L’éclairage des conditions de la construction en France, au long des années 1930 à 1940, de l’identité nationale d’un Parti communiste SFIC (Section Française de l’Internationale Communiste) qui s’appellera officiellement Parti Communiste Français en 19431, et plus spécifiquement du discours culturel et littéraire tenu à partir de cette identité, ce discours dont Aragon a été le porte-voix le plus connu et le plus galvanisant pendant la Résistance, remet de fait en cause l’affirmation de Benedict Anderson suivant laquelle le nationalisme serait une donnée que le marxisme a tolérée faute de pouvoir la critiquer :
[…] le nationalisme est apparu comme une fâcheuse anomalie pour la théorie marxiste et […] pour cette raison précisément, on a préféré se dérober à la question plutôt que de l’aborder de front (Anderson 1983 : 17).
Suivant Benedict Anderson, la théorie marxiste serait ainsi vouée, intrinsèquement, à ‘faire avec’ cette idéologie qui la précédait. Cette analyse repose sur une interprétation contestable d’une formulation du Manifeste communiste de 1848 : « Naturellement, le prolétariat de chaque pays doit en finir avant tout avec sa propre bourgeoisie » (Marx & Engels 1848 : p. 172)2, dans la mesure où cette formulation vise en fait la singularité économique et juridique de chaque appareil d’État et non, comme Benedict Anderson l’explique, comme une délimitation d’ordre national et non idéologique.
Reste que, quoi qu’il en soit, cette analyse faite un peu rapidement par Benedict Anderson, suivant laquelle le marxisme porterait en lui le nationalisme faute de l’avoir démythifié par une critique lucide, est contredite par le cas particulier de l’histoire d’un parti adossé à la théorie marxiste, et construit au départ à l’extérieur de toute idéologie nationale, et même en riposte aux idéologies nationales ; un parti qui ne viendra que par la suite à tisser, bien après sa naissance, son histoire nationale.
1. Un parti non national, un parti antinational
Lors du congrès de Tours de décembre 1920, à la suite duquel une large majorité (92%) des congressistes de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) décide de rejoindre la IIIe Internationale, l’Internationale communiste (ou : Komintern), c’est à triple titre que la question nationale fait partie des débats :
- avant tout parce que ce congrès consacre l’échec de la IIe Internationale, effondrée dans le sursaut nationaliste de l’immédiat avant-guerre et de l’Union sacrée qui contredisait les fondements mêmes de la lutte des classes et de la solidarité internationale ouvrière ;
- également parce qu’il consacre la réussite de la Révolution russe, qui a su parvenir à ses fins par des choix non nationaux, voire antinationaux, en préférant signer avec l’Allemagne sa défaite et la cession de quelques territoires ;
- mais surtout dans la mesure où c’est la première fois qu’une section nationale de l’Internationale ouvrière, la section française, a à se prononcer sur une motion imposée à partir d’un pays étranger, les « 21 conditions » d’adhésion à la IIIe Internationale rédigés par Lénine.
L’existence de la Section Française de l’Internationale Communiste (SFIC), qui s’appellera Parti communiste (PC) dès 1921, se construit de façon non nationale3 : les décisions sont prises sous réserve de leur approbation par les Soviétiques, et leur sont pour certaines imposées à partir du parti soviétique ; le fonctionnement et la vie interne de l’appareil sont bolchevisés ; une part importante du financement de ce jeune parti provient de Moscou. Quant à ses premières activités visibles, elles sont, elles, clairement antinationales : lutte contre les conditions du diktat imposé à l’Allemagne par le Traité de Versailles (et premières arrestations en France de dirigeants communistes pour atteinte à la sûreté de l’État) en 1923 ; implication dans une longue campagne, à partir de l’automne 1924, contre la Guerre du Rif : dans cette guerre coloniale, le parti communiste se solidarise bruyamment avec les rebelles marocains contre les armées française et espagnole, en appelant à la fin de la colonisation et à la fraternisation des militaires français avec les Marocains.
C’est d’ailleurs tout autant la nouveauté et la rigidité du fonctionnement du parti (centralisme démocratique à la soviétique, mises au pas et exclusions) que « l’antipatriotisme virulent » (Stéphane Courtois & Marc Lazar 2000 : 79) qui ont vite fait de ce parti un parti marginal dans l’électorat français et dans la vie politique française. En mai 1924, les socialistes remportent les élections législatives grâce au Cartel des Gauches avec plus de 20% des voix pour la seule SFIO, et les communistes dont le nombre d’adhérents a chuté de 130 000 depuis sa création à 48 000 membres obtiennent à présent moins de 10% des voix. L’antipatriotisme sera encore de mise au parti communiste lorsqu’en 1927 Aragon, Breton et quelques autres membres du groupe surréaliste rejoindront le parti communiste — provisoirement pour la plupart d’entre eux dont Breton4, définitivement pour d’autres dont Aragon. C’est d’ailleurs une question antinationaliste qui avait rapproché les jeunes écrivains et artistes des communistes : la position de ces derniers pendant la Guerre du Rif. L’antipatriotisme littéraire est toujours de mise : dans son Traité du style, Aragon moquait encore en 1928 le fameux slogan de L’Action française, « Tout ce qui est national est nôtre », en évoquant cette « matière éminemment française » qu’est la merde (Aragon 1928 : 10). Mais ses engagements sortent à présent du seul champ de la littérature. Le premier numéro de la revue Le Surréalisme au service de la révolution (1er juillet 1930) commence ainsi, dès sa première page, par l’échange de télégrammes :
QUESTION :
BUREAU INTERNATIONAL LITTÉRATURE RÉVOLUTIONNAIRE PRIE RÉPONDRE QUESTION SUIVANTE LAQUELLE SERA VOTRE POSITION SI IMPÉRIALISME DÉCLARE GUERRE AUX SOVIETS STOP ADRESSE BOITE POSTALE 650 MOSCOU.
RÉPONSE :
CAMARADES SI IMPÉRIALISME DÉCLARE GUERRE AUX SOVIETS NOTRE POSITION SERA CONFORMÉMENT AUX DIRECTIVES TROISIÈME INTERNATIONALE POSITION DES MEMBRES PARTI COMMUNISTE FRANÇAIS5.
Dit autrement : si la France et l’URSS sont en guerre (et la guerre ne pourrait être déclarée qu’à l’initiative de l’impérialisme français), les surréalistes s’aligneront sur les positions des communistes français : ils rejoindront le camp de l’Union soviétique.
Parti peu ou pas français, mais aussi parti anti-français — pour l’extrême-droite, les communistes appartiennent aux forces de l’« Anti-France » avec, il est vrai, les Juifs et les francs-maçons —, parti dont les dirigeants auront été à plusieurs reprises arrêtés par la police française, le parti communiste va pourtant passer quelques années plus tard en un temps record de l’état de parti illégal, clandestin et réprouvé à la figure d’un grand parti national chantant l’amour de la patrie, un parti dont Aragon produira et diffusera les grands chants nationaux : la mue va s’opérer dans la clandestinité et en moins de cinq ans, entre 1939 et 1944.
2. Du parti de l’étranger au grand parti français : 1939-1944
Au moment de l’annonce de la signature du pacte germano-soviétique le 23 août 1939, Aragon est directeur et éditorialiste d’un journal communiste du soir, Ce Soir, et publie immédiatement un éditorial sur ce sujet d’actualité brûlante. Il accueille avec enthousiasme le pacte sous le titre « Vive la paix ! », et le présente comme une « leçon » pour « quelques autres gouvernements » (Aragon 1939 : 1043), à savoir la France et l’Angleterre, qui avaient refusé une alliance contre la guerre avec l’URSS, tout en incitant ces deux pays à signer au plus vite une entente tripartite avec l’URSS dans le but de barrer la route à Hitler. Cette initiative a été entièrement prise à titre personnel par Aragon, mais elle est similaire à la position des dirigeants du PCF à ce moment-là : le PCF s’apprêtait d’ailleurs à faire paraître le lendemain dans L’Humanité une déclaration allant dans ce sens. Elle ne paraîtra pas : dès la sortie de Ce soir et de l’éditorial d’Aragon, les deux journaux communistes sont saisis par la police, puis toute la presse communiste. Pour l’État français, approuver le pacte germano-soviétique, ce n’est pas seulement approuver l’URSS communiste ou l’Allemagne nazie, voire les deux : c’est approuver une entente ayant pour effet d’encourager Hitler dans la perspective d’une guerre contre la France. La presse se déchaîne contre le « traître » Aragon, et au premier rang L’Action française de Maurras, qui écrit le lendemain de l’éditorial d’Aragon, dans un article non signé intitulé « Brest-Litovsk » :
Il y a un journal stalino-hitlérien qui s’appelle Ce soir.
Il y a dans le numéro de mardi de cette ordure un article d’Aragon.
[…] Aragon doit être jugé ; Aragon doit après un jugement juste recevoir ce qu’il mérite : douze balles dans la peau (L’Action française 1939 : 4 ; les italiques sont ceux de l’article).
Le parti communiste exclut les militants qui désapprouvent la signature du pacte et les dénonce comme traîtres, ainsi que les nombreux démissionnaires. Le gouvernement français, considérant que le parti communiste est un allié du nazisme, décrète sa dissolution le 26 septembre : le parti communiste, hors-la-loi, passe dans la clandestinité. La guerre engagée, certains dirigeants communistes désertent la France. Jacques Duclos gagne la Belgique ; Maurice Thorez est ‘enlevé’ à son régiment par un commando communiste qui lui fait passer la frontière ainsi qu’à sa femme pour gagner Moscou avec de faux papiers : il est condamné par contumace pour désertion, et ne reviendra à Paris qu’en octobre 1944, après avoir reçu sa grâce du général De Gaulle. Au début de l’Occupation et jusqu’à la rupture du pacte en juin 1941, une partie des cadres du PC suit les consignes de la IIIe Internationale au nombre desquelles la pactisation avec l’occupant (et une tentative de négociation pour la reparution en France de L’Humanité), tout cela dans un parti alors désorganisé.
Moins de cinq ans plus tard, au moment de la Libération de Paris, le parti communiste, qui s’appelle cette fois officiellement Parti Communiste Français (PCF), a changé de visage aux yeux des Français. Le Parti qui sort de l’ombre en 1944 est déjà devenu un acteur majeur de la vie politique française :
- les mots d’ordre et les actes antipatriotiques n’ont pas vraiment été connus pour cause de saisie de la presse et de clandestinité ou ont été oubliés ;
- le PCF est à présent, en pleine lumière, le parti qui a organisé les combats des Francs-Tireurs Partisans (FTP) et de la Main-d’Œuvre Immigrée (MOI), l’organisation de ces étrangers patriotes à laquelle appartenait le ‘Groupe Manouchian’, et un parti représenté dans le Conseil National de la Résistance ;
- le PCF n’est plus le parti ‘de l’étranger’, le parti ‘des traîtres’ : on l’appelle dorénavant le ‘parti des fusillés’, de ceux qui ont été exécutés par le nazisme et la collaboration pour avoir donné leur vie, leur sang, à la France.
Ce n’est pas seulement par les actes que le PCF est devenu aux yeux de tous un parti national, mais aussi par le verbe, notamment le plus célèbre, celui de l’écrivain communiste qui est notoirement, avant même la Libération, le chantre de la Résistance. En octobre 1943, le général de Gaulle récitera à Radio-Alger trois vers d’Aragon qui avaient marqué en 1942 les résistants de Londres en les présentant ainsi :
Comment ne pas sentir la déchirante qualité de ces poèmes qu’aujourd’hui toute la France récite en secret. Ainsi des vers d’Aragon :
Qu’importe que je meure avant que se dessine
Le visage sacré s’il doit renaître un jour
[…]
Ma patrie est la faim la misère et l’amour6
Octobre 1943 : c’est le mois même où commencent à circuler les « Je vous salue ma France » qui ponctuent le poème Le Musée Grévin (Aragon 1943 : 942 seq.). Mais l’association ma France se trouve déjà depuis un moment sous la plume d’Aragon. Le poète casqué pleurait déjà « ma France ô ma délaissée » dans le poème « C » publié en Suisse en septembre 1941 (rééd. Aragon 1942 : 771), et déjà l’année précédente, en septembre 1940, paraissent les textes célèbres où s’épanchent l’amertume de l’armistice :
Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses
[…]
Je n’oublierai jamais les jardins de la France (Le Figaro, septembre 1940, rééd. Aragon 1941a : 714-715)
Ma patrie est comme une barque
Qu’abandonnèrent ses haleurs
Et je ressemble à ce monarque
Plus malheureux que le malheur
Qui restait roi de ses douleurs (Fontaine n° 13, février-mars 1941, Alger, rééd. Aragon 1941b : 719-720)
— et le chant qui évoque la venue de « Jeanne [d’Arc] à Vaucouleurs » (Aragon 1941b) et le refrain de « La Marseillaise » : « Liberté liberté chérie » (Fontaine n° 11, octobre-novembre 1940, Alger, rééd. Aragon 1941c : 722-724). Ces poèmes d’Aragon, écrits dès les premiers temps qui ont suivi l’armistice, et dont les premiers ont paru sans nom d’emprunt sous les presses même de l’Occupation, sont alors, à mesure qu’ils se propagent ainsi que la réputation de propagandiste de la France de leur auteur, de loin la marque la plus visible du patriotisme de leur auteur — et même de son nationalisme, pourrait-on dire : à travers ces poèmes, Aragon tisse non seulement un chant national, mais aussi une Histoire littéraire de la France et de ses influences dont est à présent systématiquement exclue la littérature allemande, cette littérature dont Aragon est pourtant amoureux depuis sa jeunesse, et dont il aura fait régulièrement l’éloge dans les années qui précèdent l’Occupation, mais qu’Aragon ne citera plus pendant ces quelques années.
On aurait tort de croire là à une poésie de commande : depuis sa mobilisation le 2 septembre 1939, Aragon est un militant isolé, qui dès sa démobilisation passe en zone non-occupée ; son parti n’arrivera à reprendre contact avec lui qu’à partir de mai 1941. On sait, à présent qu’on a ouvert certaines archives7, qu’Aragon est alors tenu en suspicion par une partie au moins des dirigeants du PC qui le dénoncent à Moscou, notamment parce que son poème « Les lilas et les roses » est paru dans… Le Figaro8.
On aurait tort également de croire à une stratégie délibérée de militant : si Aragon anticipe de plusieurs mois l’attitude qui sera celle de son parti une fois refermée la parenthèse du pacte germano-soviétique, c’est bien parce qu’il croit que sa posture nationale est celle de son parti — et c’est précisément la raison pour laquelle il ne voit apparemment aucun inconvénient à ce que paraisse son poème « Les lilas et les roses » dans Le Figaro, journal de droite certes, mais journal légal et de grand tirage, susceptible de toucher le plus grand nombre de lecteurs et de les mobiliser dans une large union.
Mais on aurait tort aussi de croire que c’est à partir de la seule amertume qui a suivi l’armistice, et dans un but tactique de résistance contre le nazisme, contre l’occupation et contre la Libération, que ce chant a commencé à se construire. Ce chant est en fait la continuité, du moins pour Aragon, d’un discours national qui se construit depuis au moins cinq ans dans le parti communiste, et dont Aragon est — déjà — un des compositeurs.
3. 1934-1939 : la construction progressive d’un discours national
C’est à la suite des émeutes de février 1934, mais surtout en raison de la montée des dangers fasciste et nazi en Europe que la Conférence nationale tenue par le Parti communiste à Ivry en juin 1934 remplace le mot d’ordre léniniste « Pour le pouvoir des Soviets » par un nouveau mot d’ordre : « Front unique pour battre le fascisme ». Ce « Front unique » est celui qui fera se rassembler socialistes et communistes, pour la première fois depuis le Congrès de Tours, à l’occasion du XXe anniversaire de Jaurès le 29 juillet 1934. Il est vrai que cette réorientation est alors demandée par l’Internationale communiste, consciente de la situation en Europe9. À cette alliance correspond un revirement doctrinal ; entre alors en apparente contradiction avec le postulat marxiste « Les prolétaires n’ont pas de patrie » (Marx & Engels 1848) la déclaration de Maurice Thorez : « Nous aimons notre pays » ; pays et non pas patrie, certes, même si L’Humanité écrit déjà, erreur que lui reprochera Thorez, « nous aimons notre patrie » (cité dans Wolikow 1998 : 131). Mais l’amour de la patrie vient bientôt, et dès le 14 juillet 1935, le Parti communiste associe le drapeau rouge et le drapeau tricolore, La Marseillaise et L’Internationale. Le parti communiste écrit enfin son histoire nationale : il n’est plus un enfant trouvé, mais l’héritier des jacobins dont il reprend le lexique et les symboles nationaux, un peu de la même façon que les jacobins eux-mêmes étaient les héritiers de ceux dont ils reprenaient le lexique, les Grecs de la démocratie, les Romains de la république et des citoyens. Un fil rouge se tisse alors peu à peu dans les discours communistes qui écrit l’histoire d’un peuple commençant avec la Révolution française et se poursuivant avec les grands mouvements populaires de juillet 1830, de juin 1848, de la Commune….
Cette ‘nationalisation’ du Parti communiste, Maurice Thorez la ruminait depuis avant la Conférence nationale d’Ivry, si l’on en croit ce que dit Aragon du « savon » (suivant ses propres termes, voir Aragon 1975 : 785) qu’il aurait passé à l’écrivain au printemps 1933 à son retour d’URSS, à propos d’une plaquette écrite depuis Moscou et publiée sur les presses du Parti en juin 1932 intitulée Aux Enfants rouges, où l’on lisait notamment des morceaux tels :
À la radio le dimanche
Flics et curés s’expriment, mais
Les communistes, ça, jamais !
Faut être du côté du manche.
Les trois couleurs à la voirie !
Le drapeau rouge est le meilleur !
Leur France, Jeune Travailleur,
N’est aucunement ta patrie (Aragon 1933 : 788-789).
Comme le dit Aragon, en commentaire de ce « savon » : « je n’avais pas compris d’emblée en quoi consistait une nouvelle politique du parti » (Aragon 1975 : 785 ; c’est Aragon qui souligne). Cette nouvelle politique, si elle ne prévoyait pas forcément déjà une idéologie nationale, visait déjà à faire quitter au Parti sa marginalité en cherchant à rassembler autour de lui le plus grand nombre sur le principe d’une communauté d’intérêts nationale. C’est parallèlement à cette évolution qu’Aragon écrit dès 1935 l’Histoire nationale littéraire qui fait pendant à l’histoire nationale écrite par son parti, notamment en faisant l’éloge de l’idéologie littéraire alors en cours, le ‘réalisme’ (socialiste soviétique, s’entend). Le cinquantenaire de la mort de Victor Hugo est ainsi l’occasion d’une conférence sur « Hugo réaliste » en juin 1935 (Aragon 1935a), mais aussi d’affirmer le « réalisme » de Villon, de Lautréamont, de Rimbaud, d’Apollinaire (Aragon 1935b). Ces discours sont construits dans la conviction d’avoir à opposer les cultures nationales (et en particulier la culture française) à la montée du fascisme, et se croisent aux combats menés par l’Association Internationale des Écrivains pour la Défense de la Culture. L’année 1936 sera l’occasion de rappeler que c’est dans le « peuple » que « la culture plonge ses racines maîtresses » (Aragon 1936a : 93) et d’en appeler à « l’héritage du passé [qui] doit retenir toute notre attention » (Aragon 1936a : 95) ; également de citer La Chanson de Roland, Corneille et le « jeune sang du romantisme français » (Aragon 1936b : 255) : Hugo, Musset, Gautier, Mérimée (Aragon 1936b). Et dès l’année 1937 sont déjà prêts les discours que le grand public ne connaîtra que quelques années plus tard, sous forme versifiée cette fois, ces discours dans lesquels Aragon souhaite l’arrivée d’une « culture vraiment humaine, parce qu’elle sera nationale par la forme et socialiste par le contenu » (Aragon 1937 : 401, c’est Aragon qui souligne) :
Comment les hommes comme moi ont retrouvé le sens admirable du mot France […], c’est une longue histoire que je ne prétends pas ici vous faire suivre, c’est à proprement parler l’histoire de la France (Aragon 1937 : 397).
Je te salue, ma France, pour cette lumière dans tes yeux qui ont vu tomber la Bastille […], pour Il pleut bergère et pour La Carmagnole, pour Racine et pour Diderot, Nous n’irons plus au bois et Maurice Chevalier. Je te salue, ma France, pour Jeanne, la bonne Lorraine, et Babeuf qui mourut aussi d’avoir eu le cœur trop grand (Aragon 1937 : 399)10.
4. 1939-1944 : la continuité
Cette « culture vraiment humaine, parce qu’elle sera nationale par la forme et socialiste par le contenu » (Aragon 1937 : 401), Aragon se fixe comme tâche militante d’écrivain de la construire à son tour, et d’une façon qui restera conforme aux premiers engagements, jusqu’à la Libération. Cette bibliothèque, ce récit d’un héritage national, Aragon ne s’en fait pas seulement le conservateur et le propagandiste, il s’en fait aussi l’héritier. En réponse à un lecteur de Commune, revue de l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR), qui s’inquiétait qu’Aragon délaisse la poésie (il n’a publié aucun poème en 1935, et n’en publiera plus aucun jusqu’en 1939), Aragon répond alors :
Je suis à la recherche d’un langage, un langage qui soit celui de notre temps, de notre peuple, et à la fois de la plus haute vague. Dans cette année, j’ai lu beaucoup de poèmes, les poèmes des autres […] je me dis qu’il faut étudier ce que les autres écrivent (Aragon 1935c : 1220).
Les « autres » poètes qu’il évoque sont évidemment Brecht et Alberti qu’il cite à l’occasion et qu’il traduit alors, ce sont aussi les nouveaux poètes soviétiques qu’il se met à traduire, mais ce sont surtout les poètes français du passé qu’il relit, et auprès de qui il ressourcera sa poésie plus tard, quand il écrira de nouveau des poèmes, depuis le front, des poèmes dont les thèmes et l’écriture se tissent au chant des écrivains qui l’ont précédé, écrivains français de Chrétien de Troyes à Musset, mais aussi Pétrarque, Arnaud Daniel, Dante, dont il expliquera pendant l’Occupation la dette que leur doit la Littérature française.
Et ce n’est pas seulement à titre personnel d’amoureux de la littérature qu’Aragon écrit les grandes pages du chant national de la France, dont « l’amour de la patrie » (« Il n’y a pas d’amour heureux », Confluences, n° 25, septembre-octobre 1943, réédité in Aragon 1944 : 1004), mais bien en tant que poète militant dans un parti communiste qui ne voit aucune contradiction entre son internationalisme et les chants nationaux qu’il écrit ; c’est d’ailleurs au PCF lui-même qu’il rend la paternité du sentiment national, comme le rappelle le célèbre petit poème écrit à la Libération, « Du poète à son parti » (in Les Cahiers du communisme, n° 1, novembre 1944, réédité in Aragon 1944 : 1031) :
Mon parti m’a rendu mes yeux et ma mémoire
Je ne savais plus rien de ce qu’un enfant sait
Que mon sang fût si rouge et mon cœur fût français
[…]
Mon parti m’a rendu le sens de l’épopée
Je vois Jeanne filer Roland sonne le cor
[…]
Mon parti m’a rendu les couleurs de la France
Mon parti mon parti merci de tes leçons
Ainsi, ce qui aura pu apparaître aux yeux du grand public comme une transformation, une brusque prise de conscience, voire pour certains une attitude renégate envers l’internationalisme, provoquée par la Guerre puis l’Occupation, ou qui pourrait actuellement passer aux yeux de certains lecteurs des textes les plus connus d’Aragon comme au mieux une sorte de sentiment national longtemps refoulé qui se déverserait sous la pression des événements, un opportunisme ou une versatilité, tout cela n’est en fait que la poursuite d’un travail convaincu engagé depuis le milieu des années 1930. Le seul changement remarquable dans le comportement d’écrivain d’Aragon aura été qu’il reprenne subitement en 1939 l’écriture poétique qu’il avait délaissée depuis 1935 au profit de l’écriture romanesque, cette fois mise en veilleuse. Ce changement remarquable s’explique par le simple fait que l’activité de romancier réaliste et documenté était autrement moins compatible avec celle de l’appelé sur le front que l’activité du poète.
5. Un discours de circonstances
Il n’en reste pas moins que cette posture d’écrivain national, qui ne doit rien aux circonstances de l’Occupation, puisqu’elle a été motivée par des circonstances politiques remontant à plus de cinq années auparavant, a été par hasard une heureuse posture de circonstances : Aragon, coupé de son parti et des revirements de l’Internationale communiste et d’une partie de la direction française à l’époque du ‘pacte’, en continuant à tracer le sillon entrepris depuis 1935, a de fait anticipé, avec ce chant national auquel il a été par la suite identifié, l’activité du « Front National pour la Libération et l’Indépendance de la France » mis en place par son parti en 1941 en s’en faisant à l’avance la voix populaire. Il représente également par métonymie tous les militants communistes et syndicalistes qui ont méconnu la période du ‘pacte’ et de ses mots d’ordre et ont trouvé naturel de s’engager dans la Résistance. Au-delà du PCF, il aura aussi en quelque sorte sauvé l’honneur de la France, en imposant durablement l’idée que de 1935 à 1945 il a existé une France militante assidûment antifasciste qui ne s’est compromise ni dans les accords de Munich, ni dans le vote des pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, et qui n’a pas hésité une seconde à prendre parti dès les premiers jours contre l’armistice et l’Occupation. De cette voix de la France qu’a été Aragon, sa seule approbation d’une politique nuisible à la France a été un éditorial aussitôt saisi que publié, et vite oublié. C’est à la rencontre de deux hasards, celui d’une saisie immédiate de la presse communiste un soir d’août 1939 et celui de la perte de contact d’un poète militant avec la direction d’un parti clandestin et désorganisé de septembre 1939 jusqu’au printemps 194111 qu’on doit l’écriture du récit national qui sera celui dans lequel nombre de militants, et plus largement nombre de démocrates, choisiront de se reconnaître. Le discours qui aura tissé ce récit national n’aura été en rien un discours ‘de circonstance’, mais ce sont bien ‘les circonstances’ qui auront propulsé ce discours. Et c’est autour de ce discours national que le PCF s’affirmera comme le premier parti communiste d’Europe occidentale et, bien plus encore, comme le premier parti de France.