Crise(s) au cinéma : explorations, distensions, explosions

DOI : 10.58335/shc.126

Résumé

“Avec le cinéma on parle de tout”. Si ces paroles de Godard ouvrent les portes narratives du cinéma, rejoignant Kubrick pour qui “il n’y a jamais d’idées stupides” dans le cinéma, elles marquent surtout le désir d’embrasser l’intégralité de l’énergie humaine par l’image, de dépeindre par le détail les plus infimes vérités de l’être humain, dans les recoins de ses plus intenses ou insignifiantes réflexions et aspirations. Milos Forman incluait même dans son cinéma tchèque le banal, l’ennui, le quotidien le plus fade, représentatif pourtant d’une forte vérité humaine. Ainsi, si pour beaucoup un bon film repose déjà sur un bon scénario, lequel doit inclure une “bonne histoire” comme le précise Linda Seger dans son livre dédié à l’écriture de bons scénarios, si le cinéma peut certes fonctionner sur les intérêts dramatiques les plus passionnants et intenses, sur des mises en scènes d’agôns théâtraux, il peut aussi explorer des tensions quotidiennes, des conflits ordinaires, des sentiments communs. L’intérêt dramatique d’un film peut ainsi se définir par le terme “crise(s)”, recouvrant de multiples définitions, et incluant le spectaculaire comme le banal: explorations du monde et de ses possibles par l’ouverture au doute (les personnages vivent une ou plusieurs crises de leur représentation), distensions de la représentation à la limite de la rupture (les personnages explorent leurs caractères à l’extrême), et explosions de l’être (rupture momentanée de l’équilibre humain, dans des situations dramatiques intenses ou dans le plus simple des quotidiens). Par tous les outils dont il dispose, le cinéma permet de donner aux crises – élément essentiel de la narration – de multiples modes de représentation.

Plan

Texte

« On imagine mal une pièce sans crise »1. Jean Cocteau fonde l’art de la dramaturgie sur la capacité à mettre en scène une crise, « notre travail de dramaturge consiste à nouer une crise et à la dénouer ». Certes, pièce, roman, film, toute narration implique finalement un certain moment de doute et d’intensité avant un retour au calme ou à un nouvel ordre, mais cette déclaration place notamment Cocteau aux côtés de cinéastes qui ont combattu un art décharné de la bonne forme, qui ont souffert de censures et qui se nourrissaient de conflits pour créer et combattre la bienséance stérile de certains régimes. On reconnaît par exemple cette idée chez Milos Forman qui a dû s’exprimer sous un régime absolutiste: « with communism and its perfect society looming, where, they asked, will our writers get their dramatic conflicts? »2.

Si la crise est un élément de nécessité dans la narration dramatique, intrinsèquement liée à la création et à l’expression authentique de l’énergie humaine, quelle est sa spécificité au cinéma ? Comment rendre à l’écran une crise ? Qu’est-ce que le visuel apporte à la construction d’un nœud dramatique, d’une forte émotion, d’une brusque passion, ou d’une rupture ?

Toutes les définitions du terme crise semblent se regrouper au cinéma sous trois thèmes principaux: la crise perçue comme un besoin d’explorations, d’extension du regard qui cherche à dépasser les limites de l’ordinaire, la crise correspondant à une distension du réel brouillant ses frontières, et la crise comme explosion, rupture violente de l’équilibre du personnage. Les films choisis représentent ces trois dimensions, et en proposent différents modes de représentation, nous permettant d’étudier la crise au cinéma sous un angle thématique tout en maintenant l’étude dans la spécificité du médium. Nous verrons ainsi en quoi les crises des films choisis correspondent à la définition proposée, thématiquement et esthétiquement.

Explorations

Quel que soit le domaine – médical, géographique, économique, etc. – une crise semble définie par la temporalité et l’intensité : une soudaine intensité souvent perçue comme négative. Cette première description repose sur l’insertion abrupte et inattendue d’un élément déséquilibrant, une ouverture, à l’image d’un séisme. Ce déséquilibre, constructif ou destructif, est souvent représenté au cinéma sous trois modes : violence, progression ou répétition. Thématiquement, les crises représentées au cinéma reposent principalement sur l’insertion imprévue du doute, sur l’exploration soudaine de possibles déstabilisants.

Double dynamique

Dans son adaptation de Traumnovelle3 appelée Eyes Wide Shut4, Stanley Kubrick joue sur l’aspect pictural de son décor pour représenter une crise dans le couple Bill et Alice Harford, ponctuée de multiples ruptures et distensions (crises ponctuelles), justifiant la cohabitation du singulier et du pluriel dans le titre crise(s). Du point de vue du scénario, la crise principale est relativement simple : Alice révèle à son conjoint Bill qu’elle a un jour désiré un homme au point de souhaiter quitter Bill et leur fille si l’homme en question lui retournait son désir. Cet aveu déclenche chez Bill, qui devient le personnage principal du film, une hantise – il imagine Alice avec l’homme, visualise l’adultère dans sa tête – et un désir de sortir du couple aux limites du possible, par le regard et par l’acte. Alice de son côté, continue de désirer des hommes, mais par le rêve, imaginant de nombreux adultères. La fin du film se conclut sur une forme de résolution : Bill révèle à Alice ses actes manqués et ses désirs, et ils finissent par s’accepter, éveillés, dans leurs erreurs et leurs craintes.

Esthétiquement, la crise de Bill - ou les crises selon la définition - est représentée par l’insertion de l’ailleurs, cet autre que cherche Bill dans son désir de sortir du couple, de briser la routine conjugale qui est devenue presque sanitaire. Il ne cherche pas explicitement une autre femme, bien qu’il aime flirter, mais quelque chose de nouveau, et un autre espace, hors du foyer. C’est ainsi par cet ailleurs qu’est défini le personnage dans sa première scène. Celle-ci s’ouvre sur un plan représentant une rue le soir, aux tons bleus sombres et mouvants, et le plan suivant nous montre Bill de dos, regardant cette rue par la fenêtre de son appartement. Bill est donc présenté au spectateur par l’objet de son regard, cette rue bleutée apparemment si attirante.

Dans le reste du film, son regard se trouve toujours excentré, rarement posé sur sa femme, et constamment à la recherche de nouveau ; par ailleurs, Kubrick divise l’espace de manière symbolique, représentant les attirances de Bill par une insistance sur la périphérie dans les plans, les étirant au maximum, notamment dans la première séquence. Bill se trouve dans la salle de bain et se regarde dans le miroir, action filmée de profil, tandis qu’Alice derrière lui lui demande si elle est bien mise. Le spectateur est plutôt attiré par Alice (par sa beauté et son regard cherchant à attirer l’attention de Bill), mais Bill répond sans la regarder, automatisme remarqué par Alice : « you’re not even looking »5. C’est la routine qui justifie l’absence du besoin de regard selon Bill: « you look beautiful, you always look beautiful »6. Alice sourit mécaniquement, regrettant le compliment machinal, et Bill reste fixé sur son image dans le miroir, bien à gauche dans le plan, ignorant le centre de la pièce envahi par Alice. La division spatiale de l’espace scénique représente donc la crise de Bill - son besoin d’espace propre - par la concentration du personnage sur la périphérie, presque en dehors du cadre.

D’un côté donc, Bill cherche l’ailleurs, représenté par le bleu et la périphérie, et de l’autre, Alice cherche l’attention, à être le centre. Cette dynamique antagoniste va créer un dédoublement définissant la crise principale du couple. Tandis que Bill est attiré par les couleurs froides du mystère et des rues enneigées de New York, Alice cherche les couleurs chaudes, surtout le rouge et le jaune, la mettant au centre d’une scène de théâtre. En effet, lors d’un bal dans la séquence suivante par exemple, elle danse les yeux fermés avec un inconnu ; une étoile dorée sur les murs derrière elle reste visible dans les plans, les couleurs sont chaudes et elle s’oublie dans cet instant théâtral et glorieux, comme une star. La crise du couple est donc la distension du tableau entre ces deux énergies qui se repoussent, et les crises, les pics, sont les moments où ces tensions individuelles se rencontrent et menacent de rompre. La crise générale du couple se définit en fait par une accumulation d’éléments, notamment l’absence de regard (marqué par les plans jouant sur le centre et la périphérie), et l’étouffement (représenté par la fuite de Bill dans les rues la nuit, la recherche de l’autre, la répartition des couleurs montrant toujours du bleu ou du vert dans un coin du plan, comme un appel). Les déclencheurs des crises sont, quant à eux, multiples : le joint que fume Alice et qui libère son aveu, l’aveu d’Alice qui libère Bill dans sa quête de l’ailleurs (et d’autres femmes), le récit du cauchemar d’Alice (elle rêve qu’elle couche avec de nombreux hommes) qui le replonge dans sa fuite. Quant aux crises, aux pics, ils sont identifiables thématiquement (confrontation des deux êtres), mais surtout esthétiquement, qu’il s’agisse d’un jeu sur le rythme, sur les plans, ou sur la musique.

Le premier est celui qui correspond à l’aveu d’Alice, le récit de son attirance passée pour un autre homme. Pour concevoir cette scène comme une crise, comme un évènement divisant, il faut considérer la séquence entière, parce que la scène joue d’abord sur le rythme. Elle se passe le soir, et la journée a été montrée en un cours montage musical de la routine des deux personnages. Bill et ses patients, Alice et sa fille. Le montage a alterné entre les deux, la valse célèbre de Shostakovitch suffisamment enlevée pour lui donner du rythme : la musique devient ici thématique, la valse est l’image de la régularité de la vie quotidienne du couple, l’expression d’une routine bien intégrée. Une fois réunis le soir, et leur fille endormie, le rythme change. Il se fait d’abord langoureux, Bill tentant de séduire Alice qui fume un joint pour se détendre, la caméra restant près d’eux. Puis une dispute s’enclenche sur le fait que Bill n’est pas jaloux qu’Alice attire les regards d’autres hommes, rythme complètement opposé au premier, avec une nette scission de l’espace (Bill assis sur le lit, immobile, réceptif, et Alice debout ou assise, marchant ou s’asseyant sans cesse) et du rythme qui devient binaire (Alice théâtrale, hurlant, pointant du doigt, parcourant tous les espaces de la chambre, et Bill statique). Enfin vient le moment où Alice, après une crise de rire qui marque le paroxysme de son énergie débordante mais pas celui de la scène, lui révèle ses désirs passés. Elle est assise par terre, plus bas que lui qui est toujours sur le lit (décalage), et le rythme est frappé par une lenteur soudaine, presque glaciale. La caméra reste sur le profil gauche d’Alice en très gros plan (la scène devient plus intense, l’atmosphère se tend par le gros plan et le point de vue latéral), sa diction est presque un ralenti, comme dans un rêve éveillé, et une musique extra diégétique accompagne ce qui n’est pas une valse, mais une tension dramatique nette, une rupture. La crise générale du film est tout ce qui a mené à ce moment et qui se poursuivra ensuite. La crise de la scène (le pic) est ce plan latéral d’Alice, regardant Bill en lui narrant un adultère désiré. Cette crise est également construite par le plan sur Bill, une légère plongée magnifiant sa chute alors qu’il reçoit un choc par rapport à sa présomption initiale: « I’m sure of you »7. Deux crises distinctes – au sens d’explorations - s’enclenchent à partir de cette rupture commune, celles mentionnées auparavant : Bill et Alice vont explorer l’ailleurs aux limites de l’adultère, emplis de doutes sur leur partenaire. Leur crise se définit donc par plusieurs explorations proches de la distension, une énergie centrifuge qui étire leur relation avant de permettre un retour au centre plus lucide.

Les explorations du couple sont marquées par l’insertion d’un troisième élément, la figure de l’amant(e): dans la vie de Bill, ce rôle est endossé par Marion, la fille d’un de ses patients, qui l’embrasse, ainsi que par une prostituée qui l’embrasse également, par la colocataire de la prostituée dont la relation avec Bill n’aboutit pas, et par la femme au château (dans une sorte de rituel sexuel organisé avec plusieurs couples masqués). Ces explorations ne mènent jamais à la rupture car ces rencontres sont toujours avortées, un baiser non donné (mais toujours reçu) étant le seul réel contact avec ces fantômes féminins. Quant à Alice, ses fantômes sont dans ses rêves, dans lesquels elle s’imagine des milliers d’amants, figure unique d’un autre homme.

Une deuxième crise au sens de rupture (et de confrontation) est alors mise en scène au sein de ces deux explorations, lorsqu’ils se retrouvent à nouveau dans la chambre. Alice se réveille de son rêve érotique et le narre à Bill en le serrant dans ses bras. Se forme alors un plan fondamentalement divisant, et pourtant, dans une union apparente : malgré l’embrassade, la caméra se divise pour se concentrer sur chaque visage, isolé par le champ, et malgré ce geste d’amour, Alice raconte à Bill ses aventures imaginaires fondées sur le désir de tromper, de lui rire au visage, de s’unir sous ses yeux avec tous les hommes de la terre. Comme une métaphore du mariage – ou de toute union - cette scène illustre par un plan paradoxal la possible distance, violence voire cruauté présentes dans les plus grandes unions et tendresses. La distanciation, cet écart si évident dans leur embrassade, représente le doute sur l’autre. Les crises les plus aiguës sont les moments où chaque personnage confronte ce doute, où Kubrick joue sur l’espace (divisions), le rythme (lenteur du choc), la musique (nœud dramatique), les couleurs (couleurs froides et couleurs chaudes), le montage (contraste entre la valse quotidienne et l’arrêt brutal), et le jeu des acteurs exprimant un mélange de tendresse et de doutes, notamment dans une scène : Bill regarde Alice et sa fille assises à une table et se rappelle des paroles déchirantes de sa femme la veille lorsqu’elle lui racontait son rêve érotique : « I was fucking other men »8. Ces mots sont superposés au gros plan sur Alice qui regarde Bill ; elle lui sourit, et il fait de même. Par le montage rapide renforçant l’automatisme des sourires et par la superposition des paroles vexantes d’Alice sur son sourire chaleureux, remettant en question la signification de ce sourire, ces deux gestes expriment, dans le jeu spécifique de chaque acteur, un mélange d’amour et de doutes sur ce que le sourire de l’autre peut cacher, sur les désirs conscients ou inconscients masqués par les lèvres : des sourires presque automatiques, peut-être (et là réside le doute), vides de sens ?

Immédiateté

Crise(s), avec la coexistence du singulier et du pluriel, définit donc dans un premier temps une double dynamique : l’extension d’un malaise, d’une période de doutes intenses, ponctuée de nombreux pics de distensions proches de la rupture. Un autre mode d’expression du doute intense justifie également le terme de crise, celui de l’immédiateté. On peut même parler de violence pour caractériser l’irruption d’une profonde déstabilisation. Elle est par exemple, dans Jerry Maguire9, extrêmement courte, positive et constructive, et déchaînée. Elle se fait en deux temps, justifiant ici aussi la formule crise(s).

Elle se situe au début du film, et Jerry Maguire, un agent sportif montré peu avant comme un personnage carriériste et superficiel, a, une nuit, comme une révélation soudaine : lui vient l’idée de rédiger une profession de foi sur ce que devrait être un bon agent sportif, aux valeurs humaines plus importantes que les profits. Cette révélation correspond à une crise dans la mesure où elle est un renversement brutal de ses croyances initiales, une ouverture soudaine et imprévue de son regard, et exprimée par une énergie presque incontrôlable et chaotique, avant d’être canalisée : une passion brusque, un enthousiasme soudain, marqués par la transition. Maguire remet en cause les principes acquis de son métier, et explore une nouvelle voie : moins de clients, mais plus de suivi.

La réalisation est centrée sur trois éléments permettant de définir esthétiquement la crise vécue par Maguire : l’échelle des plans (et le cadrage qui lui est lié), le montage, et les gestes de l’acteur (Tom Cruise). L’échelle des plans varie entre les très gros plans sur le visage halluciné et transpirant de Maguire ainsi que sur ses doigts sur le clavier de son ordinateur, et les plans larges le montrant par exemple en appui tendu renversé contre le mur pour faire une pause dans son écriture frénétique - ou plutôt, pour concentrer son énergie renversante et la libérer sous forme de mots. Cette variation imite les changements de pôles de Maguire qui change de camp dans son métier, et mime son inspiration vertigineuse (vertiges rendus par ces modifications soudaines d’échelle). Le montage entre ces plans est marqué par l’enchaînement réalisé par coupures et fondus enchaînés, illustrant la continuité de sa frénésie, le passage des heures dans cette atmosphère de changement brutal, comme si la caméra était contaminée par la frénésie du personnage, rendant par les coupures – presque des ellipses, les plans sautant des minutes ou des heures – la venue subite d’une idée. Enfin, le jeu physique de l’acteur qualifie cette scène de crise, marqué par le tremblement et l’hallucination : un plan montre métaphoriquement sa noyade dans le milieu du business – il est sous l’eau en costume cravate – puis littéralement – il tremble de sueur sur son lit. Soudain – caractéristique de la crise – il ouvre les yeux dans un très gros plan sur son regard perçant. C’est l’ouverture abrupte du regard, l’arrêt de la passivité, le face à face avec une réalité (premier pic, prise de conscience d’un problème). Maguire se lève et son corps est comme courbé par le poids de son métier et de sa place dans la société qu’il abhorre. Il se recroqueville, s’accroupit, cherche à s’enterrer dans sa couverture ou sous les glaçons qu’il presse sur son visage. La deuxième étape de sa crise est à nouveau une ouverture soudaine, le deuxième pic : « et puis…le déclic ». Son visage passe de l’ombre à la lumière, c’est l’émergence d’une idée qui va révolutionner son monde et sa façon de vivre, une réelle transition. Les tremblements cessent, son corps se calme, il redresse son dos, et son appui tendu renversé vers la fin de la scène signifie son retournement (et la fin de son enterrement). L’acteur concentre son énergie dans son regard, mettant en valeur son épiphanie.

Deux crises sont donc dépeintes dans cette courte scène : la première est la prise de conscience d’un dysfonctionnement, douloureuse et destructrice, et la seconde, elle aussi marquée par un déclencheur abrupt, est une frénésie accompagnant le personnage visionnaire découvrant une solution jusque là invisible et pourtant fondamentale. La mise en scène joue surtout sur le cadrage pour s’adapter à la tonalité de chaque crise (davantage de plans obliques défigurants dans la première, et de gros plans sur le regard de Maguire dans la seconde), ainsi que sur le jeu de l’acteur (plus posé et intimiste dans la seconde, frénétique et plus exagéré dans la première). Le montage, quant à lui, unifie les deux pics d’une même crise en maintenant une impression de flottement et d’effervescence tout au long de la scène (notamment par l’alternance entre les coupures et les fondus).

Répetitions

Enfin, crise(s), cette coexistence du singulier et du pluriel, suggère la répétition du même type de rupture, un échelonnement de crises identiques, comme représentées dans Sideways10. Le film est une sorte de road trip de deux hommes d’âge moyen, une excursion faisant office d’enterrement de vie de garçon de Jack, accompagné de Miles. Les crises concernent les deux personnages, mais davantage Miles qui sombre sous les mauvaises nouvelles et qui est plutôt un personnage fragile, tandis que Jack est un personnage en puissance. Il apprend pendant ce voyage que son ex femme s’est remariée, que son livre ne sera pas publié, et il est sans cesse critiqué par Jack pour son manque d’initiatives et son air constamment dépressif. Plusieurs crises, réels déséquilibres ou éclatements (pics, explosions) ponctuent le film : la première se produit lorsque Jack lui apprend que son ex femme s’est remariée, et Miles, bien que l’intensité de sa réaction soit relativement moyenne, l’exprime soudainement, crise filmée de manière comique. Ils sont sur le bord d’une route de campagne, ayant fait le tour des vignes et des aires de dégustations, et Miles s’empare d’une bouteille, descend une pente et court dans les vignes en tentant de s’imbiber du vin rouge, un oubli de lui-même non permis par Jack qui le poursuit, le tout sur une musique enjouée. Cette explosion est l’expression d’un trop, mais la crise elle-même – au sens de déchirement - réside dans le gros plan oblique sur Miles lorsqu’il apprend la nouvelle, avant l’explosion, sans musique comique, son regard empli de douleur. C’est dans ce plan que se situe le retournement brutal, le face-à-face violent avec une déchirure ; l’explosion physique presque comique est plutôt une fuite, une crise de nerfs.

Cet exact schéma – choc, puis explosion à la limite du comique – est répété dans le film. Lorsqu’il apprend la non publication de son livre, un même gros plan accompagne sa réaction, révélant à nouveau ce regard empli de haine de soi, de désespoir et de colère. De plus, le même cadrage oblique est employé, déformant presque les traits de son visage. L’expression de la crise est similaire : elle inclut du vin rouge, et une proximité avec le comique. Miles demande des verres de vin rouge et les gobe comme dans un bar au lieu de déguster, puis demande une bouteille, et sur le refus du serveur, il saisit le seau de rejet – le vin non bu mais seulement goûté puis craché ou vidé – et se douche avec, s’immergeant encore plus dans le liquide, dans la lie, se noyant littéralement dans ces déchets liquides, expression excessive de son sentiment d’échec. Si les expressions de ses crises sont ces deux épisodes, ses crises sont bien plus nombreuses, elles sont même infinies. Miles est en réalité souvent filmé de près, comme pour engager le spectateur dans une forte identification avec le personnage et ses conflits intérieurs, et l’oblique du cadrage est particulièrement employé lorsque Miles avorte une réaction qui lui vient aux lèvres, retient une impulsion ou une action. Lors d’un dîner de Miles avec Jack, Maya (pour qui il éprouve des sentiments) et une amie de cette dernière, le film joue sur le son et le cadrage pour signifier une nouvelle crise marquée thématiquement par la difficulté qu’éprouve Miles à accepter le nouveau mariage de son ex-femme. Les paroles sont amoindries, la musique extra diégétique se fait plus importante, et les plans hésitent entre le flottement représentant l’ivresse montante de Miles qui continue de se noyer dans le vin, et les cadrages en très gros plan latéraux pour l’isoler du groupe et déformer ses traits pour signifier les tensions le déchirant.

Toutes ces crises sont donc des rencontres avec des réalités difficiles, un déséquilibre traduit le plus souvent par le cadrage. La sortie de son état de crise est une action, simple mais signifiante : sa main qui frappe trois coups sur la porte de Maya est enfin une prise en main, et non une retenue. Toutes ses crises étaient pure passivité, d’où les plans fixes et son regard – absence de répartie – laissant la dernière scène en totale opposition : c’est en plan large que la caméra montre Miles à la porte de l’appartement de Maya, sans plan oblique. Après ses fermetures répétées suite à un contact violent avec des réalités indésirables – les noyades dans le vin et ses déchets sont pure fermeture et autodestruction – le personnage s’ouvre à une nouvelle connexion humaine.

Distensions

Ces zones de doute peuvent étirer au maximum l’élasticité du réel, amenant un personnage aux bords du glissement dans la folie ou de la perte totale de repères. La crise est alors la perte de contact du personnage avec le réel, souvent une période pendant laquelle il change radicalement ou fuit une réalité. La crise - ou les crises, ces moments où le contact avec le réel se fait le moins sensible - est une errance dans les couloirs de l’esprit, aux limites de l’enfermement définitif dans une réalité autre et inexistante.

Certains films, comme Fight Club11, jouent entièrement sur la dissociation avec le réel, maintenant l’image du double jusqu’au dénouement qui réunit le personnage avec la réalité. Le personnage interprété par Edward Norton fait la connaissance de Tyler Durden joué par Brad Pitt, personnage qui n’est autre que son double, ou plutôt, son doppelgänger, l’homme qu’il aimerait être, et qu’il a halluciné. Le film ne révèle ceci qu’à la fin, lorsque le personnage découvre entre autre que tout le monde le connaît sous le nom de Tyler. La dissociation du personnage est perçue comme une distension proche de la folie. Elle est déclenchée par une absence presque totale de sommeil, succession d’insomnies qui déforment le réel : « with insomnia, nothing’s real »12. Les gros plans sur le visage du personnage narrateur (joué par Norton, sans nom dans le film) distendent ses traits, il titube et vacille comme constamment sur le point de s’évanouir. C’est, comme dans Sideways, par le thème de la noyade qu’est exprimée sa crise principale: alors que le personnage regarde une poubelle, la caméra plonge à l’intérieur de l’objet, réduisant le spectateur à la taille d’une fourmi, et les produits périmés sont, à l’image de ce réel complètement distendu, gigantesques et étouffants. Ils représentent la société de consommation, articles de boissons et de nourriture, « the planet Starbucks », comme le dit le personnage narrateur, une fourmilière d’objets identiques et sans âme. Son appartement est d’ailleurs montré en mouvement comme un catalogue IKEA : les meubles et même l’organisation des meubles sont transférés du catalogue jusque dans son appartement, représentation d’une noyade dans la consommation typée et clonée.

Avec les insomnies et cette sensation de tourbillon constante le plongeant dans la matière et l’immergeant dans les objets, la distension du réel contamine l’espace et le temps de manière radicale. Il perd pied avec le temps, « it must have been Tuesday »13, et entre dans une confusion permanente entre le temps vécu et le temps mesurable. Si pour Bergson14, les deux temps sont dissociés, la conscience ne vivant pas le même type de temps que celui mesuré par les horloges, pour le personnage de Fight Club, la confusion causée par les multiples décalages horaires l’amènent à associer les heures mesurées à celles vécues : « lose an hour, gain an hour »15. Le temps fluctue en lui au rythme de ses voyages professionnels en avion, et son identité s’écartèle, en arrière lorsqu’il gagne une heure, en avant lorsqu’il en perd une. C’est justement à bord d’un avion qu’il rencontre, assis à côté de lui, Tyler Durden: « If you wake up at a different time, in a different place, could you wake up as a different person? »16. Cette nouvelle identité est le résultat d’une distension de sa personnalité à l’opposé de ce qu’il est, l’extrême possibilité de lui-même, comme lui explique Tyler – ou comme il se l’explique lui-même – à la fin du film : « all the ways you wish you could be, that’s me »17. On retrouve cette image de la distension de soi dans L’Auberge Espagnole18 où Xavier explore au maximum l’Espagne et sa vie tout au long du film, accompagné d’individus de pays variés comme l’Italie, l’Allemagne ou l’Angleterre. Se cherchant lui-même et se perdant à plusieurs reprises dans Barcelone et dans sa tête, il résout le conflit en se définissant comme une symbiose de toutes les nationalités, comme une auberge espagnole, où chacun des individus qu’il a connus représente une partie de lui-même, une distension dans une certaine direction : « je suis lui, lui, lui et lui et lui aussi et lui aussi... et je suis lui aussi... et puis lui, lui je veux pas le décevoir. Je suis elle, elle et elle aussi, je suis français, espagnol, anglais, danois, je suis pas un mais plusieurs. Je suis comme l'Europe je suis tout ça, je suis un vrai bordel ». Fight Club se termine lui aussi par une résolution, une réunion du personnage avec le réel et avec lui-même, lorsqu’il met fin à son alter-ego. Il finit par l’accepter comme une part de lui-même, mais de manière fonctionnelle en l’intégrant à son propre réel au lieu de l’extérioriser. C’est par le terme d’étrange que le film se conclut, étrangeté du réel lorsqu’il se trouve distendu et déchiré : « you met me at a very strange time in my life »19.

L’étrangeté du réel n’est cependant pas rejetée par le film, ni par d’autres traitant aussi du sujet. Si la crise est à l’évidence un excès, une distension, une rupture qui nécessite une résolution, la dissociation potentielle de chaque individu est bien réelle et présente chez tous et non une névrose chez une minorité. Dans Passion of Mind20, le personnage interprété par Demi Moore vit également une sorte de névrose, immergé entièrement dans un monde dans lequel le rêve et le réel ne sont qu’un : « this is me, or her. That’s what we look like. She’s different. I am different. One day I realized I could no longer tell my dream world from my real world »21. Contrairement à Fight Club, le film ne juxtapose pas ces deux identités dans le même monde, il les superpose, deux mondes nous sont constamment présentés. La voix de Demi Moore dans l’épilogue a d’ailleurs deux tons, l’un grave et l’autre aigu, timbres qui se rencontrent en une phrase : « I don’t know who I am anymore »22. Les deux voix se superposent dans la bande-son, expression de deux identités au même moment. Pour passer de l’une à l’autre, toujours par la voie du sommeil – elle s’endort et se réveille dans l’autre monde - la caméra passe des couleurs chaudes aux couleurs froides ou change d’angle en conservant la position du personnage dans le plan (changement de profil ou de couleurs au réveil par rapport au coucher, mais position du corps similaire). La crise est similaire à celle de Tyler Durden, ainsi que la résolution : elle découvre que l’une de ses identités est un souvenir et un fantasme, les trois enfants qu’elle a dans cette autre vie sont en réalité des représentations d’elle-même à différents âges. La résolution est l’acceptation de la fusion de ces êtres en un : elle est toutes ces identités à la fois.

Ce que Fight Club et Passion of Mind illustrent donc sont deux moyens de représenter une crise identitaire qui rompt l’équilibre du réel : la dissociation par extériorisation, et la dissociation par transition. Pour représenter la crise, Fight Club joue sur le flottement, une impression de tourbillon, un climat de confusion, et Passion of Mind sur le glissement, l’impossible stagnation dans le réel. Tous deux proposent une résolution qui réunit le personnage avec son fantasme, mais dans une acceptation qui s’accompagne d’une délivrance : les alter-egos ne survivent jamais en tant que tels, ils sont, malgré le fait qu’ils font partie des personnages, l’expression de leur crise, ils se font, pour ainsi dire, trop présents. Crises pourrait ainsi désigner tous les personnages électrons et fantasmatiques des personnages principaux des films, qui tentent de devenir noyaux et rompent l’équilibre et l’énergie de la cellule mère. La résolution se produit lorsque le personnage réclame à nouveau sa position centrale de noyau, et replace les électrons en périphérie.

Enfin, sans modification du réel, les crises identitaires affluent au cinéma, toujours sous l’image du double : Peter Parker dans Spider-Man23 (deuxième et troisième volet surtout) ne cesse de tenter de conjuguer ses deux identités sur un mode fonctionnel. Il rejette son identité de héros avant de finir par l’accepter (deuxième volet, image du costume de Spiderman laissé dans la rue, abandonné par Peter Parker), ou il se laisse contaminer par la soif de pouvoir que provoque le statut de héros (troisième volet, image du Spiderman au costume noir qui n’a pas d’éthique). Ces crises sont toujours exprimées par la distension, l’étirement extrême et dangereux de l’être aux antipodes de lui-même, par soif de découverte ou fuite du réel (Peter Parker en simple étudiant ou Peter Parker en Spiderman violent et immoral). La résolution est le retour au centre, la réunion de Peter Parker et de son costume rouge et bleu (le rouge et le bleu marquent d’ailleurs l’équilibre de couleurs complémentaires, l’union des contraires).

Explosion(s)

Enfin, une des définitions les plus immédiates associées au mot « crise » est l’idée d’explosion, une expression intense voire excessive d’un déséquilibre. Par rapport à l’exploration ou à la distension, il s’agit d’une pure immédiateté, et non d’un flottement et surtout, c’est l’expression d’une rupture instantanée et violente (comme dans Sideways). Les crises perçues dans ce rythme touchent souvent à l’excès, représentant fréquemment une absence de retenue dans laquelle le personnage « vide son sac » ou hurle ses maux. Elles peuvent cependant correspondre à une transition intérieure violente, une expression forte de soi qui amène le personnage à un meilleur équilibre de lui-même. Excès ou libération(s) ?

A l’origine du sens de crise se trouve l’aspect psychologique et parfois névrotique. De nombreux films s’attachent à représenter avec authenticité les explosions verbales et comportementales de personnes affectées par des maladies psychologiques ou troubles du comportement. Dans Rain Man24, le personnage autiste joué par Dustin Hoffman s’est créé un monde d’automatismes rassurants lui permettant une routine équilibrante, et il entre dans de violentes crises lorsqu’il ressent l’effondrement imminent de son propre monde, lorsqu’il sent ou revit un danger particulièrement traumatisant : un voyage en avion (sa connaissance des crashs le terrifie), le souvenir de son frère Charlie accidentellement brûlé par de l’eau bouillante (traumatisme réveillé par la photographie de Charlie tombant dans le bain chaud), et une alarme incendie (bruit perçant). Ces crises sont montrées comme des explosions d’adrénaline précédées d’une montée en puissance de la peur, à l’image d’une théière qui fume et se met soudain à siffler. La tension est perceptible dans les secondes précédant la crise (plans agités rapprochés sur le regard de Raymond), et monte en flèche jusqu’à l’explosion (cris, coups sur la tête). Elles sont en fait le reflet d’une incapacité à exprimer rationnellement un sentiment, elles sont pure sensibilité, expression déséquilibrée et excessive d’un sentiment humain (ici, la peur). Ce qui définit la crise est donc une question d’échelle et non de nature, un décalage entre l’intensité attendue et celle exprimée, une démesure.

On retrouve cette définition dans Carrie25 où le personnage explose à multiples reprises et surtout à la fin du film : tout ce qu’elle retient en elle s’exprime soudain et violemment à l’image d’une pression qui atteint son maximum puis explose. Elle hurle par exemple son prénom au proviseur de son lycée après que ce dernier l’a appelée maintes fois Cassie. Incapable de trouver un équilibre relationnel, Carrie se concentre dans sa frustration sur le cendrier du proviseur, et à chaque « Cassie », le cendrier est filmé en gros plan en train de trembler, secousse qui reflète la tension montant graduellement chez Carrie (et son pouvoir paranormal lui permettant de faire bouger des objets par le regard). L’explosion provoquée par le mot « Cassie » mène au saut périlleux du cendrier et à une explosion vocale du personnage : « It’s Carrie ! ». Ses crises, et ses pouvoirs paranormaux les accompagnant, se manifestent surtout lorsqu’elle atteint un fort niveau d’anxiété, pressée et dépréciée par sa mère ou stressée par ses camarades de classe. Il s’agit donc d’une incapacité à gérer ces pressions, menant à une intériorisation de ces tensions et inévitablement à de multiples explosions de l’être qui ne peut contenir ces énergies agressives. Brian de Palma intériorise les crises de Carrie pour le spectateur en concentrant la caméra sur des points précis déformés par le gros plan (le visage du proviseur l’appelant Cassie, le visage de Carrie déformé par l’angle de la caméra placée sous son menton en extrême contre-plongée l’isolant des autres et représentant la montée de la pression en elle dans ce plan essentiellement vertical et déséquilibrant), et en jouant sur le montage : dans les secondes précédant l’explosion, la caméra enchaîne rapidement tous les plans présentés auparavant comme pour signifier un étouffement, une asphyxie du monde sur le personnage qui finit par s’en libérer par l’excès (hurlements et fuite).

Alfred Hitchcock a recours quant à lui au zoom dans Marnie26 pour représenter le traumatisme du personnage vécu à maintes reprises. Marquée par un meurtre commis dans sa jeunesse par sa mère, Marnie entre dans une crise par la couleur rouge (sang) qui déclenche en elle des vertiges, une paralysie par la peur, et la fuite (s’éloigner de la couleur rouge). C’est lorsqu’elle remarque par exemple une tache d’encre rouge sur sa chemise qu’Hitchcock, en utilisant un zoom rapide avant sur son visage en légère contre-plongée, rend l’excès soudain de Marnie, zoom avant accompagné d’un rougissement de l’écran pour signifier que le plan est comme le point de vue de la tache d’encre, une contamination du personnage par l’encre qui l’atteint à la vitesse du zoom et lui fait perdre tout contact avec le réel (elle ne voit rien d’autre que ce rouge).

Enfin, si ces explosions sont libératrices et excessives, cumulant la nécessité et la démesure, le film Pleasantville27 étudie cette union de l’excès et de la délivrance par la crise en lui donnant un sens nouveau. Dans ce film, les personnages sont envoyés dans le monde en noir et blanc de leur série télévisuelle, et ils n’accèdent à la couleur de la télévision moderne qu’en révélant leur nature. Ils passent littéralement du noir et blanc à la couleur lors d’une crise, d’une explosion d’eux-mêmes. Pour beaucoup, l’explosion est l’amour ou le sexe, ces personnages des années 1950 s’émancipant et devenant « réels » (non plus des stéréotypes de série télé mais des individus à part entière) par la libération sexuelle. Après leurs unions, ils apparaissent en couleur, et une partie de leur monde (roses, certaines voitures, certains objets) a été contaminée par leur énergie. Ce qui définit leur passage à la couleur est bien une explosion, notamment lorsque le film montre la naissance du personnage principal David ou du personnage antipathique et dictatorial de Big Bob : David accède à la couleur en défendant sa mère dans la rue (courage et héroïsme), et Big Bob passe du noir et blanc à la couleur en « révélant ses vraies couleurs » comme on dit en anglais, en révélant sans le vouloir sa nature dangereuse. En effet, présidant à un tribunal incriminant David, il hurle soudainement « they will not » en parlant des choses qui ne doivent pas changer (rigidité et peur du changement), et la caméra montre son visage passer du noir et blanc à la couleur. Les explosions ou crise(s) dans Pleasantville sont une expression forte et violente de soi, dans le positif (valeurs éthiques de David) ou le négatif (révélation du tyran sous le visage du maire). Se révéler au monde, ce moment où la nature des êtres apparaît, est représentée par la couleur, et par le mode de la crise : une explosion excessive (au sens de limite jamais atteinte auparavant) et libératrice (être soi) de l’être.

Conclusion

Crise(s) au cinéma se construit notamment sur trois modes parcourant les thèmes les plus courants de la définition, et fait appel à tous les outils cinématographiques. Au-delà d’un besoin scénaristique, la crise permet au cinéma de frapper le spectateur par tous les moyens : utilisation du montage pour jouer sur le rythme, variations dans l’échelle des plans, distensions de l’objectif de la caméra qui modifie sa profondeur de champ, jeu sur les sons et l’image en dissociation ou union soudaines. La crise est le moment cinématographique de communion des outils pour une expression paroxystique d’un agôn. On peut peut-être imaginer « un film sans crise », mais par la crise et comme les diverses crises des personnages, la représentation cinématographique permet d’explorer, d’étirer les possibilités, et de révéler violemment voire excessivement, des identités humaines et artistiques.

Chaque réalisateur a son propre mode d’exploration du monde dont le style devient particulièrement perceptible et personnel lors de la mise en scène de crises. On pense à Woody Allen qui privilégie l’extension des crises humaines dans le temps et presque logiquement, l’importance des travellings qui étirent les conversations et les ancrent fermement dans le labyrinthe des rues de New York : aux méandres de la ville correspondent les errances de l’esprit qui se cherche, nécessitant la marche et expliquant en partie pourquoi les personnages chez Woody Allen sont toujours en mouvement. On pense aussi à David Lynch qui cumule l’extension d’une crise dans le temps et de nombreux pics de distension, avec un travail fréquent sur les distensions de la lentille de la caméra travaillant le flou, créant une errance technique et définissant son style par une oscillation perpétuelle du regard des personnages – et du spectateur – sur le monde.

La crise par définition est donc mouvement, altération, modulation, d’où sa présence au cinéma. Peut-être la mise en abyme du concept représente-t-elle la forme paroxystique de la crise au cinéma, celle où le cinéma se remet lui-même en question. C’est en tout cas ce que propose David Lynch avec Inland Enpire28, film dont tous les éléments sont réunis pour exprimer avec force la crise du cinéma : création du film loin des moyens hollywoodiens, scénario reposant sur les questionnements multiples des personnages ancrés dans le monde du cinéma, flottements entre les différentes histoires, flou esthétique (visuel et sonore), et explicite représentation du cinéma en crise lors d’une scène montrant Laura Dern – jouant une actrice - poignardée, vomissant et agonisant sur Hollywood Boulevard, ignorée des passants. C’est une image violente du cinéma en crise, dont la beauté classique – représentée par Laura Dern à la beauté classique proche de Tippi hedren ou de Lauren Bacall – se trouve brutalement transpercée (coup de couteau) et entachée (vomi et sang) par le monde qui continue d’ignorer sa mort lente et douloureuse. Si la crise au cinéma trouve sa représentation la plus aboutie dans l’expression du cinéma en crise, n’est-elle pas finalement un mode passionnel de combat ?

Notes

1 Le Foyer des Artistes, Jean Cocteau, Plon, Paris, 1947, p. 158 Retour au texte

2 Turnaround, A Memoir, Milos Forman and Jan Novak, Faber and Faber, 1994, Londres, p87. Traduction : Avec l’arrivée du communisme et de sa société parfaite, où, demandaient-ils, nos écrivains pourront-ils trouver leurs conflits dramatiques ? Retour au texte

3 Traumnovelle, nouvelle d’Arthur Schnitzler, traduite en français sous le titre La Nouvelle Rêvée. Retour au texte

4 Eyes Wide Shut, Stanley Kubrick, 1999. Retour au texte

5 Trad : Tu ne me regardes même pas. Retour au texte

6 Trad : Tu es ravissante. Tu es toujours ravissante. Retour au texte

7 Trad : Je suis sûr de toi. Retour au texte

8 Trad : Je baisais d’autres hommes. Retour au texte

9 Jerry Maguire, Cameron Crowe, 1996. Retour au texte

10 Sideways, Alexander Payne, 2004. Retour au texte

11 Fight Club, David Fincher, 1999. Retour au texte

12 Trad : Avec les insomnies, rien n’est réel. Retour au texte

13 Trad : On devait être mardi. Retour au texte

14 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, essais et conférences (dans Introduction : Croissance de la vérité, mouvement rétrograde du vrai, pages 2,3 et 4), Paris, PUF, 15e éd. Quadrige (17 septembre 2003), collection Quadrige Grands textes. Retour au texte

15 Trad : On perd une heure, on gagne une heure. Retour au texte

16 Trad : Si on se réveille dans un autre temps et dans un autre endroit, peut-on se réveiller autre ? Retour au texte

17 Trad : Toutes les personnalités que tu aimerais être, c’est moi. Retour au texte

18 L’Auberge Espagnole, Cedric Klapisch, 2002. Retour au texte

19 Trad : Tu m’as rencontré à une période très étrange de ma vie. Retour au texte

20 Passion of Mind, Alain Berliner, 2000 (titre français : D’un Rêve à l’Autre). Retour au texte

21 Trad : C’est moi, ou elle. Voilà à quoi nous ressemblons. Elle est différente. Je suis différente. Un jour, je me suis rendue compte que je ne pouvais plus distinguer le monde de mes rêves du monde réel. Retour au texte

22 Trad : Je ne sais plus qui je suis. Retour au texte

23 Spider-Man, Sam Raimi, 2002 ; Spider-Man 2, Sam Raimi, 2004; Spider-Man 3, Sam Raimi, 2007. Retour au texte

24 Rain Man, Barry Levinson, 1988. Retour au texte

25 Carrie, Brian de Palma, 1976 (titre français : Carrie au Bal du Diable). Retour au texte

26 Marnie, Alfred Hitchcock, 1964 (titre français : Pas de Printemps pour Marnie). Retour au texte

27 Pleasantville, Gary Ross, 1998. Retour au texte

28 Inland Empire, David Lynch, 2006. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marceline Evrard, « Crise(s) au cinéma : explorations, distensions, explosions », Sciences humaines combinées [En ligne], 3 | 2009, publié le 01 janvier 2009 et consulté le 29 mars 2024. DOI : 10.58335/shc.126. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=126

Auteur

Marceline Evrard

Doctorante en Anglais, Centre interlangues EA 4182

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