Regards germaniques et romains sur la canonisation dans la première moitié du XVIIIe siècle

Résumés

Cette contribution examine la promotion du culte de certains saints et les contrôles imposés à la vénération de ces saints en Allemagne et à Rome dans la première moitié du XVIIIe siècle. Il s’agit de comprendre comment et pourquoi une rhétorique selon la mode contre-réformiste ne reflétant plus l’actualité inter-confessionnelle a été ‘recyclée’ sous la plume des autorités séculières et ecclésiastiques dans les pays germaniques alors que, dans les mêmes procès en canonisation, cette approche a été peu ou pas utilisée à Rome.

This study investigates the promotion of saints’ cults and the controls imposed on them both in Germany and Rome in the first half of the eighteenth century. It attempts to understand why and how a counter-reformation rhetorical approach which no longer reflected the state of inter-confessional affairs came to be re-employed by secular and ecclesiastical authorities in German areas, whereas this approach was hardly, if at all, used in Rome for the same canonisation processes.

Plan

Texte

1. Discours divergents dans la promotion du culte des saints

Tant du côté de l’histoire religieuse italienne que de celui s’intéressant à l’Allemagne au début de l’époque moderne, les spécialistes réclament des analyses micro-historiques pour pallier les lacunes de la macro-histoire ou pour poser les bases de sa révision (Hudon 1996 : 783-804). La présente contribution micro-historique s’attache à examiner une facette de la religiosité catholique à l’intersection de la Contre-Réforme finissante et du début des Lumières. Cette période où l’Aufklärung débuta connut un essor extraordinaire du culte des saints, avec – et souvent sans – le soutien du Saint-Siège. L’analyse se concentrera sur les tensions qui se manifestèrent autour de la canonisation des saints dans la première moitié du XVIIIe siècle. La manière dont les autorités séculières et ecclésiastiques dans les pays germaniques et à Rome tâchèrent de promouvoir et de contrôler la vénération de certains saints souligne les divergences et les différences culturelles et cultuelles à l’intérieur de l’Église catholique.

Bien qu’à l’orée du XVIIIe siècle les grandes lignes du paysage confessionnel de l’Europe eussent déjà été tracées, une polémique développée dès la Réforme prit des structures nouvelles au regard de la promotion du culte des saints. A Rome, l’époque dite de la Contre-Réforme était celle de victoires, morales principalement, sur les ‘hérétiques’ ou sur les ‘infidèles’ ; ensuite, au XVIIIe siècle naissant, l’Église catholique célébrait par-dessus tout les vertus héroïques telle la charité. Le discours s’est développé différemment au-delà des Alpes. On y observe dans la première moitié du XVIIIe siècle une rémanence et un remaniement d’une tradition qui opposait le protestant au catholique, ou encore au païen, au juif ou au musulman.1 A l’aide d’études de cas, nous examinerons comment et pourquoi ce type de discours s’est ‘recyclé’ sous la plume des officiels ecclésiastiques et séculiers dans les pays germaniques, alors que cette approche était peu ou pas utilisée à Rome pour les mêmes procès en canonisation.

1.1 Développements intellectuels et tendances dévotionnelles

La vénération des saints était l’une des démonstrations de piété les plus voyantes et les plus goûtées des catholiques de l’époque. A cause des excès liés au culte des saints, cette forme de religiosité était critiquée par des érudits réformateurs catholiques ; parmi eux, Lodovico Muratori, aussi célèbre en Italie qu’en Allemagne, et surtout en Autriche. Muratori représentait le mouvement de réforme interne catholique qui avait été formulé dès le Concile de Trente, mais qui n’était que partiellement intégré dans le vécu des fidèles au début du XVIIIe siècle (Collins 2008 : 131).2 Historien et bibliothécaire aussi bien qu’homme d’Église, c’est grâce à lui que l’on peut dire avec Owen Chadwick (1981 : 395-402) que l’Italie catholique érudite était à l’avant-garde des études historiques en Europe. Bien que Muratori eût ses opposants parmi les conservateurs, sa démarche historique et archéologique eut une influence significative sur le regard que l’Église romaine portait sur le culte des saints au début de l’époque moderne. (Vismara 2009 : 326-332) Cette ‘érudition militante’ pouvait être utilisée aussi bien par les réformateurs catholiques que dans l’apologétique des plus zélés. La récupération de la mémoire d’un saint par des preuves littéraires et matérielles cristallisa un sens de légitimité de la part de la hiérarchie ecclésiastique romaine et devint un véhicule d’une dévotion sinon ‘bien réglée’, du moins contrôlée et surveillée.3 (Nanni 2000 : 63-64)

Mises à l’épreuve à l’intérieur de l’Église, les dévotions extravagantes envers les saints ne passèrent pas pour autant de mode, et le processus juridique de la canonisation connut une visibilité accrue précisément en ce début du XVIIIe siècle. La méthodologie complexe des procès en canonisation fut érigée comme garante de l’intégrité de la tradition contre des accusations de crédulité et de superstition. (Saccenti 2011 : 44) A cette époque parut le traité majeur sur le sujet, De servorum Dei beatificatione et beatorum canonisatione (Sur la béatification des serviteurs de Dieu et la canonisation des bienheureux, 1re éd. 1734-38).4 Son auteur, Prospero Lambertini, allait devenir le pape Benoît XIV (1740-1758). Avant son pontificat, il occupa plusieurs postes importants, y compris celui de Promotor Fidei au sein de la Congrégation des Rites chargée des canonisations, de la liturgie et des sacrements. Le Promotor Fidei et son équipe de canonistes étaient des « avocats du diable » cherchant les failles dans les arguments en faveur du saint potentiel. Il s’agissait d’un véritable procès posthume du candidat à la sainteté. Le traité De servorum Dei, revu et réédité plusieurs fois du vivant de Benoît XIV Lambertini (Saccenti 2011 : 3-47), était largement connu de la république des lettres malgré son sujet spécialisé. La publication de cet ouvrage fit que les canonisations étaient discutées dans la presse et exposées à la vue générale ; en même temps, les vies des saints jouissaient d’une grande popularité, ainsi qu’en témoigne la publicité que la presse leur accordait.5 Dans des documents officiels et dans les médias les plus répandus – journaux, vitae, images et objets dévotionnels – la mémoire des héros spirituels de la Contre-Réforme, et de la Guerre de Trente Ans (1618-48) en particulier, perdura.

2. Tota Nostra Germania Catholica

2.1 Fidèle de Sigmaringen

Si l’on se penche sur l’interaction entre l’Église catholique institutionnelle et ses fidèles, la première moitié du XVIIIe siècle apparaît comme « l’âge d’or de la mission » (Châtellier 1993 : 120). Les deux ordres religieux principaux assurant la cure pastorale et l’instruction religieuse des populations dans les pays germaniques à cette époque étaient les Capucins et les Jésuites, qui avaient, dès le XVIe siècle, mené des missions en Italie. Dans le contexte de leurs activités, qui ne cessèrent nullement pendant la Guerre de Trente Ans, les représentants des deux ordres promouvaient des dévotions aux saints et martyrs, avec une attention particulière à ceux issus de leurs propres rangs. (Forster 2001 : 227) Fidèle de Sigmaringen, canonisé en 1745, était l’un de ces martyrs.

Né à Sigmaringen, Mark Rey prit le nom de Fidèle en endossant l’habit des Capucins. Il partit en mission dans les zones réformées des Grisons (Suisse). Son meurtre à Sévis le 24 avril 1622 fit de lui le protomartyr de Propaganda Fide, une congrégation de la curie romaine fondée pour chapeauter la propagation de la foi catholique auprès des hétérodoxes et non-chrétiens. Suite au décès de Fidèle, les enquêteurs ecclésiastiques cherchèrent à déterminer si Fidèle mourut pour la foi ou s’il fut seulement une victime collatérale des violences opposant les Grisons aux armées autrichiennes. Afin de démontrer que ce qui arriva à Fidèle n’était pas simplement le cas d’un Capucin qui s’était trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, le procurateur devait prouver que les activités missionnaires de Fidèle étaient la cause de sa mort. A cet effet, des témoignages furent enregistrés ; certains témoins étaient tombés entre les mains des Grisons mais avaient été libérés lorsque l’armée de l’archiduc Léopold eut supprimé la dernière résistance. Tel était le cas du baron Jakob-Colonna von Fels, 30 ans, capitaine dans l’armée autrichienne et prisonnier à Grusch :

J’ai eu plusieurs occasions de deviser avec des hérétiques qui toujours confessaient librement avoir assassiné le père [Fidèle], et beaucoup, se vantant de l’avoir abattu, disaient que la raison en était qu’il voulait extirper leur religion. D’autres hérétiques montraient de la peine qu’il ait été tué, et disaient que bien qu’il fût de religion contraire, de toute manière il ne méritait pas la mort parce qu’il ne faisait de mal à personne, et de plus c’était un homme de sainte vie qui n’offensait personne et qui prêchait si bien.6 (Sacra Rituum Congregatio 1725, doc. B, Summarium : 97)

Von Fels indique que ceux qui furent les plus hostiles envers la mémoire de Fidèle craignaient l’extirpation de leur religion, raison pour laquelle ils tuèrent le Capucin. Cela semble être confirmé par le témoignage d’un certain Frederick Popp, officier de l’État ecclésiastique de Salzburg. Capturé dans le Prättigau après le meurtre de Fidèle, Popp aurait failli subir le martyre lui-même : « Me montrant [le cadavre de Fidèle] des Prättigauers forcenés m’ont dit : ‘Regardez, ici vous voyez votre dieu gisant mort, qu’il vous vienne en aide maintenant’ ».7 (Sacra Rituum Congregatio 1725, doc. B, Summarium : 95-96)

Ce passage laisse entrevoir la manière dont le culte des saints était perçu par les protestants – ou du moins comment un catholique croyait que les Réformés le percevaient. Les geôliers auraient supposé qu’il y avait pour Popp équivalence entre Dieu et le moine-prêtre décédé. L’accusation habituelle était que les catholiques étaient idolâtres parce qu’ils vénéraient des êtres humains et des images. Les Grisons durent penser que Popp croyait déjà en la sainteté de Fidèle. Ce témoignage, qui souligne l’hostilité des Réformés à l’égard des « fausses » croyances des catholiques, se prête idéalement au procès en canonisation mais l’ouvre aussi au discours « confessionnalisant » de ceux qui allaient promouvoir le culte de Fidèle ; parmi eux, l’empereur Charles VI et son épouse, Élisabeth Christine de Brunswick-Wolfenbüttel.

Exploitant la mémoire du sacrifice de Fidèle et du soulèvement des Grisons contre les Autrichiens, le couple impérial s’impliqua dans la cause de Fidèle cent ans après l’introduction de son procès à Rome. En août 1722, Charles VI pria Innocent XIII de conclure le procès en faveur de Fidèle afin que son nom soit inscrit dans le calendrier liturgique. L’empereur envisageait le père Fidèle comme un triomphateur engagé dans une guerre spirituelle. Il demandait au pape de se servir de son autorité, secondée par les prières des princes et du peuple totius Nostrae Germaniae Catholicae, pour reconnaître officiellement Fidèle comme saint8 (Sacra Rituum Congregatio 1725, doc. F, Summarium Responsiuum : 3-4) En juin 1724, Élisabeth réitéra à Benoît XIII cette requête. Évitant de recourir à l’analogie guerrière afin de mieux accentuer l’activité pastorale de Fidèle (elle le comparait à un chien aboyant ramenant les ouailles perdues à la vérité du Christ), elle souligna encore plus soigneusement l’identité des ennemis de « notre Germanie catholique tout entière » : les Rhétiens (les Suisses) trompés par les doctrines les plus odieuses de Calvin.9 (Sacra Rituum Congregatio 1725, doc. F, Summarium Responsiuum : 4-5)

Il faut noter que ces références à la concurrence confessionnelle auraient pu, à la limite, s’appliquer de manière simpliste avant la fin de la Guerre de Trente Ans, mais certes pas dans la première moitié du XVIIIe siècle. En effet, sur le plan politique, il semble indiscutable que l’ordre international établi par la Paix de Westphalie (1648) ait signé le déclin définitif de l’incidence du facteur religieux dans la politique européenne. (Riccardi 2000 : 106-107) De plus, sur le plan religieux, les autorités autrichiennes n’avaient aucune raison de s’inquiéter de la menace protestante après 1650. Vers la fin du XVIIe siècle, les mesures disciplinaires avaient donc cédé du terrain en faveur d’une propagande plus sophistiquée, par laquelle on identifiait la famille Habsbourg avec l’Église : Pietas Austriaca devint l’expression d’une sorte de piété catholique patriotique qui servait les intérêts des Habsbourg en soutenant certains rites et cultes (Forster 2001 : 218), comme celui de Fidèle de Sigmaringen. Ce dernier devint le symbole de la « Germanie catholique toute entière » : son culte était parrainé par les Habsbourg par le biais de la ville de Fribourg-en-Brisgau où le saint avait fait ses études de droit, mais aussi par la branche catholique des Hohenzollern (Sigmaringen se situait dans une principauté de cette famille). Le soutien pour l’établissement de son culte s’était répandu dans la population aussi : parmi les soldats, en raison de son association avec l’armée, et parmi le peuple de la Suisse catholique et du sud-ouest de l’Allemagne, pays qui avaient tant souffert pendant la Guerre de Trente Ans. (Forster 2007 : 140)

Dans le laps de temps séparant les pétitions des souverains séculiers, une requête officielle émanant de l’intérieur de la Curie romaine parvint au pape pour soutenir la canonisation de Fidèle. Cette lettre, signée par le préfet de Propaganda Fide, souligne que la canonisation de Fidèle contribuerait grandement à accroître la gloire du catholicisme et renforcerait les futures actions de l’Église contre les hérétiques (Sacra Rituum Congregatio 1725, doc. F, Summarium Responsiuum : 5-6). Le préfet joignit à sa requête des lettres de la part d’officiels séculiers et ecclésiastiques à travers les territoires germaniques ; elles provenaient entre autres de l’électeur de Bavière, de l’Archevêque de Vienne, des évêques de Constance et de Coire, et du Prince de Fürstenberg. A l’instar de Charles VI et d’Élisabeth, le préfet de Propaganda Fide eut recours à une perspective « catholique / protestant » qui s’appuyait sur les antagonismes d’une époque révolue pour soutenir une canonisation. Le tableau ainsi peint offrait le portrait fictif d’une Suisse entièrement protestante contre une Allemagne unifiée et catholique : la Tota Nostra Germania Catholica évoquée par les Habsbourg dans leurs lettres. Cette schématisation appliquée par la couronne impériale pour favoriser la cause de Fidèle affirme la cohésion des Habsbourg avec l’Église romaine contre les protestants. Toutefois, leur discours confessionnalisant n’avait pas de fondement dans la réalité puisque la diplomatie pontificale, étant préoccupée par la problématique de l’indépendance des Etats Pontificaux, ne s’identifiait pas à la position de l’Empire. (Riccardi 2000 : 106)

Si l’on se demande quel poids la pression exercée par tant de personnages influents put avoir en comparaison des dépositions des témoins et des arguments des canonistes, le discours prononcé par Benoît XIV le 18 avril 1746 semblerait enlever tout doute. Dans un consistoire privé, le pape résuma le contexte de la canonisation de Fidèle. Il fit plusieurs fois référence à l’archiduc Léopold et à sa lutte contre les Calvinistes qui, à l’époque de la mission de Fidèle, avaient récemment gagné à leur confession plusieurs paroisses de la région et auraient incité la population à la révolte. (Benoît XIV 1778 t. 2, vol. 1 : 250-8) Ainsi, l’oraison en faveur de Fidèle pouvait se lire comme une défense des droits des princes catholiques. Toutefois, l’identification du Saint Empire Romain de la Nation Germanique avec la chrétienté catholique était rejetée dans le discours public de l’Église romaine. En fin de compte, ce procès dut-il réellement son heureuse issue à un désir de la part des souverains catholiques de défendre leurs prérogatives face aux protestants ?

Il apparaît que l’implication impériale dans le déroulement du procès n’eut qu’un impact limité sur le plan de la commémoration du saint. Ainsi dans l’oraison prononcée par Benoît XIV devant les fidèles assemblés lors des solennités de la canonisation, ce sont les vertus de Fidèle, et rien d’autre, qui occupent la place centrale. Les Réformés à l’origine de son martyre sont à peine mentionnés. (Benoît XIV 1778 t. 2, vol. 1 : 250-8) Si la bulle de canonisation retrace les circonstances historiques et nomme les intervenants impliqués dans le procès, toute mention de la guerre est omise de l’inscription tant désirée par Charles VI du nom de Fidèle dans le calendrier romain. Si la leçon VI du Proprium Sanctorum fait état de la mission de Fidèle en Rhétia, elle passe sous silence les Autrichiens et la guerre (la leçon V mentionne les soldats autrichiens uniquement en tant que pestiférés bénéficiaires de la charité de Fidèle). Ces omissions ne peuvent s’expliquer par l’idée que la liturgie est universelle et donc se libère du contexte historique. Au contraire : lorsque l’Église souhaite rappeler les faits dans la liturgie, elle ne s’en prive pas.10

2.2 Jean Népomucène

Même des saints qui n’eurent aucun rapport avec les protestants furent enrôlés par les autorités catholiques des pays germaniques pour représenter la lutte de l’Église catholique contre les protestants. Ce fut le cas de Jean Népomucène (†1393), natif du village de Nepomuk, en Bohème, et plus tard chanoine de l’église métropolitaine de Prague. Selon la biographie agréée dans les documents du procès, Népomucène fut noyé dans la Vltava sur l’ordre du roi Wenceslas IV pour avoir refusé de révéler ce que la reine avait dit en confession. Népomucène fut canonisé par Benoît XIII en 1729 suite au soutien énergique apporté à son culte par les Habsbourg après la défaite définitive du protestantisme bohémien en 1620. (Van Horn Melton 1986 : 111, n. 52) Les documents du procès mentionnent de manière répétitive Charles VI et Élisabeth, ainsi que le roi de Pologne, les Princes-Électeurs de l’Empire, et les universités allemandes.

A cette époque, comme précédemment, les Jésuites étaient de loin les éducateurs les plus influents dans les terres de la monarchie habsbourgeoise, et Népomucène était sur la scène l’un des sujets les plus populaires partout où les Jésuites organisaient des spectacles dramatiques dans les écoles. (Van Horn Melton 1986 : 103 et 111) La propagation non littéraire du culte de Jean Népomucène à travers le théâtre jésuite était secondée par des vecteurs de dissémination littéraires et liturgiques au-delà des terres des Habsbourg autrichiens. Le saint aurait non seulement prédit l’expansion de l’hérésie en Bohème mais, des siècles plus tard, aurait aussi assuré par son intervention la victoire finale du catholicisme par son intervention. Aussi loin que la France, où les mouvements jansénistes continuaient à inquiéter les autorités catholiques, bon nombre de panégyriques commémorant Népomucène furent déclamés publiquement et imprimés, notamment en l’honneur de Maria Leczinska, l’épouse polonaise de Louis XV, à l’époque même où une série de guerres en Silésie entraînait la perte de cette région en grande partie catholique, à cheval entre la Pologne et la Bohème, au profit de Frédéric II de Prusse. L’exorde de la bulle de la canonisation fait allusion au don prémonitoire que Népomucène aurait eu, mais passe sous silence la diversité religieuse de la Bohème à l’époque de la défaite du royaume. Ainsi, la bulle confirmant la sainteté de Népomucène allait dans le sens (historiquement faux) d’un paysage confessionnel bien démarqué, avec les catholiques d’un côté et les protestants de l’autre. Rappelons que le célèbre réformateur Jan Hus (†1415) était lui aussi originaire de la Bohème. C’est pourquoi on a pu soutenir plus tard que Népomucène constituait un remplaçant catholique superposé au personnage de Jan Hus, « protomartyr de la Réforme ». (Kirsch 1910)

Cependant, une lecture exclusivement confessionnelle de la propagation de ce culte n’est pas fondée. On sait, par exemple, que les presses protestantes imprimaient des œuvres catholiques encourageant la vénération des saints. Ainsi, les Lotter d’Augsbourg imprimèrent une vie illustrée du bienheureux Jean Népomucène en 1725, et ce malgré la législation locale interdisant aux éditeurs catholiques de faire appel aux imprimeurs protestants, meilleur marché et plus compétents en l’impression d’images.11 (François 1993 : 138) Le contexte général de parité légale entre religions dans les principales villes impériales libres suite aux traités de Westphalie pouvait ainsi se traduire, paradoxalement, en la possibilité pour des protestants de gagner leur vie en promouvant un saint qui représentait le triomphe catholique sur le protestantisme. Pour cette raison et bien d’autres, il est évident que les affaires commerciales ou les amitiés personnelles purent prévaloir sur l’idéal d’une stricte séparation entre confessions. Bien que la signification politique et religieuse des origines bohémiennes de Népomucène dût trouver un écho auprès de certains catholiques, on peut se demander dans quelle mesure ces questions importaient aux membres de l’une ou l’autre confession.

Comme pour Fidèle, les textes liturgiques démontrent que les aspects de la vie du saint que les pouvoirs germaniques souhaitaient souligner n’étaient pas ceux que le discours officiel romain promouvait. Une décennie après la canonisation de Népomucène, un memoriale de la Congrégation des Rites confirma un indult de 1738 concernant l’utilisation de textes particuliers dans la version pragoise de l’Office et de la Messe de la fête de Népomucène (Sacra Rituum Congregatio 1740). Ce memoriale reconnait que la bulle de canonisation de 1729 avait fait grand état du saint en tant que défenseur du sacrement de la confession contre les hérétiques et pour son attachement posthume à la couronne catholique de Bohème (la couronne d’Autriche). Si cela est vrai en ce qui concerne la bulle, toujours est-il que les textes approuvés par Rome pour la liturgie pragoise insistent, au contraire, sur la charité du saint et sur le miracle de sa langue incorrompue. Ces faits semblent indiquer que l’Église de Rome ne soutenait pas avec enthousiasme un héros anti-protestant comme modèle de sainteté, et d’autant moins un saint rattaché de manière très évidente à un pouvoir politique concurrent, quoiqu’elle ait pu affirmer le contraire dans sa correspondance avec les représentants ecclésiastiques de Prague.

S’il serait imprudent de tirer des conclusions macro-historiques de ces quelques exemples du discours double ou dédoublé, il pourrait s’avérer intéressant pour élargir la portée de ces constats de recourir à des statistiques concernant la sainteté canonisée de cette époque. Parmi les cinquante-cinq saints issus de la Contre-Réforme (de 1588 à 1767, en termes de l’autorisation de leurs cultes), on ne compte que deux martyrs : Fidèle de Sigmaringen et Jean Népomucène. Matthias Ilg (2002 : 420) note que les deux martyrs sont originaires de pays non latins et qu’ils sont les seuls saints germaniques de l’époque, la plupart des saints canonisés durant cette même période étant Italiens ou Espagnols. (Burke 1984 : 45-55 ; Gotor 2004 : 93-103) L’Église romaine se désintéressait-elle de la sainteté germanique ou des saints trop liés aux pouvoirs politiques ? Préférait-elle promouvoir « le martyre intérieur » pour affermir son image d’Ecclesia triomphans plutôt que l’effusion de son sang en la personne des martyrs ? (Ilg 2002 : 420 n. 433, et 404) Ou bien trouvait-elle le discours « catholique contre protestant » démodé au dix-huitième siècle, étant donné que dans la foulée de la Paix d’Augsbourg le Vatican renonça définitivement à ses tentatives de restaurer l’unité religieuse de l’Europe ? (Riccardi 2000 : 106)

3. Ne coram acatholicis risui exponitur Ecclesia

3.1 Crescence de Kaufbeuren

Si les causes de Fidèle de Sigmaringen et de Jean Népomucène furent valorisées dans une optique « anti-protestante » par leurs promoteurs, le contraire est aussi vrai : la présence indirecte des protestants semble avoir pesé défavorablement sur la canonisation d’autres saints. C’est le cas de Crescence de Kaufbeuren (†1744 ; can. 2001). Née Anna Höss à Kaufbeuren, en Bavière, ville libre impériale principalement luthérienne, elle prit le nom de Maria Crescentia en devenant tertiaire franciscaine. Sa réputation s’étendit dès son vivant dans toute l’Allemagne du sud et en Suisse. Elle était connue pour sa piété et son humilité aussi bien que pour son don de prophétie et surtout pour ses visions du Saint Esprit personnifié en jeune homme. La nonciature de Lucerne, s’inquiétant de la situation, envoya un rapport à Benoît XIV en mai 1744. (Boespflug 1984 : 87-89) L’auditeur de la nonciature expliqua que Crescence était censée avoir le don de prophétie, « d’où, chez les personnes de toute catégorie, et même de haut rang, l’idée singulière que l’on se fait d’elle, et la vénération où on la tient ». Il relata que « cette religieuse a coutume de promouvoir la dévotion au Saint Esprit, et elle en a fait imprimer une image inusitée ». (Boespflug 1984 : 87-88) Pire encore, d’autres symboles heurtant la sensibilité des officiels ecclésiastiques circulaient, notamment des portraits de Crescence et des images d’une main faisant la « figue », « ce signe ... que les anciens païens suspendaient aux enfants contre le mauvais génie ». Que de moins idoine pour une sainte potentielle de l’Église catholique que d’être associée aux superstitions païennes ?

De telles « amulettes franciscaines » (Boespflug 1984 : 129)12 inquiétaient la nonciature non seulement pour leur signification en elles-mêmes, mais aussi pour l’image qu’elles présentaient de la foi catholique aux protestants. Le rapport de la nonciature affirmait ainsi que, de ces « inepties »,

il ne peut résulter que discrédit pour la servante de Dieu [Crescence] comme pour notre Église, car les protestants sont en quête de faits et de petites histoires de ce genre, qu’ils vont souvent jusqu’à inventer afin de tourner les catholiques en dérision. (Boespflug 1984 : 88)

Le problème n’était pas nouveau. En 1702, par exemple, les officiels épiscopaux allemands avaient donné voix au même souci lorsqu’ils observèrent qu’un nouveau lieu de pèlerinage dans la Forêt Noire risquait d’entacher de ridicule la religion catholique et de donner à la foule superstitieuse (leichtglaubigen pövel) l’occasion de pratiquer des dévotions que les autorités ecclésiastiques n’avaient pas encore approuvées (Forster 2002 : 93-94 ; Forster 2001 : 96).13 Axé sur le culte des saints, le pèlerinage était une forme de religiosité à la fois centrale et ordinaire du catholicisme du début du XVIIIe siècle ; il englobait les pratiques dévotionnelles (processions, prières, confession, communion) et la croyance aux miracles. La vitalité de cette forme de piété dérivait en premier lieu de l’enthousiasme populaire, surtout après 1700, et cela au moment même où l’attitude des élites cléricales se transformait de malaise en scepticisme. C’est dans ce contexte que, une génération plus tard, l’Église se mit à enquêter sur l’engouement suscité par la personne de Crescence.

Benoît XIV répondit aussitôt aux inquiétudes du nonce en écrivant à Joseph, Landgrave de Hesse-Darmstadt et évêque d’Augsbourg (Kaufbeuren se situait dans son diocèse). L’évêque agit immédiatement, en faisant confisquer les images et les objets non autorisés, et lança une enquête. Quelques mois plus tard, en octobre 1745, suivit une lettre pontificale. (Boespflug 1984 : 22-59)14 En l’espace d’une douzaine de pages sur Crescence, les représentations licites du Saint Esprit, et des sujets connexes, Benoît XIV ne fait que de rares références aux protestants, celles-ci sans doute par conservatisme juridique. Sa lettre fut composée dans la tradition des traités iconographiques tels que le De Picturis et Imaginibus Sacris de Molanus, dont la préface de 1571 commence en appelant les protestants sectatores, terme repris dans l’exorde de la lettre de Benoît XIV quoique contraire à l’usage, haereticis étant préféré en général. (Boespflug 1996, vol. 1 : 93-94 et n. 3) Malgré une quasi-absence d’allusions aux protestants ailleurs dans sa lettre, Benoît XIV prend néanmoins soin de souligner l’importance de connaître et de suivre la procédure correcte afin de démontrer « aux yeux de tous » la rigueur appliquée par les autorités catholiques à l’examen des causes des saints.15 (Boespflug 1984 : 24)

A la suite de la publication de la lettre de Benoît XIV, la cause de Crescence attira effectivement le regard des intellectuels des deux côtés de la frontière confessionnelle. François Boespflug (1984 : 161) note que la discussion eut lieu entre intellectuels catholiques et luthériens, et non pas entre « diverses écoles de spiritualité ou diverses conceptions de la théologie et de la discipline de l’image à l’intérieur même du catholicisme ». Du point de vue du culte des saints, cet échange avec les Luthériens allemands semble avoir cristallisé la position de l’élite catholique, non seulement allemande mais aussi italienne, puisque Muratori intervint dans le débat. Néanmoins, l’influence des protestants était bien moins déterminante que la réalité de la réforme en marche à l’intérieur de l’Église catholique depuis le Concile de Trente. Attribuer la réaction des intellectuels catholiques uniquement à un désir d’éviter les moqueries des protestants revient à passer sous silence leur travail contre la superstition parmi les catholiques, ainsi que contre les formes de spiritualité jugées extrêmes (les divers courants mystiques, quiétistes, ou jansénistes).

3.2. Maria de Jesus de Agreda

Un autre opposant notable des pratiques superstitieuses était le plus grand théologien allemand de l’époque, Eusèbe Amort. Il était estimé en tant qu’homologue transalpin de Muratori. Amort exploita et amplifia un discours fondé sur la crainte de la dérision protestante dans une autre cause de la même période, celle de Maria de Jesus de Agreda (†1665). Amort chercha à faire appliquer l’interdiction des écrits de cette supposée sainte afin d’éviter que « l’Église ne soit grandement déshonorée et exposée aux ricanements parmi les non-catholiques » (ne coram acatholicis enormiter prostituatur et risui exponatur Ecclesia).16 (Boespflug 1984 : 117) Maria était une mystique espagnole qui, avec sa mère et ses sœurs, fonda un couvent franciscain où elle passa sa vie. Sa cause avait rencontré des obstacles suscités par une œuvre, la Mystica Civitas Dei, dont elle aurait été l’auteur. Le livre fut censuré d’abord par l’Inquisition romaine, puis, après une première traduction française, par l’Université de Paris. (Rebellato 2008 : 168-93)

D’autres traductions, en italien et en allemand, furent publiées au fil des années tandis que la cause de Maria était énergiquement soutenue par les uns et tout aussi vigoureusement combattue par d’autres. Comme dans le cas de Crescence, le débat sortit largement du cercle des canonistes directement impliqués dans le procès. Une étude écrite par Amort, De revelationibus, visionibus et apparitionibus privatis regulae tutae, fut publiée à Augsbourg en 1744.17 Dans ce livre, Amort examinait les erreurs contenues dans l’œuvre visionnaire de Maria de Jesus. Point par point, il attaquait la chronologie douteuse et mettait en évidence des faits contradictoires, tous suffisamment graves pour compromettre la cause de la religieuse espagnole. Amort fit connaitre son point de vue à Rome.

Le public lettré se tenait au courant des développements de la controverse en lisant des publications telles que le Journal des Savans d’Italie, publié à Amsterdam. Un correspondant de Pise envoya au journal un rapport résumant le contenu d’une lettre officielle que Benoît XIV avait adressée au général des Récollets Franciscains.18 Ce Pisan anonyme avait sans doute été présent lors de la congrégation privée où, quelques semaines auparavant, on avait discuté de la cause à Rome. Il rapportait que l’examen des écrits de la religieuse espagnole, ordonné par le pape en 1681, n’avait jamais abouti. Il expliquait aussi qu’Eusèbe Amort, un chanoine régulier de Polling, avait publié la plus ingénieuse critique du livre de Maria de Jesus. Il continuait en écrivant que, « malheureusement », deux Récollets, le père Gonzales Matheo, un Espagnol, et le père Landelin Mayr, un Bavarois, avaient entrepris de réfuter les critiques d’Amort.

Comme l’article se concentre surtout sur les débats concernant la qualité et l’orthodoxie de l’œuvre de Maria de Jesus, il ne mentionne pas que la lettre de Benoît XIV constitua en fait une étape décisive du procès. Diplomatiquement, le pape mettait en parallèle la cause de Maria de Jesus et celle de saint Jacques de la Marche (†1476), pour laquelle Prospero Lambertini (ainsi s’appelait Benoît XIV à l’époque) avait été Promotor Fidei sous Clément XI avant de devenir lui-même pape. Jacques de la Marche était un franciscain italien dont le procès avait été reporté à cause de la doctrine fautive promue dans des écrits attribués à Jacques. Clément XI avait fait appel à deux paléographes pour examiner le document en question. En fin de compte, les objections formulées par le Promotor Fidei avaient été rejetées par manque de preuve, et le procès avait suivi son cours jusqu’à la canonisation de Jacques en 1726.19 (Benoît XIV 1778, vol. 6 : 263) Ainsi, le procès avait connu une conclusion favorable parce qu’on n’avait pas pu prouver que le saint avait été l’auteur d’un ouvrage à la doctrine suspecte.

Benoît XIV érigea cette cause en exemple pour la conduite du procès de Maria de Jesus. Puisque les canonistes impliqués dans le procès de la religieuse espagnole avaient été incapables de se mettre d’accord concernant la valeur de ses écrits, le pape insista sur la question de leur authenticité – question qui avait d’ailleurs été posée plusieurs fois. Cette fois, en rappelant l’examen des écrits attribués à Jacques de la Marche, au rôle que lui-même avait joué à l’époque en tant que Promotor Fidei, et à l’issue favorable de ce procès-là, Benoît XIV attirait l’attention sur une sortie de l’impasse possible. Au sujet de cette cause le pape confia au Cardinal de Tencin qu’il naviguait entre le risque d’offenser les défenseurs les plus ardents de la religion et le danger d’attirer sur celle-ci des accusations de crédulité et superstition.20 (Morelli 1965 : 20 et 19) La situation était complexe : les couronnes d’Espagne et de Naples (leurs territoires en Italie entourant les États pontificaux) ainsi que l’ordre franciscain tout entier insistaient sur la canonisation de Maria de Jesus. Pour le moment, le pape occupait tout le monde en accordant sa permission de poursuivre le procès avant la résolution du problème. (Benoît XIV 1778 vol. 6 : 271)

Entre temps, Amort n’avait pas chômé. En guise de réponse aux deux Récollets nommés dans le Journal des Savans d’Italie, il avait composé la mordante Controversia de Revelationibus Agredanis explicata, cum Epicrisi ad ineptas earum Revelationum Vindicias, editas P. Didaco Gonzalez Matheo & à P. Landelino Mayr. Dans cet ouvrage, Amort critiquait les écrits mystiques de Maria tout en blâmant sévèrement les franciscains et les ecclésiastiques qui continuaient à les approuver et à les défendre. « Si quelqu’un se demande à quoi bon j’ai dépensé de l’huile [de lampes] et de bonnes heures sur ces divagations agredanesques, la réponse est prête », écrivit-il. Le troisième point de sa réponse est en rapport direct avec le problème du regard que portent les protestants sur le catholicisme :

Les révélations d’Agreda font état au début du livre de tant d’approbation de la part de théologiens, universités et évêques ou censeurs épiscopaux que c’est comme une perche tendue aux hérétiques de l’Allemagne et de l’Europe tout entière pour calomnier l’Église, parce que le peuple se nourrit de fables très proches de celles que les Sarrasins inventent à propos de Mohammed….21 (Amort 1749 : xxx-xxxii)

Ici Amort prit rhétoriquement le point de vue d’un protestant pour comparer les catholiques superstitieux aux musulmans. Ce faisant, il renoue avec une tradition qui remonte au XVIe siècle, tout en modifiant la configuration tripartite des acteurs (hérétiques, catholiques, sarrasins). (Boettcher 2004 : 101-115) Il était courant, au XVIe siècle, pour un hagiographe catholique de remarquer que les protestants étaient « pires que les Turcs ». (Boesch Gajano 1990 : 118) Un commentateur du XVIIe siècle pensait que quelqu’un né juif ou musulman méritait plus de compassion dans son erreur qu’un catholique qui s’adonnait à l’hérésie.22 (Hughes 1987 : 100) Et au XVIIIe siècle, le De servorum Dei beatificatione de Benoît XIV Lambertini (Lib. III : c. 41, n. 5 et c. 7, n. 6 & 7) reconnaît que les infideles (musulmans) peuvent posséder des vertus notoires, mais qu’il est impossible que des haeretici (protestants) puissent être vertueux.

Amort adapta à son époque ces « vieilles règles » (Chadwick 1981 : 328) de la Contre-Réforme dont la structure rhétorique opposait les catholiques aux protestants, le musulman (ou juif ou païen) soulignant le degré de perversion des protestants. Cette structure tripartite est modifiable selon les circonstances. La configuration adoptée par Amort met en scène les protestants opposés aux catholiques « superstitieux », avec un sarrasin ajouté pour ridiculiser la religiosité baroque de ces derniers. La nonciature de Lucerne avait fait de même en critiquant l’aspect « païen » du culte naissant de Crescence. Il apparaît ainsi que lorsque les autorités catholiques s’inquiètent que les protestants puissent tourner en dérision le culte des saints, la source de leurs inquiétudes ne doit en fait pas être cherchée chez les protestants, ceux-ci constituant une sorte d’instrument permettant de visualiser plus clairement les défauts internes. En d’autres termes, le protestant est un étranger dont la différence renvoie aux catholiques une image d’eux-mêmes vus de l’extérieur. De ce point de vue, on pouvait montrer du doigt les catholiques superstitieux comme étant semblables aux sarrasins ou aux païens, ou recourir au regard moqueur des protestants pour critiquer les dévotions non approuvées envers les saints. Cette approche, qui emprunte ses termes à une époque révolue, explique pourquoi les protestants étaient évoqués dans le contexte de la canonisation, démarche éminemment catholique.

4. Discours légitimants : regards croisés sur l’héritage de la réforme catholique

Comprendre de la sorte les discours entourant les canonisations – en tant que configurations rhétoriques plutôt que relations de faits historiques – éclaire la dynamique des procès de Jean Népomucène et de Fidèle de Sigmaringen. Laissant de côté les enjeux politiques multiples entre l’Empire et le Vatican afin de nous pencher sur cet aspect rhétorique, il apparaît que l’implication des autorités séculières des aires germaniques et leurs tendances confessionalisantes conduisirent à une schématisation des vies des deux saints. Il y a relativement peu de chemins pour parvenir à la sainteté. (Burke 1984 :50-51) En recourant à une configuration rhétorique bipartite, les défenseurs des causes de Fidèle et de Népomucène ont conformé les saints à un des modèles possibles, celui du défenseur du catholicisme contre le protestantisme. Le discours autour des causes de Crescence de Kaufbeuren et de Maria de Jesus de Agreda repose, en revanche, sur une schématisation tripartite qui se sert du regard hypothétique des protestants.

Il est nécessaire de réfléchir sur les raisons pour lesquelles de telles structures classificatoires impliquant les protestants furent appliquées dans les procès en canonisation aussi tard que dans le courant du XVIIIe siècle. Après tout, ce qui était en jeu à Rome, là où se dit le dernier mot sur les canonisations, n’était pas la réputation de l’Église aux yeux des protestants. Il s’agissait plutôt de savoir quelle tendance catholique promouvoir : la dévotion bien réglée, à la Muratori, ou la piété baroque, dont l’emploi d’une imagerie vive et concrète pouvait prêter à des abus, raison pour laquelle elle était associée à la superstition par ses critiques. En effet, la promotion d’une dévotion bien réglée, sous-entendant également un culte des saints bien réglé, était fondée sur l’action inquisitoriale romaine du XVIIe siècle qui agissait déjà au « siècle des saints » contre des excès mystiques et des formes autonomes de spiritualité telles que pratiquées par les quiétistes, entre autres. (Gotor 2004 : 123) Coexistaient avec cette politique interne de l’Église romaine des approches qui visaient à consolider la foi des fidèles vis-à-vis des mouvements extérieurs à l’Eglise. Tout autant que l’approche « réglementaire » promue par la hiérarchie romaine, l’inclusion des protestants hypothétiques dans les débats inter-catholiques se lit comme une relique d’un âge plus litigieux.

Il se peut qu’en s’appropriant des structures de discours issues de l’apologétique religieuse de la Contre-Réforme, les réformateurs catholiques de la première moitié du XVIIIe siècle s’affirmaient en tant que continuateurs de ce mouvement. En intégrant le vocabulaire et les caractéristiques du discours anti-protestant des XVIe et XVIIe siècles, les défenseurs des réformes internes au XVIIIe siècle tournaient ces techniques contre la superstition et l’extrémisme parmi les fidèles. Les stratégies anciennement employées dans l’optique d’endiguer et inverser l’avancée protestante furent reconfigurées pour assurer la conformité de la dévotion des catholiques. Ce faisant, ces réformateurs catholiques assumaient le rôle héroïque autrefois tenu par les apologistes baroques, tout en remplaçant certaines formes dénigrées de la dévotion baroque par d’autres plus acceptables. De cette manière, ils retournèrent la situation de sorte que les traditionnalistes – en fait les héritiers les plus directs de la Contre-Réforme baroque – apparaissaient maintenant comme s’écartant des pratiques correctes. Le discours des catholiques allemands éclairés avait ainsi revêtu les habits conservateurs de l’apologétique contre-réformiste. Cette approche résulte des influences de la foi et de la pratique protestantes qui donnèrent sa forme au catholicisme germanique (Ward 1999 : 34), alors qu’au même moment, les défenseurs à Rome de la réforme interne s’appuyaient sur une démarche juridique et historique mise en œuvre dans le contexte spécifique des procès en canonisation.23

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Notes

1 La question est abordée sous l’angle de l’altérité dans Chai-Elsholz 2010 : 261-282. Pour l’étude présente, j’emploie le terme réducteur ‘protestant’ pour désigner génériquement les confessions chrétiennes issues de la Réforme. Retour au texte

2 Collins a raison de souligner que les canonisations constituent seulement une petite partie de l’activité associée au culte des saints, et que malgré l’attitude des réformateurs depuis le XVIe siècle, l’intérêt des intellectuels et la dévotion des fidèles étaient plus soutenus que la législation romaine et les traités théologiques ne le laissent entendre. Retour au texte

3 Un des livres très influents de Muratori s’intitule Della regolata devozione dei cristiani (De la dévotion bien réglée). Retour au texte

4 Maintes procédures du Moyen-Age tardif (voir Vauchez 1988) étaient encore applicables, si l’on tient compte des modifications apportées par le Concile de Trente. La structure quasi définitive des procès en canonisation émane de la législation d’Urbain VIII et d’Innocent XI au cours du XVIIe siècle, dont les dispositions sont reprises en détail dans le traité de Lambertini (Saccenti 2011 : 6-7). Retour au texte

5 Entre autres, les Novelle Letterarie de Florence, l’Année littéraire parisienne, les Acta Eruditorum publiés à Leipzig, et le célèbre Journal de Trévoux. Retour au texte

6 « ... Mi venne piu volte occasione di ragionare con varii Eretici, li quali sempre confessavano liberamente di avere ammazzato il Padre, e molti dicevano la causa, gloriandosi di averlo ammazzato, perche voleva estirpare la loro Religione. Altri Eretici mostravano dolore che fosse stato ammazzato, e dicevano, che se bene era di Religione contraria, ad ogni modo non meritava la morte, perche non violentava alcuno, e nel resto era uomo di santa vita, che mai non fece dispiacere ad alcuno, e che predicava tanto bene. » Retour au texte

7 « …furiosi Praetegovienses…mihi illud demonstrates dixerunt : En vides hic Deum tuum iacentem, adijuet nunc te. » Retour au texte

8 « ...in odium fidei a haereticis interfectus Martyrii Laureolam Victor reportauit, authoritate Apostolica Albo Sanctorum inscriberetus…suffulta precibus Principum ac Populorum totius Nostrae Germaniae Catholicae… ». Retour au texte

9 Curieusement, Élisabeth oppose Fidèle à « d’autres bœufs muets » : « …non uti boues alii muti, sed velut Canis latrans, reducendis in verum Christi Ouile ab eodem deuiantibus spurcissima Calvini dogmata sectantibus Rhetis… ». Retour au texte

10 A titre d’exemple, l’Office fait état, explicitement et nommément, de l’empereur Henri IV et de sa pénitence à Canossa pour obtenir le pardon du saint pape Grégoire VII (can. 1728). Retour au texte

11 François fait référence notamment au décret de mars 1720 promulgué par Alexandre Sigismund, Pfalzgraf bein Rhein et évêque d’Augsbourg. Retour au texte

12 Eusèbe Amort employa cette expression en rapport avec la cause de Crescence. Retour au texte

13 Forster cite un document du Erzbischöfliches Archiv Freiburg portant la cote A1/1424. Retour au texte

14 Ce traité, Sollicitudini Nostrae, parut dans Benedicti XIV Opera, vol. 6 : 224-39 et dans son Bullarium, t 1, vol. 1 : 250-55, sous le titre De Cautelis praestandis in conficiendis Processibus super fama sanctitatis Servorum Dei. De prohibendis Imaginibus Spiritus Sancti sub humana specie depicti. De aliis superstitionibus non tolerandis. Retour au texte

15 « …utque omnium oculis pateret, quam caute ac diligenter Apostolica Sedes in huiusmodi Causarum examine se gereret. » Retour au texte

16 Extrait d’une lettre d’Amort au Père Bassi, consilarius ecclesiasticus de l’évêque d’Augsbourg. Retour au texte

17 Le catalogue raisonné de la bibliothèque personnelle de Benoît XIV Lambertini démontre que Lambertini consultait cet ouvrage d’Amort, ainsi qu’une dizaine d’autres sources diverses, pour nourrir sa réflexion sur les esprits en général et sur les anges et démons en particulier (Biblioteca Universitaria di Bologna, Ms. 425 t. I, fol. 154). Je remercie Maria Teresa Fattori d’y avoir attiré mon attention en me fournissant non seulement la référence mais aussi la photo de la page du catalogue manuscrit. Retour au texte

18 Journal des Savans d’Italie 1 (1748) : 295-298. La lettre en question est sans doute la Super operibus venerabili sorori Mariae (voir note ci-après). Retour au texte

19 Le document est intitulé Super operibus venerabili sorori Mariae a Jesu de Agreda attributis sub titulo : Mystica Civitas Dei & Miraculum Divinae Omnipotentiae. Retour au texte

20 Lettre 290 de Rome, 14 février 1748. Retour au texte

21 L’inventaire classé par auteurs indique que cet ouvrage d’Amort figurait parmi les dix ouvrages du même auteur dans la bibliothèque personnelle de Benoît XIV Lambertini (Biblioteca Universitaria di Bologna, Ms. 425 t. III fol. 15v). Je remercie encore Maria Teresa Fattori d’y avoir attiré mon attention en me fournissant non seulement la référence mais aussi la photo de la page du catalogue manuscrit. Retour au texte

22 Hughes cite G. Pisano, 1932, « I ‘birri’ a Roma nel ‘600 », Roma, 10, 545. Retour au texte

23 Remerciements chaleureux à Martin Roch, Margarita De León Baez, et Natacha Lacour pour leur relecture attentive, à Thomas Frank pour ses conseils et son regard d’historien, et à Maria Teresa Fattori, qui a eu la générosité de partager avec moi ses connaissances et ses ressources documentaires. Je suis reconnaissante à Henry Daniels, sans qui ce travail n’aurait pas vu le jour. Sylvain Berthault a ma gratitude pour sa bienveillante attention à la forme et au fond. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Raeleen Chai-Elsholz, « Regards germaniques et romains sur la canonisation dans la première moitié du XVIIIe siècle », Textes et contextes [En ligne], 10 | 2015, publié le 20 novembre 2017 et consulté le 29 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=1086

Auteur

Raeleen Chai-Elsholz

Docteur de l’Université Paris-Sorbonne – Paris IV, 110 quai Louis Blériot, 75016 Paris, France

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