Sur la langue
Un nuage de rose
sur une corde raide.
Une heure du matin sonne.
Un homme se réveille vitrifié.
Une belle grande femme
dans un pavillon lézardé
tient immuablement
sur sa langue
un nain limousin.
(Arp 1966 : 624-625)
Le poème d’Arp dont sont extraits ces vers, composé en français dans ses dernières années, a fait l’objet en 1986 de quatre traductions par des poètes réunis pour un atelier d’hommage pratique à l’artiste cofondateur de Dada à l’occasion du centenaire de sa naissance. Les quatre poètes qui se sont confrontés à ce texte, Oskar Pastior, Reinhard Döhl, Gregor Laschen – initiateur du projet – et Ludwig Harig, qui incarnent des tendances diverses de la poésie germanophone d’alors, ont tous traduit le titre par über die Sprache, comme pour annoncer que le poème a valeur programmatique, alors que l’on s’attendait plutôt à auf der Zunge, c’est-à-dire au sens concret de l’expression, telle qu’elle figure à l’intérieur du poème. Mais les poètes ont raison : le titre vaut bien comme programme. Car si la langue apparaît dans sa dimension concrète, matérielle, en tant qu’organe du corps humain, dans le poème, c’est au nom de l’incongruité qui structure le texte et y fait intervenir une femme tenant un nain limousin sur sa langue ; or cette incongruité représente un principe de création essentiel dans la poésie d’Arp, tout comme dans son œuvre artistique, et elle constitue l’expression d’un sentiment d’étrangeté à l’égard de la langue qui n’est plus la caractéristique d’une appartenance culturelle (linguistique, nationale) problématique mais un ressort poétique fertile. La double traduction – dimension poétologique dans le titre, aspect concret et matériel dans le poème – colle finalement au plus près de l’intention arpienne, puisque si le titre vaut bien comme programme, le poète préfère la mise en œuvre par l’exemple, en acte, de ses programmes poétiques au moyen de petites anecdotes, ici de faits incongrus.
La présente étude s'appuiera sur une compréhension large du bilinguisme, incluant l’expression en français et en allemand, mais aussi le double langage poétique et plastique, pour examiner quelques cas de traductions parmi celles réalisées par Arp (auto-traduction de poèmes, traductions d'autres poètes, traduction d'une sculpture en langage poétique) qui permettent de dégager les traits définitoires de son écriture poétique et de son esthétique en les exemplifiant. Nous verrons que le jeu avec les traditions poétiques françaises ou allemandes, que les traductions font dialoguer tout en les mettant à distance au moyen de l'ironie, comme le goût pour les associations incongrues et la volonté d'effacement de l'auteur-artiste au profit de la matière verbale ou plastique, attestent une fidélité aux principes dada et montrent que c’est à partir de cet échange entre traditions littéraires et de ces interactions entre art poétique et plastique que se construit l’esthétique d’Arp.
C’est autour de 1903-1904 qu’Arp, alors âgé de dix-sept-dix-huit ans, compose ses tout premiers poèmes. Le jeune homme, qui passe les vingt premières années de sa vie entre Strasbourg alors allemande et Weggis près de Lucerne, entrecoupées de séjours à Weimar et Paris où il poursuit sa formation artistique, choisit d’abord la langue allemande, qui lui est plus familière, comme langue d’expression poétique. Ce n’est qu’à la toute fin des années vingt, avec son installation à Meudon, qu’il commence à écrire également des poèmes en français. Il écrira alors conjointement dans les deux langues jusqu’à sa mort en 1966, laissant à côté de sa production artistique une œuvre poétique bilingue au sein de laquelle ses deux langues maternelles occupent une place d’égale importance. La conscience de la fonction poétique du bilinguisme marque l’ensemble de la production littéraire arpienne et elle est notamment attestée par la présence diffuse dans sa poésie du mythe de Babel, fondateur de toute réflexion sur la traduction, associée à un jeu récurrent avec le nom de Babel lui-même.
Si les cas d’auto-traductions de poèmes sont rares (en revanche Arp a fréquemment traduit ses textes en prose poétique consacrés à des collègues, des amis ou à certains aspects de sa propre œuvre), ils permettent d’exemplifier des procédés propres à l’écriture poétique d’Arp au niveau intralinguistique. Je m’appuierai sur ces exemples de traductions pour essayer de définir, appliqué à Arp, ce que Marina Tsvétaïeva appelait dans sa lettre du 6 juillet 1926 à Rilke la « langue maternelle du poète », qui n’est pas déjà donnée mais à créer : « Ecrire des poèmes, c’est déjà traduire, de sa langue maternelle dans une autre (…) » (Rilke / Pasternak / Tsvétaïeva 2013 : 211). C’est cette autre langue que j’essaierai de cerner, en considérant comme Eric Robertson1 dans son ouvrage consacré à Arp que la traduction est paradigmatique de la production et de la réception textuelles. Nous examinerons d’abord des traductions méconnues de poèmes d’Arp par lui-même, puis le cas de la traduction qu’il propose d’une langue fictive, l’ibolithique, inventée par un éditeur curieux de proposer ce jeu littéraire à des poètes de son temps.
1. Arp traducteur de ses propres textes : interprétation, réécriture et circulation entre les traditions littéraires au service d’une poétique organique et plastique
Arp a rarement traduit de lui-même ses propres poèmes. Si l’on trouve des échos, des correspondances, des réminiscences de certains thèmes ou certains vers d’une langue à l’autre, il semble que le poète n’avait guère de goût pour les exercices spontanés de traduction. En revanche, toutes les fois où de son vivant, des poèmes écrits dans une langue ont été traduits dans une autre pour être publiés dans des revues, des catalogues d’exposition, ou des monographies, Arp a veillé à ces traductions et les a toujours corrigées en dernière main. Je prendrai pour exemple caractéristique de son travail deux poèmes allemands d’abord « traduits » en français par Flora Klee-Palyi et Louis Guillaume, parus d’ailleurs avec cette indication, mais sensiblement corrigés – et améliorés – par Arp et sa deuxième épouse Marguerite Arp-Hagenbach, qui l’assistait dans son travail. Il s’agit des poèmes Auf verschleierten Schaukeln (Arp 1974 : 250-254) / Sur des balançoires voilées de 1955 et das Mondlicht / zerzittert… (Arp 1984 : 98) / le clair de lune frémit…, extrait du recueil Mondsand paru en 1959 ; dans les deux cas, l’essentiel du travail d’adaptation d’Arp porte sur le choix des sonorités, pour faire entendre le mieux possible la musique du poème. Marguerite Arp explique d’ailleurs à de nombreuses reprises dans sa correspondance qu’elle assistait Arp dans son travail de création ou de traduction poétique en lisant à haute voix le poème et en prenant en notes les traductions dictées par Arp, qui disait lui aussi systématiquement ses poèmes, ou le poème original, jusqu’à entendre les sons qui lui plaisaient. Cette exploitation maximale de la musicalité de la langue française n’est pas dénuée d’exagération, voire d’ironisation, comme cela est palpable dans les réminiscences baudelairiennes et mallarméennes qui parsèment le poème. Dans l’exercice de la traduction, Arp force ainsi les traits formels de la tradition poétique française telle qu’il la reçoit, de manière bien plus marquée que lorsqu’il écrit directement en français. C’est une manière pour le poète d’adapter plus précisément l’esprit du poème allemand, qui ironise déjà la tradition poétique – en l’occurrence, germanique, notamment par l’exagération presque jusqu’à la saturation du Stabreim wagnérien. Ironie pour ironie, pourrait-on dire, ainsi opère le jeu de circulation entre les traditions littéraires germanophone et francophone, fondé tantôt davantage sur l’accentuation (version allemande), tantôt davantage sur l’assonance et l’allitération (version française).
Si on lit côte à côte les deux versions du poème consacré au clair de lune, on est frappé par l’apparition, dans la transposition, d’un mouvement continu semblable à une longue vibration qui parcourt le poème comme une respiration et le transforme en un chant, ce que n’étaient ni le texte allemand, ni la traduction première. Cette impression naît de l’effet sonore produit par le son i, présent à l’envi dans tous les vers, comme si Arp avait composé en français une pièce en i. Ainsi des « violons vibrants des branches », mis en relief par la diérèse et la paronomase, qui rappellent certains vers de « Moesta et errabunda » (« Les violons vibrant derrière les collines », Baudelaire 1975 : 63) ou de « Harmonie du soir » (« Voici venir les temps où vibrant sur sa tige / (…) Le violon frémit (…) » (Baudelaire 75 : 47, nous soulignons) – dans le poème d’Arp c’est le clair de lune qui frémit). Dans les deux derniers vers (« Il glisse, glisse, glisse, plus lisse que l’encre de chine / du fin pinceau d’un maître chinois de jadis »), auxquels la rime interne en is confère un effet de clôture circulaire, l’ajout de l’adjectif « fin », absent en allemand, fait du vers final un alexandrin et parachève l’harmonie formelle du poème. Dans les mouvements initiaux et finaux du poème, qui restituent le délicat parcours du clair de lune et de ses reflets, on peut percevoir des échos du fameux poème de Mallarmé Las de l’amer repos…, où le lac et le clair de lune forment le paysage finement tracé par le poète qui, lassé de son art, s’imagine imitant « le Chinois » (Mallarmé 1985 : 35). Mais ces harmonies musicales sont mises à mal dans le vers central où, sous l’action des reflets de la lune décrits dans la première partie, a lieu la transmutation de l’or même en argent. Cette métamorphose constitue le moment de basculement du poème vers le récit anecdotique et humoristique : c’est donc le son qui indique le sens. Ce qui était une simple image poétique (les reflets du clair de lune) entraîne des conséquences pratiques et fait pénétrer le lecteur dans un univers où l’insolite règne en maître. Il faut noter une bosse, une protubérance laide dans le récit, associée au son p : ce sont les « petits pâtés publics de la pestilence humaine » que dénonce le poète et qu’il disperse au moyen de son chant. L’allitération en p met en relief le terme baudelairien de pestilence (« Je serai ton cercueil, aimable pestilence ! » dans Le Flacon, Baudelaire 1975 : 48). Une nouvelle fois ici, Arp s’écarte de l’original, car pour rendre « und verpalmt sie / und verpsalmt sie », les palmeraies et la psalmodie suffisaient : il ajoute délibérément un « doux cantique ». Ce qui ressort de l’analyse est donc, outre le jeu avec l’héritage poétique français, le choix opéré par le poète-traducteur qui privilégie toujours, au moment de la transposition, le jeu des associations de sons ou d’images sur la restitution d’une signification qui serait unilinéaire, afin de rendre l’effet du texte original. La charge sémantique n’est pas essentielle, elle ne vaut qu’en tant qu’elle jaillit de la matière des mots et s’offre à de multiples interprétations possibles, garantissant une ouverture maximale. Ce procédé constitue une clé de compréhension du processus créateur chez Arp, pour qui il importe de mettre en place un dispositif qui prévoie l’intervention du hasard (qu’Arp le nomme ainsi ou bien muse, inconscient, automatisme ou même nature : tout ce qui échappe au contrôle conscient du sujet créateur, tout ce qui échoie – zu-fallen – à l’artiste) à égalité avec la part de calcul, d’intervention délibérée de l’artiste ou du poète : la création est interaction entre ces deux pôles d’égale importance, et la pratique de la traduction rend plus visible ce phénomène. Pour le poète, il s’agit de d’abord laisser parler les mots, dans leur matérialité sonore et visuelle et, pour l’artiste, de d’abord laisser parler la matière, ainsi qu’il l’exprime dans le texte Germe d’une nouvelle sculpture paru en 1948 dans On my way :
Il me faut souvent des mois, des années pour mener à bien une sculpture. Je ne la lâche pas avant que ne soit passé dans ce corps suffisamment de ma vie. Chacun de ces corps signifie certes quelque chose, mais ce n’est qu’une fois que je n’ai plus rien à y changer que je cherche ce qu’il veut dire, et que je lui donne un nom. (Arp 1966 : 323)2
Ce travail sur la matérialité de la langue vaut d’autant plus, dans le cas d’Arp, pour son rapport à la langue française, comme il l’expose dans cet entretien de 1960 avec Jean Clay :
Je me suis décidé à rédiger directement en français parce que, maîtrisant moins cette langue, je m’y dépaysais davantage. On me tuerait que je ne pourrais pas écrire dix lignes cohérentes dans Le Figaro. Les mots ont gardé pour moi toute une nouveauté, un mystère. Je les manie comme un enfant des cubes. Je les palpe, je les contourne – comme des sculptures. Je leur attribue un volume plastique qui ne dépend pas de leur signification. Templier, par exemple, évoque pour moi tout autre chose qu’un moine soldat : cette syllabe fragile et chantante qui retombe : lier, un peu sourde, un peu triste, un peu rhénane, m’émeut pour elle-même, comme me toucherait un profil de femme ou telle tache sur un vitrail… (Clay 1969 : 31)
Quant au second poème, son adaptation en français est régie par le même souhait de parfaire encore le texte au moment du passage à l’autre langue, en se laissant guider par le jeu des sonorités. Le français tente de rendre au mieux l’aisance du balancement aérien évoqué par le titre Auf verschleierten Schaukeln. Cette impression de facilité est donnée à entendre dans le retour régulier des liquides, ainsi dans les vers : « Quel arbre ailé de l’au-delà / s’est là-haut défait d’elles / en rêvant », ou encore « Un ciel où l’on vole de lèvres célestes / en lèvres célestes » (Arp remplace la bouche par les lèvres pour maintenir les liquides). Le poète n’hésite donc pas à s’écarter de la version originale pour les besoins de l’harmonie sonore, à ajouter des répétitions, des rimes davantage propres au français, des effets d’homophonie (elles / ailes), là où l’allemand joue sur les rythmes et les accents ; le premier petit poème de la suite Sur des balançoires voilées est à cet égard exemplaire et restitue avec les moyens spécifiques de la langue française la figure de l’écho, placée au centre du poème : « Parfums exquis. / Eclairs ailés. / Fleurs de l’écho. / Voyez là-haut / le jeu des ailes croisées. » Arp ajoute aux rimes finales (en o et en é, en reprise des vers 2 et 3) et intérieures (« éclairs ailés ») l’image du miroir et du reflet dans le ciel (« Voyez là-haut »), et le jeu des ailes croisées qu’il invite à contempler dans le ciel ressemble étrangement au jeu sonore de ses vers, ailes du poème. En outre, pour retrouver en français la densité qu’il exprime souvent avec les mots composés en allemand, il recourt dans la traduction à l’emploi du substantif partout où cela est possible (y compris là où l’allemand n’en utilise pas) : « Schau wie blau » devient « Quel camaïeu de bleus ! », où le caractère légèrement insolite du mot camaïeu et la forme exclamative remplacent la perfection sonore du vers d’origine. Regungslos est sans mouvements, lauernden est à l’affût, schlafend, sommeils… Ainsi apparaît, dans l’activité de traduction, dans le frottement entre les langues, un nouveau trait caractéristique de la pratique poétique d’Arp : la volonté de toujours parfaire, améliorer, peaufiner, liée à une insatisfaction tenace à l’égard de l’œuvre, source d’innombrables variantes, réécritures, reprises et variations définitoires, au plan intralinguistique, de l’écriture poétique arpienne. Cela vaut aussi bien pour la traduction que pour les créations poétiques et plastiques, poussant Arp à toujours retravailler et reprendre l’ancien. Dans cette croyance en un inachèvement permanent de l’œuvre, on peut détecter l’héritage dadaïste d’une volonté de désacraliser tant le statut de l’artiste que celui de l’œuvre d’art. En outre, on peut identifier là une spécificité de la vision arpienne de l’art (plastique, graphique, poétique) qui considère que chaque œuvre, poème, sculpture, ne constitue que l’un des états d’un processus potentiellement infini, une forme prise parmi d’autres possibles et à venir, une concrétion formée à un moment donné, selon la métaphore organique propre à la conception arpienne de l’art concret exprimée dans le texte Konkrete Kunst en 1955 : « ‘Concrétion’ désigne le processus naturel de condensation, de durcissement, de coagulation, de caillement, de soudure. (…) Une ‘concrétion’ est quelque chose qui a crû. »3. Dans l’exercice de traduction poétique, cette conception a même pu donner lieu à la véritable réécriture d’un poème. Traduire, circuler entre les langues, c’est donc aussi un nouveau prétexte pour recréer et réinterpréter, multiplier, en somme, les interprétations : un jeu auquel Arp se livre volontiers. Cette pratique de la traduction comme recréation correspond, au sens fort, à l’« équivalence sans identité » dont parle Ricœur dans son essai Le paradigme de la traduction (Ricœur 2004) : les deux poèmes se valent et veulent dire la même chose, mais avec des moyens différents.
2. Ibolithique et Arcadie : la création d’une culture universelle par la circulation entre langues établies et langue fictive
En 1955, Arp reçoit de l’éditeur Heinz Gültig un quatrain dans une langue que ce dernier dit avoir inventé, l’ibolithique (das Ibolithische). Il invite le poète à traduire ces quelques vers en allemand, sous forme de quatrain rimé ou non. Arp et quarante-cinq autres poètes se prêtent à ce jeu littéraire, qui donne lieu en 1959 à la publication d’une sorte d’anthologie où les « traductions » sont assorties d’une petite explication de texte de la main de Gültig, qui entend ainsi contribuer à une réforme fondamentale de la philologie. J’ai pu retrouver dans les archives conservées à la Fondation Arp de Meudon les brouillons successifs du poème, qu’Arp a dictés à Marguerite. Dans ce cas précis, le traducteur Arp a la possibilité de s’affranchir des contraintes liées à la restitution fidèle du sens. Quelles libertés prend alors le poète interprète, et qu’est-ce qui oriente son choix ? Est-ce bien le jeu des associations sonores4 à partir de l’ibolithique, comme le suppose l’éditeur ? On retrouve d’abord dans ce texte une caractéristique de la langue du poète lorsqu’il s’exprime en allemand : le goût pour les mots composés (Vogelgötter, rauchgeschwärztes, Wolffleisch), qui confèrent au quatrain son caractère concret et dense en même temps qu’insolite et que le français permet moins. Mais ce qui guide véritablement l’écriture du poème, c’est la contrainte elle-même auquel le poète doit se plier. Le texte qu’Arp doit interpréter est introduit ainsi : « Traduit de l’ibolithique » (« Aus dem Ibolithischen. ») Et l’on constate qu’avant toute chose, c’est l’imaginaire qu’il associe à cette langue qui joue chez Arp5 : par sa consonance, le terme d’ibolithique fait penser aux temps préhistoriques (néolithique, paléolithique), antiques et laisse imaginer une langue ancestrale, perdue, inconnue de tous, témoin d’une culture primitive et porteuse d’un message pour le poète d’aujourd’hui ; s’y mêlent en outre des réminiscences à la fois nordiques ou islandaise, et exotiques ou orientales. C’est d’abord cette culture primitive et universelle, lue dans le quatrain en ibolithique, qui s’exprime dans le poème en allemand d’Arp. La traduction devient ici le support d’un mythe littéraire, celui de l’Arcadie, auquel les mots du poète donnent un accès privilégié. En effet, on trouve dans le quatrain les éléments caractéristiques du locus amoenus, le lieu délicieux : la verdure synonyme de fraîcheur, la topique pastorale avec la présence des bergers et des agneaux, les dieux, en sandales (pieds nus dans une version antérieure), dans une atmosphère de simplicité qui renvoie à l’innocence originelle et idyllique d’un Âge d’or (l’adjectif golden figure dans deux versions) où les hommes vivaient en amitié avec les dieux ; avant d’opter pour le terme Hirten, les pâtres, Arp avaient mis en scène des frères, et l’on trouve les adjectifs lieb, zart (affectueux, doux/tendre) pour qualifier la relation entre les dieux et le sujet poétique. On peut également entendre dans les deux premiers mots du poème en ibolithique, « baemu suti », comme une réminiscence du latin, « beati sunt » (ils sont heureux), un rapprochement dû à la proximité sonore des deux diphtongues. Dans son premier jet, il parle d’un pays lointain (« aus fernem Land ») qui est aussi un temps lointain (« einer Zeit » dans le quatrième brouillon), celui de la Grèce antique et mythique. Or les mots du poète doivent permettre d’accéder à cette réalité primitive et harmonieuse ; en effet, le poète est bien le destinataire d’un message, ce qui est formulé de façon explicite dans le premier brouillon et s’estompe peu à peu : le sujet poétique disparaît du vers dès la deuxième version, de même que le message et le messager, mais il faut les faire réapparaître dans le texte final pour comprendre à qui s’adresse le cri des bergers, de même que l’adjectif sehnsuchtsvoll (nostalgique), qui qualifie l’état du poète à l’égard de cette Arcadie perdue.
Si les éléments du mythe littéraire sont bel et bien présents dans le poème et dans sa genèse, et même exagérés pour certains (l’aspect primitif est souligné par les termes Quelle, la source, Urgrund, le fond originel), Arp introduit toutefois un décalage sensible : les musiciens ont disparu, seul résonne le cri des bergers. Le cri signifie tout à la fois un appel (au secours par exemple) et une mise en garde. Il est formulé dans le dernier vers, Arp suivant la ponctuation d’origine qui place deux points à la fin du troisième vers. Les bergers crient que les agneaux sont faits d’une chair de loup. Bien sûr, c’est d’abord un trait d’humour qui joue sur le renversement au sein d’un couple de contraires, le loup et l’agneau ; Arp avait d’abord choisi le chat et la souris, puis il a décidé d’inscrire cet énoncé plus clairement dans le registre de la fable et du conte (et donc du merveilleux) d’une part, de l’atmosphère bucolique d’autre part. Mais cette exclamation proclame aussi l’unité du vivant, si les êtres en apparence les plus opposés sont tous de la même chair. En cela, le cri est aussi un appel à revenir à l’harmonie primordiale de l’univers6. De l’interaction entre une langue fictive comprise comme plurielle et une langue établie naît un monde poétique à vocation universelle, jouant lui-même avec des héritages culturels divers.
Le cri des pâtres de l’ère ibolithique peut être compris comme une métaphore de l’écriture poétique arpienne. Il s’agit pour le sujet-poète de renouer par l’écriture (et de façon exemplaire, par la traduction) avec quelque chose d’archaïque dans le sens de ce qui est antérieur aux conventions humaines. Cela passe prioritairement par le langage – particulièrement par les échanges et écarts entre langues – et l’on comprend en cela de quelle manière Arp est à la fois dadaïste et surréaliste. Le poète cherche, par ces interactions interlinguistiques et interculturelles, à s’affranchir de la langue usée qui est celle de son emploi quotidien – un usage potentiellement manipulateur, particulièrement dans les domaines de la publicité, de la politique, et également perverti par les excès de la rationalité occidentale : c’est la dimension de critique de la civilisation de la poésie arpienne –, ceci afin de redonner aux mots leur pleine charge sémantique. Sous l’apparence de la fantaisie, de la légèreté, de l’absurde ou du non-sens qu’expriment des associations verbales incongrues, ce qui se joue dans la poésie arpienne est en réalité la volonté de prendre les mots au sérieux. Dans le processus créateur, la part de création due au retrait de l’artiste au profit de l’altérité linguistique et culturelle consiste donc aussi à faire appel au subconscient ou à l’inconscient collectif, dans une perspective éthique.
Quant à la langue née de la traduction d’une langue fictive, elle n’est pas sans évoquer la pure langue, la Ursprache de Walter Benjamin, une langue adamique, primitive, d’avant Babel, avant la confusion et la dispersion. Ce qui compte ici n’est pas tant la langue elle-même que le rapport entre la langue-cible (l’allemand) et la langue-source (l’ibolithique) qui, étant fictive, contient sous forme de potentialité toutes les langues sources existantes. L’écart entre les langues est, dans ce cas précis, l’écart entre toute langue et la langue singulière inventée par un poète sans autre « règle » que ce rapport de causalité et d’affranchissement à l’égard de la langue première. C’est cet écart (plus que le résultat du poème traduit) qui permet de s’approcher au plus près de la pure langue. Pour reprendre l’image benjaminienne du vase en morceaux, c’est comme si l’on assemblait, avec l’ibolithique et sa traduction allemande, non pas deux morceaux, mais une multiplicité de morceaux, faisant ainsi apparaître encore plus clairement la pure langue. Le cas de l’ibolithique est d’autant plus intéressant, par rapport à Benjamin, qu’il vaut comme métaphore : métaphore de toutes les langues traduisibles / à traduire, mais non pas « concept », puisqu’elles s’incarnent dans l’image de cette langue originelle. La langue dans laquelle crient les pâtres d’Arp est compréhensible du poète, capable ensuite de reproduire ce cri (et de l’adresser au lecteur) ; il s’agit bien d’une sorte de noyau commun, sous-jacent à toutes les langues naturelles, et doté d’une dimension sacrée.
Ces différents cas de traduction sont exemplaires de l’œuvre arpienne en ce qu’ils témoignent d’une réflexion sur la fonction poétique du multilinguisme, ici mise en pratique, qui fait échec aux questions d’appartenance nationale pour replacer la question de l’identité linguistique et culturelle sur le plan de l’invention poétique. Quelles sont donc les caractéristiques essentielles de la langue singulière d’Arp, telle qu’elle se dessine dans la pratique de la traduction ? On peut en dégager trois, qui toutes impliquent la topique spatiale et la dimension d’étrangeté. Premièrement, il s’agit de l’effacement de la linéarité sémantique au profit des associations de mots (associations sonores et visuelles) ou d’images. Ce procédé recourt fondamentalement à l’incongruité, au décalage comme principe poétique. Deuxièmement, le poème ne constitue jamais une œuvre définitive, mais signifie au contraire une forme prise momentanément, dont le poète n’est que le co-auteur : il reconnaît et accepte la part de l’autre, un autre qui recouvre tout ce qui lui échappe lors du processus de création (hasard, subconscient, matière…). Enfin, le poème se situe dans un espace-temps qui se réfère souvent à un monde primitif, archaïque, universel, sans pour autant que l’on puisse parler d’une poésie réactionnaire ou restauratrice : ce monde d’avant les conventions humaines, sociales est actualisé par et dans la parole poétique. Cet aspect indique qu’inventer une langue poétique singulière, en jouant des déplacement entre les langues et les traditions dont elles sont porteuses, signifie mettre à nu et s’approprier ce qui est commun, ce que l’humanité possède en partage. Créer sa propre langue maternelle, c’est recomposer le rapport entre le propre et l’étranger et faire de cette tension une nouvelle création.