet semble réussie puisque l’« expression très biblique “voir Dieu face à face” termine sur une apothéose les Sonnets spirituels. » (Kaiser 1975 : 49).
Dans le poème « De la gloire et felicité de la vie éternelle », la poétesse complète le face à face mystique avec l’« union parfaicte » :
Nous serons joints et serrez
D’un lien d’amour estroite,
N’estant jamais séparez
De ceste union parfaicte.
(« De la gloire et felicité de la vie éternelle », v. 169-172)
Cette union mystique se fait grâce à un amour divin et parfait et la béatitude est le « sejour » de la « presence amoureuse » de Dieu (« De la gloire et felicité de la vie éternelle », v. 215-216). Cet amour mystique, Gabrielle de Coignard tente de le décrire dans ses Œuvres chrétiennes et pour cela l’image la plus fréquente est celle du feu, métaphore topique empruntée à la lyrique amoureuse.24 On a d’un côté, l’« amoureuse flamme » (« Stabat Mater », v. 31) qui vient de Dieu et de l’autre, la profession de foi de la poétesse : « Je suis chrestienne et bruslant de ta flamme » (II, v. 11). Le Christ apparaît « tout bruslant d’amour » (LIV, v. 11) lors de la Passion, « laissant [un] sainct hanap à ceux qui l’aymeront » (LIV, v. 12). De la même manière, lors de la Nativité, « l’aigneau de Dieu » plante « de sa main au milieu de nos cœurs / Une amoureuse flesche » (« Noël pour la Nativité de Jesus Christ », vers 49 ; 53-54). La poétesse reprend l’image pétrarquiste de l’« amoureuse flesche » qui souligne la force de l’amour divin et qui rappelle que c’est Dieu qui nous a aimés le premier.25 Elle utilise aussi le motif du papillon :
Le papillon, qui s’eslance en la flamme,
Sans se vouloir esloigner de ses feux,
Me doit servir d’un patron vertueux,
Pour rechauffer la glace de mon ame.
(XXXVI, v. 1-4)
Dans le Canzoniere de Pétrarque, le papillon passe pour imprudent et pour inconscient du danger mortel offert par la flamme qui le fascine mais le ruine. Pour Gabrielle, l’insecte se signale à nous parce qu’il ne craint pas « le tourment chaleureux » et aspire à mourir dans ce qui représente son bien. Il est un « patron vertueux » pour réchauffer la glace de notre indifférence. (Gendre 2003 : 422-423)
Le je lyrique, puisant dans les images pétrarquistes, prie Dieu de le toucher de son amour en jouant sur l’opposition chaud / froid.26 L’image du cœur gelé est complétée par celle de la branche morte qui tombe de l’arbre :
Mais quant tu viens de moy ta faveur retirer,
Mon ame qui se sent de son tronc separer,
Chet comme quelque branche ou quelque feuille seiche.
(V, v. 12-14)
Gabrielle de Coignard semble s’inspirer de l’allégorie de la vigne, développée dans le chapitre 15 de l’Evangile de saint Jean.27 Le chrétien est relié au Père par le Christ, comme le sarment au cep. Le sarment doit être proche du tronc pour porter du fruit. Séparé du tronc, le je lyrique tombe sans vie.
Aux métaphores pétrarquistes s’ajoutent les images bibliques, pour cerner un amour tellement parfait qu’il est difficilement exprimable sans comparaisons et que l’âme dévote ne peut qu’essayer d’aimer ainsi Dieu en retour : « Heureux vouloir d’aymer parfaictement, / Ceste beauté qu’en silence j’adore » (XCVIII, v. 13-14). La construction du dernier vers rappelle celui de Du Bellay : « De la beauté qu’en ce monde j’adore ».28 Loin de la philosophie néo-platonicienne de ce poète, l’adoration de Gabrielle de Coignard fait écho à celle des bergers de la crèche29 et est souvent associée à l’humilité du je poétique.30
L’âme dévote répond, avec la grâce divine, à l’amour parfait de Dieu en s’unissant à lui dans des épousailles mystiques : « Jesus-Christ est mon loyal espoux, / Et […] je suis sa tres-humble servante » (XXXIV, v. 3-4). L’image du Christ comme époux, issue du Cantique des cantiques, est fréquente dans les Œuvres chrétiennes,où les anges annoncent « voicy venir l’Espoux » (« Noël pour la Nativité de Jesus Christ », v. 56)31 lors de la Nativité.
C’est le Prince de paix et des siècles futurs,
Sortant comme un espoux embasmé de senteurs
De sa royalle couche
(« Noël pour la Nativité de Jesus Christ », v. 7-9)
Cette comparaison du Christ « semblable à un époux qui sort de sa chambre nuptiale »32 est tirée de l’antienne du Magnificat des premières vêpres de Noël. L’amour mystique est donc exprimé par des métaphores et comparaisons tirées de la Bible, de la liturgie et de la poésie amoureuse. Gabrielle de Coignard écrit ainsi des « vers […] qui chauds de charité, / Rendront de ton amour nos ames enflammées » (XC, v. 13-14).
4. Conclusion
Les Œuvres chrétiennes de Gabrielle de Coignard se révèlent ainsi refléter les aspirations spirituelles de son temps, proposant une poésie pénitentielle susceptible de conduire l’âme chrétienne à se rapprocher de Dieu, mais aussi de raffermir une foi catholique passablement malmenée en s’appuyant sur le dogme de l’Église romaine, les mystères de la vie du Christ et la dévotion à Marie. Il est notable toutefois que la poétesse ne s’inscrit pas elle-même de son vivant dans une démarche de prosélytisme et qu’elle se démarque de la poésie pénitentielle traditionnelle :
Gabrielle de Coignard et Anne de Marquets […] ont […] eu comme souci, voire comme défi, en relisant les Béatitudes, de concilier la tension entre l’autorité du texte biblique et celle de l’Église, puis de créer, dans l’espace étroit qui leur était laissé, une place où exprimer leur piété et faire entendre des échos de leur propre voix poétique. (Dunn-Lardeau 2012 : 177)
En effet, le sentiment qui se dégage des Œuvres chrétiennes est peut-être plus généralement – et englobant ceux cités dans cet article – celui d’une profonde piété. Ainsi, cette étude, bien que non exhaustive, permet de confirmer les termes employés par Jeanne et Catherine de Mansencal, dans leur dédicace, qui qualifient leur mère de « Dame dévotieuse ». Sa lecture régulière de la Bible, sa connaissance de la mystique espagnole, son assiduité aux offices et aux prédications manifestent sa vie de foi. Cette vie pieuse n’est cependant pas incompatible avec une culture, une lecture et une inspiration pétrarquiste et donc profane. Gabrielle de Coignard réunit, dans une même œuvre, paraphrase biblique et inspiration pétrarquiste d’une part, obéissance aux préceptes religieux et poétiques d’autre part. Traçant son parcours authentique de femme à la fois poétesse et dévote, elle fait entendre une voix originale, qui trouve sa spécificité dans cette alliance entre foisonnement des sentiments profanes et piété mystique. C’est la raison pour laquelle elle intéresse aujourd’hui autant les spécialistes de la poésie religieuse que ceux des Gender Studies. Et c’est aussi l’une des premières expressions d’une conscience poétique au féminin permettant à son auteure de trouver le chemin de la postérité.