Introduction
L’art contemporain est un art énigmatique souvent incompris et méconnu. Déroutant, il reste hermétique et cause d’embarras pour les spectateurs. Il fait naître un trouble qui remet en question l’idée même d’art, et plus particulièrement celle d’art en tant que source d’émotions. Cette absence d’émotions n’est pas ressentie devant toutes les œuvres. Elle l’est plus précisément devant celles produites avec des objets. En effet, il s’agit, pour la plupart, d’objets usuels et quotidiens transfigurés par la seule volonté des plasticiens. Ce serait donc l’art de l’objet qui dérouterait. Or comment l’objet peut-il à ce point bouleverser le monde de l’art ? Quelle est cette rupture qui s’accomplit entre l’art dit « classique » et l’art de l’objet ?
Il semble qu’il soit plus aisé d’appréhender une chaise « peinte » : « l’image de la chaise » qu’une chaise elle-même : « la présence de la chaise ». Est-ce l’arrivée des objets dans le champ des arts plastiques qui remet en cause le concept d’œuvre d’art ? Il est plus facile d’appréhender une œuvre quand elle est représentée – une image – que présentée – un objet. En conséquence de quoi il est légitime de se demander si le glissement de l’art vient du glissement de la représentation en présentation. Ainsi, nous sommes face à ce que nous nommons « crise de l’art contemporain ».
Première partie : les faits
1. les débuts
L’art est la création d’objets spécifiques (appelés artefacts), c’est-à-dire d’objets tendant à viser le Beau ou au moins à stimuler les sens. Ces objets – les œuvres d’art – sont destinés à produire un état de sensibilité plus ou moins lié au plaisir esthétique. C’est en ce sens précis que l’art est considéré comme source d’émotions. En utilisant des objets usuels pour ses créations, l’artiste contemporain remet en cause la spécificité des œuvres d’art qui est de produire un état de sensibilité chez le spectateur. Le problème est alors de savoir si l’art contemporain est de l’anti-art ou du non-art. A la vue des productions artistiques, il semble que la majeure partie soit dépourvue de valeur esthétique, c’est-à-dire de cohérence, d’harmonie, de beauté et de savoir-faire technique. Pourtant, rien n’empêche à ces productions d’être des œuvres d’art, ou du moins de constituer l’art. Le fait de présenter un objet quelconque de la vie ordinaire fait-il de l’artiste un charlatan ? Dans tous les cas, art ou non-art, l’art de l’objet déstabilise l’art traditionnel en remettant en cause toutes les valeurs acquises depuis des siècles. L’esthétique contemporaine se trouve dans une position inconfortable de crise. Et cet état de fait semble consubstantiel à l’art contemporain. L’art ne correspond plus seulement aux Beaux-arts, d’où le doute sur la crédibilité de certains artistes, surnommés alors charlatans. Marcel Duchamp (1887-1968) était lui-même vu de cette façon et certains n’ont pas hésité à lui coller cette étiquette de non artiste. Le « charlatanisme » artistique est donc né au début du XXe siècle et n’a cessé de s’amplifier au fil du temps. Force est de constater que plus il y a d’œuvres objets, plus cette idée gonfle et se nourrit de cet art nouveau. Ainsi, depuis Duchamp, la question « comment peut-on appeler cela de l’art ? » est récurrente. Certains, comme Jean Baudrillard, n’hésitent pas à utiliser des mots forts pour exprimer ce qu’il pense : « Toute la duplicité de l’art contemporain est là : revendiquer la nullité, l’insignifiance, le non-sens, viser la nullité alors qu’on est déjà nul. Viser le non-sens alors qu’on est déjà insignifiant. »1
Mais pourquoi l’art apparaît-il de cette façon ? C’est sans doute parce que les œuvres, depuis Duchamp2, n’ont plus pour objectif majeur de représenter ou présenter la beauté ; Fontaine3 en est la preuve même. Quel est l’intérêt de mettre en scène un objet ordinaire, et qui plus est, laid ? Est-ce parce que la Beauté, dans le sens où c’est elle qui fait éprouver un sentiment esthétique d’admiration et de plaisir, ne fait plus partie de son credo, qu’il est peu soucieux de perfection technique et qu’il déconstruit radicalement les fondements des Beaux-arts que nous pouvons dire de l’art qu’il est en crise, voire qu’il n’existe plus ? A la vue de certaines œuvres, on pourrait presque le croire. D’autant plus que le mot d’ordre dadaïste « fais n’importe quoi ! » circule sans entrave et semble se porter au meilleur de sa forme.
2. artistes ou charlatans ?
Les objets compliquent l’appréhension des œuvres, puisque, généralement, rien n’est modifié à leur apparence. Le spectateur contemple un objet ordinaire qu’il peut posséder lui-même. En ce sens, il est « légitime » de considérer l’artiste comme un charlatan. Il fait quelque chose que tout le monde peut faire : prendre un objet, lui attribuer, parfois, un titre, le signer et l’exposer ! Qui n’est pas dépité devant ce genre d’œuvres ? Le profane n’est pas le seul à réagir ainsi face à cet amas artistique, les érudits doutent également de la validité de la valeur artistique, autant d’un point de vue technique et plastique que conceptuel, des productions contemporaines. Ainsi en est-il de Jean-Philippe Domecq qui se justifie dans son ouvrage Artistes sans art ?. Il utilise des propos railleurs qui caricaturent certaines œuvres et anéantit de cette façon toute approche artistique : « […] prenons au hasard et transmettons aux générations futures ces images de l’hallucination collective : un réfrigérateur trônant sur coffre-fort – salle précédente : l’art c’est la vie en caractères d’enfant sur tableau noir – salle suivante : une toile fendue au rasoir, à côté d’une autre fendue au rasoir mais pas dans le même sens, à côté d’une autre fendue mais pas dans le même sens non plus ? En face : une pièce en carrelage de salle de bains, coffrant lit et bancs en carrelage de salle de bains, avec fenêtre carrelée de même. Plus loin sur une stèle : une boîte intitulée Merde d’artiste, signée, datée, payée. Puis trois salles largement dégagées : des petits carrés de peinture d’identique format tous les trente centimètres, blancs dans la première salle, rouges dans la seconde, et noirs – noirs – dans la dernière. Ensuite, ou une autre fois : des reliques d’artistes sur lit de camp. Manteau, chapeau et godillots : gris police. Grise aussi la baignoire bétonnée à côté, avec le prix de l’œuvre en deutschemarks inscrit (donc dénoncé, mais payé) épais sur le flanc cimenté. […] »4. Il est certain que vu de cette façon il est permis de se demander si tout ce que fait un artiste, aussi bien techniquement qu’émotionnellement, est de l’art.
Depuis plus d’un siècle, la transgression est devenue le faire-valoir des artistes. Elle est le principe même de l’art. L’histoire de cette transgression commence avec Manet, qui rompt avec la tradition académique, puis ce sont les techniques picturales qui ont été remises en cause, puis le réalisme figuratif, ensuite, c’est au tour de la figuration, et, pour finir, la peinture elle-même. Casimir Malevitch (1878-1935) avec ses monochromes – Carré noir, 1913 et Carré blanc sur fond blanc, 1918 – et Marcel Duchamp avec ses ready-mades sont allés au bout de cette logique de déconstruction de l’art. Dès lors, l’objet devient œuvre d’art par la volonté de l’artiste dans un premier temps… Pour, dans un deuxième temps, être reconnu en qualité d’artiste, non pas tant par le public que par le milieu de l’art – l’artworld – c’est-à-dire les critiques, les galeristes, les commissaires d’expositions, les conservateurs, etc. Ainsi, l’artiste contemporain est celui qui nous montre nos limites en franchissant allègrement les frontières. Sa seule obligation semble être celle de l’innovation, et par-là de remettre, de manière générale, tout en question, particulièrement, l’art déjà établi et reconnu. C’est là que se pose le problème de la distinction entre l’artiste authentique et le mystificateur. En effet, le propre de l’innovation et de la transgression est de ne pas pouvoir être jugé selon les critères du passé. Il s’agit d’un jeu subtil, où l’artiste transgresse les règles tout en respectant les règles de la transgression que posent, implicitement, le marché et l’institution. Par conséquent, l’artiste peut revendiquer le fait qu’il fasse de l’art, il peut le croire, mais il n’est pas forcément reconnu comme tel.
3. deux exemples
Les exemples des cas de Bernard Bazile et de Piero Pinoncelli sont la preuve même de la subtilité de la reconnaissance ou non du monde de l’art. En effet, le premier a réussi et le second a échoué. En 1989, à la galerie Pailhas à Marseille, Bernard Bazile fait procéder, en public, à l’ouverture de l’une des boîtes de Merde d’artiste, œuvre de Piero Manzoni5. Ce geste est considéré comme un véritable geste d’artiste. De plus, il génère une plus-value marchande, puisque le prix de la boîte, dont la valeur initiale se chiffre à plusieurs centaines de milliers de francs, va doubler une fois ouverte.
En août 1993, au musée de Nîmes est exposé le fameux ready-made, signé et daté 1964, Fontaine de Duchamp. Le 25 de ce mois, se présente, plus ou moins grimé, un visiteur : « Il entre, avise Fontaine, urine longuement, puis la brise d’un violent coup de marteau. »6 Tout comme la boîte de Merde d’artiste est un geste créateur, Pinoncelli se défend d’avoir fait de même. Pinoncelli se revendique comme un artiste de comportement donnant à ses actes le statut d’œuvres d’art. Selon lui, il s’agissait de remettre l’œuvre à sa place : il revendique le fait d’avoir fait une œuvre d’art en urinant et en fracassant Fontaine. Or, le problème n’est pas tant, dans l’immédiat, de savoir si Pinoncelli a produit une œuvre d’art que de savoir s’il a détérioré une œuvre ou un objet industriel. Dans le monde de l’art, Fontaine est considérée comme une œuvre d’art à part entière, pourtant c’est à la justice de devoir trancher. Dès lors, il en va de divers arguments : les pro-art contemporain et les anti-art contemporain. Par conséquent, Fontaine se voit promue au titre d’œuvre comme au titre d’objet ordinaire. Toujours est-il que « l’Etat français, heureux propriétaire de « Fountain », et la compagnie AXA Global Risks, son assureur, assignèrent l’auteur du geste dévastateur devant le Tribunal de Grande Instance de Tarascon aux fins de l’entendre condamné à réparer le préjudice7. »8
La justice tente de résoudre le problème en se posant la question non pas de savoir si l’œuvre de Duchamp est ou n’est pas une œuvre, mais en se demandant si l’acte de Pinoncelli est destructeur ou artistique. Cependant, se demander si Pinoncelli a agi artistiquement ou pas revient finalement à se demander si Fontaine est une œuvre d’art ou un objet industriel9, alors que ce point était au préalable établi pour la justice, puisqu’elle considérait Fontaine comme une œuvre d’art. De toutes les façons, Pinoncelli est condamnable dans l’un ou l’autre cas. Il ne peut détruire un objet, qu’il soit une œuvre d’art ou pas, dans un musée sans préjudice. En revanche, détruire une œuvre d’art est un acte de vandalisme encore plus réprimable. Le problème va donc être de statuer sur ce qu’est Fontaine : une œuvre d’art ou un objet industriel, pour savoir comment sanctionner Pinoncelli. En effet, si la justice conclut en disant que Pinoncelli a détruit une œuvre, c’est voir l’objet, et uniquement l’objet, comme œuvre d’art, autrement dit c’est l’appréhender de façon réaliste. Le réel, c’est-à-dire l’objet matériel qui est devant nous, est l’œuvre d’art, et cette dernière consiste uniquement en l’objet. Appréhender de façon réaliste un objet, c’est voir l’œuvre d’art « dans sa réalité objective »10 Fontaine est considérée comme une sculpture irremplaçable. En revanche, ne pas condamner Pinoncelli, mis à part le fait de reconnaître son geste comme artistique, c’est ou bien ne pas reconnaître Fontaine comme œuvre d’art, ou bien la reconnaître comme telle, à savoir comme un objet d’art, mais un objet d’art industriel. A la différence de l’appréhension réaliste, c’est aussi l’appréhender conceptuellement, à savoir que l’objet n’est pas toute l’œuvre. L’œuvre consiste en son concept et en sa matérialité : « La réalité de l’œuvre se réduit alors à son concept. »11. Dès lors, Fontaine est peut-être abîmée, mais elle est remplaçable.
En outre, à aucun moment il n’est question d’une œuvre d’art en tant que bel objet procurant une émotion esthétique, comme cela aurait été le cas s’il s’était agi d’un tableau de Van Gogh qui aurait subi le dommage. Le tribunal ne peut pas seulement trancher sur l’affaire Pinoncelli, mais il lui faut d’abord résoudre la question Duchamp. En d’autres termes, il veut d’abord expliquer Duchamp pour pouvoir expliquer Pinoncelli. Ainsi, le tribunal reconnaît avoir affaire à « une double mystification : celle de Duchamp et celle de Pinoncelli, et il faut l’exposer avant de s’en débrouiller. »12 Pour les juristes, qui ont une définition de l’art assez réduite, surtout lorsqu’il s’agit d’art contemporain, Duchamp est un mystificateur. Selon le droit, une œuvre d’art est « d’abord et avant tout l’expression d’une personnalité et que là où la personnalité fait défaut, l’œuvre manque. »13 Par conséquent, les juristes estiment qu’ici la personnalité de Duchamp fait défaut. De plus, ils affirment être face au paradoxe suivant : c’est de l’art parce que l’artiste l’affirme, et l’artiste l’affirme parce qu’il a réuni toutes les conditions pour l’affirmer14. Le tribunal conclut de la façon suivante : « sa démarche (celle de Duchamp) consiste, surtout à partir de 1915, à créer des œuvres d’art par la seule force de l’esprit, sans acte matériel créateur, et en se contentant de déclarer « œuvre d’art » de simples objets de la vie courante. »15 En fait, le tribunal retient le fait que c’est la signature, plus que tout autre chose, qui compose l’œuvre d’art. Et c’est en ce sens que Duchamp est un mystificateur : son nom garantit l’origine de l’objet comme œuvre d’art, de la même façon qu’une marque garantit l’origine du produit. C’est là que réside le problème : Duchamp « s’empare de la fonction de la marque et lui fait jouer un rôle d’authentification artistique. »16
La mystification de Pinoncelli - uriner et casser l’urinoir – consiste en la démystification de la mystification de Duchamp… En agissant ainsi, il veut dire que ceci n’est pas une œuvre d’art, mais une « pissotière », et qu’il l’utilise comme telle. Dès lors qu’il n’estime pas Fontaine comme une œuvre d’art, il ne voit aucun inconvénient, aucune faute et encore moins de dommage artistique à uriner dedans. Or, il y a un hiatus dans la logique de Pinoncelli, et c’est là que réside sa mystification : il veut rendre artistique un acte qui détruit quelque chose qui n’a pas de valeur artistique à ses yeux. Il est impossible de rendre artistique un objet dont on a nié qu’il l’était. C’est de cette façon que le tribunal est parvenu à un verdict : « D’un côté l’Etat a acheté un urinoir, qu’il proclame œuvre d’art ; admettons. De l’autre, Pinoncelli fracasse cette œuvre en prétendant qu’il la réalise, l’achève, lui donne son plein épanouissement ; admettons encore. Mais, si l’urinoir Duchamp n’était qu’une vulgaire pissotière, il ne vaudrait pas un kopeck et le « geste » Pinoncelli serait égal à zéro. Par conséquent, Pinoncelli ne peut conférer une valeur artistique à son « geste » qu’à la condition d’avoir considéré l’urinoir comme œuvre d’art, de son propre aveu, et l’Etat peut légitimement s’en plaindre. Autrement dit, Pinoncelli ne peut, tout uniment, dénier à l’urinoir sa qualité d’œuvre d’art et revendiquer la nature artistique de son « geste ». »17 Le tribunal a vu Fontaine, l’objet et rien que l’objet, comme une œuvre d’art sans quoi Pinoncelli ne serait pas condamné pour son geste artistique.
Deuxième partie : les conséquences
1. le constat
L’idée de crise naît presque d’elle-même. En outre, elle semble beaucoup plus présente du côté du spectateur que de l’artworld. Pourquoi l’art n’est-il plus compris ? Le spectateur est perdu devant toutes ces productions artistiques : le glissement, qui s’effectue au cours de ce siècle, de la représentation en présentation perturbe la vision que nous avons de l’œuvre d’art. L’objet en soi n’est pas difficile à saisir, en revanche, ce qui est troublant, c’est l’émotion, le plaisir face à ces œuvres. En effet, du fait que ces objets soient tous si bien connus, il est difficile, voire impossible, de comprendre en quoi et comment ils doivent et peuvent bouleverser les sens. Ainsi, le même objet, qu’il soit peint ou présenté, ne procure pas la même émotion. En ce sens, l’art contemporain est également considéré comme une manigance pour les marchands et contre le public.
L’émotion ne doit pas être traitée comme un critère esthétique, sachant qu’elle est beaucoup trop subjective pour pouvoir être portée à ce rang. Malgré cela, il est aisé de voir que l’émotion est un bon paramètre, voire le paramètre, de ce qui permet de parler de crise de l’art contemporain, dans le sens où il est appréhendé comme source de plaisir. L’ébranlement des critères fait vaciller la notion d’œuvre d’art elle-même, faisant ainsi douter le spectateur sur ce qui est et n’est pas une œuvre. Il est donc logique et légitime d’aboutir à l’idée de crise de l’art.
2. les arguments
Pourquoi parler de crise ? Parce qu’il n’y a plus, dans un premier temps, de signes de reconnaissance pour voir dans l’objet non seulement un objet d’art, mais encore moins une œuvre d’art. En conséquence de quoi, ce qui est nommé « crise de l’art » équivaut à une crise des critères18. Nombreuses sont les personnes qui ne s’estiment pas concernées par l’art contemporain qu’elles jugent hermétique et intellectuel. Elles préfèrent lui tourner le dos plutôt que d’être déçues parce qu’elles ne le comprennent pas et que personne ne les y aide. Comment faire pour adoucir cette atmosphère tendue entre public déserteur et galeries désertées ? Que reproche le public à l’art de l’objet ?
Il existe divers arguments pour ou contre cet art, arguments qui ne sont, par ailleurs, pas seulement argués par le public, mais derrière lesquels se rangent également les spécialistes. Le débat français sur la crise de l’art contemporain commence en 1991 dans trois revues : Esprit, Télérama et L’Evénement du jeudi. Yves Michaud19 a établi un recensement de ce qui peut être reproché à l’art contemporain. Ainsi, il a dénombré quinze arguments que voici :
1. d’être ennuyeux ;
2. de ne pas donner d’émotion esthétique ;
3. d’exercer un effet de trucages intellectuels qui dissimulerait son vide et sa nullité ;
4. d’être sans contenu ;
5. de ne ressembler à rien ;
6. qu’il n’y ait pas de critère esthétique pour ce n’importe quoi ;
7. de ne demander aucun talent artistique ;
8. d’être un art épuisé par l’histoire ;
9. d’être produit par l’excès d’historicisation ;
10. de ne plus être un art critique ;
11. d’être une pure création du marché ;
12. d’être un effet du complot du monde de l’art et de ses réseaux internationaux, américains ou mondains ;
13. d’être un art officiel ;
14. de n’exister que sous la protection du musée ;
15. d’être coupé du public qui n’y comprend rien.
3. la crise en question
Ces divers arguments sont tous plus ou moins proches d’un problème de compréhension, de réception de l’art. Le fait que le public n’ait jamais été confronté à la présence même d’un objet, mais toujours à son image, est le réel obstacle. De la sorte, cette crise de l’art, ou crise de compréhension, se retourne en hostilité contre l’art lui-même, alors que c’est lui qui a suscité cet état de fait. Cette crise ne serait-elle pas plus une affaire de goût que de non compréhension ? Et cette crise du goût ne serait-elle pas elle-même due aux changements opérés dans les schèmes propres à l’art ? De ce fait, l’art n’est pas en crise, bien que ce soit le terme usité dans tous les ouvrages traitant de ce sujet. Il serait sans doute plus en pleine mutation, en bouleversement, ou en révolution. D’où le fait, comme tout ce qui est en bouleversement, que les valeurs de base ne peuvent plus convenir, ces dernières étant remises en question. Il n’est pas certain que l’art soit plus en crise aujourd’hui qu’il ne l’était hier. Il suffit de penser à Dada pour se rendre compte que, là aussi, il était assez révolté. Il veut détruire l’ordre établi en refusant la société, ses règles et ses valeurs. Le leitmotiv dadaïste est la destruction de l’art en rejetant l’idée d’œuvre d’art20. En revanche, la révolution effectuée par l’art contemporain est beaucoup plus radicale encore que celles qui l’ont précédée, même si le dadaïsme est une étape fondamentale à sa constitution. Contrairement aux autres bouleversements artistiques qui ont jalonné notre siècle, celui-ci marque une rupture essentielle entre l’art d’avant et l’art de maintenant, c’est-à-dire entre l’art représentatif et l’art de la présence même. La thèse benjamienne, selon laquelle il n’existe pas d’essence immuable et intemporelle de l’œuvre d’art, est en parfait accord avec ce qu’il s’est toujours produit dans l’histoire de l’art. Toujours selon Benjamin, l’essence de l’art serait historique puisqu’elle est dépendante des transformations sociales et des découvertes techniques. Or que se passe-t-il avec l’art contemporain ? Ce dernier n’a pu évoluer que grâce aux évolutions des techniques et de l’industrie depuis le début du siècle. L’histoire de l’art contemporain est liée à celle des techniques. Bien qu’il soit facile de reconnaître ce fait, cela ne permet guère de mieux comprendre l’art de l’objet. Il semble que cela est dû au fait que le bouleversement engendré actuellement transmue la question canonique « Qu’est-ce que l’art ? » en « Quand y a-t-il art ? ». Dès lors, nous nous retrouvons de nouveau face aux problèmes des critères, et, de ce fait, à la crise du goût. Il s’agit alors d’un problème qui s’adresse directement à l’esthétique.
4. la crise de la représentation de l’art
Au risque de se répéter, il semble nécessaire d’insister sur le fait qu’il n’y a pas une véritable crise21 de l’art, même si cet événement est nommé ainsi, et cela sans doute par esprit pratique et par facilité de compréhension. Effectivement c’est le mot courant utilisé aussi bien par le profane que par le spécialiste pour désigner l’état de l’art. Pourquoi n’y a t-il pas crise au sens où tout le monde se plaît à le dire ? Parce que, premièrement, les artistes continuent à créer, et que, deuxièmement, ce qui est appelé crise est un épisode assez coutumier dans la sphère artistique, particulièrement lors de ce siècle. A la vue des arguments contre l’art contemporain, cités ci-dessus, la crise se situerait beaucoup plus du côté du spectateur que du créateur. En conséquence de quoi, il s’agit plutôt d’une crise de la représentation de l’art. Finalement, cette « crise de l’art contemporain est en fait le symptôme d’un bouleversement de nos représentations, d’un changement de nos expériences, et de la nécessité d’une évolution radicale de nos croyances en matière d’art. »22 Dans son ouvrage intitulé La Crise de l’art contemporain, Yves Michaud pense qu’il n’y a pas crise de l’art, mais crise de la représentation non pas dans l’art, mais de l’art. Et cette crise de la représentation de l’art est due au fait qu’il y a crise avec la représentation dans l’art. Cette crise est double : elle touche le concept d’art et les attentes envers lui. En fait, la crise du concept d’art est la crise de ce qui est entendu par art. Avec les nouvelles productions artistiques, il est difficile de savoir ce qui est et ce qui n’est pas de l’art, d’où le fait que le concept même d’art soit en crise : nous ne savons plus quand il y a art. Comme ça a déjà été remarqué précédemment, la question sur l’art se transforme de « qu’est-ce que l’art ? » en « quand y a t-il art ? ».
Conclusion
Si le concept est en crise, c’est parce que les attentes envers l’art ne sont pas comblées. Les spectateurs attendent de lui les mêmes choses que par le passé. Or, l’art n’est plus le même, et pour le comprendre, il faut que les attentes du spectateur changent elles aussi. Pourquoi cette situation ? C’est parce que c’est précisément l’ère de la fin de la représentation et de la glorification de l’objet. La présence objectale sur la scène artistique bouleverse donc la représentation de l’art et la représentation dans l’art. Cependant, et Michaud insiste sur ce fait, la fin de la représentation ne veut en aucun cas dire fin de l’activité représentée. Autrement dit, la fin de la représentation ne veut pas dire fin de l’art, ce que beaucoup de personnes croient. En effet, nombreux sont ceux qui pensent que la thèse de Hegel était juste. Ils pensent que l’art est parvenu à son point le plus haut de réflexion sur lui-même et que, de ce fait, il ne peut plus avancer, d’où sa mort par la crise, par ses productions plus ou moins médiocres et abusives. Pourtant, l’art n’est pas mort, il se modifie : il passe de la représentation à la présentation. A l’ère des images succède l’ère de la présence. Dès lors, c’est une nouvelle réflexion qui s’impose et non un testament. En effet, l’art n’est pas un phénomène qui évolue, qui progresse, dans le sens où il doit atteindre un point final. L’art n’est pas comme un coureur de fond avec un point de départ et d’arrivée. Mais, « l’art a une histoire, il est peut-être radicalement histoire, c’est-à-dire, non pas progrès, mais passage, succession, apparition, disparition, événement. »23
Ce n’est pas l’art qui est en crise, mais le jugement sur les productions. En effet, ceux qui jugent ne savent plus que dire, ni que faire. Ils ne savent plus comment et quand jouir. Toutefois peut-être – sans doute ? – est-ce dû aux œuvres elles-mêmes ? Elles font violences aux habitudes et aux normes, elles étonnent et elles découragent aussi bien l’interprétation que l’abandon au plaisir.