David Martens (dir.), Le Pseudonyme dans la Littérature française, de François Rabelais à Éric Chevillard

Référence(s) :

David Martens (dir.), Le Pseudonyme dans la Littérature française, de François Rabelais à Éric Chevillard, Presses Universitaires de Rennes, « La Licorne », n°123, 2017, 343 pages, 24 €, ISBN : 978-2-7535-5218-0

Texte

L’ouvrage collectif dirigé par David Martens (Université de Louvain) rassemble vingt-sept contributions de vingt-et-un universitaires exerçant en Belgique, en France, au Québec, en Suisse et aux USA. Il est le résultat d’un colloque organisé en octobre 2010 à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve).

Sa raison d’être réside dans le constat, annoncé en ouverture du recueil par D. Martens (« Pseudonymie et littérature : Pour une cartographie d’un mode de signature »), du peu d’intérêt de la critique littéraire récente pour la pseudonymie à une époque comme la nôtre, où pourtant la banalisation de cette pratique dans le monde connecté (réseaux, achats en ligne…) dépasse très largement le seul cas de la littérature : une étude globale du phénomène reste à écrire, si l’on excepte quelques rares ouvrages déjà datés, tel celui de J.-Fr. Jeandillou sur les Supercheries littéraires (1989).

Les contributions de ce collectif sont réparties en trois grandes sections :

« Doublures pseudonymiques » envisage différents cas de dédoublement patronymique et pose la question de la signature d’auteur. Dans ces cas de figure, la « doublure » vaut signature d’artiste, ou encore « moi » d’artiste, construction d’un personnage d’écrivain dont la vie est rigoureusement autonome de celle de la personne réelle qui lui prête vie. Le paradigme de ce « dédoublement auctorial » (D. Martens) est étendu et comporte les signatures de pseudonymes souvent autrement notoires que les auteurs qui leur donnent vie : Stendhal, George Sand, Blaise Cendrars, Julien Gracq, Philippe Sollers… Reste que la pseudonymie n’est pas toujours un principe stable ni définitif : c’est ainsi que la cohérence de la séparation entre un auteur : Rabelais, et son pseudonyme : Alcofribas Nasier, se fragilise à mesure que l’écriture évolue depuis Pantagruel jusqu’au Quart Livre (Ariane Bayle), et que le choix des différents pseudonymes de Gérard Labrunie ne laisse apparaître le nom de Nerval que dix ans après les premiers écrits, nom qui finira par « vampiriser » la personne privée de l’auteur jusqu’à devenir, de son vivant, son nom véritable (Michel Brix), de la même façon que le nom de Ferdinand Céline a fini par contaminer définitivement celui de Louis Destouches jusqu’à le remplacer (Jérôme Meizoz). Lorsqu’une génération, une école entière, refuse la traditionnelle signature d’auteur, la pseudonymie est un moyen parmi d’autres, comme l’anonymat ou la signature collective, de refuser cette pratique, comme cela a été le cas pour le mouvement Dada (Eddie Breuil).

« Différences identitaires » répertorie les cas de figure où la pseudonymie ne propose pas tant un double du scripteur qu’une altérité, sexuée, culturelle, sociale ou linguistique. Le pseudonyme auratique (ou : sacralisant), celui de Saint-John Perse choisi par Alexis Léger (Sylvain Dourmel) ou ceux choisis par Roger Gilbert-Lecomte (Anne-Marie Havard), résulte au bout du compte d’un « rite », tel celui aboutissant à des noms d’auteur comme Pierre Jean Jouve ou Pierre Emmanuel (Myriam Watthee-Delmotte) ; mais la démarche sacralisante peut également s’exercer de façon inverse, telle celle qui consiste à renoncer à la divinité inscrite dans le nom de Marguerite Donnadieu pour choisir l’aristocratie d’un nom dépouillé de toute préemption familiale : Duras (Christophe Meurée). Quand la pseudonymie brouille les repères culturels, elle peut aussi bien revendiquer une filiation, comme le fait Charles-Marie-Georges Huysmans en choisissant de se prénommer Joris-Karl (Jérémy Lambert), qu’offrir à rebours au scripteur une nouvelle identité nationale (Tarassov/Troyat ; Kacew/Gary). Elle peut également brouiller les cartes pour parer « aux dangers de la guerre civile » pendant les guerres de Religion (Martial Martin) ou pour assurer la crédibilité de quelques clichés ethniques dans les « pseudo-traductions » du XVIIIe siècle (Beatrijs Vanacker) et dans les œuvres de Boris Vian/Vernon Sullivan et Jack-Alain Léger/Paul Smaïl (David Martens et Aleide Vanmol). L’altérité sexuée, « pseudandrie et pseudogynie » (Sophie Vanden Abeele-Marchal), notoire en France depuis George Sand et qui se généralise jusqu’à la Belle Époque chez Apollinaire et quelques autres (Patricia Izquierdo), reproduit les clichés liés à l’un et l’autre sexes. Elle remonte pourtant au XVIIe siècle et apparaît dans ces écrits d’hommes qui « par ventriloquie » font parler des femmes (Mélinda Caron), la maréchale d’Ancre (Jean-Philippe Beaulieu) en particulier.

« Aux marges de l’auctorialité pseudonymique » étudie les pratiques scripturales régnant aux frontières de la pseudonymie. David Martens en répertorie quelques-unes : anonymat, pseudépigraphie (apocryphes, écritures de « nègres »), plagiat, traduction. Jan Herman étudie ces « postures d’auteur » propres à l’âge classique, et montre que la figure d’auteur la plus fréquente est encore l’anonymat, dans la mesure où le statut d’auteur ne s’acquiert qu’« au bout d’un parcours et d’une négociation ». Dominique Maingueneau, tout en émettant « de sérieux doutes » sur l’éventualité d’une théorisation de la pratique du pseudonyme, se focalise sur les différences d’enjeux de la notion d’auteur en littérature et en philosophie et par conséquent sur les rapports différents à la pseudonymie dans ces deux « discours constituants ». La section se termine, ainsi que l’ouvrage, avec l’étude par Charline Pluvinet des « pseudonymes invisibles » d’Éric Chevillard.

La — seule — faiblesse constitutive de cet ouvrage collectif réside dans la taxinomie proposée par ses trois sections, qui ne vient pas à bout du foisonnement des contributions : celle d’Eddie Breuil sur Dada semble aussi peu à sa place en première partie que celle de Charline Pluvinet sur Chevillard en troisième partie — ce qui n’enlève rien à l’indéniable qualité de ces deux contributions —, et on ne comprend pas vraiment pourquoi l’étude de Jean-Pierre Cavaillé sur les « motivations de la pseudonymie dans Les Auteurs déguisés d’Adrien Baillet » semble flotter au-dessus de ces trois sections, faute apparemment de ne pas y avoir trouvé sa place. Cette faiblesse n’enlève que peu de chose à sa pertinence, à son mérite et à l’excellente tenue des contributions qu’il renferme : il propose, tant par ses études spécialisées parfois sur une époque, un auteur voire un ouvrage que par ses réflexions théoriques générales sur la pseudonymie, un excellent tour de la question, un tour nécessaire.

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Référence électronique

Hervé Bismuth, « David Martens (dir.), Le Pseudonyme dans la Littérature française, de François Rabelais à Éric Chevillard », Textes et contextes [En ligne], 12-1 | 2017, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=1419

Auteur

Hervé Bismuth

MCF, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne Franche-Comté, UFR de Langues et Communication, 4 Boulevard Gabriel, 21000 Dijon – herve.bismuth [at] u-bourgogne.fr

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