Annette Kolb est née le 03 février 1870 à Munich. Certains prétendent que son père, Max Kolb, était le fils du Roi Max II de Bavière, mais lorsque, à l’occasion de la parution en français de son livre Lettres d’une franco-allemande, la maison d’édition mentionna que l’auteure était apparentée à la cour bavaroise, Annette Kolb, indignée, exigea un démenti. Jardinier en chef du Jardin des Plantes à vingt-neuf ans, Max Kolb fut ensuite nommé directeur des deux jardins botaniques de Munich, une faveur qui encouragea la rumeur précédemment évoquée sur le vrai grand-père d’Annette. Le séjour de deux ans prévu à l’origine se prolongea des décennies. Pendant toutes ses années, la mère d’Annette, Sophie Danvin, pianiste de talent, 1er prix du Conservatoire de Paris, élève d’Offenbach, fille du peintre Félix Danvin, refusa obstinément d’apprendre l’allemand qu’elle comprenait à peine et entretint un salon où l’on ne parlait que le français. Ainsi, Annette passa les premières années de sa vie dans un milieu bilingue. Max Kolb avait aménagé le jardin du Couvent Thurnfeld près de Hall au Tyrol, tenu par des Salésiennes ; Annette y fut accueillie en pension. Quand elle en sortit six ans plus tard, elle était devenue une « anticléricale consommée » (Kolb 1954 : 138). Ce qu’elle qualifia de « cauchemar » la poussa par la suite à changer de trottoir quand elle voyait des religieuses arriver. Elle doit cependant aux méthodes innovantes de cet internat d’avoir appris à s’exprimer couramment dans plusieurs langues puisqu’on y parlait trois jours de la semaine italien, trois jours français, et allemand seulement le dimanche ; ainsi, pour sa première traduction, qui date de 1906, elle choisit les lettres de Catherine de Sienne.
Ses romans, largement autobiographiques, donnent quelques indications sur les raisons pour lesquelles elle ne se maria jamais. Dans La Balançoire, elle se décrit à travers le personnage de Mariclée comme une fille au visage rougeaud et à la chevelure peu abondante, qui contraste avec ses sœurs qui réunissent grâce et beauté, et que l’on ne remarque qu’en dernier ; Mariclée/Annette se surnomme Mathias et utilise les pronoms masculin et féminin pour parler d’elle-même. En réponse à une riche amie qui l’envie d’être indépendante, elle déclare qu’elle l’est non pas parce qu’elle ne veut rien, mais au contraire parce qu’elle veut tout, en amour aussi. Une fois mariée, elle serait jalouse de tous les hommes qu’elle pourrait aimer et cultive donc le renoncement. (Kolb 1954 : 469)
Grande autodidacte, Annette Kolb lit gloutonnement, sans aucun système. Elle connaît les œuvres de Marcel Proust, François Mauriac, Colette, Pauline de Pange et de bien d’autres. Elle correspond avec Hermann Hesse, Hugo von Hofmannsthal, Thomas Mann, Rainer Maria Rilke, Joseph Roth ; elle se lie d’amitié avec René Schickele, Alsacien d’origine qui a lui aussi une mère française et un père allemand, avec Romain Rolland dont elle partage la conviction que les relations franco-allemandes sont le fondement d’une compréhension européenne entre les peuples, avec Camille Barrère qui lutte contre l’animosité qu’entretient la politique entre les deux pays, avec Richard von Kühlmann, diplomate partisan d’une entente entre la France et l’Allemagne. Elle fait la connaissance de Rodin, d’Hippolyte Taine, d’Aristide Briand, ministre des Affaires Etrangères de 1925 à 1931, qui s’efforça de rapprocher la France et l’Allemagne et obtint le Prix Nobel de la Paix en 1926 avec Gustav Stresemann. Elle sera une grande admiratrice de De Gaulle, qu’elle rencontra à New York en 1944, et d’Adenauer.
En 1899, elle publie son premier livre qu’elle finance elle-même, puis en 1900 ses premiers articles dans différents journaux, entre autres sur la musique. Les artistes lui en sont reconnaissants : Claude Debussy lui offre ses œuvres complètes, Clara Haskil lui donne un concert privé dans une chambre d’hôtel parisien, elle dîne avec Toscanini, Furtwängler et Adolf Busch. Elle écrit des articles sur Flaubert, Voltaire, François Mauriac, Coletteainsi que des romans et de nombreux essais. Elle traduit La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux (avec Bertha Zuckerkandl, une amie autrichienne), Sous l’invocation de Saint Jérôme de Valéry Larbaud, L’Ève future de Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, Dans l’Inde/ In Indien d’André Chevrillon et les Contes du matin de Charles-Louis Philippe, ainsi que ses propres ouvrages. Entre 1912 et 1955, elle obtient des prix littéraires prestigieux et reçoit entre autres la Légion d’honneur et la Grande Croix du Mérite.
Avant d’en arriver là, seuls plusieurs exils lui permirent de conserver sa liberté de penser, d’action et d’écriture. Elle vécut en Suisse de 1916 à 1922, en France de 1933 à 1941 et de 1941 à 1945 aux Etats-Unis, avant de revenir en Europe où elle se partagea entre l’Hôtel Cayré à Paris et sa maison à Badenweiler.
Sigrid Bauschinger écrit qu’elle était une monarchiste qui publiait dans des journaux socialistes et invitait Kurt Eisner à prendre le thé, une catholique superstitieuse et critique vis-à-vis de l’église, une Allemande qui se sentait à moitié française. (Bauschinger 1991 : 459) Dans un compte-rendu du Journal de Genève en date du 18 octobre 1946 – elle a 76 ans –, on la décrit ainsi :
Elle porte gaillardement son âge. Elle ressemble à ces marquises du XVIIIe siècle, à une Du Deffand ou à une De Genlis, qui ont vécu presqu’un siècle, sans rien perdre de leur verdeur intellectuelle. Elle en a les traits fins et les cheveux argentés, le maintien digne et les allures jeunes, l’esprit pétillant de malice et la répartie vive et incisive. Ses boutades impromptues peuvent être redoutables... même conférencière, Annette Kolb sait faire naître comme par enchantement, dans la salle, l’ambiance d’un salon du XVIIIe siècle, dont elle reste le centre spirituel et l’animatrice (Folmann 1946 : 6)
Annette Kolb a toujours eu l’impression d’être entre deux peuples, deux langues, deux cultures, d’avoir deux pays et deux langues maternelles. Toute sa vie, cette « âme aux deux patries », comme l’indique l’un de ses livres le plus connu, s’est battue pour la réconciliation durable entre la France et l’Allemagne. Mais ce n’est pas aux idées politiques d’Annette Kolb que nous nous intéresserons. Je renvoie à ce propos à l’excellente étude qu’en a faite Anne-Marie Saint-Gilles. (Saint-Gilles 1993) Nous nous proposons d’étudier de plus près cette « âme aux deux patries » en analysant dans un premier temps son bilinguisme, puis les images et stéréotypes véhiculés dans son discours, et enfin sa conception d’une complémentarité de la France et de l’Allemagne qui vise à surmonter les différences pour finalement forger la base de l’Europe.
1. Le bilinguisme
Annette Kolb, ayant appris l’allemand et le français dès l’enfance, avait deux codes linguistiques à sa disposition. L’usage alternatif de deux idiomes selon les besoins de l’expression constitue un atout. Dans l’idéal, la personne, également imprégnée de deux cultures, pense et s’exprime sans difficulté dans deux langues avec un niveau de précision identique dans chacune d’elles. Annette Kolb s’entretenait et écrivait certes dans les deux langues, mais à quelques exceptions près, ses œuvres ont été rédigées et publiées tout d’abord en allemand. Son ami et conseiller René Schickele, qui suivit de près l’élaboration de La Balançoire, nota pourtant dans son Journal que l’allemand d’Annette était douteux, qu’elle trébuchait sur les mots et écrivait en dilettante ; malgré ses cahots verbaux, son discours lui semblait néanmoins comparable à une musique mozartienne. (Bauschinger 1993 : 158) Thomas Mann, lui aussi, se moqua gentiment de son allemand. (Bauschinger 1991 : 470) Ses fautes étaient d’ordre grammatical et orthographique ; on constate également sa tendance à faire abstraction des espaces et traits d'union. « Par ailleurs, les écrits autographes d'Annette Kolb en langue allemande montrent qu'elle a gardé très longtemps l'habitude germanique de n'écrire, en cas de doublement de consonnes, qu'une seule consonne surmontée d'un trait horizontal. » (Bauschinger 1991 : 6) L’auteur usait également de néologismes et ses créations lexicales étaient parfois téméraires ; elle attribue ainsi à Mozart les « cils spirituels de Molière »,1 évoque le « Rhin fatidique »2 (Kolb 1984 : 211) et affirme que « les yeux exubérants de Molière ont des cils très mélancoliques »3 (Kolb 1983 : 111).
Quand elle écrit à son ami René Schickele, bilingue lui aussi, elle peut se laisser aller en confiance à un mélange des deux langues : « Also es war fürchterlich et je voudrais ne jamais remettre le pied dans le Verlag S. F. so oder so. Le vieux F. s'est refusé de rien payer du tout, ja er ging so weit, auf eine Übertragung der Schulden an einen anderen Verleger zu verzichten » ou encore : « da hast du den herzlich belanglosen Passus, der dich betrifft – aber es ist nicht meine Schuld, il était minuit et j'étais à bout,j'ai beaucoup d'ennuis. Zwar lieg ich den ganzen Tag in meinem finsteren Zimmer, aber je n'en tire rien de ma radio, du kennst ja diese Freuden » (A. Kolb, R. Schickele, 1987 : 30 et 88). Elle passe d’une langue à l’autre, tirant profit des mots et expressions qui, dans chacune, reflètent avec le plus d’exactitude sa pensée et/ou son ressenti. Au cours d’un entretien avec la Princesse Doria, elle déclare par exemple ne pouvoir traduire en allemand le mot « mansuétude ». Elle ajoute que
Les Allemands ne savent pas prononcer le nom de Reims, les Français trouvent celui de Haydn difficile. Même identiques, les mots diffèrent parfois de valeur, et il n'y en aura jamais un pour >jettatore< ni pour >gemütlich<. Mais le >mal occhio< est presque bon enfant comparé au >mauvais oeil< et le >evil eye<. Tandis que >il male< est plus grave que >le mal<, qui ne pèse pas lourd, à moins de tirer à conséquence. (Kolb 1954 : 153)
Il semble qu’Annette Kolb ait voué à l’allemand un amour passionné. Elle admire cette langue qu’elle juge d’une « magnificence inépuisable » (Kolb 1932 : 19), qu’elle considère comme étant la plus hospitalière qui soit puisque, tout en condamnant sans appel toute infraction à ses règles, elle offre un refuge aux langues. Elle va même jusqu’à dire en 1915 dans une lettre adressée à Romain Rolland :
J’ai toujours ragé de voir la langue allemande, sa littérature, et l’envergure de la pensée allemande couvrir si peu d’espace sur la terre. C’est pour elles que j'ambitionnais toujours plus de une domination plus proportionnée à sa valeur. Et je voudrais d'autant plus passionnément les voir envahir davantage, que c’est de cette façon-là c’est entièrement le conquis qui triomphe. N’en êtes-vous pas la preuve ? (Saint-Gilles 1994 : 59)
Pareille déclaration pose question quant au partage de l’affection qu’Annette Kolb portait aux deux langues. En temps de guerre, ces phrases pouvaient être mal interprétées et il est heureux qu’elles apparaissent dans sa correspondance privée, dans une lettre écrite à quelqu’un qui ne pouvait se méprendre sur le sens qu’il fallait donner à ces mots d’amour adressés à la seule langue allemande.
2. L’image de la France et de l’Allemagne
Annette Kolb affirme régulièrement dans ses écrits que le « Germain français »4 (Kolb 1917 : 145) est aussi bon Français que ses compatriotes et que le Français germain se sent tout aussi Allemand que les ressortissants de sa seconde patrie. Néanmoins, la physionomie d’une nation se compose selon elle de divers traits communs, opinion du reste encore assez répandue au début du XXe siècle. En voyage à Florence, elle observe les autres hôtes dans la pension où elle est descendue et constate que l’on reconnaît immanquablement un Allemand, un Français, un Anglais ou un Italien à son comportement.
Elle évoque les vieilles filles anglaises qui prennent leur thé avec un plaisir et une gravité caractéristiques, leur manière particulière de placer leurs coudes, leurs articulations des doigts sans aucune fantaisie, autant de signes extérieurs de l’étroitesse d’esprit des Anglais. (Kolb 1919 : 119) À Paris, elle admire l’élégance des Françaises (Kolb 1906 : 37) et reconnaît chez la margrave de Bayreuth la grâce qui les caractérise. (Kolb 1919 : 184) Elle compare les maisons des quartiers pauvres ; la « propreté innée » des Allemands fait que, même appauvris par la guerre, on revit rapidement à leurs fenêtres des géraniums et des œillets, ils recommencèrent à cultiver leurs potagers et à soigner leurs forêts. Du côté français, pas une fleurette, pas un jardinet, mais des huttes noyées dans l’herbe haute, moroses et sombres. « Quel délabrement, quel abandon »5 (Kolb 1932 : 106), déclare-t-elle en se demandant si ce sont des cerfs qui vivent en pareils lieux. « Aucun Français pauvre ne voudrait peut-être manger comme un Allemand pauvre, mais où est l’Allemand pauvre qui voudrait habiter comme un Français pauvre ? ».6 (Kolb 1932 : 106)
Outre le paraître, c’est aussi, selon elle, l’être qui est différent. À travers ses remarques récurrentes sur les deux peuples, Annette Kolb souligne les caractéristiques et les antagonismes qu’elle décèle chez ceux qu’elle côtoie et observe. Selon elle, les Français ont gardé une âme d’enfant. Dans Petite Fanfare, elle écrit : « Quels enfants ! Quel peuple d’enfants ! Quel peuple puéril ! Pousser un peuple pareil et une ville pareille à la guerre ! Avec ces enfants, on aurait dû savoir s’y prendre. Tous les pays ont réussi, sauf un ! »7 (Kolb 1930 : 39). On trouve aussi en d’autres endroits : « Peuple irréfléchi, tragique dans sa candeur ; qui aurait l’idée de qualifier les Allemands d’enfants ? »8 (Kolb 1983 : 93), ou encore : « Magnifiques enfants ! pensais-je, ces Français... les Allemands, qui ne sont pas des enfants, sont-ils trop naïfs pour l’apprendre ? »9 (Kolb 1906 : 43) L’attitude rêveuse, insouciante du Français et le comportement adulte de l’Allemand se retrouvent au quotidien. L’Allemand est travailleur alors que le Français est nonchalant ; malgré son animalité, le Français est peu matériel, trait qui s’exprime aussi bien dans sa manière d’être que dans son art (Kolb 1983 : 93), alors que l’Allemand est attaché au concret. L’Allemand est rude, le Français raffiné et diplomate (Kolb 1906 : 21), car il possède le talent de la prévenance, « l’accordéon des demi-mots et l’Art de ne pas froisser ».10 (Kolb 1917 : 24-26) L’Allemand est lourd, le Français tout en nuances. Le Français attend en vain que l’Allemand affiche la même souplesse ; l’Allemand se borne à emprunter au Français le mot « sensibilité » qui n’est pas dans son vocabulaire. (Kolb 1917 : 43) Par contre, il manque aux Français la Gemütlichkeit allemande ; c’est précisément cette bonhomie, cette ambiance agréable qui fait que la médiocrité allemande du petit peuple l’emporte sur la médiocrité française des petites gens. (Kolb 1906 : 39) Dans le domaine des arts, Annette Kolb note que la France s’est tournée avec enthousiasme vers la musique allemande, ce qui se comprend puisqu’aucun compositeur latin n’a pu égaler la grâce d’un Mozart. La France a également accueilli avec une ardeur nostalgique l’influence de Goethe, prouvant ainsi qu’elle est une nation généreuse. (Kolb 1906 : 43-44) L’esprit allemand est universel, là est, selon elle, son secret et elle s’étonne qu’un peuple doué d’un instinct affirmé pour la beauté ait pu développer un comportement aussi extrême et immodéré. Comment sinon, un nationaliste comme Maurice Barras aurait-il pu s’écrier à propos de l’Iphigénie de Goethe : « J’aime la Grecque germanisée » ? (Kolb 1906 : 154)
Quand Annette Kolb évoque les différences entre les Allemands et les Français, quel que soit le domaine évoqué, ce n’est pas, comme on pourrait de prime abord le penser, pour les partager, mais au contraire pour essayer de les unir. Séparés par les guerres, les peuples se sont repliés sur eux-mêmes ; ils ont accentué leurs particularités et ont fait des caractéristiques des autres des éléments antinomiques et inconciliables. Chacun est tellement occupé à se regarder qu’il ne s’aperçoit pas de l’effet qu’il fait sur l’autre, et l’autre ne parvient plus non plus à le percevoir tel qu’il est. Or, ce n’est qu’en connaissant l’autre qu’on peut le comprendre et se rapprocher de lui, car les deux peuples sont en fait complémentaires.
3. La complémentarité de la France et de l’Allemagne
Les Français et les Allemands, écrit Annette Kolb, sont devenus ennuyeux ; tous deux se sont appauvris et ont vieilli. Les Allemands sont encroûtés, les Français anémiés. (Kolb 1917 : 27) Pour la plupart des Allemands, Paris se résume en une sorte de Monte-Carlo composé de restaurants, de lieux d’amusement et de cocottes. La « Femme honnête », pourtant très représentée dans le pays de Jeanne d’Arc, n’a jamais retenu l’attention des Allemands. La Sorbonne a disparu derrière les façades des « Moulins et Folies », les grands hommes du Panthéon sont méconnus. (Kolb 1917 : 128) On oublie facilement que le peintre Spitzweg, si typiquement allemand, n’est devenu le vrai Spitzweg qu’au contact de l’art français, écrit Annette Kolb (Kolb 1917 : 125), qui voit Pascal, Hebbel et Brahms bras-dessus bras-dessous et entend Molière et Mozart s’appeler « mon cousin ». (Kolb 1984 : 112) La fusion des deux natures, allemande et française, est essentielle pour le salut de l’Europe. (Kolb 1917 : 21) Le vrai danger, ce sont « les Germains sans les Latins, les Latins sans les Germains ».11 (Kolb 1917 : 81) Les grands Allemands le prouvent, selon elle. C’est ainsi que Goethe, comme tout grand compositeur qui peut implicitement être un grand chef d’orchestre, s’est emparé des qualités latines. (Kolb 1917 : 152) Les Français et les Allemands, autrefois frères, forment à présent un couple. En 1919, Annette Kolb dit de Marianne qu’elle est la plus belle et la plus intéressante jeune fille d’Europe, même si elle commence à avoir quelques pattes d’oie et si sa grâce pleine de fierté porte des traces de fatigue et d’énervement. Elle est le type même de celle qui a connu des déceptions et devrait rapidement se remarier pour s’épanouir à nouveau. Le Michel allemand, l’homme un peu lourdaud, ne cesse de la brusquer alors que sa dulcinée aimerait le voir lui faire la cour. Un démon jaloux semble toujours les séparer quand ils font semblant, même de loin, de vouloir tomber dans les bras l’un de l’autre. (Kolb 1919 : 304)
Pendant la Première guerre mondiale, ce n’est pas entre la France et l’Allemagne qu’Annette Kolb opère une scission, mais entre les « Boches », ceux qui sont contre la paix et l’entente entre les peuples, et les « bons Allemands ». En 1917, dans le Journal de Genève, elle apostrophe ses compatriotes : « Allemands : c’est à vous que j’en appelle, levez-vous de la Bavière jusqu’à la mer Baltique contre les Boches ! C’est la lutte contre eux qu’il vous faut soutenir ». (Kolb 1917) Dans ses Lettres d’une franco-allemande, parues un an avant, en 1916, s’exprime toute la douleur de son « âme aux deux patries », titre d’un autre recueil d’essais paru en 1906. Les Allemands tout comme les Français sont ses frères, mais sa patrie se situe entre les deux peuples et elle se sent bannie. En tant que demi-latine, elle n’aime et ne peut pas aimer l’Allemagne de la même façon que les Allemands, car son amour ne repose pas uniquement sur l’appartenance à un territoire et elle ne peut s’identifier totalement à ce pays. La guerre que les autres vivent à l’extérieur, elle la vit également en elle. Elle est persuadée que l’Allemagne est le pain et la France le vin. Elle reprend le symbolisme eucharistique de Hölderlin où le pain se rapporte à la vie active et le vin à la vie contemplative. L’Allemagne, c’est le côté matériel, qui grâce au levain de son universalité, permettra la transformation spirituelle ; la France, c’est le côté spirituel, le sang qui est breuvage de vie et d’immortalité.
Dans les deux pays, elle est violemment attaquée, son appel à la raison est mal perçu. Les Français lui reprochent de ne pas désigner plus clairement l’Allemagne wilhelminienne comme seule responsable de la guerre, alors que les Allemands lui reprochent d’avoir rejoint le camp de l’ennemi et l’accusent de haute trahison envers son pays. En 1916, le ministère de la guerre bavarois lui retire ses droits civiques et lui interdit de publier ; sa correspondance et ses fréquentations sont surveillées. En tant que « demi-germaine » de France, elle ne peut faire abstraction de l’amour qu’elle porte à l’un des deux pays qui sont les siens. Comment pourrait-elle être une citoyenne loyale dévouée à un seul État alors qu’elle appartient à deux pays ? (Kolb 1917 : 126-149) Personne ne veut voir qu’elle représente cette synthèse vivante de deux pays complémentaires qui ne devraient pas s’entretuer. Le Franco-allemand est le seul à pouvoir mesurer le fossé qui sépare ces deux grandes nations et l’attirance qu’elles éprouvent néanmoins l’une pour l’autre. (Kolb 1919 : 50) Elle qui représente la synthèse latino-germanique, se sent devenir Allemande au milieu des Français et Française quand elle est en Allemagne. En 1931, son âme brûle.
C’est comme si on tenait entre ses deux mains le cœur bien trop souvent déçu pour qu’il ne succombe pas à la tension. Car pourquoi avons-nous vécu, nous autres, si ce n’est pour cet instant qui pourrait maintenant se préparer. C’est nous, c’est la France qui est en jeu ! Nous qui, réunis, serions le sel de la terre. Mais contenons notre espoir. Bien trop nombreux sont ceux qui sont occupés à piétiner les feux de joie à Ithaque pour les éteindre.12 (Kolb 1932 : 109)
Son espoir restera vain. L’Allemagne et la France, pourtant si complémentaires, se combattront à nouveau. Quand elle fuit l’Allemagne en 1933, Annette Kolb refuse aux Nazis le droit de représenter le peuple allemand. Goethe lui-même ne vaut plus rien aux yeux de ces nationalistes qui osent le qualifier d’homme « à moitié cultivé » et qui n’hésiteraient pas à dire ouvertement « Goethe, crève »13 (Kolb 1932 : 107). Toute sa vie, Annette resta l’ennemie de l’idée d’un Etat allemand basé sur la force, le nationalisme, le militarisme et la xénophobie. En 1933, elle demande sa naturalisation française qu’elle obtiendra en 1936, grâce à l’aide entre autres de Jean Giraudoux. Devenue Française sur le papier, elle demeurera un écrivain allemand, mais elle continuera à œuvrer pour la réconciliation de ses deux patries. Si elle a souligné les préjugés et les clichés sur les deux peuples, c’était pour essayer de les surmonter, pour prouver que l’opposition implique la complémentarité et que seule la connaissance peut faire tomber les préjugés.
Dans un autoportrait de 1932, destiné de manière fictive à des élèves de troisième, elle déclare qu’elle n’avait pas la plume facile et que ses livres lui ont demandé beaucoup d’efforts ; ce n’est pas le talent qui l’a poussée à écrire, mais ses opinions. (Kolb 1932 : 136-138) Elle était catholique, mais pour le rester, elle a fait usage de son droit de réserve. Elle était d’origine allemande et française, et pendant la guerre, elle est restée autant liée à l’Allemagne qu’à la France. À l’époque, elle écrivit les Lettres à un mort qu’elle rebaptisa en Lettres d’une Franco-allemande pour souligner son pacifisme. Dans son deuxième roman, Daphne Herbst, elle voulut montrer que ce n’est pas la classe sociale, mais le caractère qui détermine l’inégalité entre les êtres humains ; ceux qui sont intérieurement de peu de valeur, ne doivent pas accéder au pouvoir. Mais ce n’est pas si simple, concède-t-elle.
Annette Kolb, cette « Munichoise franco-allemande », comme la définit Sigrid Bauschinger, cette « femme de lettres libérale », cette « flâneuse » (Bauschinger 1993 : 9) constamment en voyage, qui alla en ballon de Augsbourg jusqu’à la steppe hongroise, en bateau de Lisbonne à New York, qui fit la navette en avion entre Paris et Munich après la seconde guerre mondiale, qui apprit à conduire et s’acheta une voiture à soixante-deux ans et prit l’avion une dernière fois à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans pour se rendre en Israël, Annette Kolb a montré ce que signifiait être une Franco-allemande en temps de guerre et plus généralement ce que signifiait appartenir à deux pays, avoir deux langues et deux cultures. Elle était elle-même consciente de partir d’un point de vue allemand pour établir des comparaisons avec d’autres peuples.14 (Kolb 1983 : 88) Elle avait une démarche intuitive et subjective, un esprit fougueux et indiscipliné, un discours centré sur l’Allemagne et la France, mais elle fut une grande dame qui œuvra sans relâche pour que ce soit l’être humain et non pas les frontières qui prévalent, pour que les différences ne séparent pas mais rassemblent, pour que le monde latin et le monde germanique assoient la base d’une paix durable.