Toute traduction fait circuler le sens d’une langue à l’autre, fait interagir deux systèmes linguistiques et deux contextes culturels. Nous nous proposons, dans notre contribution, de nous interroger sur la dynamique tout à fait particulière que crée la traduction en français d’un texte écrit en allemand - l’essai sur L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin - non pas par un traducteur extérieur, mais par son auteur lui-même. Ce cas nous paraît hautement intéressant, dans la mesure où il met en évidence une interaction complexe entre les deux langues. On constate des déplacements sémantiques, des glissements de sens qui, loin d’être innocents, finissent par changer le sens du texte à des endroits stratégiques et faire de l’auto-traduction française une version plus radicale de cet essai programmatique. En confrontant les deux versions, nous observons également un certain nombre de phénomènes linguistiques qui semblent démontrer que la traduction de l’essai n’est pas seulement le lieu d’un positionnement politique, mais permet aussi à Benjamin de mettre en pratique ses théories sur le rôle et le fonctionnement de la traduction et la notion d’original, telles que les travaux sur la philosophie du langage les exposent1.
1. Le rôle de la traduction chez Walter Benjamin
Malgré l’importance incontestable qui revient à la traduction pour l’œuvre de Walter Benjamin, la relation que l’auteur de La tâche du traducteur entretient avec cette pratique fut hautement ambivalente. Traduire est pour lui une passion dans le double sens du terme, plaisir et souffrance en même temps. Traducteur éternellement insatisfait de son travail, Benjamin se montre convaincu que « tout travail de traduction, à moins d’être entrepris à des fins pratiques très évidentes et très pressantes […] ou avec l’intention d’études strictement philologiques, conserve nécessairement un air d’absurdité » (Benjamin 1979a : 405) 2. Or, l’arrivée au pouvoir des nazis et l’exil parisien l’obligent justement à exercer la traduction à des fins pratiques, en en faisant le seul moyen de survie intellectuelle et financière envisageable. Isolé, dans un environnement hostile, dépourvu de moyens financiers ou de contacts suffisamment fiables et souffrant d’une maîtrise quelque peu anachronique de la langue française, Benjamin ne parvient quasiment pas à trouver preneur pour ses propositions journalistiques ou critiques.
Devant l’impossibilité de placer ses écrits, Benjamin voit dès lors dans la traduction de ses propres textes le seul moyen de faire circuler ses idées et d’interagir avec le champ intellectuel. Nulle part ailleurs que pendant son exil parisien, les réflexions benjaminiennes concernant la traduction comme moyen de garantir la survie de l’œuvre ne prennent une tournure aussi dramatique. Car pour le Benjamin philosophe du langage, la traductibilité d’un texte est inséparable de son statut d’œuvre d’art et garante de la Nachreife (Benjamin 1991c : 12) de l’original, de sa maturation, de son mûrissement. Or, pendant ses années parisiennes, la notion de traductibilité se voit investie d’une fonction rien moins qu’existentielle, dans la mesure où elle seule permet à Benjamin de faire entendre sa voix. La traduction de L’Œuvre d’art n’est pas la première auto-traduction que Benjamin entreprend. Ainsi, en juillet 1933, avant de quitter Ibiza pour Paris, il travaille avec Jean Selz sur la traduction de Berliner Kindheit. Nous nous proposons d’analyser cette première tentative benjaminienne de traduire soi-même une de ses œuvres, car c’est en la confrontant avec la traduction de l’essai sur L’Œuvre d’art que l’on mesure le statut particulier qui revient à ce projet, tant d’un point de vue politique que philosophique.
Pour sa toute première auto-traduction, Benjamin travaille avec Jean Selz qu’il a rencontré à Ibiza. Ne parlant pas du tout allemand, Selz décrit de la manière suivante les difficultés qui résultent de la collaboration avec un Benjamin exigeant :
Benjamin n’admettait pas le plus petit écart de pensée dans les mots choisis pour traduire les siens. Et lorsqu’il fallait lui avouer que tel mot utilisé par lui n’existait pas dans la langue française, sa consternation et sa tristesse vous mettaient dans un cruel embarras. Nous passâmes bien ainsi des heures à discuter des moindres mots, et même des virgules de ces textes […] je passais ensuite bien d’autres heures à les écrire et à les réécrire jusqu’à ce qu’ils fussent en état de recevoir sa définitive approbation (Selz 1991 : 374).
On peut se demander dans quelle mesure ce procédé qui a clairement comme objectif une transmission du sens au plus près du contenu peut être concilié avec les thèses benjaminiennes sur la philosophie du langage et la tâche du traducteur, telles qu’il les décrit dans l’essai du même nom datant de 1921.
Dans ses réflexions théoriques, basées sur ses travaux sur la nature du langage qui définissent celui-ci comme médium adamite et eschatologique, la théorie de la traduction benjaminienne aspire à atteindre le langage pur. Benjamin ne cesse de souligner qu’aucune traduction n’est destinée aux lecteurs qui « ne comprennent pas l’original »3 (Benjamin 2000 : 244) et que, par conséquent, son objectif ne peut être la transposition d’un quelconque sens. Sans entrer dans les détails de la philosophie du langage de Benjamin dont le caractère principal est sa nature ésotérique, non instrumentale, il nous paraît important de souligner à quel point Benjamin, confronté à une situation de vie extrêmement précaire, se voit obligé de renier sa pensée théorique. Financièrement sous pression et psychiquement isolé, il est obligé de privilégier une transmission fidèle au sens de l’original pour sa tentative de traduction avec Selz et de réfléchir d’une façon stratégique au placement de l’essai.
2. Interactions politiques
La situation se présente très différemment lors de la traduction de l’essai sur L’Œuvre d’art. Benjamin se voit certes ici aussi dans l’obligation de fournir un texte intelligible pour un public non germanophone, tout en respectant les exigences de l’éditeur, c’est-à-dire l’Institut de Recherches Sociales d’Adorno et de Horkheimer. Au-delà de tous les problèmes que va poser la publication de l’essai, il nous semble pourtant que Benjamin parvient effectivement, dans son travail, à s’approcher d’une pratique de la traduction en conformité avec la tâche du traducteur telle qu’il la conçoit. Avant d’analyser cette approche de la traduction, nous aimerions brièvement rappeler l’historique de la publication de l’essai ainsi que les conflits qui l’accompagnent et qui témoignent de la circulation textuelle d’idées politiques et de l’interaction idéologique entre les différents acteurs de la publication. (Schmider 2011 : 165-182).
La traduction de l’essai sur L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique représente un enjeu éditorial et politique majeur pour toutes les parties concernées. En tant qu’auteur, Benjamin espère placer un texte programmatique au plus près de l’actualité politique. Dans leur exil New Yorkais, l’Institut de Recherches Sociales et son directeur, Max Horkheimer, accordent une importance primordiale à la publication de l’essai qu’ils considèrent comme un fanal contre le fascisme en Europe. Hans Klaus Brill, secrétaire et homme de confiance de Max Horkheimer à Paris, a surtout pour vocation de faire respecter les délais de publication et de veiller aux intérêts politiques de l’Institut. Raymond Aron, le directeur parisien de l’Institut, tient énormément à la parution du texte en français pour réagir à la situation politique en France et se voit investi de la tâche de contrôler et le cas échéant supprimer des passages jugés délicats aux yeux du public français (Benjamin 1991b : 1008). A l’évidence, les intérêts et projets des différents acteurs ne coïncident pas forcément et Benjamin subit des pressions et interventions éditoriales diverses, cherchant toutes à profiler l’essai en fonction de positions idéologiques divergentes. Les coupes et suppressions que Brill effectue dans la traduction de Benjamin à la demande de l’Institut et qui visent à effacer les phrases à connotation politique trop radicale4, comme le formule Horkheimer, modifient et modèrent l’essai, au grand dam de Benjamin qui s’oppose violemment à cette censure. Quelques exemples suffisent pour donner une idée de la réécriture que subit le texte benjaminien : le premier paragraphe de l’essai qui expose quelques dogmes marxistes et la vocation révolutionnaire du texte est supprimé dans son intégralité car susceptible d’être compris comme une profession de foi politique. Le même sort est réservé à un alinéa qui fait ouvertement allusion à la situation politique du moment. De très nombreuses notions sont remplacées par des expressions jugées moins ouvertement politiques. Ainsi, le fascisme devient l’état totalitaire, l’adjectif impérialiste est transformé en moderne, la guerre impérialiste est remplacée par cette guerre et le communisme par les forces constructives de l’humanité (Benjamin 1991b : 999-1000, Monnoyer 1991 : 131)5. Systématiquement, les expressions pouvant être perçues comme des attaques directes et ciblées ou des prises de positions claires sont nuancées, minorées, voire édulcorées.
Si les interventions de l’Institut peuvent être perçues comme une censure pure et simple et un reniement de certaines positions propres au matérialisme historique de l’école de Francfort, ce sont pourtant des raisons d’ordre pragmatique qui ont conduit Horkheimer à exercer une pression considérable sur Benjamin pour le faire plier et accepter les coupes. Il insiste notamment sur la nécessité absolue de maintenir la Zeitschrift für Sozialforschung en dehors de toute polémique lancée par les médias français et qui risquerait de mettre en péril le soutien des émigrés allemands par l’Institut : « Nous devons faire tout notre possible pour éviter que l’institution scientifique qu’est la Zeitschrift für Sozialforschung soit mêlée à une polémique politique dans les médias. Une telle chose serait susceptible de menacer notre travail » (Benjamin 1991b : 997-998, Monnoyer 1991 : 132)6.
Cet argument met en évidence l’interaction complexe entre les différentes forces du champ intellectuel de l’exil dans le contexte historique de l’époque. La position radicale de Benjamin risque de faire voler en éclat le consensus précaire qui unit les acteurs du Front populaire face aux forces centrifuges qui les travaillent. La terminologie explicitement marxiste de l’essai fonctionne par ailleurs comme un chiffon rouge pour la direction de l’Institut qui voit confirmées ses craintes quant à l’influence tant redoutée de Bertolt Brecht sur Benjamin. Au final, la version publiée sera donc amputée et corrigée selon les souhaits de Horkheimer, limitant la circulation d’idées trop manifestement en contradiction avec la ligne du Front populaire.
La traduction et la publication de l’essai sur L’Œuvre d’art font donc apparaître l’interaction des forces politiques et des enjeux de pouvoir divers. Parallèlement, le travail de traduction que Benjamin entreprend en binôme avec Pierre Klossowski met en évidence une circulation d’idées dont la dynamique provient de la transposition du texte dans une langue, le français, qui est, pour Benjamin, familière et étrangère à la fois.
3. Circulations d’idées
Dans les parties qui suivent, nous allons analyser le processus de traduction et la dynamique sémantique et linguistique qu’elle met en œuvre.
Comme pour Berliner Kindheit, la traduction à deux est compliquée et parfois plus que douloureuse. Pierre Klossowski maîtrise certes l’allemand à la perfection, mais après quelques chapitres traduits tout seul et qui ne rencontrent pas du tout l’approbation de Benjamin, la suite du travail se fait à quatre mains. La part active que Benjamin prend lors du travail de traduction imprime alors sa marque au texte français. Ainsi, Raymond Aron constate qu’à plusieurs reprises, le texte traduit laisse paraître la contribution de son auteur et ceci à son détriment (Benjamin 1991b : 989, Monnoyer 1991 : p. 128)7. Ce reproche n’est pas seulement dirigé contre des erreurs linguistiques comme par exemple des expressions peu usuelles en français ou une syntaxe pas toujours correcte, mais vise aussi des aspects rhétoriques qui ont pour conséquences que le ton de l’essai reflète, comme Benjamin le concède lui-même, « une position fréquemment doctrinaire […] que l’on ne retrouve, à mon avis, dans le texte allemand » (Benjamin 1991b : 989, Monnoyer : 1991 : 128)8. Vis-à-vis de Horkheimer, Benjamin commente la critique de Raymond Aron et avoue qu’il aurait été « en principe souhaitable et possible […] d’effacer après coup les traces de ma collaboration qui fut, dans un premier temps, indispensable » (Benjamin 1991b : 989, Monnoyer : 1991 : 128)9. Mais il insiste également sur le fait qu’un tel processus d’homogénéisation aurait pris des semaines, voire des mois. Eu égard à l’historique de la traduction et de la publication de l’essai qui, il faut le dire, démontre une réelle volonté de neutraliser ou modérer la voix de Benjamin, et connaissant sa théorie de la traduction qui tient à préserver, dans le texte traduit, une certaine étrangeté propre à l’original, nous sommes à même de douter de la sincérité de Benjamin lorsque celui-ci prétend souhaiter l’élimination des traces qui témoignent de sa participation à la traduction. Ses échanges avec Adorno montrent d’ailleurs très bien que cela ne le dérange pas vraiment de retrouver, dans le texte français, l’empreinte de l’original et un ton plus dur (cf note n° 13). Mais est-il vraiment possible de trouver des exemples de cette étrangeté qui résonne dans le texte français ainsi que des manifestations d’un ton plus radical, plus doctrinaire dans la traduction ? Afin de répondre à cette question, nous nous proposons d’analyser et de comparer les deux versions linguistiques de l’essai, l’original allemand et la traduction réalisée par Klossowski et Benjamin.10
4. Dynamique de la traduction
La première différence frappante entre les deux versions linguistiques est bien évidemment le titre. Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit (Benjamin 1991a : 431-469) - L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (Benjamin 1991a : 709-739). Nous pouvons nous interroger sur les raisons qui ont amené Benjamin à privilégier, dans le titre français, le terme de reproduction - Reproduktion et non pas reproductibilité - Reproduzierbarkeit, qui, en français, existe en tant que dérivé de reproductible. Reproductibilité figure dans le dictionnaire et décrit, tout comme la notion allemande Reproduzierbarkeit - la possibilité d’une reproduction. Ce n’est donc pas un hasard si le premier traducteur français de Benjamin, Maurice de Gandillac, choisit le terme de reproductibilité lorsqu’il présente en 1959 sa traduction de l’essai, basée sur la troisième version allemande. De même, dans la traduction des Œuvres de Walter Benjamin en trois volumes, parue en 2000 chez Gallimard, et dont les éditeurs avaient comme objectif affiché d’actualiser et de corriger la traduction certes fondamentale mais aussi critiquable de Gandillac, le terme de reproductibilité a été conservé.
Pourquoi alors Benjamin choisit-il reproduction ? Nous ne pouvons que spéculer, mais il est évident que ce choix n’est ni fortuit, ni neutre en termes de signification. L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanique implique, nous semble-t-il, l’accomplissement de l’acte - la reproduction - et une généralisation d’un processus - la reproductibilité - que Benjamin décrit, dans l’essai, comme dispositif certes possible, mais réservé à quelques techniques comme le film ou la photographie. Parler d’époque de reproduction et non pas de reproductibilité fait de la reproduction un état nécessaire, inévitable, quasi ontologique et surtout potentiellement généralisable. Benjamin procède donc, si l’on veut, dans la traduction de son titre, à un raccourci osé, mais certainement intentionnel. Le deuxième point qui frappe dans le titre est le choix de l’adjectif : mécanisé plutôt que technique. Encore une fois, Benjamin privilégie une notion moins nuancée, bien qu’ici non plus, rien ne s’oppose à l’usage de l’adjectif français technique. Ceci est d’autant plus étonnant que technique évoquerait beaucoup plus la sphère artistique et instrumentale que mécanisé qui lui relève plutôt d’un monde de processus automatisé et de machines, ce qui confère une dimension d’orthodoxie marxiste nettement plus marquée au titre.
A l’évidence, Benjamin choisit dans sa traduction vers le français le chemin le plus direct, sans s’encombrer de précautions rhétoriques ou sémantiques. Déjà dans le titre, il nous semble donc que l’interaction des deux langues dans le processus de traduction aboutit à une radicalisation et un durcissement des thèses de Benjamin. L’analyse de la traduction de l’essai confirme cette impression, comme nous allons le démontrer à l’aide de quelques exemples choisis.
Le premier paragraphe de l’essai se termine sur un constat fondamental quant à l’impact des avancées techniques sur l’art qui atteint un niveau jusque là inconnu. Benjamin observe :
für das Studium dieses Standards ist nichts aufschlussreicher, als wie seine beiden verschiedenen Funktionen - Reproduktion des Kunstwerks und Filmkunst - einander durchdringen (Benjamin 1991a : 437).
En français, la phrase est traduite ainsi :
Pour l’étude de ce standard, rien n’est plus révélateur que la manière dont ses deux manifestations différentes - reproduction de l’œuvre d’art et art cinématographique - se répercutèrent sur l’art dans sa forme traditionnelle (Benjamin 1991a : 710).
La traduction nous semble autrement plus explicite que l’original. En français, il n’est pas simplement question de wechselseitige Durchdringung der beiden Funktionen - Reproduktion und Kino – ‘d’une interpénétration réciproque’, mais aussi de la conséquence néfaste de cette Durchdringung pour l’œuvre d’art que l’original ne mentionne aucunement à cet endroit du texte. Car le verbe se répercuter signifie certes ‘auswirken’, décrivant ainsi une influence à priori neutre. Mais, il est évident qu’en tant que dérivé de percuter, répercuter conjure l’image d’une œuvre d’art qui est heurtée violemment, évoquant ainsi le phénomène de l’aura, fracassée sous l’impact des moyens de reproduction technique. La version française anticipe donc sur l’argumentation de l’original, hâtant son propos et refusant de prendre des gants rhétoriques. Systématiquement, le texte français utilise des formulations plus apodictiques et gomme les nuances. Ainsi quand Benjamin traduit la phrase « Die Art und Weise, in der die menschliche Sinneswahrnehmung sich organisiert - das Medium, indem sie erfolgt - ist nicht nur natürlich sondern auch geschichtlich bedingt » (Benjamin 1991a : 439) par « La façon dont le mode de perception s’élabore (le medium dans lequel elle s’accomplit) n’est pas seulement déterminée par la nature humaine, mais par les circonstances historiques » (Benjamin 1991a : 712). S’accomplir signifie en effet erfolgen, mais va au-delà du simple déroulement d’une action, dans la mesure où le verbe évoque aussi l’achèvement d’une action prédéterminée, l’aboutissement téléologique d’un processus historique. De même, quand Benjamin parle d’Ausrichtung der Realität auf die Massen und der Massen auf sie, en soulignant l’importance de ce processus sur das Denken wie für die Anschauung (Benjamin1991a : 440), on ne peut être que frappé par le ton plus radical de la version française. « L’action des masses sur la réalité et de la réalité sur les masses représente un processus d’une portée illimitée, tant pour la pensée que pour la réceptivité » (Benjamin 1991a : 713). Il n’y est pas simplement question d’Ausrichtung, d’orientation, mais d’action, terme beaucoup plus fort, et l’inversion des deux notions réalité et masse accentue encore l’importance qui revient à l’action de la foule, comme il se doit pour un texte à vocation révolutionnaire. Soulignons encore que l’expression réceptivité - en allemand plutôt Empfänglichkeit ou Aufnahmefähigkeit vis-à-vis d’impressions ou de stimuli sensoriels - , nous paraît à la fois plus concrète et plus technique que la notion relativement générale d’Anschauung, que l’on traduirait plutôt par intuition en français.
Comme dernier exemple, nous aimerions citer la phrase:
Als nämlich mit dem Aufkommen des ersten wahrhaft revolutionären Reproduktionsmittels - der Photographie […] - die Kunst das Nahen der Krise spürt, […] reagiert sie mit der Lehre vom l’art pour l’art (Benjamin 1991a : 441).
Dans la traduction française, nous lisons : l’art éprouve l’approche de la crise (Benjamin 1991a : 714) pour die Kunst spürt das Nahen der Krise. Si le verbe éprouver peut se traduire par spüren - par exemple : j’éprouve un sentiment - , l’usage ne nous paraît pas, ici, totalement idiomatique, d’autant plus que la signification de erleiden, heimgesucht werden, durchmachen transparaît, de façon à faire de l’influence des moyens de reproduction quelque chose de douloureux pour l’art. Encore une fois, la version française accentue l’idée du fracassement de l’aura, provoqué par la reproductibilité de l’art, jusque dans le choix des mots. Au delà des différences d’ordre lexical ou sémantique que nous venons d’analyser, on constate que l’absence, dans le texte français, des nombreuses particules de modalité qui parsèment l’original allemand11 contribue également au ton plus catégorique de la traduction.
Un deuxième aspect frappe quand on compare les deux versions linguistiques : il s’agit d’une manifestation éclatante du fait que le texte français laisse paraître son statut de texte traduit, comme Aron l’avait souligné. Nous parlons de la syntaxe tout à fait particulière qui caractérise la traduction. On remarque ainsi que fréquemment l’ordre des mots suit la syntaxe allemande, comme dans l’exemple suivant : « A de grands intervalles dans l’histoire, se transforme en même temps que leur mode d’existence le mode de perception des sociétés humaines » (Benjamin 1991a : 712). En allemand, la phrase dit : « Innerhalb großer geschichtlicher Zeiträume verändert sich mit der gesamten Daseinsweise der historischen Kollektiva auch ihre Wahrnehmung » (Benjamin 1991a : 439). Des paragraphes entiers sont ainsi traduits mot à mot, en ignorant les règles les plus élémentaires de la syntaxe française. Cette tendance est d’autant plus étonnante que Benjamin collabore avec un traducteur francophone. On ne peut s’empêcher de penser à la remarque de Benjamin dans l’essai sur la tâche du traducteur qui valorise la traduction littérale. C’est elle qui rend perméable la traduction vers l’original en y faisant résonner ce que Benjamin appelle le pur langage. « La vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l’original, ne l’éclipse pas, mais laisse, d’autant plus pleinement, tomber sur l’original le pur langage, comme renforcé par son propre médium. C’est ce que réussit avant tout la littéralité dans la transposition de la syntaxe » (Benjamin 2000 : 257)12.
5. L’alchimie de la traduction
Notre tentative de comparer les deux versions linguistiques confirme donc le commentaire de Raymond Aron sur le ton souvent peu idiomatique et doctrinaire de la traduction française. Benjamin revient sur ces deux aspects dans une lettre à Adorno, peu de temps après la fin du travail de traduction :
Les deux semaines de travail extrêmement intensif avec mon traducteur m’ont donné une certaine distance vis-à-vis du texte allemand, que je ne trouve d’ordinaire qu’au terme d’assez longs délais. Je ne dis pas cela pour m’en écarter le moins du monde, mais au contraire, parce que seule cette distance m’a fait découvrir en lui un élément que je verrais avec plaisir accéder à un certain honneur auprès de vous, lecteur : l’urbanité cannibale, une attitude précautionneuse et circonspecte dans la destruction, qui trahit, j’espère, quelque chose de l’amour de ces choses, pour vous plus que toutes familières, qui les met à nu. (Benjamin 1979b : 204)13.
Cette citation met en valeur ce que Benjamin appelle dans ses travaux sur la philosophie du langage « die Nachreife des Wortes » (Benjamin 1991c : 12), la libération d’une intention qui est inscrite dans l’original et que seule la traduction peut faire mûrir et surgir. A ce propos, rappelons que Benjamin avait établi, dans le cadre d’un dialogue radiophonique avec Günther Anders, une liste d’arguments pour et contre la pratique de la traduction. Parmi les caractéristiques d’une bonne traduction que Benjamin fait figurer comme argument contrecet exercice, il note : « négligence des nuances » et « une certaine brutalité de l’image d’esprit » (Benjamin 1985 : 158)14. A la suite de ces deux points qu’il juge donc comme nécessaires pour une traduction, mais rendant, en même temps, cette pratique peu désirable, on trouve, en italiques et formulée comme une consigne de travail, la phrase suivante: « Joindre la plus grande méticulosité à la plus grande brutalité » (Benjamin 1985 : 159)15. Il nous semble que la traduction de l’essai sur L’Œuvre d’art est effectivement parvenue à cette brutalité méthodique et rigoureuse. Car la transposition dans la langue étrangère, l’interaction entre deux systèmes langagiers ne fonctionne pas simplement comme correctif, permettant de contrôler le contenu du texte, mais agit bien comme véritable révélateur chimique qui fait ressortir plus clairement, plus nettement la nature de l’original. Le ton plus radical de la version française qui est dû au passage par la langue étrangère a donc accompli cet exploit que Benjamin exige de toute traduction réussie : faire résonner, dans l’original, des choses qui y sont inscrites, mais que seul le processus de traduction parvient à rendre audibles.