Oppenheim (Meret), Carrignton (Leonora), Cahun (Claude), Surréalisme, autoreprésentation, Identité féminine

DOI : 10.58335/shc.103

Résumé

Dans l’entre-deux-guerres, au sein du surréalisme parisien, l’image de la femme, projection du désir et des fantasmes des hommes, est omniprésente. Muse, elle est objet d’amour. Au cours des années trente, des artistes femmes vont intégrer ce groupe. Passives en tant que sujet regardé et représenté par leurs confrères, elles deviennent actives en tant que créatrices sous leur propre regard. Dans cette position de sujet regardé et se regardant, leurs identités se confondent. Cette situation incite Meret Oppenheim, Leonora Carrington et Claude Cahun, à travers l’autoreprésentation, à chercher et redéfinir leur propre image constituée de facettes multiples. Par le surréalisme, moyen d’expression pour la recherche de soi, elles vont questionner les limites de leur propre corps et mettre en relation celui-ci avec leur identité féminine. Le regard est invité à pénétrer le féminin dans l’exploration de toutes ses différences.

Texte

Perçue comme un objet d’amour et d’inspiration artistique, l’image de la femme dans l’entre-deux-guerres, chez les surréalistes, a été très souvent malmenée. Désincarnée, elle est refaçonnée par leurs fantasmes. Compagne d’un artiste surréaliste, muse, elle est objet d’inspiration et projection sexuelle de leur rêve du féminin. Au sein du groupe parisien, les artistes féminines sont vues à travers le regard de l’autre masculin. Dans cette configuration de sujet regardé et se regardant, elles peuvent difficilement définir leur place où les identités se confondent. Créatrices, à la recherche d’elles-mêmes, à travers la photographie, la peinture et le dessin, elles vont tenter par l’autoreprésentation de redéfinir leur identité. Elles ne cherchent pas la Femme mais leur propre image de femme et tentent d’en saisir « les possibles en soi ». Refusant d’être uniquement « une forme de l’Autre », dans les années trente, Meret Oppenheim, Leonora Carrington, et Claude Cahun se redéfinissent et s’engagent dans l’exploration de leur différence. En exprimant leurs propres expériences, scrutant leur réalité individuelle, ces artistes vont chercher à se réapproprier leur image, vecteur de connaissance de soi.

A travers ces dessins auto-représentatifs, Meret Oppenheim parcourt la dangereuse exploration de soi. Née en 1913 à Berlin, en 1930, elle étudie quelques semaines à l’Ecole des Arts et Métiers de Bâle ou elle rencontre Irène Zurkinden qui lui inspire l’idée de venir à Paris. En mai 1932, elle s’installe dans une petite chambre d’hôtel, rue d’Odessa à Paris et fréquente l’Académie de la Grande Chaumière. La découverte de l’œuvre de Max Ernst et la rencontre avec Alberto Giacometti qui en 1933 lui présente Hans Arp l’introduisent, alors qu’elle est seulement âgée d’une vingtaine d’année, au cœur du milieu surréaliste. Elle expose en 1933 au Salon des Surrindépendants et fréquente à partir de cette période le cercle d’André Breton qui se réunit chaque fin d’après midi au Café de la Place Blanche. Célèbre par les photographies de Man Ray, elle réalise également le Déjeuner en fourrure en 1936. Au cours des années trente, Meret Oppenheim bénéficie de cette émulation artistique faite de publications, d’expositions (Copenhague, 1935 ; Paris, 1936, 1938 ; Londres, New York, 1936) et d’échanges internationaux.

En 1932, elle représente son visage, pris sur le vif, défiguré par une grimace (Autopotrait (grimace), 1932). Son expression pleine de violence témoigne d’une certaine agressivité. L’année suivante, Sitting Figure with Folded Hands (1933), que l’on peut lire comme un autoportrait, ne laisse entrevoir aucuns traits individuels, ni identité sexuelle perceptible. Les mains jointes, le modèle se compose uniquement d’un buste massif et d’une forme ovale qui désigne sa tête. Son corps-surface devient le réceptacle des projections extérieures. En 1938, dans Future Self-Portrait as an Old Woman (1938-1939), cinq ans après les photographies (Erotique-voilée) de Man Ray, elle renverse les stéréotypes de la jeune femme belle et désirable pour laisser la place à la vieillesse. Elle projette ici la douloureuse et pessimiste étude de la nature féminine et annonce la crise à venir.

Durant ces années, Meret Oppenheim scrute sa nature humaine. Par l’autoreprésentation, elle tente de redéfinir son identité. Ces traces démontrent le rejet d’un visage qu’elle déforme volontairement, vieilli par le temps et les traits embrouillés du dessin, ou encore une acceptation anonyme qui agit comme un voile. Pleine d’incertitude, durant ces années, en quête d’elle-même, elle part à la recherche de son image, s’engageant dans l’exploration de sa différence et de son individualité en devenir. En 1937, sa famille ne pouvant plus subvenir à ses besoins, l’artiste est contrainte de retourner en Suisse. Devenue réticente au « dogmatisme politique de certains »1 surréalistes, elle s’en éloigne, ne les fréquentant que rarement. A la fin des années trente, même si Meret Oppenheim poursuit son travail, elle traverse une crise personnelle, détruisant un certain nombre de ses œuvres. Après avoir créé « en état d’innocence », elle travaille maintenant « …avec le sentiment brisé de sa valeur propre »2. En 1984, au sujet de cette époque, elle dira :

« Il faut dire que j’étais naïve, insouciante, indépendante aussi … C’est à partir de 1937 que j’ai recommencé à remettre en question mon travail au milieu de tous ces artistes. J’ai perdu confiance en moi. Et là, pendant quinze ans, il y a eu un énorme trou noir, fait de désespérantes difficultés intérieures. Je n’ai émergé et recommencé à travailler qu’en 1954, où je me suis retrouvée dans la situation d’un « jeune artiste » qui avait tout à prouver, ce qui a été terriblement stimulant… »3

L’artiste anglaise Leonora Carrington, née en 1917, rencontre Max Ernst en 1936 à Londres et le suit à Paris. L’année suivante, le couple s’installe à Saint-Martin d’Ardèche où Leonora Carrington écrit ses premières nouvelles (La maison de la Peur, La Dame ovale). Elle expose en 1938 à la dernière Exposition Internationale du Surréalisme de l’entre-deux-guerres qui se déroule à la Galerie des Beaux-Arts à Paris.

Dans son Autoportrait ou A l’Auberge du cheval d’aube (1938), Leonora Carrington développe un monde imaginaire fait d’évasion. Assise sur une chaise victorienne au premier plan, l’artiste, entourée d’animaux, se trouve dans une pièce presque vide. A côté d’elle, une hyène vient de se matérialiser. Cette transformation est visible par la trace sur le sol d’un ectoplasme. Derrière, dans les airs, flotte un cheval à bascule. Un autre, visible par une porte, galope à travers la campagne verdoyante et régénératrice. Estompant la frontière entre l’animal et l’humain, la chevelure abondante de Leonora Carrington trouve un écho dans la crinière du destrier et la couleur de la hyène, déjà présente dans un de ses premiers textes (La Débutante). Cette identification multiple et cette scission entre les identités entraînent une perte de l’unité du moi : « Je sentais que, par le soleil, j’étais androgyne, la lune, le Saint-Esprit, une gitane, une acrobate, Leonora Carrington et une femme. Je vais être aussi, plus tard, Elisabeth d’Angleterre. »4 Le cheval blanc magique n’est pas ici un symbole de pouvoir masculin mais sa signification est plus à rechercher dans la mythologie celtique, connue par la mère de l’artiste native d’Irlande. On le retrouve dans une nouvelle de 1937, La Maison de la peur où il est un guide psychique. Ami, il mène l’héroïne dans un monde fait de cérémonies mystérieuses. Pour Withney Chadwick : « La hyène appartient au monde fertile de la nuit ; le cheval devient une image de retour à la vie dans la lumière du jour, mais dans le monde qui est de l’autre côté du miroir … les animaux de Leonora Carrington étaient un intermédiaire symbolique entre l’inconscient et le monde naturel. Ils suggèrent que la nature est une source de création pour la femme artiste. Leonora Carrington propose aussi une redéfinition de la femme-enfant … qui, grâce aux relations intimes qu’elle entretient avec le monde de l’enfance, de l’imaginaire et de la magie, est douée du pouvoir de transformation créatrice. »5

L’identification à travers la métamorphose animale, révélée sous l’influence de différents mythes, émerge durant cette période et sera poursuivie tout au long de sa carrière. L’artiste éprouve la volonté d’inventer et de rêver un monde qu’elle pense autrement, voyageant à l’intérieur de celui-ci. A travers la création, elle mènera une quête identitaire, spirituelle et artistique qui apparaît ici à travers l’image d’un personnage androgyne placé au sein d’un rituel mythologique défini par elle.

Par ses mises en scène photographiques, Claude Cahun rompt avec la mascarade6 de la féminité. Par ses jeux sur les images féminines et masculines, les variations sur le masque, le travestissement et le miroir, elle affiche l’interchangeabilité et l’égalité des identités en perpétuel devenir. Durant les années vingt, l’artiste suit une voie artistique personnelle. Née Lucy Schwob en 1894, elle prendra le pseudonyme de Claude Cahun autour de 1917. « Changer de nom, c’est changer de masque selon un mouvement intime. »7 écrit François Leperlier. Elle devient successivement Claude Courlis (Mercure de France, 1914), Daniel Douglas (La Gerbe, 1918) et Claude Cahun. En 1920, elle s’installe à Paris avec son amie Suzanne Malherbe. Elle publie des textes dans le Mercure de France, fréquente Henri Michaux, Pierre Morhange, Robert Desnos. En 1929, elle travaille au Plateau, théâtre de recherche dramatique de Pierre Albert Birot. C’est à l’Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires soutenue par le parti communiste et dont les membres entendent lutter contre le fascisme qu’elle rencontre André Breton et René Crevel par le biais de Jacques Viot et fréquente les surréalistes vers 1934 et expose avec eux en 1936, à Paris.

A travers la photographie, devenue medium introspectif, l’artiste interroge son identité, questionne les genres dans la pluralité de l’image de soi. Elle explore les multiples facettes d’une personnalité mouvante. Dans cette entreprise obsessionnelle, elle part à sa recherche. Son corps devient le terrain de toutes les expérimentations. Androgyne, imberbe, il rejette et élimine tous les signes de la féminité. Elisabeth Lebovici différencie trois ensembles dans ses autoportraits : « …ceux où pose le personnage à l’imitation du portrait traditionnel… : en costume d’homme, en tenue plus sport, en chemise à damier et cheveux clairs, ou bien en femme, tressée ou munie d’une résille, derrière une vitre. Il y a ensuite les autoportraits sous cloche où un visage androgyne et adolescent prend la place des bouquets de mariée. Enfin, les autoportraits plus dérisoires, cyniques et expressionnistes où s’accusent les plus fortes variations dans la physionomie du personnage. »8

En 1930, paraît aux éditions du Carrefour, Aveux non avenus. Cet essai autobiographique est constitué de neuf chapitres, précédés chacun d’une planche présentant des photomontages, dix au total, composés par Moore (Suzanne Malherbe), d’après des projets de Claude Cahun. Les techniques utilisées pour les illustrations sont diverses : insertions de photographies, textes manuscrits, collages, dessins rehaussés d’encre et de gouache, superpositions, documents imprimés. Ces photomontages sont constitués pour la plupart à partir d’éléments extraits des autoportraits des années vingt comprenant des figures découpées. Elle y introduit également des micro-éléments autobiographiques. Dans la planche VI, on peut lire la maxime suivante : « Ici le bourreau prend des airs de victime. Mais tu sais à quoi t’en tenir Claude ». Dans la planche X, d’un cou émerge l’arborescence de visages multipliés qui font écho à la phrase : « Sous ce masque un autre masque. Je n’en finirai pas de soulever tous ses visages ». Elle juxtapose également des objets ordinaires qu’elle transforme en petite histoire fantastique ou en être étrange. On y retrouve les thèmes de l’androgynie et de la représentation de la féminité.

Tout au long des photomontages, l’artiste héroïne explore l’ambivalence de l’image de soi mêlant l’autobiographie à la rêverie. A travers sa propre anatomie, elle éprouve et combine un à un les éléments éparses d’un corps imaginaire qui se trouve démembré et multiplié. Polymorphe, il prend différents aspects : monstre, créature hybride, ange, démon, femme fatale, etc… Allant au-delà des conceptions convenues du corps et de la représentation féminine, recherchant l’indéfinition des genres, elle fait émerger les possibilités multiples du féminin et du masculin qui alternent constamment. Ni vraiment homme, ni vraiment femme, androgyne, elle ne choisit pas entre les deux sexes. A travers ce dédoublement infini, elle réinvente son corps, synthèse de tous les monstres qui sommeillent en elle.

Dans son œuvre, Claude Cahun théâtralise sa vie, change de rôle. Elle s’affranchit des règles établies et des préconceptions du corps devenu pour elle le terrain des expériences narcissiques en perpétuelle métamorphose. Ne se reconnaissant pas dans les signes culturels de la féminité, elle choisit de les détourner pour mieux les remettre en question. Dans sa mise en scène constante du travestissement, en continuelle mutation, elle génère par son image des identités multiples. Ses représentations changeantes démontrent son goût pour l’éphémère, la composition, la décomposition et l’assemblage. Elles affirment une singularité démultipliée, énigmatique, étrange et polysémique qui requestionne la pensée commune et les stéréotypes du féminin et du masculin. Dans sa volonté de se créer soi-même, elle se rebelle contre toutes les identifications et les classements. La conquête de soi passe ici par l’acte photographique ou poétique devenu un moyen d’intervenir sur le monde et d’agir sur soi-même.

L’autoreprésentation marque une rupture et une résistance contre la construction culturelle de la féminité et en cherche une nouvelle définition. Leonora Carrington, Meret Oppenheim et Claude Cahun se reproduisent dans une multitude de rôles et d’identités. S’auto-possédant par leur regard, ces femmes prouvent leur capacité à créer de nouvelles images, nouvelles narrations d’elles-mêmes. Les œuvres des années trente de Meret Oppenheim, Leonora Carrington et Claude Cahun témoignent de la singularité de ces artistes. En périphérie de l’idéologie restrictive du surréalisme, elles développent une interprétation originale de cette peinture dans laquelle elle élabore de nouveaux paramètres où elles entrevoient la relation ambiguë et complexe entre le corps féminin et l’identité féminine. L’exploration de leur monde intérieur, exprimant leurs préoccupations personnelles et leur intimité, va faire émerger des formes nouvelles dans lesquelles elles créent leurs visions et affirment leur position de sujet.

Leonora Carrington revisite la notion de rêve et de merveilleux. S’inspirant des mythologies celtes, elle invente de nouveaux mythes et de nouveaux mondes. En reconnaissant les figures archétypiques d’un féminin créateur, elle reconsidère la légitimité de sa position d’artiste femme qu’elle inscrit aux origines du monde. Liées à un processus d’auto-connaissance, la matière et la forme permettent à Meret Oppenheim d’explorer et d’interroger sa propre identité. En quête de devenir, elle part à sa recherche. Claude Cahun, par le travestissement et à travers la figure de l’androgyne, symbole d’une complémentarité de valeurs réunissant le couple masculin/féminin, se joue des stéréotypes. Polymorphe, elle déstabilise les limites des genres et remet en question les identités sociales et sexuelles.

Toutes éprouvent le besoin d’inventer leurs propres images et de penser le monde autrement et réellement autre.

Notes

1 « Interview de Meret Oppenheim », in Meret Oppenheim, Musée d’Art moderne de la ville de Paris, Paris, 1984, p. 13. Retour au texte

2 Meret Oppenheim citée in Brice Curiger, Meret Oppenheim, ABC Verlag, Zurich, 1982, p. 249. Retour au texte

3 « Meret Oppenheim surréaliste », propos recueillis par Maïten Bouisset, in Le Matin, 17 – 18 novembre 1984. Retour au texte

4 Leonora Carrington citée in Kate Conley, « La nature double des yeux (regardés/regardants) de la femme dans le surréalisme », La femme s’entête : la part du féminin dans le surréalisme, Centre de recherche sur le surréalisme, col. Pleine Marge, Paris, 1998, pp. 80-81. Retour au texte

5 Withney Chadwick, Les femmes dans le mouvement surréaliste, Thames and Hudson, Londres, 1985, p. 79. Retour au texte

6 Joan Rivière, « La féminité en tant que mascarade », publié in International Journal of Psycho-Analysis, X, pp. 303-313, 1929 repris dans Féminité Mascarade, études psychanalytiques réunis par M.C., Hamon, Seuil, Paris, 1994, pp. 197-213. Pour Joan Rivière, la femme, négociant sa position de sujet à l’intérieur de la société patriarcale, doit se parer de la féminité devenue une surface décorative. Retour au texte

7 François Leperlier, « L’exotisme intérieur », Claude Cahun photographe, Jean-Michel Place, Paris-musées, Paris, 1995, p. 9. Retour au texte

8 ibid., p. 20. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marlène Gossmann, « Oppenheim (Meret), Carrignton (Leonora), Cahun (Claude), Surréalisme, autoreprésentation, Identité féminine », Sciences humaines combinées [En ligne], 2 | 2007, publié le 01 novembre 2007 et consulté le 23 novembre 2024. DOI : 10.58335/shc.103. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=103

Auteur

Marlène Gossmann

Docteur en Histoire de l'Art, Centre Georges Chevrier UMR 5605