Le passé ne meurt jamais. Il n’est même pas passé
Faulkner 1951
En étudiant l’histoire on ne peut qu’être stupéfait par la répétition de cette idée que le mal doit être oublié, déformé, écrémé. Nous ne devons pas nous rappeler que Daniel Webster se saoula, mais qu’il fut un extraordinaire constitutionnaliste. Nous devons oublier que George Washington fut un propriétaire d’esclaves … et nous souvenir simplement de ce que nous jugeons positifs et qui peut nous inspirer. La difficulté évidemment de cette philosophie, est que l’histoire perd sa valeur incitatrice et exemplaire ; elle dépeint des hommes parfaits et de nobles nations, mais elle ne dit plus la vérité (Dubois 1935).1
Introduction
L’élection d’Obama en 2008 a été l’occasion, non pas d’une mobilisation pour les droits des minorités, mais au contraire d’une offensive conservatrice, tant sur les origines du nouveau président que sur tous les programmes de discrimination positive (affirmative action).2 Elle a donné lieu à un véritable déferlement de discours sur l’avènement d’une prétendue ère color-blind,3 supposée exempte de discrimination raciale. Dans un article de février 2009, Janine Jackson cite un journaliste de NBC qui déclare à cette occasion : « Pas d’histoire de Jim Crow,4 pas de colère, pas d’esclavage, ce type ne trimbale pas tous les sales trucs de notre histoire» (Jackson 2009).5 Ainsi l’élection d’Obama semble déculpabiliser la nation vis-à-vis de son passé esclavagiste et discriminatoire. Pour l’historien Holzer cette élection répond au rêve de Lincoln exprimé dans l’adresse de Gettysburg d’une « nouvelle nation conçue dans la liberté et vouée à la thèse selon laquelle tous les hommes sont créés égaux » (Holzer 2009). Cette élection devrait permettre la tabula rasa d’un passé traumatique.6 Ainsi l’histoire comme la mémoire des Africains Américains depuis l’esclavage jusqu’aux mobilisations pour les droits civiques des années 1950 et 1960 ont-ils partie liée avec les enjeux politiques contemporains.
Cet empressement à vouloir refermer la cicatrice de la « ligne de couleur» (Douglass 1881) n’est en rien un phénomène nouveau. En effet l’ « invention d’une tradition »7 (Hobsbawm et Ranger 1983) nationale américaine s’est tout d’abord faite sans les Noirs8 et même contre eux.9 Alors que la première série de lois sur les droits civiques célèbre en 2014 ses cinquante ans, l’identité nationale reste plus que jamais clivée par la question raciale, comme les événements de Fergusson de l’été de la même année en témoignent plus que jamais.10
Nous ferons l’hypothèse que les passés esclavagistes, ségrégationnistes, et discriminatoires affrontent de puissants mécanismes qui contribuent soit à leur oubli, soit à un récit édulcoré et acceptable du passé. Nous aborderons particulièrement la période large qui autour des mouvements pour les droits civiques, a vu se mobiliser des fractions importantes de la population africaine-américaine, entre 1945 et les années 1970.
Cette période qui s’ouvre avec la guerre froide voit triompher le consensus libéral, tel que le journaliste britannique Godfrey Hodgson le définit en 1976, « la foi d’une grande nation au sommet de sa confiance en elle-même et de sa puissance». Il s’est forgé dans la période du New Deal mais son contenu se modifie dans le contexte de la guerre froide. Il associe le libéralisme dans le domaine racial au libéralisme économique, dans un double refus du communisme et du fascisme ou d’autres théories réactionnaires. Hodgson le définit comme un “libéralisme conservateur,”11 porté par la foi selon laquelle la croissance américaine permettrait d’abolir les “injustices et les inégalités” sans heurt et sans sacrifice pour les classes moyennes.12 Cette période est souvent décrite comme celle d’un grand conformisme social et politique, lié à la fois au Maccarthisme et au développement de la consommation de masse (Hodgson 1976). C’est dans ce cadre que l’histoire du mouvement pour les droits civiques va tout d’abord être écrite.
Alors que les mobilisations contre la ségrégation et la discrimination se développent après la Seconde guerre mondiale, la vision qui en est donnée, par les médias comme par les historiens, participe, dans le feu des événements, à une écriture des faits conforme au consensus national tel qu’il domine alors. Ainsi une certaine écriture de l’histoire, avec des oublis et des silences, mais aussi un phénomène d’icônisation de quelques héros et de quelques épisodes choisis masquent la complexité d’une réalité contradictoire. L’élection d’Obama semblait parachever ce récit du conflit racial résolu par la voie démocratique.
1. Un consensus historique bancal : le récit dominant
1.1. Naissance des Black Studies
Si la question de l’esclavage fut continuellement débattue, les Noirs américains ne faisaient partie ni de la nation, ni du récit national. Ils n’étaient guère présents dans le champ historique, ni comme sujets ni comme acteurs et auteurs de leur propre récit, d’abord simplement car ils étaient presque totalement exclus des universités, hormis quelques universités noires. La production historienne quant à l’esclavage reste longtemps déterminée par cette exclusion des Noirs. Pendant la période esclavagiste les Noirs libres étaient relativement nombreux, mais ils restaient exclus du champ de l’histoire académique, et ce sont d’autres sources, et notamment les slave narratives, les récits d’esclaves qui portaient leurs voix en faveur de l’abolition. Dès la fin du dix-neuvième siècle différents intellectuels noirs produisent des études majeures, tel W.E.B. Du Bois, mais leurs travaux restent cependant marginaux (Du Bois 1899). Ce sont les mobilisations des années 1950-1960 qui conduisent à la naissance des Black Studies : une révolution historiographique qui introduisit les descendants des ex-esclaves en tant qu’acteurs.
Les analyses se multiplièrent dans le cours même des événements. Une génération de chercheurs assiste ou participe aux événements qui, des villes du Sud, s’étendent ensuite notamment aux campus universitaires dans le reste du pays.
Les premiers écrits sur le mouvement sont ceux de journalistes, de militants. Puis à la fin des années 1960 les premiers travaux d’historiens paraissent qui sont le fait d’universitaires blancs militants. Ainsi August Meier,13 enseigne au Tugaloo College à la fin des années 1940, puis rejoint la NAACP.14 Howard Zinn, écrit en 1964 « The SNCC: The New Abolitionists »15 (le SNCC, Student National Coordinating Committee est fondé en 1960) (Zinn 1964). Il enseignait depuis 1956 dans une université noire, le Spelman College, à Atlanta.16 Nombreux sont les historiens qui se rangent aux côtés du mouvement, tels Leon Litwack, Allan Spear (Verney 2006 : 5).17
Ainsi l’une des spécificités de cette histoire est de s’être constituée, par le mouvement noir lui-même. Les mobilisations des années 1950-1960 portent notamment comme objectif la déségrégation dans les écoles, y compris dans les universités, et grâce à laquelle le nombre d’étudiants noirs s’est ensuite rapidement élevé. Parmi ces étudiants, nombre d’entre eux vont multiplier les recherches sur l’histoire africaine-américaine et imposer la question raciale comme une discipline à part entière au sein du système universitaire américain.
Mais pour les étudiants afro américains des années 1960, il est plus temps de faire l’histoire que de l’écrire. La déségrégation scolaire leur a ouvert plus largement les portes de l’université. Ils revendiquent le développement de départements consacrés aux Black Studies. Cela signifie le contrôle sur sa propre histoire. À l’intégration dans le corps politique doit répondre une intégration dans l’histoire nationale. Mais l’objectif n’est pas simplement d’ouvrir des carrières académiques, mais d’être au service de l’amélioration de la vie concrète de la communauté. Il existait une méfiance ancienne à l’encontre d’intellectuels noirs qui oubliaient leur origine, méfiance exprimée par exemple par Carter G. Woodson dans The Mis-Education of the Negro18 (Woodson 1933). Pour éviter ces travers, les Black Studies s’organisent à part, dans le cadre plus large des Area Studies. Elles s’institutionnalisent, et les travaux se multiplient.19 Dans l’Université de Californie à Berkeley les étudiants noirs du syndicat AASU, Afro-American Student Union, réclament en avril 1968 la formation d’un département qu’ils souhaitent voir nommer Black Studies : « Nous voulons un cursus de Black Studies qui sera l’œuvre des Noirs et qui leur sera destiné. Nous voulons être éduqués hors du mensonge, et que tout enseignement qui essaye de nous mentir ou de nous désinformés soit proscrit ».20 Ainsi une première victoire des droits civiques, c’est le droit à sa propre histoire.
Les conflits majeurs qu’ont été les mobilisations africaines américaines, dont le mouvement dit des droits civiques, font désormais partie prenante de l’histoire nationale, à commencer par celle qui est enseignée. Mais ils s’y sont intégrés sous la forme d’un récit qui masque les failles et les cicatrices, pour mieux valoriser le consensus.
1.2. Une historiographie de l’apaisement dont la vision domine la scène
Dans Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism Benedict Anderson décrit ce qu’il nomme le phénomène du fratricide rassurant qui métamorphose les conflits en banales querelles familiale (Anderson 2006). Il démontre comment l’unité nationale se forge à travers une dialectique permanente d’oublis, de souvenirs et d’inventions. Aux États-Unis l’oubli de la furie raciste des Blancs du Sud va de pair avec la célébration de personnages emblématiques tels Rosa Parks et Martin Luther King. Un pasteur baptiste qui multiplie les appels à la non-violence, c’est sans doute la figure la plus rassurante que pouvait produire le mouvement. Mais surtout les déclarations plus radicales de King, à commencer contre la guerre du Vietnam après 1965, ou ses choix politiques alors qu’il lance la campagne contre la pauvreté, la Poor’s People Campaign, à partir de 1967, sont passés sous silence. De même Rosa Parks21 est-elle devenue une icône qui masque la radicalité de son action et de sa pensée.
Certaines œuvres de fiction reprennent avec moins de nuances ce type de récit, voire des points de vue qui ne font guère l’unanimité, ni parmi les historiens, ni parmi les témoins de ces faits. Ainsi le film Mississipi Burning d’Alan Parker (2001) donne à voir un épisode qui, certes, n’est pas toujours le plus mis en lumière, puisque son scénario prend pour canevas l’enquête autour du meurtre de trois jeunes liés au SNCC en 1964. Mais ses héros sont deux agents du FBI qui cherchent à faire triompher la vérité. Howard Zinn, fait un commentaire peu amène sur le film et sa vision d’un État fédéral protecteur : « Quiconque était engagé alors dans le mouvement dans le Sud savait ceci d’une façon absolument certaine : le FBI ne pouvait pas être considéré comme un ami du mouvement pour les droits civiques, et il n’en était pas un. »22 Steven F. Lawson propose une vision qui nuance les propos de Zinn en soulignant le rôle essentiel de la politique fédérale: « le gouvernement fédéral a rendu la réforme possible mais les Noirs du Sud l’ont rendu nécessaire » (Lawson et Payne 2006 : 42). Il n’en demeure pas moins que la vision donnée par Alan Parker reste très contestée. Plus récemment le film The Butler de Lee Daniels (2013) a proposé un récit lui aussi marqué par cette vision de l’histoire. Selon Peniel Joseph, historien africain-américain spécialiste du mouvement nationaliste noir, l’image qui est donnée dans ce film des Panthères Noires, les Black Panthers,23 est celle d’un « groupe qui ne fait que manier les slogans. »24
La mémoire traumatique des événements est ainsi filtrée et déformée pour donner naissance à une image du Sud fortement remaniée et intégrée dans le projet démocratique. Cette simplification et ces déformations participent à la production d’une version plus consensuelle qui fait disparaître de la scène à la fois les blessures passées et les tensions toujours présentes qui ont partie liée avec les limites du mouvement des droits civiques et de ses accomplissements. Cependant depuis plus de vingt ans un puissant renouveau historiographique a ouvert de nouvelles voies qui redonnent à ces événements leur complexité et leur profondeur.
1.3. Une historiographie profondément renouvelée
Jacqueline Dowd Hall a été l’une des premières à remettre en question les présupposés de l’historiographie dominante dans leur globalité. Elle démontre comment l’historiographie classique passe sous silence certains faits en limitant son champ d’investigation à une période de dix années, de 1954 à 1964 commençant par l’arrêt Brown¸ qui déclara la ségrégation à l’école non constitutionnelle et se terminant par la loi de 1964 qui mettait en théorie fin à la discrimination, notamment à l’embauche. Elle définit dans un article de 2005 ce qu’elle nomme un récit dominant (master narrative) qui exclut des luttes pour les droits civiques les expériences les plus radicales et les voix des femmes des luttes pour les droits civiques :
Le récit dominant, en limitant la lutte pour les droits civiques au Sud à des héros bowdlerisés, 25 à une seule décennie idyllique, et à des objectifs non économiques limités, a comme résultat à la fois de magnifier ce mouvement, tout en le diminuant. […] Ce récit empêche que l’un des plus remarquables mouvements de masse de l’histoire américaine puisse répondre efficacement aux défis de notre époque » (Hall 2005).
Ces regards divergents ont peut-être finalement leurs sources dans la vision portée sur la situation actuelle des relations raciales. La majorité des Noirs restent convaincus que le rêve américain ne fonctionne que pour les Blancs (Hochschild 1996).
Les choix d’une période limitée, et d’un espace limité, le Sud où l’action non-violente a d’abord prévalu, sont essentiels pour limiter la portée de ce conflit et ses conséquences au présent. Jacqueline Dowd Hall y oppose une histoire longue du mouvement des droits civiques (long civil rights movement) (Hall 2005) dont la portée dépasse le simple cadre du vote en mettant l’accent sur les droits humains. Remarquons aussi l’apparente contradiction que nous aborderons plus après, entre un mouvement tout à la fois magnifié et diminué : l’icônisation de certains acteurs et de certains événements permet de masquer la pluralité des options militantes et politiques des membres « du rang » du mouvement. Les voix discordantes sont réappropriées par ce récit historique consensuel et neutralisées. Ainsi malgré leur rôle extrêmement important dans le mouvement des droits civiques, les femmes noires du Sud sont exclues des premiers écrits historiques. L’historiographie traditionnelle a été battue en brèche par l’exploitation des sources orales. Jacqueline Dowd Hall suit la voie ouverte par le journaliste engagé Studs Terkel et son histoire orale de la crise (Terkel 1970) ou par l’historien italien Alessandro Portelli, auteur d’une histoire orale des mineurs du Harlan County (Portelli 2010) pour donner la parole aux anonymes et aux oubliés de l’histoire. Les bornes temporelles des recherches se sont élargies. Joseph Peniel parle d’une « nouvelle érudition qui périodise différemment l’ère des Droits Civiques–Black Power en élargissant la chronologie du radicalisme noir des années 1950 aux années 1970 ».26 Depuis les années 1990 les recherches se sont multipliées au-delà de la période qui s’achève en 1964, autour notamment des Black Power Studies (Joseph 2007; Joseph 2006).
Ainsi le clivage entre une première phase du mouvement jusqu’en 1964 présentée comme ordonnée et efficace suivi par le chaos des émeutes et la confusion politique et organisationnelle de la période du Black Power est-il dépassé.
Alors que Dowd Hall cherche à contextualiser les années 1950-1960 dans un cadre temporel plus large, d’autres s’attachent à resituer ces événements dans un cadre spatial plus vaste. Ainsi l’opposition entre un Vieux Sud raciste et un Nord libéral et tolérant est-elle aussi remise en cause. Comme le choix d’une période classique, celui d’un espace restreint oriente le propos. Les lieux sont chargés de sens et l’opposition Nord-Sud contribue à donner une image libérale du Nord, dans le sens que ce mot prend aux États-Unis, d’une sensibilité progressiste.27 Seul le Sud serait coupable du racisme et de discriminations. Ainsi Bayard Rustin28 identifie un Sud et un Nord où les problématiques seraient différentes, et cette distinction géographique séparerait deux types d’oppressions, héritées d’évolutions historiques distinctes. Pourtant Malcolm X situait les plus grands obstacles à l’émancipation au Nord. Il dénonce avec insistance les faux amis : « Les libéraux du Nord montrent le Sud d’un doigt accusateur depuis si longtemps et avec une telle impunité qu’ils font des crises de nerfs quand on les démasque pour ce qu’ils sont : les premiers des hypocrites» ([Malcolm] X et Haley 1993 : 274). Des recherches récentes (Sugrue 2009) ont remis en cause cette dichotomie par laquelle Nord et Sud sont posés comme des outils d’analyse sans avoir été auparavant problématisés : « de différentes manières […] les activistes du Sud et du Nord se sont influencés mutuellement. Ce sujet, largement encore inexploré, mérite un livre entier ».29 Des lieux ou des entités géographiques, le Sud, le ghetto, s’imposent, non seulement en tant que localisation, mais aussi en tant que concepts, sans que leur évidence ne soit réellement questionnée. Le Sud résume un héritage, un système social qui s’il existe n’est pas le même en tout lieu et n’est pas non plus coupé intrinsèquement du Nord.
Nous devons aussi mentionner différents travaux qui ont en commun une analyse focalisée sur un espace restreint, une ville, un comté, à partir duquel la complexité du mouvement est mise en lumière. Emily Crosby consacre ses recherches à redonner à travers l’exemple du Clairborne County, sa place à l’auto défense dans le mouvement des droits civiques (Crosby 2005). Cette histoire veut s’écrire du « bas vers le haut »30 et donne toute sa place aux acteurs secondaires, ceux qui ont évité les caméras mais agit localement. Elle rend compte de ce renouveau qui lui a permis de dépasser le « récit aseptisé, qui avait fini par dominer aussi bien les manuels scolaires, la culture populaire et encore trop de travaux d’historiens » (Crosby 2011 : 2).31 John Dittmer en est un précurseur (Dittmer 1994), tout comme Charles Payne à propos du Mississipi (Payne 2007).
Enfin d’autres chercheurs renouvellent le regard sur des acteurs à la fois très connus mais dont la présentation a été partiale, et déformée. Jeanne Theoharis nous offre ainsi une nouvelle vision de Rosa Parks après le boycott de Montgomery, plus proche de la personne réelle que du symbole qu’elle est devenue (J. F. Theoharis et Woodard 2003; J. Theoharis 2013b).
Le renouveau de l’intérêt pour les années 1960, pour des espaces qui n’étaient au cœur des analyses à propos du mouvement des droits civiques, pour des thématiques nouvelles tout cela a contribué à ébranler le grand récit classique et nous permet d’envisager celui-ci comme le fruit de la recherche d’un consensus rassurant.
2. Tous Américains
Le phénomène de recherche d’un consensus national n’est pas spécifiquement américain, mais peut-être prend-il des formes singulières dans le contexte étatsunien, tant du point de vue des conflits fratricides qui ont marqué le pays, que du point de vue de la nature du consensus recherché.
2.1. « Former une union plus parfaite » : Un rêve américain, le melting-pot
La nation américaine en formation s’est confrontée à toutes sortes de lignes de fractures internes, depuis la révolution jusqu’à la guerre de Sécession.32 La multiplicité des failles religieuses, politiques ou territoriales33 rend la recherche d’un consensus national complexe. L’apport essentiel de l’immigration au peuplement a fait le succès du concept de melting-pot. Rappelons que cette expression a pour origine la pièce de théâtre d’Israël Zangwill, montée pour la première fois en 1908. Mais le texte en excluait les Noirs américains : « L’Amérique est le creuset de Dieu, le grand mélange dans lequel toutes les races se fondent et se transforment … les Allemands et les Français, les Irlandais et les Anglais, les Juifs et les Russes : tous dans ce creuset. Dieu y fabrique l’Américain » (Zangwill 2006). Cette américanisation, que décrit notamment David Roediger dans The Wages of Whiteness (Roediger 1999) à propos des Irlandais s’est faite précisément en opposition aux Africains Américains, déportés d’Afrique en esclavage et que le melting-pot ne concernait pas. La ligne de couleur représentait un tabou à la fois sexuel et social absolu dans la plupart des états américains au début du vingtièmesiècle, et cela malgré le rôle de la religion qui imprègne tous les idéaux nationaux, pas forcément en tant qu’idéologie, mais comme un cadre de pensée.
2.2. « Suis-je le gardien de mon frère ?» (Génèse III, chapitre IV)
Denis Lacorne a souligné l’importance de la religion sur la constitution d’une identité américaine (Lacorne 2007),34 tout en s’opposant au concept de « religion civile»35 développé auparavant par Robert N. Bellah. Pour ce dernier en effet l’expérience historique américaine est réinterprétée y compris ses aspects les plus laïcs, dans une dimension transcendantale et l’État nouvellement indépendant se célèbre au travers d’une véritable religion de la Constitution, et d’un culte des pères fondateurs, les Founding Fathers,36 élevés au rang de saints laïcs (Bellah 1973).
Ces mythes fondateurs37 sont le ciment avec lequel le consensus national se bâtit. L’ « Américanisme» prétend donner une place particulière à l’idéologie nationale, celle d’un exceptionnalisme américain, tel que le conçut tout d’abord Tocqueville, de cette « nouvelle Nation, conçue dans la Liberté et dévouée à l’idée que tous les hommes sont nés égaux.» 38
Dans les années 1950 les églises noires du Sud ont constitué la colonne vertébrale du mouvement des droits civiques, qui s’est donc coulé naturellement dans ce moule religieux. Ses premiers leaders ont appris leur rhétorique au séminaire, qu’ils soient pasteurs, tel Martin Luther King, ou non, tel John Lewis.39 C’est la radicalisation du mouvement à partir du milieu des années 1960 qui fait surgir de nouvelles figures et de nouveaux thèmes, avec les mobilisations des étudiants du SNCC, le Student National Coordinating Committee et l’essor d’organisations nationalistes noires, tels les Black Muslims.40
Mais le support essentiel à la diffusion de ce modèle idéologique, c’est la puissance de son économie, fondement d’une culture de masse développée bien avant ses équivalents européens.
2.3. La fabrique du consensus
Malcolm X devient une figure nationale par ses interventions radiophoniques et télévisées, à commencer en 1959 avec The Hate That Hate Produced (Mike Wallace, Louis Lomax 1959). Ce rôle précoce joué par les grands médias est lié au développement précoce aux États-Unis de la presse puis des médias modernes. Leur rôle a été notamment décrits par Edward Harman et Noam Chomsky qui parlent de « fabrication du consensus » (Chomsky et Herman 1988). Ces médias relaient la diffusion d’une certaine vision de l’histoire. Sa réécriture, ou plutôt son écriture par les mains de non-spécialistes, est le lieu de tous les accommodements avec les faits. Il n’est qu’une cicatrice qui ne trouve pas de guérison, c’est la barrière de couleur. Le racisme s’exprime sans retenue dans le film Naissance d’une Nation (Griffith 1915) tout comme les stéréotypes raciaux se retrouvent dans Autant en emporte le vent (Fleming, Cukor, et Wood 1940). Le film de Griffith permit au récit nostalgique des confédérés, ce mythe de la Cause Perdue (The Lost Cause), de passer de la mémoire culturelle sudiste à la culture populaire de tout le pays.41 Les Africains Américains sont ainsi exclus du récit national en tant qu’acteurs de leur propre histoire. Et lorsque finalement ils font irruption sur la scène politique à travers leurs mobilisations, à partir du boycott de Montgomery, en 1955, les médias nationaux donnent une vision partiale de leurs combats. Par la diffusion des images du cadavre d’Emmett Till,42 ou par celle des chiens policiers lancés contre les très jeunes manifestants à Birmingham en 1963,43 ils contribuent grandement à populariser le mouvement (Blanchard 2013 : 374), et cela même si les journaux du Sud sont eux souvent hostiles à la cause de la déségrégation.44 Cependant ils ne permettent pas de comprendre les raisons de la colère comme le rapport Kerner souvent cité le mentionne : « Des fractions importantes des médias n’ont pas su rendre compte d’une façon adéquate des causes et des conséquences des désordres civils et des problèmes raciaux sous-jacents. Ils n’ont pas communiqué à la majorité de leurs auditeurs, qui sont Blancs, ce sentiment de déchéance, de misère et de désespoir lié à la vie du ghetto. »45
Ce rôle des médias est essentiel dans le triomphe du consensus libéral, forgé dans la période du maccarthysme et qui domine ensuite jusqu’aux années 1970 dans le contexte de la guerre froide. Ce consensus associe le libéralisme dans le domaine racial au libéralisme économique, dans un double refus du communisme et du fascisme.46 C’est sous son sceau que l’histoire des mobilisations pour les droits civiques est d’abord écrite, dans une version qui demeure compatible avec les idéaux nationaux. Mais un autre facteur explicatif de cette historiographie consensuelle est à rechercher du côté même des historiens qui l’ont produite.
2.4. Les historiens et leurs histoires
Kevern Verney identifie différentes étapes historiographiques dont l’héritage explique pour partie ce modèle du « récit dominant » (Verney 2006). Passée la période de l’école dite de la Reconstruction, pendant laquelle des historiens blancs écrivent une histoire plus ou moins ouvertement raciste, la première génération d’auteurs noirs se rassemblent derrière Carter Woodson, qui fonde en 1916 le Journal for Negro History. Les objectifs de Woodson impliquent de magnifier les accomplissements des « bâtisseurs et des héros »47 et à sa suite une histoire exemplaire cherche à redonner une place à quelques figures majeures. Les premiers écrits sur les droits civiques s’inscrivent dans cette tradition héroïque, que domine la personnalité de Martin Luther King, Jr.
D’autres auteurs sont fortement influencés par les idéaux démocratiques du New Deal, dont ils partagent la volonté réformatrice optimiste. Ainsi August Meier est-il le fils de deux « New Dealers » radicaux (Verney 2006 : 8). L’accent est alors mis sur le rôle de l’Etat fédéral plus que sur les mobilisations elles-mêmes.
Enfin dans une large mesure les historiens africains américains des années 1970, qui bénéficient de la plus grande ouverture des universités, sont eux-mêmes les produits des premiers succès du mouvement dont ils peuvent célébrer à titre personnel les accomplissements plus que les limites.
Celles-ci seront plus visibles quelques années après, alors que l’offensive conservatrice de Reagan semble remettre en cause ces acquis. Après 1980 les idéaux du Black Power s’effacent, et le conservatisme progresse, y compris parmi les Africains Américains. Ces nouvelles menaces ont sans doute conduit à repenser la période antérieure. Ainsi pour William Julius Wilson la question noire doit être repensée en terme de stratification sociale (Wilson 1980). Son travail ouvre la voie à une nouvelle articulation entre race et classe, et à un renouvellement du regard sur les limites des accomplissements juridiques du mouvement, et prépare le renouveau historiographique des années qui suivent.
La longue domination de ce récit consensuel résulte d’une convergence de facteurs. A travers différents processus cette production d’un récit parcellaire se met en marche : la limitation du champ de la recherche à une période « classique » et à quelques lieux emblématiques, mais aussi les omissions, et à l’inverse la panthéonisation de quelques figures dont la pensée politique est déformée et simplifiée.
3. Mécaniques du consensus
3.1. Les lieux de mémoire du mouvement
Cette histoire est souvent écrite sur cette période de dix années, de 1954 avec l'arrêt Brown, mettant fin à la ségrégation, à 1964-1965 avec la série de lois qui mettent fin à la l’exclusion du vote des Africains Américains, les différents Voting Rights Acts, qui accordent enfin le droit de vote aux Noirs – après le 15ème amendement de 1870, réservé alors aux hommes noirs mais qui ne put jamais vraiment être appliqué dans les anciens états esclavagistes en raison de la résistance farouche des Blancs du Sud. Ces différentes lois, les Civil Rights Acts de 1964 et Voting Right Act de 1965, sont présentées bien souvent comme l’aboutissement du mouvement. Ainsi Bayard Rustin, un acteur essentiel dès 1945 et un des organisateurs principaux de la Marche sur Washington en 1963, aux côtés de Martin Luther King, définit dans l’article From Protest to Politics: The Future of the Civil Rights Movement48 ce qu’il nomme une phase classique de 1954 à 1965 : « le terme classique apparait particulièrement adapté pour définir cette phase du mouvement pour les droits civiques » 49 pendant laquelle les fondements légaux du racisme ont été détruits. La périodisation traditionnelle est ainsi dominée par la distinction entre cette première phase classique, dominée par les mobilisations dans le Sud, et les différents développements d’après 1965, moins relatés, qui constituent la légende noire faite d’émeutes et de violences, de nationalisme et radicalisme, dont la quasi disparition au fil des années 1970 prouverait la vacuité. Cette période du Black Power, dont les limites temporelles sont plus floues a d’abord été délaissée. Différents écrits témoignent de cette vision : il faut citer notamment la puissante biographie de King dans l’action par Taylor Branch, en trois volumes (Branch 2006; Branch 2007), ou le travail de David Garrow, Bearing the Cross (Garrow 2004).50
Nous avons cité les exemples les plus récents, pour montrer la prégnance de ce modèle jusqu’à nos jours. Les émeutes des années 1960, les mouvements nationalistes radicaux, tout comme les revendications panafricaines et la dimension internationale du Black Power sont longtemps restés les parents pauvres des recherches en histoire. Ils étaient présentés comme des dérives inutiles dans une voie nationaliste qui s’avèrera finalement une impasse. L’histoire écrite suivait ainsi le fil unique du combat pour l’égalité des droits. Un récit téléologique se mit en place qui proposait une lecture apaisée du passé, avec comme point d’aboutissement la conquête des droits politiques. La construction du sens se fait à rebours, selon une chaine de significations qui sont plaquées à posteriori, associés à l’oubli, à la marginalisation de ce que n’entre pas dans le cadre du récit dominant. Dès lors se pose la question de savoir ce que ce récit masque : les faits oubliés loin des grandes campagnes de Montgomery, Birmingham ou de Selma. Ainsi Thomas Sugrue écrit-il à propos d’ « histoires qui sont autant le produit de l’oubli que du souvenir. Pour comprendre l’histoire des droits civiques il est essentiel de réintroduire le Nord. »51
3.2. Une mémoire sélective
Ce récit dominant oublie la grande masse de ses acteurs au profit de quelques figures, quelques dates et quelques villes. Plutôt que d’oublis il s’agit d’omissions, par lesquelles s’écrit une histoire plus consensuelle, plus acceptable dans le cadre de la démocratie américaine. Un roman national où Rosa Parks prendrait la place de notre Jeanne d’Arc, en tant que mythe politique réconciliateur. Ce concept de roman national a été utilisé par Pierre Nora en 1992 dans la conclusion des Lieux de mémoire, pour désigner l’enseignement d’un récit historique romancé (influencé par la trame narrative des romans historiques) qui repose sur la fabrication de causalités plus ou moins mécaniques qui donne de la cohérence et une certaine intrigue au flux événementiel (Nora 1992). La mécanique d’un tel récit, qui se parachève par l’élection d’Obama, est une simplification qui masque la complexité de la période et l’inachèvement de ces combats.
Certains événements sont laissés de côté, hors du récit principal. Tous ces autres combats, obscurcis par ce que le sociologue Barry Schwartz nomme l’ « effet d’ombre » (shadow effect) ont pourtant été indispensables ne serait-ce que pour l’obtention du droit de vote (Schwartz 2009).52 Schwartz décrit dans un article à propos de Rosa Parks (Schwartz 2009) comment (au moins) sept personnes contestèrent la ségrégation dans les bus de Montgomery et de villes proches, avant que Rosa Parks ne soit remarquée pour avoir osé refuser de s’assoir dans la partie réservée aux seuls Noirs dans un bus municipal. Mais aucun de ces cas n’eut d’écho.
Ainsi le boycott des bus de Baton Rouge, en 1953, dont l’initiateur fut le Révérend Theodore Jefferson Jemison, décédé en décembre 2013, reste largement ignoré. Pourtant il donna lieu à l’organisation d’une milice pour l’autodéfense, l’ULD (United Defense League). Cela pose une double question autour de l’événement : comment il advient, et comment il s’élève au statut d’événement. Éric Fassin problématise ainsi la question de l’événement comme une construction sociale (Bensa et Fassin 2002).
Si certains acteurs et certains événements sont privilégiés, ceux qui contredisent l’historiographie libérale sont minorés ou oubliés. À commencer simplement par la période qui suit les Voting Rights Acts de 1964 1965. Mais c’est au sein même du mouvement que les voix discordantes sont réduites au silence. L’exemple du discours censuré de John Lewis, dirigeant du SNCC, le Student National Coordinating Committee, en 1963, lors de la Marche sur Washington est éclairant. Cette marche rassemblait un grand nombre d’organisations noires venues faire pression sur le gouvernement pour le passage d’une loi fédérale antidiscriminatoire. Alors même que le rassemblement bat son plein une réunion d’urgence se déroule derrière la statue de Lincoln avec John Lewis, William Randolph, Bayard Rustin, King et le révérend Eugene Carson Blake. Ils obtiennent de Lewis qu’il s’autocensure : il retire de son discours une question critique qui ciblait John Kennedy : « De quel côté est le gouvernement fédéral ? » Mais aussi l’expression « trop tard et trop peu » pour qualifier les réponses du gouvernement et une phrase qui menaçait le Sud de « traverser le cœur de Dixie, à la manière dont Sherman le fit » (Lewis et D’Orso 1998 : 226,227).53 La marche de 1963 est aujourd’hui magnifiée comme une célébration consensuelle et pacifique qui aboutit sans heurt à la victoire démocratique. Cette image trompeuse masque l’âpreté des tensions internes et des pressions gouvernementales.
Les femmes sont les principales oubliées. Leur rôle a pourtant été essentiel. Ainsi celui d’Ella Baker, activiste depuis les années 1930, au sein de la NAACP, puis de la SCLC, l’organisation que King et Baker ont contribué à créer. Elle est surtout à l’origine de la formation du SNCC54 à partir de 1960. Elle s’élève contre le culte de la personnalité qui se construit autour de King et le peu de place laissée aux femmes. Ainsi après le boycott de Montgomery : « ces femmes qui avaient prouvé leur engagement, et qui avaient assez d'intelligence, et assez de contacts qui avaient été utiles et qui avaient trouvé une place pour faire bouger les choses, ces femmes, on ne leur proposait rien, c'était comme ça» (Grant 1998). Manning Marable rappelle dans son introduction à un recueil de textes de Medgar Evers, de la NAACP, autre leader un peu laissé dans l’ombre, que si « les personnalités attiraient l'essentiel de l'attention des médias et des analystes […] au niveau local, dans des centaines de quartiers, d'églises, d'écoles et de centres communautaires, un autre type de leader prédominait » (Evers-Williams et Marable 2006). Nous pouvons citer aussi Jo Ann Robinson, qui imprime 35.000 tracts en une nuit pour préparer le boycott de Montgomery. Elle est une de celles que Manning Marrable a appelé les leaders de l'ombre (servants-leaders). « Un modèle d'engagement civique qui cherche à inspirer le changement à travers l'exemple du sacrifice personnel » (Evers-Williams et Marable 2006).
3.3. Des héros momifiés
Le roman national américain a intégré quelques héros africains américains, pour mieux en oublier d’autres considérés trop radicaux ou non conformes aux idéaux américains (unAmerican), tout comme la troisième République française a façonné une histoire faite de héros édifiants et de silences troublants. Wineburg et Monte-Sanon ont réalisé une enquête sur le panthéon des Américains célèbres en 2004 auprès de 2000 lycéens des États-Unis : Martin Luther King arrive en tête, avec 67% des réponses et Rosa Parks est seconde avec 60%. Et si on distingue le choix des Africains Américains, alors on obtient 82% pour King (Wineburg et Monte-Sano 2008). La vision du mouvement qui aujourd’hui domine encore, sinon l’historiographie, du moins l’histoire enseignée est celle d’un combat courageux dans lequel ces quelques figures tenaces entrainent la population dans la mobilisation. Cette quête héroïque est accomplie par quelques hommes, plus rarement des femmes, de grand courage qui insufflent leur détermination à la masse des gens ordinaires et anonymes qui se dressent pour leurs droits : Martin Luther King ou Rosa Parks en sont donc des archétypes. Mais ces figures héroïques sont-elles même victimes d’une représentation affadie, de portraits acceptables au sein du consensus libéral.
La vision de King est ainsi simplifiée et expurgée : dans les manuels scolaires on ne trouve rien sur ses prises de position contre la guerre du Vietnam, ni sur son orientation plus marquée après 1966 vers la condition des plus pauvres, et pas uniquement des Noirs. Il lance en 1967-1968 la Campagne contre la pauvreté (Poor People’s Campaign) pour s’attaquer à la discrimination dans le Nord. Il estime d’ailleurs que celle-ci est bien plus difficile à abattre que la ségrégation institutionnelle de Jim Crow au Sud.
En regardant en arrière vers l'année 1966, je la vois comme une année de commencements et de transitions. Pour ceux d'entre nous qui vinrent de Géorgie, du Mississippi, de l'Alabama vers Chicago, ce fut une année vitale d'éducation. Nous fûmes confrontés aux dures réalités d'un système social bien plus difficile à changer que le Sud rural (cité dans Carson 2001).
Par ailleurs il ne cherche plus simplement l’unité du groupe minoritaire, parmi lequel de nouveaux adversaires se dressent contre ses efforts :
J'ai commencé à penser que je me trouvais au centre de deux forces opposées dans la communauté noire. L'une est la passivité des Noirs qui du fait d'années d'oppression sont tellement privés du respect d'eux-mêmes qu'ils se sont adaptés à la ségrégation. Et d'une partie de quelques bourgeois noirs qui à cause d'un diplôme et de la sécurité économique, et parce qu'ils profitent d'une certaine manière de la ségrégation, sont devenus insensibles aux problèmes des masses. L'autre force est l'amertume et la haine, qui nous conduisent dangereusement à la violence. Elle s'exprime dans les divers groupes nationalistes qui se développent un peu partout (cité dans Carson 2001).
Lorsqu'en 1955 Rosa Parks refuse de céder sa place dans le bus, elle est déjà une militante très active de la NAACP.55 L'association songeait à s'appuyer sur un tel acte pour déposer plainte contre la société des bus et ce depuis plusieurs mois. Au printemps 1955 ses militants pensaient bien l'avoir trouvé avec une adolescente nommée Claudette Colvin. Cette jeune femme refuse de céder sa place et est traînée hors du bus par la police. Finalement il s'avère qu'elle est enceinte, et non mariée au moment des faits. La NAACP décide de ne pas s'engager sur ce dossier, qui aurait prêté le flanc à la presse conservatrice et aurait affaibli la démonstration. Le récit de la scène du bus, lors de laquelle Rosa Parks refuse de se déplacer, est devenu un mythe fondateur du boycott et mouvement pour les droits civiques. Mais ce geste est extrait de son contexte, hors de toute sa préparation militante. En 1955, alors que Rosa Parks refuse de céder son siège l'acte n'est pas calculé, mais il advient après l'essai avec Claudette Colvin. Le hasard la met dans la situation de porter elle-même la cause de la désagrégation des bus, alors qu’elle était une des principales militantes de la NAACP dans cette ville et préparait cette action et le dossier en justice.
Les gens disent toujours que j'ai refusé de céder mon siège parce que j'étais fatiguée, mais c'est faux. Je n'étais pas fatiguée physiquement, ou pas plus que d’habitude à la fin du travail. Je n'étais pas vieille, même si certains ont une image d'une vieille femme. J'avais quarante-deux ans. Non ce dont j'étais fatiguée, c'était de céder » (Parks et Haskins 1992).56
Cette présentation d’une vieille femme simplement exténuée est l’exact contraire du personnage tenace et volontaire. Elle n’est pas non plus cette partisane aveugle de la non-violence, qu’elle ne voit que comme une tactique. Durant les années 1960 elle se déclare de plus en plus en accord avec Malcolm X : « Je l'admirais beaucoup, à cause de son origine sociale, d'où il venait et du combat qu'il avait dû mener pour parvenir à être respecter en tant que leader des Musulmans Noirs.57 Globalement j'étais d'accord avec lui » (Parks et Haskins 1992).58 Jacqueline Dowd Hall décrit ainsi la caricature du récit qui domine autour du boycott de Montgomerry : « La mémorialisation de Parks promeut une histoire très enfantine et très improbable du changement social : une femme même pas en colère s’assit, le pays fut galvanisé et le racisme vaincu dans sa structure même » (Hall 2005).59
Rosa Parks devint cette héroïne que Schwartz nomme, à tel point son nom résume ces événements, éponyme du mouvement des droits civiques. Mais l’image qui en est donnée n’est pas fidèle à ses combats, qui se poursuivirent bien au-delà Montgomery, à Detroit, et le plus souvent en opposition à bien des choix de King (J. Theoharis 2012). Cette vision iconique, reproduite récemment par exemple en timbre-poste (J. Theoharis 2013a), est plus conforme à l’image que la nation préfère recevoir.
Les figures mythiques de Rosa Parks et Martin Luther King, Jr. se sont aujourd’hui intégrées à une mémoire collective consensuelle, précisément parce que ce sont des images déformées, qui renvoient à des stéréotypes. L’historiographie la plus contemporaine s’emploie à déconstruire ces clichés, tel Manning Marable qui décrit l’icônisation de Malcolm X : « la grande tentation pour le biographe d’une figure iconique est de le ou la portraiturer comme un saint virtuel » (Marable 2011 : 13).60 Le sort réservé à la figure d’Obama, en tant que symbole, est symptomatique, puisqu’il s’est élevé dans le même panthéon africain américain, alors que son passé est celui d’un politicien démocrate, et pas d’un leader noir. Robin Kelley s’insurge contre cette vision de l’histoire véhiculée par les medias : « Obama a été totalement dissocié des mouvements sociaux qui ont posé les fondations ayant permis son élection. Il a été métamorphosé en une sorte de sauveur venu sur la scène internationale libre de toute entrave identitaire et transcendant la race, une force transformatrice sur les épaules de laquelle repose le futur de la Nation et de monde libre repose » (Kelley 2011).61
Conclusion
Ainsi un réseau de concepts en relation lie la mémoire et les oublis, ces blancs de mémoire qui ne sont pas anodins. Ils participent à la construction d’un roman national par la marginalisation de récits minoritaires. Et à la fabrication d’un consensus par-delà une mémoire clivée et traumatique. Au service de ce consensus sont forgés des mythes, des héros, qui laissent dans l’ombre des figures qui sont-elles marginalisées. Ce passé traumatique est ainsi au cœur de cette obsession nationale d’unité, et tant sous sa forme historique que sous sa forme mémorielle il la met en danger. La mémoire en efface les aspects violents et déplacés.
Mais il ne suffit pas d’effacer, il faut aussi réécrire, et combler ces trous de mémoire, pour produire une histoire non traumatique, une histoire qui parachève le rêve du melting-pot dont les Africains Américains furent pourtant longtemps exclus. La nation ainsi réconciliée peut alors célébrer ses avancées continuelles vers la démocratie, et vers une identité multiculturelle.
Quelques acteurs, sont élevés au rang de héros nationaux, dont la haute stature permet de mieux dissimuler les dissensions et les tensions, celles du passé, mais aussi celles du présent.
Le récit dominant (master narrative) participe donc à une nationalisation consensuelle, à l’encontre notamment du nationalisme noir. En ce sens l’intégration des Noirs serait l’ultime composante d’une construction de la nation, d’un nation building62 par lequel tous les Noirs américains sont devenus des citoyens américains à part entière. Il s’agit d’une intégration dans la nation au niveau législatif, mais aussi d’une intégration dans une communauté rêvée, dans la culture majoritaire. Mais la réalité sociale et raciale ne cesse d’ébranler cet échafaudage pour faire ressurgir les fantômes d’une histoire écrite « par le bas » qui redonne leur place aux femmes, et aux plus radicaux. Le travail de Benedict Anderson a comme espace l’Europe, terrain privilégié du nationalisme dès la fin du XVIIIème siècle. Mais les processus d’effacement des mémoires traumatiques sont pleinement à l’œuvre aux États-Unis, dans un contexte spécifique et avec des modalités spécifiques. Pourtant depuis plus de trente ans des historiens donnent une autre vision de ce récit, moins consensuelle et destinée à être utile pour faire face aux problèmes du présent. Mais cette historiographie ne parvient pas à trouver son chemin vers le grand public, soumis à des récits édulcorés édifiants dans les fictions ou les travaux de vulgarisation, et aussi dans les médias ou encore lors des campagnes politique.
Thomas Sugrue dans son ouvrage publié en 2010, Not Even Past, reprend l’expression d’Obama à Philadelphie, dans ce discours traduit en français sous le titre De la Race en Amérique (Obama 2008) . Obama l’empruntait lui à William Faulkner qui dans Requiem for a Nun l’exprime ainsi : « Le passé ne meurt jamais. Il n’est même pas passé » (Faulkner 1951 : 153). Ce passé qui ne passe pas fait hésiter l’Amérique entre une célébration consensuelle, par exemple celle des cinquante ans de la première série de lois sur les droits civiques, en 1964, et à l’inverse le refoulement pur et simple de la fêlure raciale. Ainsi l’idéal du melting-pot réactualisé prend la forme contemporaine du multiculturalisme, mais il dénie encore et toujours aux voix discordantes une place dans le grand récit national.