La caricature au féminin

  • Caricature in the Feminine

Plan

Texte

Introduction

Les femmes ne comprennent pas la plaisanterie, ainsi s’intitule un livre publié en 2002 sous la direction de Daniela Strigl. On reproche souvent aux femmes de ne pas savoir rire d’elles-mêmes, de percevoir toute représentation humoristique les concernant comme un outrage à leur personne. Longtemps, l’humour fut réservé aux hommes qui pouvaient se moquer ouvertement de tous et de tout alors qu’une tentative de bon mot de la part d’une femme était facilement taxée de vulgarité. Le rire ne faisait pas partie des « qualités féminines » requises. En Allemagne, Theodor Gottblieb von Hippel écrit en 1792 De l’amélioration bourgeoise des femmes qui constitue avec son livre Du mariage, paru en 1793, l’un des textes sur lesquels s’appuyèrent nombre de mouvements militant pour les droits de la femme. Cela n’empêchera pas Nietzsche de traiter les femmes de guenons ni Paul Julius Möbius d’écrire De la bêtise physiologique de la femme, paru en 1900, qui argue que la bêtise féminine est à considérer comme un attribut positif dans la suite logique de l’évolution puisqu’il sert à préserver l’espèce humaine. On lui reconnaîtra toutefois le mérite d’avoir publié dans les dernières rééditions les protestations des féministes, qui finirent par représenter presque la moitié de l’ouvrage. Ces exemples, issus du monde germanique, trouveraient certainement leur équivalent dans bien des pays.

De nos jours, on caricature beaucoup les femmes, mais ces dernières s’osent moins que les hommes à la caricature. N’ont-elles donc pas d’humour ? Elke Brüns répondit à la question « Pourquoi les femmes n’ont-elles pas d’humour ? : « Pour ne pas mourir de rire en parlant des hommes ». L’humour est-il devenu une arme de guerre dans le conflit hommes-femmes ? Les femmes ont-elles simplement un humour différent qui ne peut être compris que par elles parce qu’il représente un exutoire pour un groupe encore opprimé qui tente de créer par le mot ou l’image une solidarité faisant rempart aux remarques désobligeantes ?

La caricature au féminin se propose d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions, d’étudier le phénomène en général et les « phénomènes » que sont apparemment les femmes qui s’aventurent dans ce territoire de chasse apparemment gardée.

Catherine Beaunez, l’une des rares femmes du dessin d’humour en France, collabore périodiquement à divers titres : Le Monde, L’Humanité, Le Point, Le Nouvel Observateur, Marianne, Charlie Hebdo et L’école des parents où elle porte un regard sans complaisance sur les faits de société et les relations hommes-femmes. Elle a conçu spécialement pour ce numéro une petite BD où elle se moque elle-même pour exprimer en images les caprices de l’inspiration. Elle ose rire d’elle-même, mais certains hommes n’y verraient peut-être qu’une attitude « typiquement féminine » de gérer une tâche intellectuelle : idée – travail – échec – insomnie.

Les diverses approches de la caricature au féminin présentées dans ce numéro touchent plusieurs pays (Allemagne, Angleterre, Espagne, France) et abordent différentes époques du xve au xxe siècle.

Gilles Del Vecchio analyse le Corbacho d’Alfonso Martinez de Toledo qui souligne les vices et défauts féminins sans leur concéder une seule vertu. Les deux traditions littéraires, de l’amour courtois d’une part et du culte marial de l’autre, représentent au Moyen-Age deux extrêmes exempts de nuances. La Vierge symbolise la pureté, la rédemption, l’éternel ; la femme de l’amour courtois est une simple mortelle, pécheresse et impure. La vénération excessive vouée à la dame, le statut privilégié de la femme par rapport à l’homme, l’idéal amoureux incompatible avec le sacrement du mariage suscitent un courant marqué par la misogynie. Martinez de Toledo trace de la femme un portrait moral où dominent entre autres l’orgueil, l’envie et la cupidité. Le portrait physique qui allie grâce et beauté ne cache en fait qu’une séduction démoniaque, encore soulignée par le penchant immodéré des femmes pour le culte de l’apparence. La fascination et la peur également ressenties face à la nature féminine entraînent des généralisations qui ne sauraient s’appliquer aux hommes, personnages uniques dont les actions sont légitimées par leur aptitude à diriger le monde.

Marianne Camus dégage la caricature féroce des personnages de Jane Austen, héritière du xviiie siècle anglais. Austen dénonce l’attachement trop poussé à une hiérarchie sociale tenue pour immuable et caricature le sentiment romantique alors à la mode. Conversation, parole et discours sont les maître-mots de la caricature austenienne qui découle d’une expérience de femme bien élevée de l’époque, qui se doit d’écouter et de supporter tous les ennuyeux qu’elle côtoie régulièrement. Les femmes assurent le bon fonctionnement des relations humaines, mais à quel prix. Austen souligne la position secondaire des femmes, mais elle se sert aussi de son art de la caricature par le verbe pour souligner la parité de l’exigence morale.

« Jugend », revue d’art grand public et revue satirique fondée par Georg Hirth, arrive sur la scène munichoise en 1896. Laurence Danguy y étudie l’image de la femme, figure centrale dans les deux esthétiques rivales du symbolisme et du Jugendstil qui montrent en fait le peu de consistance sociale de la femme dans l’Allemagne de Guillaume II. La femme symboliste est soit maléfique soit angélique. La femme du Jugendstil apparaît souvent comme un simple motif sans valeur discursive. Derrière le discours émancipateur de la revue se cachent des images où l’idée d’une infériorité physique et mentale de la femme est sous-jacente quand elles ne sont pas ouvertement misogynes.

Gustave Kahn, écrivain féru de modernité, adepte du féminisme et amoureux de la caricature, publie en 1907 La femme dans la caricature française. Solange Vernois se penche sur cet ouvrage qui considère les caricaturistes français du xixe et du début du xxe siècle. Pour G. Kahn, caricature et féminisme sont incompatibles. La caricature de la femme a toujours été misogyne. Réductrice, elle privilégie l’anecdote ; toilette, chiffons, duperie amoureuse, tels sont les éléments sur lesquels on aime mettre l’accent. La force de la femme fait peur, tout comme son pouvoir de séduction ; considérée plus ou moins consciemment comme une menace, la femme est l’une des cibles privilégiées des caricaturistes.

Les Mujeres alteradas de l’Argentine Maitena Burundarena, présentent une caricature des mœurs à laquelle s’intéresse Isabelle Mornat. Le changement dans les relations familiales et sociales constitue de fait l’un des thèmes privilégiés au cours du xxe siècle. Les lectrices de Maitena s’identifient à l’univers de l’artiste qui explora d’abord la sexualité avant d’aborder les relations familiales et l’identité de la femme. Mystère féminin, coquetterie, futilité, fragilité font partie des clichés dont le grossissement constitue une distorsion comique. L’idée stéréotypée de la féminité est à la fois mystifiée et démystifiée. Maitena souligne également les tourments liés à la conquête postmoderne du corps féminin, qui sont constamment réactualisés et renforcés par la presse féminine.

Les différentes contributions s’attachent à l’histoire et la sociologie de la caricature des femmes ainsi qu’à la caricature par les femmes, ce à travers les différentes formes de caricature, leurs utilisations, leurs sujets et leur ton, selon qu’elles sont faites par des hommes ou des femmes. Peut-on constater des spécificités de la caricature au féminin ? Quelques aspects seront abordés, mais il faurait bien plus que ces quelques pages pour esquisser une réponse. Helga Kotthoff, de l’Université de Freiburg, a fondé un centre de recherche sur l’humour. Selon elle, dès la puberté, les hommes apprennent à rivaliser grâce aux mots, développant ainsi un humour acerbe. Les femmes, en revanche, ironisent souvent sur elles-mêmes afin d’établir le dialogue avec d’autres femmes sur un plan personnel égalitaire. L’humour fonctionne-t-il donc sur la base de l’auto-ironie des femmes, de la compétition entre hommes ou par l’intermédiaire du sarcasme, du mépris, de l’humiliation entre hommes et femmes ? Peut-être un travail commun entre les différentes branches de la science pourra-t-il y apporter un jour un éclairage plus précis qui favorisera la tolérance vis-à-vis des défauts qui sont communs à tous les êtres humains, indépendamment de tous les critères qu’on met en place pour les classer et les séparer.

Bande dessinée de Catherine Beaunez

Bande dessinée de Catherine Beaunez

© Catherine Beaunez.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Véronique Liard, « La caricature au féminin », Textes et contextes [En ligne], 3 | 2009, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=161

Auteur

Véronique Liard

Centre Interlangues « Texte Image Langage » (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR Langues et Communication, 2 boulevard Gabriel, F-21000 Dijon

Articles du même auteur

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0