Introduction
Milos Forman n'a pas toujours été un réalisateur américain. D'origine tchèque, son exil lors du printemps de Prague l'a pour toujours divisé entre un pays qu'il aime malgré son exclusion, et un pays étranger qui a su lui offrir l'opportunité de réaliser ses ambitions. Doté d'une double nationalité et d'un passé mouvementé, ses oeuvres témoignent d'une conscience de l'oppression et de l'identité fragile. Ses héros sont des outsiders, des êtres puissants mais fragiles, sans attaches, qui se réalisent face à l'oppression. Ainsi, Larry Flynt combat pour sa liberté et le respect du premier Amendement, Coalhouse Walker Jr contre le racisme, Randall MacMurphy contre la rigidité organisée de l'institution psychiatrique dirigée par Miss Ratched, Mozart contre la Cour qui l'empêche de créer de la musique moderne et vivante; son prochain film Goya's Ghosts entreprend lui aussi de dépeindre un désir d'expression freiné par le système ( l'histoire de Francisco Goya et de sa muse jugée hérétique ).
Si l'oppression prend différentes formes, elle reste le symbole de l'autre, d'un mutisme qui entrave l'expression de l'être, et souvent, de l'artiste. C'est dans Amadeus que la dialectique de l'autre trouve son expression la plus manifeste, car l'autre n'est pas seulement composé des différents opposants à la musique de Mozart. En plaçant un compositeur médiocre dans l'équation, Peter Schaffer, l'auteur de la pièce adaptée par Forman, ouvre les points de vue. Salieri, le compositeur de la Cour, mène et commente l'histoire de Mozart, transformant Mozart et toutes les personnes qui lui sont liées, en représentations de l'autre, et le film en un portrait des multiples tensions qui construisent le personnage de Salieri en rapport avec l'existence de cet "aimé de Dieu"1.
La figure de l'intrus: répulsions et exclusion
1) L'étranger
Les nombreux conflits politiques que rencontre Mozart sont pour Forman l'expression d'une résistance à une indépendance artistique peu commune. Etouffé longtemps par l'autorité et les attentes de son père Leopold et du prince-archevêque Colloredo, il ne trouve guère d'espace individuel. Les nombreuses commandes d'opera seria, opéras italiens élitistes, le maintiennent dans la tradition jusqu'à ce qu'il s'en détache avec une musique hautement moderne.
Toutes ces années de dépendance sont pratiquement illustrées en une seule scène dans le film, qui le maintient au rang d'intrus. Certes, Mozart accède à davantage d'indépendance une fois congédié par Colloredo, mais Forman tient à créer une logique dans les débuts du compositeur: Joseph II est plus ouvert que le prince-archevêque, mais Mozart doit toujours s'imposer dans un monde qui tend à l'expulser. La première visite de Mozart à Joseph II dans le film le place dans le camp des étrangers. Il est vrai que Mozart ignore presque tout de l'identité de chacun à la Cour, saluant le kappellmeister2 et non l'empereur, ce qui encouragera chacun à lui rappeler sa position allemande. Salieri s'adresse à lui en ajoutant de l'italien, et un conflit s'engage sur le choix de l'italien ou de l'allemand pour un opéra commandé à Mozart. Il est ainsi présenté comme un musicien venu d'ailleurs, à qui la Cour ( autrichienne ) a la générosité de lui proposer une commande. Salieri, dont toute l'existence est fondée sur son rapport avec Mozart, son manque de talent mais sa supériorité hiérarchique, joue d'ailleurs la carte de la nationalité lors de cette visite. Ainsi lorsque Mozart argumente le recours à la langue allemande en raison des vertus qu'elle véhicule, Salieri s'interpose et exige de connaître ces vertus: "étant étranger, j'aimerais beaucoup apprendre". On dénote la touche d'ironie judicieusement placée dans le terme "étranger", Salieri et la Cour se considérant en vérité comme les rois du monde. Mozart rétorque en dénigrant l'opéra italien qui selon lui ne réunit que des sopranos ne sachant que crier et écarquiller les yeux; il propose d'ailleurs un opéra qui se déroule en Turquie – ce qui lancera par la suite la mode vestimentaire turque à Vienne – et clôt sa défense avec quelques mots italiens, fermant la porte de l'exclusion des nationalités.
Un autre facteur sépare Mozart du reste de ses collègues. Leur point de vue est légèrement adopté par la caméra lors des rencontres avec le musicien pour mettre en valeur son manque de noblesse. Amadeus est l'inverse de Leopold, un homme doué d'élégance et de diplomatie. Mozart fils est, lui, présenté comme un bouffon, une créature grotesque au langage vulgaire et au comportement infantile. C'est l'intrus à la Cour, et nombreuses sont les occasions où il manque d'en être expulsé. Son rire est devenu un mythe, mais de nombreux d'historiens attestent de sa véracité. Mozart choquait, et ses lettres à Leopold ou à sa soeur Nannerl reflètent bien l'obscène qui le caractérise tant dans le film, même si sa musique n'est, elle, jamais vulgaire. Lors de ses visites à la Cour, la caméra le place donc en dehors du cercle des nobles, près de la porte de sortie, comme éternellement sur le point d'être remercié. Une élégante perruque ne lui suffit pas, il en souhaite trois, de plus en plus extravagantes, passant du blanc au rose. Enfin, ses pas au sein des astreintes impériales sont peu nombreux, car Mozart déteste donner des leçons, enseigner à des êtres dénués de talent et perdre son temps en conversation mondaine, comme l'illustre une scène, coupée dans le premier montage et restaurée dans la version longue, où il doit jouer un morceau pour calmer les chiens des propriétaires au lieu d'enseigner à leur fille.
Il est ainsi dépeint comme le seul compositeur à ne pas agir comme un serviteur de la Cour, ou même comme un compositeur de la Cour, que ce soit lié à sa nationalité allemande ( L'enlèvement au Sérail en allemand, situé en Turquie ), à son refus de servir les nobles ( les leçons ), ou à sa musique moderne qui s'oppose à la tradition. C'est un bouffon et un musicien hors norme, cette créature que dénigre tant Salieri, cet autre au sens d'étranger et d'intrus, d'être incompatible avec la société.
S'ajoute à cette vision de Salieri l'image du prêtre qui vient écouter sa confession. Bien plus jeune - une génération les sépare – il est homme de Dieu, en directe opposition avec Salieri, le rejeté de Dieu: il a pour Salieri, tous les attributs de l'étranger. Dans la pièce originale de Peter Schaffer, Salieri parle seul devant le public, le prenant par moments à témoin. Inquiet de la transposition d'un tel soliloque à l'écran, Milos Forman a préféré ajouter un médiateur entre Salieri et le spectateur, et c'est ainsi qu'a été créé le prêtre, un homme simple aux connaissances musicales légères. Salieri le perçoit comme un être plein de bonnes intentions mais profondément ignorant, de son passé comme de son identité. Sa présence religieuse fait de Salieri un meurtrier qui doit se confesser, l'étiquette est inévitable. Ses premiers mots sont logiquement des mots de rejet, "laissez-moi tranquille". Il se vexe plus tard du reflet que lui renvoie ce Monsieur Tout-le-Monde qui ignore sa musique mais chante automatiquement celle de Mozart, image de son infériorité artistique et de son absence d'impact sur les autres. Le prêtre est davantage une représentation, celle du monde, un miroir devant Salieri. Ce dernier semble d'ailleurs se parler à lui-même voire à Mozart ou à Dieu plus qu'à son confesseur dans le film, aspect renforcé par les plans qui ignorent le prêtre autant que possible. Salieri est souvent de côté, tourné vers le piano, et les plans le magnifient, laissant le prêtre et ses réactions dans l'ombre. Cette mise en scène permet donc d'exprimer l'identité générale de Salieri envers le monde, fondée sur son incapacité totale de composer avec l'autre.
2) L'ancien et le nouveau: le rejet du moderne
Mozart a révolutionné la musique, et c'est son talent de novateur qui est le plus représenté lors de ses contacts avec le public ou avec la Cour. Dès l'enfance, Mozart a toujours été en avance.
Ses progrès sont mis en abyme par le parallèle avec l'enfance d'un compositeur classique, Salieri. Ce dernier est représenté jeune, jouant à colin-maillard les yeux bandés, comme dans l'ombre, pendant que Mozart joue du clavecin pour le Pape à Rome, les yeux bandés. Le motif du bandeau sur les yeux est évident: Mozart est le visionnaire, dont la clairvoyance et le talent sont reflétés par l'absence de la vue ( mise en valeur du génie ), et Salieri est le médiocre, dont le bandeau symbolise à la fois son impuissance sociale ( impuissance à toucher les autres qu'il ne voit pas ) et l'absence de maîtrise de la musique ( l'aveugle dans ce domaine dès l'enfance ). L'enfant prodige multiplie les exploits devant des rois, des empereurs et même le pape, tandis que Salieri prie pour pouvoir faire de la musique et s'élever au-dessus de la médiocrité de sa famille. La mort de son père est pratiquement un parricide, car Salieri semble désirer ardemment la mort de son obstacle paternel. Mozart a lui, un père qui lui apprend tout sur la musique, il est en avance dans son apprentissage et dans ses performances. A l'âge adulte, Mozart se révèle précoce dans sa conception de la mode ( les perruques excentriques ), et de la musique. Il s'impose en maître de la diversité ( première définition de la modernité ), préconisant le changement et les variations comme l'illustre sa première visite chez Joseph II. Elle le met en opposition avec Salieri qui ne cesse de le qualifier d'étranger. Mozart rétorque en faisant de Salieri l'étranger dans le domaine de la musique, celui qui peine mais jamais ne brille. Il affirme ainsi connaître le travail de Salieri, suscitant une toute grande fierté chez ce dernier qui s'empresse de sourire à toute la Cour, puis explique avoir composé plusieurs variations sur son travail, "un peu étrange mais avec quelques bons passages". Il se pose en professeur, celui qui connaît le domaine et est apte à juger, alors que Salieri est plus âgé: les rôles sont renversés, l'étranger corrige le Compositeur de la Cour, l'invité critique l'hôte. Il est également bien plus moderne, et cherche sans cesse à renouveler, créer, changer ce qui bloque. C'est ce qui mène à l'un des passages les plus savoureux du film, où Mozart prouve non seulement qu'il a retenu le morceau entier de Salieri après une seule écoute ( en opposition directe au plan où Salieri écrit ses notes lentement sur le papier et étale la partition sur son clavecin pour pouvoir jouer ), mais aussi qu'il est capable d'improviser. Il compose ainsi une variation de la marche de Salieri et la transforme en un morceau plus vigoureux et enlevé. C'est bien sûr un morceau que tout le monde reconnaît aujourd'hui comme étant celui de Mozart, et le film imagine qu'il est né d'une variation improvisée d'un morceau existant de Salieri. Amadeus prend le temps d'identifier les passages où la musique semble coincée, inerte, "ça ne va pas bien là", et imagine un remède, l'accompagnant de son rire triomphant. Les gros plans sur Salieri favorisent son point de vue, son sentiment: il est second dans l'échelle des compositeurs et des génies, et ses efforts pour créer une simple marche de bienvenue semblent triviaux par rapport aux talents évidemment innés et naturels de Mozart qui n'a même pas besoin de travailler, tout est prêt dans sa tête. Il prépare ses opéras avant d'en recevoir commande, lit des librettos avant le kappellmeister italien, sa réplique favorite "c'est tout nouveau", qualifie ses opéras qui sont toujours secrets. Sa modernité attire la curiosité de la Cour et de la population. Le public se bouscule pour l'apercevoir, et quand Mozart joue sa variation de Salieri, le personnel se rapproche de l'entrée pour apercevoir l'auteur de cette nouvelle musique.
Les différentes représentations de Mozart sont un reflet de l'accueil de cette musique moderne à Vienne. Il surprend toujours, et le public semble déconcerté. L'enlèvement au Sérail est très populaire et lance la mode turque, mais déjà, on lui déclare que sa musique contient "trop de notes", critique réelle du temps de Mozart. Certes, il y a la ville, Vienne reçoit moins bien Mozart que d'autres coins de l'Europe, mais la mise en scène insiste bien sur la modernité surprenante de sa musique ( les plans sur les visages du public et de la Cour par exemple ), commentée par Salieri qui décortique la magie de la composition mêlant l'ancien et la nouveau avec fluidité et culot. La masse sans oreille ne tient pas toujours quatre heures, et Mozart et Salieri semblent les seuls à connaître la valeur de la musique. C'est le génie, non reconnu par les autres, et du point de vue de Salieri, Mozart est l'autre, celui qui a le talent, "la voix de Dieu", jamais égalé ou compris par la foule.
II. Attraction et répulsion: l'insoutenable existence de l'autre
1) Jalousies
"Until he came...". Salieri, dans sa confession au prêtre, met le doigt sur l'enjeu grammatical du pronom "he". L'équation change et s'inscrit sous le signe de la rupture. La santé mentale de Salieri chavire et son désir de posséder tout ce qui peut se rapprocher à Mozart le hante. C'est la rage de voir l'autre posséder un bien qu'il voudrait pour lui-même ( le talent ou métaphoriquement dans le film, l'oiseau dans la cage, la beauté pure, la voix de Dieu), c'est l'expression extrême d'une jalousie profonde. Elle commence dès l'enfance, lorsque Salieri envie l'éducation de Mozart que lui donne son père, son contact avec le prince-archevêque, ses opportunités. Il fait vœu de chasteté en priant pour la mort de son père, et une fois libre du joug parental, il désire mais n'approche jamais l'une de ses cantatrices favorites, Cavalieri. Mozart la courtise, et Salieri ressent cette possession comme un affront: "je ne supportais pas l'idée que quelqu'un la touche, surtout la créature". Dans ce terme se cache toute le mépris de Salieri pour l'homme Mozart - et non le musicien - un monstre, un animal des bas-fonds, un sous-homme. C'est aussi, l'homme par opposition à Dieu, et Salieri insiste sur la scission entre le Dieu musicien et l'homme qui tous deux composent Mozart. Le musicien a été, pour Salieri, choisi par Dieu, et l'homme lui a ravi sa déesse: Salieri est l'éternel second. Cavalieri connaîtra elle aussi la jalousie, exposée en publique à l'annonce du mariage de Mozart à Constanze Weber. Mozart déclenche les jalousies. Il est le premier choix pour le poste de professeur de la Cour, avant Salieri, et ce dernier insiste sans cesse sur le fait que cet "aimé de Dieu" est l'élu, et Salieri le rejeté, l'élu de Satan: "pourquoi choisir Mozart pour m'enseigner des leçons d'humilité?" Mais c'est finalement une représentation de ses rapports avec Mozart, car si Salieri interprète tout évènement en fonction des choix de Dieu, le film prend bien ses distances. Il se veut objectif, une mise en scène des rapports conflictuels entre un compositeur et un génie burlesque. Cette distance permet l'accès à la représentation, et par le biais du prêtre, le spectateur analyse cette image que se fait Salieri d'Amadeus, de tout ce que ce nom suscite en lui. Salieri parle à Dieu après chaque affrontement avec Mozart, comme si Mozart était un vecteur, un médiateur, un reflet ou représentation de la parole divine: "J'entraverai les plans de ta créature sur terre3, autant que possible". C'est cette vision qui imprègne chaque scène, on lit dans le regard de Salieri, on décrypte le sous-texte, et tout ce qui en ressort est son éternel complexe d'infériorité, son terrible sentiment de rejet divin.
Milos Forman soigne la mise en scène lors de la première vision de cet étranger allemand à Vienne pour mettre en valeur ce sentiment. Un lent travelling arrière accompagne Salieri, la caméra recule devant lui, il fraye le passage, domine l'espace. Sa confiance appelle le ludique, et c'est avec lui-même qu'il joue un petit jeu: deviner qui est Mozart d'après les visages. Une réflexion sur le génie ( se voit-il? ) mais aussi le désir de percer l'autre à jour, de le dévoiler avant qu'on le lui présente, être premier. La caméra le suit pendant quelques minutes, et l'accompagne dans la salle à manger où sont réservés tous les plats du jour, surtout les desserts. En dévoreur et possesseur, Salieri pénètre dans la salle, violant l'espace et piquant la nourriture, jusqu'à l'arrivée de Constanze, une inconnue à ce stade. Il se cache et devient alors un observateur, au second plan, derrière les gâteaux. Il devient même un intrus lors de l'arrivée de l'homme, et un voyeur quand le couple joue par terre. Mozart aime les jeux de mots obscènes, et Salieri se prend à y jouer, avec un profond dégoût certes, mais il entre dans son jeu, alors qu'il menait le sien au début de la scène. Il est passé du centre à la périphérie. Lorsqu'il se rend compte qu'il s'agit de Mozart, le zoom avant sur son visage en légère plongée révèle son profond sentiment de trahison. Il a été trompé par le visage du génie, et par le choix de Dieu. Le vieux Salieri raconte ce souvenir et utilise le pronom distanciateur "that", "that was Mozart!". Cette chose, "cette créature rampant sur le sol", ce cafard, en totale opposition avec l'oiseau qu'il attendait.
Ce mouvement est réitéré et amplifié lors de la visite de Mozart à la Cour. Salieri a composé une marche d'accueil, remerciant Dieu pour le talent qui lui a permis de la composer, et c'est Joseph II qui offre de la jouer. Salieri passe du centre de la Cour, serrant sa partition ornée d'un ruban, à la périphérie, à côté du piano, menant l'empereur et le corrigeant, ne tenant plus que le ruban. Il passe qui plus est, du rôle de compositeur remercié par la Cour au rôle de professeur, et sa marche est massacrée par l'empereur. Il ne pouvait imaginer pire scénario pour l'arrivée de Mozart, et lorsque ce dernier passe au piano pour composer des variations de cette marche qu'il trouve parfois inefficiente, Salieri est derrière l'empereur, en légère contre-plongée, plan qui suggère le regard de Mozart assis au piano et ainsi magnifie la position seconde de Salieri. Tout le film insiste d'ailleurs sur la dialectique professeur-artiste, Mozart déteste enseigner, et Salieri est un artiste moyen et un professeur aigri.
Salieri désire simplement un aspect qui ferait de lui l'alter ego de Mozart, il vit dans l'éternelle illusion qu'un semblant d'égalité avec lui mettrait fin à sa jalousie destructrice. Il annonce alors à Constanze avec fierté venir d'une petite ville, "tout comme votre mari". C'est un désir d'égalité que ressent d'ailleurs Constanze par rapport à la musique. Elle se sent seconde, et la mise en scène amplifie ce sentiment lors du passage dans la salle à manger: elle est avec Mozart, a été demandée en mariage, et son rire est soudain tu par Amadeus qui essaie d'entendre la musique jouée dans la grande salle. Le plan est symbolique: Constanze à terre, les yeux sur Mozart dont la moitié supérieure est invisible, hors champ. Sa main insiste sur le silence demandé de Constanze, son regard est tourné vers la porte. Les premières notes le touchent à peine qu'il s'élance hors de la salle en courant, laissant Constanze à terre. Cette scène dépeint l'apparition de l'autre femme, la musique; Constanze à terre est conforme à la vision de Mozart qu'a Salieri, un cafard, un insecte qui appartient à la terre, et Mozart, élevé au-dessus d'elle, écoute le chant de l'oiseau et vole vers lui. Peu avant la mort d'Amadeus, Constanze enfermera son requiem inachevé dans un cabinet de verre, replaçant ainsi l'oiseau dans sa cage, pour reprendre sa place dans le mariage.
2) Intrus et intrusion: les violateurs du sacré
L'oiseau est convoité sans relâche par les "mortels", comme Constanze, Salieri, Leopold ou Joseph II. Tout le monde veut le voir, le toucher avant même qu'il soit révélé au monde. Ce désir de possession est encouragé par le comportement de Mozart qui fait de ses opéras de véritables secrets. C'est lui qui bâtit la cage autour de l'oiseau pour être sûr d'être celui qui ouvrira la porte et le regardera s'envoler4. Il qualifie son travail de "secret", refuse même de le dévoiler à son père, de voir ses partitions effleurées par Constanze ou lues par Salieri. C'est une indépendance extrême et elle explique les multiples tensions que vit Mozart avec le politique qui tient à contrôler les productions. Joseph II aime commander des opéras, et non savoir que Mozart comptait présenter Les Noces de Figaro sans en avoir touché mot à la Cour, livret qui a d'ailleurs été banni par l'empereur pour peur qu'il déclenche des rébellions comme ce fut le cas en France. Rosenberg, un des consultants Italiens, ne supporte pas d'être second et insiste pour lire les livrets d'opéras avant que Mozart en écrive la musique. Ce désir de contrôle, de possession du bijou de l'autre, mène à l'absurde, à une création dénuée de sens. En effet, Rosenberg, fier de faire obéir les lois, arrache les pages de ballet de l'opéra sous prétexte que Joseph II a banni tout ballet. Le résultat est constaté par Joseph II: "mais regardez-les!" dit-il en observant les danseurs bouger sans musique comme de simples pantins. Il rétablit la musique au grand désarroi de Rosenberg.
Mozart est donc étouffé par la bienséance, les lois et les envieux, sa musique se retrouve convoitée, désirée, violée même par le pouvoir. Elle est, pour Salieri, tout ce qu'il n'est pas, et le film le dépeint toujours comme un homme bienséant à la Cour ou en présence de Mozart, et un violateur dans le privé. C'est un homme marqué par la dévoration, un prédateur qui aime défier la caméra en marchant d'un pas assuré à la chasse au génie. Il est souvent vu en train de manger des gâteaux et des sucreries, il vole même un macaron quand sa cantatrice regarde ailleurs avant de reprendre son morceau de piano. Il offre à Constanze des "tétons de Vénus" et se glisse dans la salle à manger lors des représentation pour le prince-archevêque pour manger en cachette des cerises au chocolat, violant par la suite, le privé de Mozart et de Constanze. Sa seconde intrusion concerne les pages de la Sérénade pour instruments à vent que Mozart présente au prince-archevêque Colloredo. Les partitions, ouvertes au regard, abandonnées sur le pupitre, attirent l'œil de Salieri. Elles sont pour lui, le reflet de Dieu, la représentation de sa voix. Il se délecte de chaque passage, ses mains semblent conduire l'orchestre, il prend pendant quelques minutes la place de l'autre, du médiateur entre Dieu et lui.
Ce n'est pas seulement la musique qui l'intéresse, mais le côté sacré. Ainsi, lorsque Constanze lui apporte les partitions de Mozart, son intérêt ne semble naître que lorsqu'il apprend que Mozart ignore sa venue, et surtout, quand il découvre que ce sont des originaux. Il a accès au secret et au sacré. Ce sont pour lui, les reflets purs de la voix divine, et la preuve irréfutable du génie de Mozart dont les partitions ne présentent pas la moindre trace d'une rature. La musique semble complète dans son esprit, achevée, comme dictée par le divin. C'est pour Salieri, une preuve du sacré des partitions, et un gros plan accompagne le doux mouvement de sa main qui vient caresser les pages comme s'il touchait les plumes de l'oiseau. La scène coupée au montage original où Constanze se dénude pour Salieri en échange de son aide envers Mozart confirme l'identité du désir de violation de Salieri: non ce que Mozart possède ( il ne touche pas Constanze ) mais ce que Mozart est et exprime, son identité artistique. Il violera ensuite le privé d'Amadeus, comme la salle de billard où Mozart aime composer Les Noces de Figaro, salle où, on le voit dans la scène précédente, il trouve son inspiration, où il échappe aux dures tensions de la vie quotidienne. Salieri vient donc sentir la pièce, toucher la muse, et trahit ensuite la création des Noces à la Cour. Il ôte à Mozart le secret. Espion, traître, violateur, son plus grand crime est de tenter de s'attribuer le travail de Mozart, et de le faire jouer à ses funérailles, de voler la représentation de l'autre et de la faire sienne lors de la représentation de la mort de son auteur. Le film ne lui permettra pas de commettre l'acte, il fera de Salieri un simple scribe qui ne parvient pas à suivre la rapidité et le talent du maître.
III. L'obstacle nécessaire
1) Le cruel médiateur
La psychanalyse a établi de nombreuses théories sur l'autre et les rapports conflictuels inévitables entre les êtres. De toutes les interprétations demeure une évidence: le rapport à l'autre fonde l'identité de chacun. Pour certains, Nous naît avant Moi, et Salieri confirme cette approche: "je ne peux me souvenir d'un temps où j'ignorais son nom". Salieri est né dans son rapport à Mozart et existe pour lui. Le conflit est peut-être destructeur, mais c'est précisément ce rapport qui fonde l'identité de Salieri et construit son être.
Son enfance est présentée en parallèle avec celle d'Amadeus, et sa carrière, en tant que compositeur ou de professeur, est mise en perspective par rapport à celle de son collègue et idole. Mais surtout, ce double fait de lui un être profondément déchiré, entre l'amour pour son idole et la haine pour son ennemi. Il juxtapose ces deux sentiments dans sa confession au prêtre: "c'était mon idole. J'étais jaloux". Depuis l'enfance, Salieri s'est donc développé sur une base double et instable, sur un déséquilibre, une double polarité qui le tiraille sans cesse entre attraction et répulsion par rapport au noyau Amadeus. La confrontation avec l'autre rompt définitivement le semblant d'équilibre qui permettait à Salieri de fonctionner. Tant que l'autre ne restait qu'une image, Salieri pouvait nager dans l'illusion du contrôle de son existence: "je m'aimais bien...jusqu'à son arrivée. Cette soirée changea ma vie." L'autre n'est plus une simple représentation, il devient une réalité existentielle, et Salieri ne se positionnera plus que par rapport à cette réalité. Ainsi, dans les plans ou scènes où Salieri est vu seul, sans la présence de Mozart, il est souvent représenté en train de prier pour avoir les opportunités de son rival, son talent, ou pour que Dieu envoie Mozart loin de lui. Cette position d'envieux, d'électron qui se positionne par rapport au noyau, est pour lui comme une honte, un comportement privé qu'il cache avec imagination, comme lorsque son serviteur frappe à sa porte: Salieri à genou, cesse instamment de prier, et prend la position du compositeur, assis au piano, la plume à la main, prêt à poser sa musique sur papier, l'expression légèrement concentrée, comme si on le dérangeait. Pour son serviteur qui représente le regard des autres, il ressent le besoin de mettre un masque, une représentation d'un être complet et stable dans l'illusion de la création. La mise en scène insiste, elle, sur la dualité. Salieri ne supporte pas de ne pas être l'autre et n'assume pas sa propre identité.
Mais ce n'est pas seulement la quête de l'identité de l'alter ego: Salieri est littéralement hanté par l'étrange et improbable union d'un génie et d'une créature. La dualité cafard-oiseau le fait douter de la bonté divine, faisant finalement de Dieu son ennemi. Mozart est donc pour lui, l'expression même de la dualité, de la déchirure, et le paradoxe, c'est que l'identité de Mozart semble reposer sur l'équilibre entre ces deux entités. Mozart est vulgaire et obscène et extravagant, mais c'est cette même personnalité, cette énergie et ce désir de nouveauté, d'autre ( autre langage, autre façon de vivre en société, autre musique ) qui lui donne ce génie, cette musique unique, comme aucune autre existante. Mozart est l'autre dans toutes les définitions possibles. Le fait que Salieri soit hanté par Amadeus, par son rire qui clôt le film et annonce le générique, confirme l'interprétation selon laquelle l'autre est le lieu de l'inconscient. Il est également un médiateur de la conscience: Mozart semble représenter la conscience de Salieri qui lui rappelle ses limites, qui libère ses peurs les plus effrayantes comme celle d'être humilié en public ( lorsque Mozart l'imite de façon vulgaire au bal ), et il est son miroir le plus précis ( par l'imitation, le parallélisme de la mise en scène, les conflits ). Finalement, Salieri n'est jamais seul, et sa tentative de suicide correspond à une volonté de supprimer ce qu'il reste de Salieri, une fois Mozart éliminé. L'un ne peut exister sans l'autre.
2) L'autre: démon intérieur ou noyau de l'être?
La hantise de Salieri repose sur le reflet que Mozart peut projeter de lui, et Mozart ressent cette même déchirure par rapport à son père Leopold. Il apparaît clair que Leopold exerce une pression importante sur son fils, dès sa plus tendre enfance où il le fait représenter des exploits musicaux devant le Pape avec fierté. Il tient à gérer sa carrière et ses décisions, le pressant par exemple de ne pas se marier avec Constanze avant son arrivée. Il est prêt à s'agenouiller devant le prince-archevêque pour permettre à Amadeus de rester dans ses bonnes grâces. Son emprise sur son fils est représentée dans le film par l'opéra Don Giovanni. Le film met en scène la rupture qu'apporte Leopold: la musique guillerette qui accompagnait Mozart dans les rues, le futur ouvert à lui, est brusquement interrompue par un plan en contre-plongée sur une forme sombre et impressionnante en haut des escaliers, la musique de Don Giovanni en synchronisation avec le plan. Mozart n'a pas encore écrit l'opéra, et le film suggère ainsi que sa genèse est liée entièrement à la représentation qu'il se fait de son père. L'aspect fantomatique demeure tout au long du film, notamment dans le choix des costumes. On le revêt lors du bal du double masque de Janus, un visage souriant et l'autre dépréciatif, d'un noir satiné évoquant l'au-delà. Sa présence dans la maison du couple est éphémère, il ne la revendique que pour prévenir l'arrivée d'une servante inconnue dans son territoire, pour affirmer son droit à l'espace. Mozart fuit les disputes entre Constanze et Leopold et préfère écrire son opéra pour les Noces de Figaro. Sa vision de Leopold tient donc à ce double masque, cette présence sombre et ces éternels serres autour de son travail et de sa créativité, comme le reflètent les scènes où Mozart regarde le tableau de son père, véritable matérialisation de sa hantise que suggère d'ailleurs la musique de l'opéra extra-diégétique devenant intra-diégétique ( elle s'arrête lorsque Mozart reprend conscience de la réalité ). Lorsque Salieri découvre cette représentation, il décide de l'utiliser pour tuer Amadeus, torturer ses émotions et sa résistance. Il utilise le masque janussien, la présence sombre et commande un requiem. Le vieux Salieri analyse l'utilisation de Leopold en appuyant sur la déchirure interne de Mozart fils: "alors que j'étais là, saisi de voir à quel point ce vieillard aigri tenait encore son pauvre fils, au-delà même de la tombe, j'entrevis un moyen, un moyen terrible, pour finalement triompher de Dieu". Ce commentaire accompagne la représentation de Don Giovanni où l'on voit Amadeus diriger l'orchestre en y mettant toute son âme, tout son être, jusqu'à l'épuisement. Cette scène est une véritable mise en abyme de la représentation de l'autre: c'est la représentation de l'opéra, de la dernière scène où Don Giovanni est piégé, sous l'emprise du commandeur, et Mozart semble hanté par la présence sombre de Leopold qu'il représente dans le personnage du commandeur; de plus, Salieri assiste au spectacle, impressionné par le travail de l'autre qu'est Mozart pour lui, pendant que le vieux Salieri commente cette scène, révélant sa décision d'utiliser l'image de l'autre pour détruire le sien. C'est l'expression de ce rôle ambigu que joue l'autre dans l'identité de l'être: composition et destruction semblent éternellement liées.
Cette période est une transition: Mozart semble étouffé par Leopold dans la création de Don Giovanni, et La Flûte Enchantée apparaît comme son mode d'indépendance. Lorsqu'il compose la Flûte, il devient comme fou, son rire plus hystérique que jamais, il fait même un pied de nez au tableau de Leopold. Mais à la porte se tient Salieri, et le fantôme reprend consistance, le tableau reprend vie. Milos Forman construit donc l'élaboration des deux opéras en les adaptant au contexte et à leur nature. Un opéra sombre qui retransmet les hantises et démons intérieurs et un opéra folklorique qui baigne dans l'imaginaire, et qui exorcise ces démons et libère l'artiste. C'est le requiem qui l'achève finalement, la messe funèbre qu'il aurait dû créer pour Leopold. Le fantôme devient éternel, l'Autre ne peut être éliminé de l'équation. Hantise ou exorcisme, l'autre fait partie intégrante de l'identité, il reste ce que Sartre appelle "le médiateur entre Moi et moi-même", une partie de l'être, un fragment du noyau.
Conclusion
Le film est finalement l'expression du difficile équilibre entre l'être et ses multiples rapports avec le monde qui le définissent. La représentation, les opéras, la musique, sont le mode par lequel Mozart s'approprie le monde et le fait sien, gère ses déchirures. Il transforme ainsi l'affreuse mère de Constanze qui le réprimande en la reine de la nuit dans La Flûte Enchantée. Il représente les autres, ses démons intérieurs, ses amours, et intègre toutes ses dynamiques, qu'elles le rendent fou, hilare, déprimé ou tiraillé. Ce qui est rendu éternel et que Salieri ne parvient à faire, ce n'est pas la simple musique, mais son identité. Pour Salieri, la musique doit être noble et son opéra est certes puissant mais sans cœur, et ni le spectateur ni le prêtre ne s'en souviennent. Ce qui fait de Mozart un artiste éternel est ce qui fait de Milos Forman un cinéaste réaliste, la vérité de l'œuvre produite. L'expression définit le travail de Forman, tout comme celui de Mozart. Exprimer, c'est laisser sortir, extérioriser, représenter, et l'expression acquiert tout son sens en présence d'obstacles, des obstacles nécessaires: obstacle à l'expression, à la réalisation de soi, l'autre est une résistance, mais un médiateur nécessaire avec lequel l'être se compose en rapport avec le monde.