A un siècle et demi d’intervalle, Napoléon et Hitler pillent les trésors artistiques de l’Europe entière et les regroupent dans des mausolées artistiques à la gloire du régime et du pays qu’ils entendent incarner. Ils ne furent ni les premiers dans l’histoire ni les seuls à l’époque contemporaine à le faire, les guerres étant toujours propices à ces détournements, comme le montre l’exemple du Kunstschutz, le service de préservation du patrimoine artistique de l’armée allemande, pendant la Première Guerre mondiale(Kott 2006). Les projets napoléoniens et hitlériens, bien que de nature différente, se rejoignent par leur ampleur inédite et sont en la matière volontiers associés dans la mémoire collective à celui de Staline. Ces rapprochements spontanés méritent examen.
Travaillant sur les archives, l’historienne Sophie Cœuré (2007) a mis en parallèle ces trois situations dans un livre qu’elle a consacré aux logiques totalitaires du XXe siècle. Si l’on considère qu’entre archives et œuvres d’art les enjeux sont voisins, nous pouvons la suivre dans son analyse. Elle remarque que l’idée de regrouper l’ensemble des archives européennes en un seul lieu où se concentrerait la mémoire, et donc le pouvoir, n’a attendu ni Staline, ni Hitler. Elle explique que Napoléon fut l’un des premiers à concevoir un plan de transfert des archives européennes vers Paris, un plan qu’elle qualifie de mégalomaniaque, Napoléon destinant Paris à devenir ainsi la capitale du grand empire. De Napoléon à Staline en passant par Hitler, il est donc facile d’observer des entreprises de spoliation à grande échelle sous-tendues par un projet total. Mettre en parallèle les expériences napoléonienne et hitlérienne – même s’il faut conduire ce rapprochement avec la plus grande prudence compte tenu de la différence de nature entre les régimes –, permet de mieux comprendre deux moments de l’histoire de l’Europe où l’on voit des bibliothèques et des collections de musées traverser l’Europe, une première fois vers la France et une seconde vers l’Allemagne. Même si ce ne sont pas les mêmes œuvres qui sont convoitées et font le voyage, la France et l’Allemagne se disputent le contrôle d’un patrimoine et d’un trésor artistique définis comme européens.
Cette question n’est pas inconnue des historiens, historiens de l’art et juristes. Il ne sera question ici que d’une rapide mise au point au regard des dernières publications avec pour ambition de réfléchir aux enjeux du contrôle. Les spécialistes ont successivement travaillé sur l’organisation matérielle et technique du pillage, sur les œuvres prélevées et les intentions du pilleur ainsi que sur leur restitution. Nous reprendrons leurs conclusions en mettant l’accent sur les mobiles.
1. Un sujet très étudié
Les mécanismes du pillage ont été les plus anciennement étudiés et la question a périodiquement été remise sur le métier. La naissance du musée du Louvre, par exemple, a fait l’objet d’une abondante littérature, dès l’origine. L’une des synthèses les plus riches a été publiée en 1997 par l’historien Dominique Poulot à un moment où d’importants travaux étaient menés sur le « fabuleux destin de Dominique-Vivant Denon» (Rosenberg 2011), « l’œil de Napoléon », pour reprendre le titre de l’exposition organisée au Louvre en 1999 (Dupuy 1999). Les études consacrées au rapport que les nazis ont entretenu avec les œuvres d’art sont encore plus nombreuses, mais il est possible d’approcher la question en lisant le livre que l’historienne de l’art américaine Lynn H. Nicholas a consacré en 1994 au pillage de l’Europe.
Du fait d’un intérêt contemporain affirmé pour les victimes, les travaux les plus récents ont surtout porté, dans les deux cas, sur la restitution des biens spoliés. De nombreuses études ont été consacrées dans les années 1990 à la restitution des biens juifs volés par les nazis à un moment où se sont conjugués le retour de la mémoire sur la question juive et la fin de la guerre froide qui avait gelé les biens saisis par les Soviétiques dans les pays d’Europe centrale et orientale. En France, la mission Mattéoli, installée par le Premier ministre Alain Juppé en 1997, a rendu son rapport en 2000. Elle a concerné l’ensemble des biens juifs, mais les œuvres d’art se sont retrouvées au cœur des polémiques les plus vives du fait de la réticence des musées français à restituer certaines de ces œuvres. L’importante exposition qui s’est tenue au musée d’art et du judaïsme en 2008, sous le titre « À qui appartenaient ces tableaux ? / Looking for owners », a permis de faire un premier point sur la question (Le Masne de Chermont 2008).
De façon plus générale, le livre de l’historien américain Mickaël J. Kurtz, publié en 2006 sous le titre America and the Return of Nazi Contraband, permet de se familiariser avec la question de la restitution des œuvres d’art après la Seconde Guerre mondiale, même si l’auteur tend à surévaluer le rôle des États-Unis dans cette affaire. La question a beaucoup moins été travaillée pour le XIXe siècle. Les études sur les musées napoléoniens passent très vite sur le sujet qui n’a été abordé que très récemment en tant que tel. C’est en 2003 que l’historienne Bénédicte Savoy a publié sa thèse qui portait sur « Les Biens culturels saisis par la France en Allemagne autour de 1800 » alors que le juriste Xavier Perrot soutenait la sienne sur « La restitution des biens culturels aux XIXe et XXe siècles » en 2005 (Perrot 2005).
2. La logique du trophée
Que dire des enjeux d’un pillage de l’Europe en partant de cet état sommaire de la production scientifique ? Il est possible de confirmer, sans faire preuve d’une grande originalité, que l’œuvre d’art est au cœur des systèmes de pouvoir. Les peuples constituent plus que jamais aux XIXe et XXe siècles un enjeu politique, et la propagande, en particulier celle des États forts, passe par un contrôle, une orientation et une instrumentalisation de l’art. Au-delà, il est possible d’observer que les dirigeants conçoivent les œuvres d’art comme un trésor artistique commun à l’ensemble des Européens. On s’arrache les chefs-d’œuvre de manière à constituer des collections qui sont censées représenter le meilleur d’un patrimoine culturel européen que l’on s’efforce alors de définir. Bien plus encore, l’entreprise dont on se fait le promoteur est présentée comme une entreprise de civilisation.
Quelle que soit l’époque, le pillage des œuvres d’art a toujours des motivations économiques, comme tout pillage de guerre : le butin doit permettre de financer la guerre ou d’obtenir réparation. Les nazis ne se sont pas contentés de détruire les œuvres relevant de « l’art dégénéré », selon la définition donnée à Munich en 1937, ils les ont mises sur le marché à plusieurs reprises lors de ventes aux enchères. Celle de mars 1939, qui a eu lieu à Lucerne, concerne des toiles de Picasso, Chagall, Gauguin, Kokoshka, Liebermann, Laurencin, Pascin, Ensor… De la même façon, plusieurs ventes ont eu lieu en France pendant la Seconde Guerre mondiale, comme celle de l’hôtel Drouot qui disperse quelques 100 000 objets en 1942 (Nicholas 1995).
Mais, au-delà, le butin a vocation à faire trophée et à assurer la gloire des chefs victorieux. L’historien d’art anglais Cecil Gould, directeur de la National Gallery de Londres, l’avait remarquablement montré à propos du Premier Empire dans un livre publié en 1965 sous le titre Trophy of Conquest : The Musée Napoléon and the Creation of the Louvre. Cette logique du trophée, qui est celle du vainqueur, est évidemment aussi vieille que la guerre. Il s’agit de montrer au peuple vaincu l’importance de sa soumission, et au peuple vainqueur la grandeur de sa victoire. On arrache au vaincu sa richesse culturelle, ce qui constitue son « âme », et on met en scène la victoire. Ces mises en scène sont extrêmement importantes et toujours spectaculaires, à toutes les époques. L’histoire en a gardé de nombreux exemples, en particulier à l’époque contemporaine. Les 27 et 28 juillet 1798, sous le Directoire, est organisée à Paris une Fête de la liberté au cours de laquelle les principaux chefs d’œuvre prélevés en Italie dans le sillage de Bonaparte sont portés en triomphe. On peut admirer sur des chars le Laocoon, l’Apollon du Belvédère, le Gaulois mourant, l’Antinoüs. Parmi les dépouilles les mieux mises en valeur se trouvent les chevaux de Saint-Marc qui sont accompagnés d’une fameuse inscription : « Chevaux transportés de Corinthe à Rome et de Rome à Constantinople ; de Constantinople à Venise, et de Venise en France. Ils sont enfin sur une terre libre » (Le Moniteur, 9 thermidor an VI : 322). En 1808, ces chevaux, dont la possession est si symbolique puisqu’elle fait le lien entre les grands empires universels, sont placés au sommet de l’arc de triomphe du Carrousel érigé au Louvre à la gloire des armées napoléoniennes (Gould 1965). Dans les périodes qui suivent, la personnalisation du pouvoir, en particulier le culte de la personnalité des régimes totalitaires, ajoute une dimension supplémentaire à ces fêtes qui, en 1798, n’étaient encore organisées qu’en vue de l’enseignement du peuple et la gloire de la Nation, même si le prestige du général victorieux ne manque jamais d’être souligné. Les visites de Napoléon au Louvre, tout en s’inscrivant dans la tradition muséale de la Révolution française, reprennent des pratiques monarchiques, le souverain étant présenté comme le protecteur des Arts, et les Arts comme la gloire de la France (Lavaissière 2004).
3. La « nationalisation » du patrimoine européen
Dans les cas qui nous intéressent, la logique du trophée ne permet pas d’expliquer à elle seule la frénésie de la collection et le drainage artistique. Il faut distinguer à ce niveau le projet napoléonien et le projet nazi. Si l’on suit Cecil Gould, Dominique Poulot et Bénédicte Savoy, Napoléon n’est pas le premier à envisager de constituer à Paris un musée universel comprenant une collection raisonnée des plus grandes œuvres de l’art européen, de Cimabue à l’époque contemporaine. Il s’inscrit dans une tradition qui est celle des Lumières. De telles collections ont été constituées dans toute l’Europe du XVIIIe siècle. En France, les gouvernements révolutionnaires ont conçu le musée du Louvre de cette façon et le défilé de 1798 montre que les autorités françaises ont profité des premières conquêtes pour ramener à Paris des statues, objets et toiles provenant des grands musées italiens ou de collections particulières. Ce mouvement de prélèvement a été très précoce. Il a commencé dès la campagne de Belgique, en 1794, au cours de laquelle ont été acquises un grand nombre de toiles de Rubens. Avec le temps, la collecte s’est intensifiée et rationalisée. Elle a été confiée à des spécialistes chargés de sélectionner les œuvres et de négocier avec les autorités et les propriétaires. A titre d’exemple, la mission qui accompagnait l’armée d’Italie était dirigée par Jean-Baptiste Wicar et Antoine-Jean Gros. Sous le Consulat, Dominique-Vivant Denon est nommé le 28 brumaire an XI directeur général des Musées et commence à sillonner l’Europe à la recherche de ce qui pourrait constituer ce qu’il entend être la collection de référence de l’art européen.
Cette quête maniaque est donc bien dans la manière du XVIIIe siècle. Mais Napoléon en gauchit l’intention, ce qui fait de son règne un moment de transition décisif. Vivant Denon entend d’abord faire de son musée un conservatoire de l’art européen où les étudiants et les artistes de l’Europe entière pourront se retrouver autour des maîtres du passé. Mais ce projet éducatif et culturel se double d’un projet politique implicite. Situé à Paris dans la capitale du grand empire, dont il doit devenir un symbole, ce musée constituera un lieu de propagande impériale qui exaltera la Grande Nation libératrice, modèle des peuples européens, protectrice des arts et avant-garde de l’humanité. Pour ses promoteurs, Paris a vocation à devenir la capitale de l’Europe tout entière et les œuvres spoliées un trésor national autant qu’européen (Charle 2009). Au moment où l’on entre dans l’ère des nations, il est donc possible de s’interroger sur la générosité de la Grande Nation qui se donne pour vocation de patronner, de protéger, et donc de conserver seule l’art européen. Sophie Cœuré décrit une logique comparable pour les archives. Pierre Daunou est le maître d’œuvre de la centralisation des papiers (Cœuré 2007).
Si l’on trouve, au moins au début, des artistes allemands pour apprécier que le Louvre repose sur une « éthique de la jouissance » en rendant accessibles des œuvres jusqu’alors enfermées dans des collections privées (Savoy 2003), la logique impérialiste et nationale qui se cache derrière le projet suscite rapidement, et de manière assez naturelle, des réactions patriotiques parmi les élites des peuples soumis. A l’instar du Fichte des Discours à la nation allemande, on voit naître une protestation qui accompagne la naissance de la notion de patrimoine national, inaliénable, pillé et à récupérer. Un contentieux durable se noue entre la France et les pays qu’elle a occupés et qui s’éveillent à eux-mêmes en tant que nations.
La question de la restitution est posée dès 1814 et, si au départ, les vainqueurs sont relativement indulgents, la seconde défaite de Napoléon et le traité de Paris, en novembre 1815, amorcent le retour des œuvres (Perrot 2005). Les plus importantes pièces collectées depuis 1794 sont rétrocédées. C’est ainsi que le pape Pie VII charge Canova de rapatrier le Laocoon à Rome, ce qui ne va pas sans difficulté, Denon s’y opposant fermement. Partout en Europe ces retours s’accompagnent de cérémonies et d’expositions qui constituent autant de réponses aux triomphes qui avaient accompagné leur arrivée à Paris et qui contribuent, dans les pays allemands par exemple, à poser les bases d’un patrimoine national artistique allemand. C’est en particulier à cette occasion que sont redécouverts les primitifs allemands et qu’un discours les érige en sources d’un art spécifiquement germanique. Dans ce contexte, le simple fait que des œuvres jusqu’alors jugées mineures soient passées par Paris leur confère un statut d’emblèmes nationaux (Gould 1965). Bénédicte Savoy développe l’idée intéressante que la collection française, qui était une façon de voir la culture allemande, nourrit la conception que l’Allemagne a d’elle-même (Savoy 2003). L’interaction serait décisive. Le regard de l’autre contribue naturellement à façonner le regard que l’on a de soi. La France et l’Allemagne en tant que nations ne se construisent pas exactement – ou uniquement – l’une contre l’autre, mais l’une à travers l’autre. On peut donc parler d’une « circulation artistique » qui ne concerne pas simplement les œuvres et les artistes, mais aussi l’idée que l’on se fait de sa propre histoire de l’art qui est placée au cœur de l’identité nationale1
4. Se nourrir de la substance de l’autre
L’expérience napoléonienne montre que le pouvoir a besoin de se légitimer par le contrôle de l’art, des œuvres et des artistes, ceux du présent comme ceux du passé. S’approprier et déposséder, se nourrir de la substance de l’autre, mettre en scène sa capacité à protéger et à encourager les artistes, donner sa propre lecture de l’histoire de l’art en constituant sa collection, c’est-à-dire sa sélection, et en la posant en exemple accompagné d’un discours justificatif, est quelque chose de central. L’idée n’est sans doute pas particulièrement originale puisque les habitudes prises par les puissants d’instrumentaliser l’art sont bien connues. Mais l’expérience napoléonienne se place dans un contexte très particulier qui est à la fois celui de nouvelles formes d’encadrement des masses, de plus en plus présentes dans le champ politique, et celui de la naissance des nations avec la mise au point du concept de patrimoine national (Thiesse 1999). Elle souligne aussi de façon décisive les interactions culturelles qui se produisent à l’occasion de la circulation des œuvres. Mais, en matière d’instrumentalisation de l’art par les pouvoirs, un sommet est atteint avec ce qu’il est convenu d’appeler les régimes totalitaires du XXe siècle. Le pillage nazi prend des formes systématiques qui dépassent la simple et traditionnelle logique du trophée (Liechtenhan 1998). Lynn H. Nicholas (1995) et Hector Feliciano (1995) insistent dans leurs ouvrages sur les phénomènes de « collaboration » qui sont à l’œuvre et mettent en valeur le fait que ce pillage obéit à deux logiques qui se rencontrent parfois, celle de l’État et celle des dignitaires nazis.
L’exemple français permet d’en comprendre les mécanismes. Les prélèvements sont d’abord réalisés par Otto Abetz et l’ambassade de Paris, puis par l’ERR, l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (l’équipe d’intervention du gouverneur du Reich Rosenberg), ou les services du Kunstschutz réactivé et placé sous la responsabilité du Comte Wolff-Metternich(Löhr 2005). Parallèlement, chaque haut dignitaire possède son propre agent prospecteur qui tisse un réseau de correspondants et de « collaborateurs » à des fins largement privées. Ainsi, Hitler charge Hans Posse, directeur du Musée de Dresde, de constituer sa collection privée. Göring, quand il ne se rend pas personnellement sur place pour piller les musées européens, s’appuie sur des experts comme le fameux marchand allemand Bruno Lohse.
Ces organismes et ces hommes obtiennent l’aide précieuse de nombreux relais locaux. En France, si l’État français s’insurge, au moins au début, contre le pillage des œuvres juives, les nazis peuvent compter sur des conservateurs de musées zélés qui répondent aux demandes de l’ERR. Ils s’appuient très souvent aussi sur les marchands d’art. Hector Feliciano, dans Le Musée disparu. Enquête sur le pillage des œuvres d’art volées par les nazis (1995), évoque la « liste Schenker », conservée à Washington, et qui contient le nom des marchands parisiens sur lesquels les nazis s’appuyaient pour mener à bien leur activité. On y trouve de grands noms de la profession : Cailleux, Ratton, Fabiani, Schmitt, Schœller… Mais, à la collaboration des uns répond la résistance des autres. Des œuvres sont cachées, en particulier celles des collectionneurs privés, et le rôle de Jacques Jaujard, directeur des musées de France et de Rose Valland, conservatrice du musée du Jeu de Paume, choisi comme dépôt par les nazis, a maintes fois été souligné(Bertrand-Dorléac 1993 ; Bouchoux 2006).
Par ailleurs, les études récentes permettent de faire le point sur les intentions nazies. On est bien au-delà du simple droit du vainqueur. La violence de l’expropriation telle qu’elle a été vécue explique la forte connotation négative que revêt aujourd’hui le terme de spoliation préféré à celui de pillage pour caractériser ce qui est souvent associé à des opérations de brigandage et de « vandalisme ». On observe la résurgence dans les représentations de vieux schémas entretenus dans la mémoire collective par les années de formation nationale. Les victimes sont profondément hantées par cette expropriation forcée. Il est vrai qu’en la matière on pourrait évoquer une forme de « nettoyage culturel » pour reprendre une expression qui donne une idée du traumatisme subi. Il n’est sans doute pas nécessaire d’insister sur le fait qu’à l’époque nazie ces logiques de dépossession s’inscrivent dans un projet d’anéantissement beaucoup plus large. Le domaine culturel n’en est qu’un aspect, mais il est non négligeable compte tenu de la force symbolique de l’art dans les sociétés.
Ces logiques de spoliation concernent les « arts dégénérés » qu’il faut ôter de la vue des populations dans des logiques de purification de l’art occidental de manière à faire apparaître un art plus édifiant. Mais elles concernent aussi l’ensemble de l’histoire de l’art avec une volonté explicite d’abaissement, de soumission et d’asservissement qui a pour cible les élites intellectuelles et artistiques qui occupent une place centrale dans les sociétés. Priver de l’art, c’est priver de la vie (Liechtenhan 1998). Dans le contexte d’exaltation nationale évoqué plus haut, et qui atteint un sommet dans les années 1930, priver de son patrimoine « national », c’est faire mourir un peuple, ou pour le moins le dégrader. On trouve ici une illustration du fait que le nazisme est le produit de la « totalisation » de la guerre soulignée par différents auteurs comme George Mosse (1990), qui a favorisé, depuis le début du XXe siècle, les phénomènes de « brutalisation » et d’anéantissement. Dans ce processus, un point limite est atteint avec la spoliation des Juifs et Sophie Cœuré (2007) parle, à propos des archives, d’un « volet intellectuel et culturel longtemps méconnu de la Shoah ». On peut élargir sans difficulté son propos aux œuvres d’art. Les nazis entendent faire la preuve de la « sous-humanité » des Juifs en leur arrachant le trésor artistique qui fait la grandeur de l’homme. On se trouve donc ici au cœur du paradoxe nazi.
Partant de là, la restitution consiste en une réincarnation, un retour à la vie. On assiste un peu partout à la Libération à des cérémonies qui témoignent de l’importance symbolique accordée au retour des œuvres pillées. En 1945, la restitution du retable des frères Van Eyck, L’Adoration de l’Agneau mystique, donne lieu à d’importantes cérémonies à Bruxelles à l’occasion du premier anniversaire de la libération de la ville, tout comme la remise des vitraux de la cathédrale de Strasbourg le 17 septembre 1945.
5. « La maison brune de l’art »
Cette logique d’abaissement et de dépossession devait, de manière symétrique, servir la gloire du peuple « aryen ». C’est dans cet esprit qu’Hitler a très tôt nourri l’idée d’un musée de « la » civilisation comportant les grands chefs d’œuvre de l’art « allemand » et une sélection de chefs d’œuvre de l’art européen. Hanns Christian Löhr, qui a consacré un ouvrage important au projet hitlérien sous le titre Das Braune Haus der Kunst (2005), explique que l’idée en serait venue au Führer en visitant le musée des Offices à Florence en 1938. Il choisit de faire de la ville autrichienne de Linz, tout près de son lieu de naissance, une véritable capitale culturelle du nazisme dans laquelle il entend construire un important complexe comportant un opéra, un théâtre et une bibliothèque autour d’un Führermuseum. Le 21 juin 1939, il confie la mission spéciale Linz (Sonderauftrag Linz) à Hans Posse, choisi parce qu’il avait fait en quelques années de la galerie de peinture de Dresde une institution de renommée mondiale. Ce projet pourrait rappeler celui de Napoléon, mais le projet Linz repose sur une étroite grille de sélection des œuvres qui est tout le contraire du projet de Vivant Denon. Les listes des œuvres choisies, étudiées par Hanns Christian Löhr, montrent que des pans entiers de l’histoire culturelle européenne sont bannis dans une logique qui nous éloigne des Lumières et d’un universalisme encore présent chez Napoléon qui entendait, dans l’esprit de son temps, être le réceptacle et le promoteur de l’art européen dans son ensemble.
Sur ce plan, le rôle du Führer a été extrêmement important. Il est possible de penser, comme le fait l’historienne de l’art Birgit Schwartz, qu’Hitler s’est particulièrement intéressé à son musée parce que c’était un artiste contrarié convaincu de son propre génie artistique (Schwarz 2004). Mais on peut aussi remarquer que la philosophie du projet hésite entre collection privée et collection d’État, une confusion sans véritable surprise dans un État totalitaire organisé autour de son chef, mais qui n’est pas celle de Napoléon. Les 4 740 œuvres rassemblées à la fin de la guerre en vue de la réalisation de ce musée témoignent des goûts du Führer qui offre ses propres choix en modèle au peuple allemand. Löhr montre que la plus grande partie des toiles est constituée de peintures réalistes du XIXe siècle, en particulier de paysages et de scènes champêtres, de portraits et de tableaux de batailles, à côté desquels se trouvent de manière importante des œuvres flamandes du XVIIe siècle et quelques peintures italiennes. En-dehors des peintres « nazis », la peinture contemporaine est absente (Schwarz 2004).
Le « projet Linz », sur lequel il a beaucoup été écrit ces dernières années2, a suscité un vif débat sur la manière dont a été constituée la collection. Hanns Christian Löhr estime que le projet a bien reposé au sens strict sur la collection privée du Führer qui l’aurait financée avec le produit de la vente de ses livres et de divers objets de propagande le concernant (Löhr 2005). Il n’aurait pas été à la charge des finances publiques. Il explique qu’une partie des œuvres provient de la confiscation de biens juifs et que la plupart des autres ont été achetées régulièrement à des marchands ou dans des ventes. Cela étant, la plupart des spécialistes pensent que les dignitaires nazis avaient sur le marché de l’art une sorte de droit de préemption que leur statut et les moyens financiers dont ils disposaient ne manquaient pas de leur accorder. Pouvait-on leur refuser l’œuvre qu’ils désiraient, même s’ils la payaient, ou parce qu’ils la payaient ? Il reste qu’Hitler s’est employé à donner une forme légale à ses acquisitions. Löhr en veut pour preuve la nomination à la tête de la mission, en mars 1943, après le décès d’Hans Posse, d’Hermann Voss, qui n’était pas réputé pour être fidèle au régime, mais qui était l’un des plus grands spécialistes mondiaux de la période baroque. Voss aurait été un grand modérateur de la spoliation, une idée que l’on retrouve sous la plume de l’historien autrichien Ernst Kubin (1994). Cette lecture contredit celle qui avait été admise jusqu’à présent, en particulier à la suite des travaux de Jonathan Pedropoulos (1996) et Gerard Aadlers (1999) qui théorisaient plutôt une spoliation masquée sous couvert d’achats.
6. Privatiser les trésors publics
Au-delà du projet Linz, la question de la spoliation des œuvres d’art fait apparaître une rivalité très révélatrice au sommet du régime nazi. Les généraux de la Grande armée napoléonienne se sont sans aucun doute beaucoup servis sur leur passage. Mais la frénésie d’œuvres d’art qui a emporté l’entourage d’Hitler est tout à fait étonnante, au point même que le Führer s’est trouvé en concurrence avec ses lieutenants pour l’acquisition de certaines œuvres. Sa rivalité avec Göring dans ce domaine est bien connue, mais les ouvrages récents apportent de nouveaux éclairages sur le fonctionnement du microcosme à la tête du Reich.
Jonathan Pedropoulos (1996) montre que l’on doit distinguer entre administration de l’art et collection d’art, entre l’art officiel, l’art promu par le régime à des fins de propagande, obéissant aux logiques de l’idéologie exclusive, et le contenu des collections des dignitaires nazis, beaucoup plus éclectique et parfois très peu « orthodoxe». Göring ne refuse pas de faire entrer dans sa collection des œuvres qu’Hitler jugerait « dégénérées ». Ses passages répétés au musée du Jeu de Paume, à Paris, témoignent de son intérêt pour les œuvres contemporaines. Un certain nombre de Danseuses de Degas, Le Dormeur de Seurat, L’Odalisque aux babouches et Le Pianiste et les joueurs de dames de Matisse, des peintures de Braque, de Van Gogh ou de Cézanne se sont trouvées dans sa collection. Göring éprouvait la fierté de posséder la plus belle collection d’Europe, qu’il avait installée à Carinhall, mais qu’il entendait réserver à ses hôtes les plus prestigieux (Dorléac 1993). La collection Lohse, retrouvée dans le coffre-fort d’une banque suisse en 2007, et qui pourrait avoir été destinée à Göring, comportait des toiles de Monet, Renoir, Pissarro, Sisley, Kokoschka... Le face à face Hitler-Göring n’est cependant qu’un élément d’un ensemble complexe de relations entre les hauts dignitaires nazis. Von Ribbentrop, Goebbels... tous disposent d’une importante collection qu’ils ont constituée sur les biens juifs confisqués et dans les musées des pays qu’ils ont traversés. On trouve des comportements comparables à des niveaux inférieurs de la hiérarchie du régime. L’œuvre d’art est un symbole de puissance et un outil d’échange. Sa possession flatte et sa mise en scène donne un statut.
Dans ces conditions, il est possible de s’interroger sur ce que cachent vraiment ces collections privées qui relèvent d’une « manie stupéfiante » (Mosse 1990). Elles soulignent incontestablement le pouvoir du puissant qui est en mesure de « privatiser » les trésors publics selon la démarche égoïste qui est celle de tout collectionneur. On se trouve là en rupture complète avec les logiques de mise à disposition du patrimoine artistique qui prévalaient dans les régimes éclairés depuis la fin du XVIIIe siècle et qu’on observe encore chez Napoléon. Cette appropriation est le signe même du pouvoir et de l’émergence d’une nouvelle aristocratie. Cela étant, ces nouveaux « seigneurs » se flattent, parfois à juste titre, de posséder de « belles œuvres », réputées, homologuées, ce qui leur permet de faire la preuve de leur bon goût et de leur connaissance de l’art. Mais il est possible de se demander s’il n’y a que cela. Les œuvres ont certes une valeur symbolique et esthétique, mais elles ont aussi une valeur marchande et, plus largement, une valeur d’échange. Il y a chez certains dignitaires nazis une fascination pour la valeur matérielle, donc vénale, des choses, ce qui conduit à une inversion des valeurs puisqu’on assiste à des échanges de vies humaines, devenues insignifiantes, contre des œuvres d’art. Combien de fois a-t-on livré des Juifs pour récupérer leurs biens(Liechtenhan 1998) ? Ensuite, l’œuvre d’art constitue une monnaie transactionnelle, un outil d’échange dans le réseau des hauts dignitaires qui ne cessent d’échanger et d’adresser des cadeaux, en particulier au chef, pour s’attirer ses faveurs. Hanns Christian Löhr (2005) a montré comment des hommes comme Rosenberg et Himmler cherchent ainsi à s’attacher les grâces du Führer. On peut donc parler d’une compétition pour l’Art, le pillage étant mis au service des liens interpersonnels et des rivalités de pouvoir.
Sous Napoléon et Hitler, comme à bien d’autres époques et en bien d’autres lieux, les œuvres d’art sont au cœur du système de pouvoir. Au XIXe et au XXe siècles en Europe, avec les rêves renouvelés d’empire universel, les collections se montrent très révélatrices de l’esprit du temps. Napoléon prolonge l’ambition française de conduire la culture européenne. Les œuvres regroupées au Louvre et dans les musées de province sont sélectionnées de manière systématique, à la façon du XVIIIe siècle, et il n’est pas surprenant que le musée renforce la vocation de Paris à être la capitale de l’Europe (Charle 2009). Il est cependant possible d’observer que, dans ce cas, le rapport que le souverain entretient avec l’art est profondément modifié par l’entrée dans l’âge des nations. Son prestige auprès de son peuple repose sur la possession d’un trésor européen qui est « nationalisé ». À un siècle et demi de distance, la frénésie qui s’empare des dirigeants nazis témoigne, si c’était nécessaire, du fait que l’art constitue la sève des peuples et que le jeu possession-dépossession est central en matière de domination. Il existe à cette époque un rapport ambigu entre collection privée et collection publique, mais la collection offerte au public procède à des choix radicaux qui sont en rupture avec les expériences du début du XIXe siècle. Ils témoignent non seulement de l’épanouissement de l’idée nationale, mais, bien au-delà, de la volonté de façonner un homme nouveau dans une logique en parfaite rupture avec l’idéal des Lumières. Après les épreuves, les œuvres volées retournent dans leur pays d’origine, ce qui est l’occasion pour ceux qui les récupèrent, d’une réflexion fertile sur ce qui se trouve au cœur de leur identité. Si, au début du XIXe siècle, les choix que l’autre réalise dans le « patrimoine national » nourrissent en retour l’image que l’on se fait de soi, à l’époque du nazisme, la restitution des œuvres est vécue comme une libération et la fin du cauchemar. Bien plus, elle est l’occasion d’une prise de distance avec un projet défini avec force, même si c’est une erreur, comme non européen. À l’échelle du continent, on préfère insister sur la face claire de l’Europe et oublier la face sombre.