L’individu(el) dans les films américains du réalisateur tchèque Milos Forman

DOI : 10.58335/shc.213

Résumé

Milos Forman avoue être constamment attiré par des thèmes traitant de la lutte de l’individu contre l’institution et ses films américains proposent en effet une étude de la place de l’individu dans la société, soumettant la définition même de l’individu à un éternel questionnement. Parvient-il à dépasser l’apparente opposition des termes individu et société ? Propose-t-il un équilibre de l’individu au sein du collectif si étouffant qu’il représente dans ses films ou bien l’individu doit-il se résigner à une oppression continuelle ou une résistance sans fin ?

Plan

Texte

Introduction

Jean-Michel Frodon déclarait dans une interview pour Le Monde1 que le cinéma d’Ingmar Bergman essayait de traduire en images les émotions et vibrations de chaque personnage, faisant du cinéma un outil de compréhension de l’individu. Ce commentaire que l’on trouve chez plusieurs critiques à propos du cinéma appelle à une première définition : qu’entendre par individu ? Sous l’angle métonymique, l’individu représente l’être général : chaque homme renvoie à l’humanité, menant à une approche collective. Se rapprochant de l’individualisme, la seconde définition se rapporte à ce que chacun a d’indivisible en lui, de fondamentalement unique, singulier et original. Se dessine alors une première problématique : si le cinéma permet chez Bergman et d’autres cinéastes d’accéder à une meilleure connaissance de l’individu, se veut-il généralisant ou singularisant ? André Malraux confirme l’existence de cette dichotomie lorsqu’il affirme que « l’individu s’oppose à la collectivité2 ». On pense à Dostoïevski qui sépare l’humanité en général des individus (au sens de personnes particulières) et le cinéma ne cesse de représenter cette scission : la pression du collectif accompagné de la jouissance des choix individuels (on pense à American Beauty3 ou à la mise à mort du collectif robotisant de Pleasantville4), l’euphorie de la liberté sans limites (Into the Wild5). Même si ces films ne suppriment pas la nécessité du collectif ou de la relation à l’autre, ils mettent le langage cinématographique au service de la représentation de l’individu dissocié du groupe, qui apprend à se réaliser, à trouver son identité propre. Cependant, certains réalisateurs proposent une vision plus ambiguë de l’individu et l’un d’entre eux affiche même un parcours personnel révélateur, puisant souvent dans son expérience pour rendre le brouillage de la définition de l’individu à l’écran : le réalisateur américain d’origine tchèque Milos Forman. Immigrant parti aux Etats-Unis lors du Printemps de Prague de 1968 (suivi de la mise en place de la normalisation soviétique), Forman a dû se constituer une identité américaine mêlée à ses racines tchèques et avoue se sentir éternellement étranger en tout territoire : longtemps banni de son pays natal et considéré comme l’étranger européen par les Américains, il est l’image même de l’individu cherchant à qui appartenir tout en revendiquant son unité, celui qui est en devenir, indéterminé et finalement original, individuel. Marqué par l’Histoire et ses conflits, par les régimes totalitaires (le nazisme, le stalinisme), il a fui un monde collectif et oppressif pour un monde qu’il continue d’associer à la liberté individuelle. Cependant, il n’en est pas resté à une vision simpliste du pays américain bienfaiteur et a commencé en tant qu’immigré à en étudier les dysfonctionnements, accédant à une vérité universelle : « l’éternel conflit entre l’individu et l’institution6». Tchèque ou Américain, Forman reste éternellement fasciné par la place de l’individu dans le monde, par son rôle et son identité, proposant dans son corpus américain plusieurs pistes de réflexion7. Ainsi, s’il voit un éternel conflit entre l’individu et l’institution, parvient-il à une forme d’équilibre ou de compromis permettant à l’individu de s’accomplir malgré le poids du collectif ou condamne-t-il l’individu à une asphyxie inévitable ? Nous nous appuierons surtout sur la manière dont Forman représente ce conflit à l’écran pour répondre à cette question. Nous verrons ainsi comment Forman représente d’un côté l’oppression institutionnelle sur l’individu, et de l’autre les moments jouissifs où l’individu parvient enfin à trouver un espace propre d’expression (permettant une définition de l’individualité), pour terminer sur une tentative de définition de l’approche formanienne fondée sur la position étrange qu’occupe l’individu au sein d’une société en constante évolution.

L’oppression des institutions : asphyxie et disparition de l’individu

Les choix thématiques

Avant d’étudier en détails les moyens dont Forman représente l’individu, un rapide aperçu des choix thématiques du réalisateur permettra d’orienter notre problématique dans une première direction : les histoires choisies par Forman suggèrent-elles un combat individualiste, un pessimisme sur la place de l’individu, le comique du contraste ? Son autobiographie Turnaround répond partiellement à cette question en insistant sur l’expérience de Forman concernant les conflits avec les institutions, faits commentés d’un ton qui n’est ni tragique ni comique, mais empreint d’une forte lucidité et d’une nette détermination. Un paragraphe met surtout en évidence cette position d’observateur voire de dénonciateur, suggérant un combat individualiste, lorsque Forman justifie son attirance pour le scénario de One Flew Over The Cuckoo's Nest en rapprochant sa trame centrale d’un intéressant paradoxe: « Nous inventons des institutions destinées à rendre le monde plus juste, plus rationnel. La vie en société ne serait pas possible sans les orphelinats, les écoles, les tribunaux, les administrations et les hôpitaux psychiatriques ; mais à peine existent-elles que ces institutions se mettent à nous contrôler, à nous enrégimenter, à diriger nos existences. Elles poussent à la dépendance pour se perpétuer elles-mêmes, et les fortes personnalités sont pour elles une menace8». Les thèmes qui l'inspirent sont en effet toujours liés à un ou plusieurs individus qui tentent de trouver leur espace dans un monde de pressions. Son adaptation du roman de Ken Kesey, One Flew Over the Cuckoo’s Nest9, narre l'histoire d'un personnage fort qui vient perturber un monde robotisé et apathique – un hôpital psychiatrique - et qui finit par insuffler la vie aux patients jusque-là dominés par l'infirmière en chef despotique10. Hair mêle un homme partant pour le Vietnam et une troupe de hippies ; Ragtime met en scène Coalhouse Walker Jr, un jeune homme noir qui humilié par des Blancs envieux de son aise financière, cherche justice jusqu'à la mort. Malgré les différences entre la réaction américaine de Walker et celle qu'aurait eue un Tchèque dans la même situation, Forman retrouve un comportement oppressif similaire, dominateur commun de tous ses films telle une loi, un mécanisme concernant tout oppresseur: il mentionne ce trait commun dans son autobiographie, et cette comparaison entre le sort du personnage américain et son expérience tchèque suggère une universalité de l’individu qu’est Walker, subissant les mêmes oppressions que les autres hommes du monde: « J’avais souvent vécu moi-même, dans la Tchécoslovaquie communiste, des situations de ce type. On se heurtait quotidiennement à des ignorants dotés de pouvoir qui ne se gênaient pas pour vous humilier, et devant qui il n’était pas question de se rebiffer puisqu’on avait tout à y perdre, y compris, parfois, la vie11». On remarque l’utilisation du pronom you appelant à une forme de généralisation, d’universalité de l’idée. Régime communiste, racisme, inégalités sociales en Amérique, même si chaque système a ses spécificités, l'oppression semble toujours se manifester par les mêmes aspects. Ainsi son choix de réaliser Amadeus12 s'inscrit dans cette logique, l’adaptation de la pièce de Peter Schaffer travaillant une nouvelle relation conflictuelle, cette fois entre un artiste médiocre et jaloux et un génie, et son adaptation13 des Liaisons Dangereuses de Choderlos de Laclos est l'occasion pour lui de travailler les mêmes thèmes dans un contexte plus romantique : c'est l'étude du pouvoir des sexes. The People versus Larry Flynt14 nous rappelle le combat du pornographe face à la censure ; Man on the Moon15 lui permet d'infiltrer le milieu du show-business avec des règles similaires à celles qui l'ont freiné en Tchécoslovaquie lorsqu'il présentait des émissions cinématographiques, et son film est mené par la personnalité provocatrice et saugrenue d'Andy Kaufman dont l'identité se fonde sur le mode du conflit. Quant à Goya's Ghosts, il présente cette fois le monde de la peinture pendant l'Inquisition, une nouvelle tension entre oppression et création. Les thèmes sont universels, et Forman mêle expérience et observation (en témoigne son autobiographie) pour exposer les multiples pressions de toute société sur l’individu. Mais cela suffit-il à replacer définitivement l’individu au sein d’une démarche globale chez Forman ? Seule l’analyse précise des mécanismes employés pour représenter cette oppression universelle nous permettra de répondre à cette question, nous amenant par ailleurs à la spécificité du médium dans l’étude de la disparition puis du surgissement de l’individu chez Forman.

Conserver l'état des choses ou le modifier à son avantage ne sert bien qu'un objectif, celui de l'uniformité. Les films de Forman se concentrent sur l'individu et sur sa difficile existence dans une société où tout fonctionne sur le mode du collectif. Sa démarche se rapprocherait du discours engagé contre le conformisme si son langage cinématographique n’était pas aussi proche de chaque personnage et accédait plus souvent au symbolisme. Or, si ses films s’attaquent à l’uniformité dangereuse des institutions (américaines ou davantage universelles), ils semblent se concentrer encore plus sur le ressenti de l’individu quelle que soit l’oppression, comme si son désir reposait sur les façons de sentir le personnage, de le voir se dissoudre dans le flou de l’écran puis de le voir réapparaître en phénix flamboyant de vérité humaine.

Le détournement des lois collectives : la perte du sens

Dans l'institut psychiatrique du Dr Spivey (Cuckoo’s Nest), supposé aider les individus à retrouver santé mentale et confiance par le partage de la vie quotidienne avec d'autres individus souffrant de maux similaires, l'infirmière Ratched a sans cesse recours à la loi collective pour imposer ordre et hiérarchie et ainsi éviter toute manifestation de la moindre pensée individuelle. Le collectif lui sert donc de prétexte pour assurer le contrôle de la masse nébuleuse que forme ses patients, et les séances de thérapie sont en réalité des séances de tortures psychologiques qui poussent les patients à se retrancher dans leur intimité et timidité, ne désirant alors que d'être laissés tranquilles.

Parmi les prétextes de bienfait collectif, on trouve par exemple le recours au bien-être des vieux patients dont l'ouïe est défaillante par rapport à celle des autres pour refuser à McMurphy (le personnage antagoniste et rebelle) sa demande de baisser le volume de la musique. Le volume et la simple présence d'une musique en continu - toujours la même – maintiennent l'esprit en suspens tout comme les médicaments que l’infirmière fait prendre aux patients plusieurs fois par jour. McMurphy s'écrie ainsi: « I can't even hear myself think already!16 ». Sa requête est très poliment mais très clairement rejetée, sous prétexte que les patients plus âgés n'entendraient pas la musique, que ce droit ne peut leur être refusé, comme dans une démocratie : « That music is for everyone (...). What you probably don't realize is that we have a lot of old men on this ward who couldn't hear the music if we turned it lower. That music is all they have17 ». Soumettre le patient à la loi collective est l’outil premier de la tempérance, de l’uniformisation des caractères. Après la déviation de l’égalité, Ratched détourne le droit de vote. Dans une première scène, lorsque McMurphy suggère de modifier l’emploi du temps pour regarder un match de baseball, Ratched propose un vote et c’est sans surprise que les patients, excepté Cheswick, se recroquevillent et cachent leurs mains de peur de voter. Une deuxième scène, après plusieurs progrès des patients dans l’expression de soi grâce à McMurphy qui les fait sortir de leurs coquilles, nous montre toutes les mains levées, et Ratched, l’air triomphant, stipule qu’ils ne représentent que la moitié de tout l’institut, et que le vote doit être étendu à l’ensemble des patients. Il s’agit bien d’un détournement puisque dans la première scène, elle ne considérait que le groupe comme microsociété. Un plan insiste sur cette extension soudaine de la microsociété : la caméra est derrière le groupe, et l’angle adopté est légèrement oblique, appelant le regard vers la source et ainsi vers les patients végétant derrière le groupe. La ligne de fuite appelle à une nette et subite transgression géométrique du cadre, comme une extension inhabituelle du regard, un étirement forcé insistant sur le traître surgissement d’un arrière-plan jusque-là masqué. Lorsque McMurphy parvient enfin à convaincre un de ces patients à lever la main (Chief), elle déclare que le vote était clos. Elle joue donc sans cesse entre le droit et l’interdit, l’individu et le collectif, le premier plan et l’arrière-plan, ajustant la définition de ces termes en fonction de la situation. C’est une violation des repères et des lois collectives ôtant à l’individu tout contrôle sur son espace et sur sa place au sein du groupe : une première désorientation de l’être.

Op-pressions : l’individu compressé

Pressé entre le nazisme et le stalinisme, Forman a remarqué l'importance de l'espace comme enjeu. C'est par la peur que les oppresseurs poussent les êtres au retrait et à l'effacement. Confiner l'ennemi ou la victime dans un espace restreint, c'est lui ôter toute liberté, toute autonomie et le soumettre à une nouvelle dimension. Il convient d'écraser, d'étrangler, de presser, jusqu'à ce que la suffocation ôte toute énergie. L'espace confiné de One Flew Over The Cuckoo's Nest permet à Forman d'explorer toutes ces dynamiques. Cette claustrophobie est surtout exprimée par un mouvement, celui qui conduit le film à quitter le monde extérieur pour venir s'enfermer, comme les personnages, dans ce que Forman appelle le zoo, ce lieu ambigu où les êtres en captivité hésitent perpétuellement entre la sécurité (et l'habitude prise de ce mode de vie) et le désir de liberté.

L'ouverture de Cuckoo's Nest est en fait une fermeture ou plutôt, un enfermement. Au départ, la caméra contemple la nature, l'horizon infini, l'absence de limites, la beauté du paysage, et la voiture qu'elle suit de la gauche vers la droite viendra modifier le décor puisqu'elle amène lentement la caméra à un obstacle, le bord du cadre, et montre qu'il n'y a pas d'issue, pas de travellings supplémentaires, seulement la continuité obligatoire avec l'intérieur de l'institut. La voiture transporte en fait McMurphy et l'enchaînement de ces deux plans est symbolique de son enfermement. Son arrivée est une réduction radicale de son espace, une évolution au sein d'un tunnel depuis les grilles de l'entrée. Le plan censé offrir au spectateur une première vue du personnage débute sur une voiture à l'arrêt, de laquelle sort McMurphy, escorté par un policier. Le plan est fixe, permettant au spectateur d'apprécier l'axe de la voiture qui forme un contraste perpendiculaire avec les piliers du bâtiment sous lequel est placée la caméra, rendant évident l'antagonisme intrinsèque qui définira la relation entre ce nouveau patient et l'institut dirigé par Ratched. Il y a déjà un conflit géométrique et symboliquement, une opposition radicale. Il va s'insérer entre les piliers, passer les multiples portes et grilles. L'entrée est déjà un parcours. Le plan suivant est toujours statique, caméra sur pied, et le point de mire est une porte à deux battants, l'un ouvert, l'autre fermé et présentant toujours ce même motif de la grille. Le roman de Kesey, narré par Chief, nous plaçait à l’intérieur de l’institut pour nous présenter l’arrivée d’un inconnu. Par le passage de l’extérieur à l’intérieur dans le film, Forman nous enferme dans le zoo, nous rappelle l’existence des grilles dans les plans, nous présente les différents habitants du zoo, tous singuliers et en cage, et nous proposera l’évasion dans la jungle dans le dernier plan montrant Chief courant dans la nature, enfin capable d’accepter les risques de sa liberté. Cette fermeture de l’ouverture représente le choc de la perte de la liberté que constate le spectateur qui observe ces spécimens, et qui apprendra tout au long du film, à mesurer l’ampleur, la nécessité et la force de la liberté individuelle.

L'immobilité est donc rendue par la photographie et le montage qui mime l'enfermement par le glissement de la caméra de l'extérieur vers l'intérieur. Le spectateur ignore encore que l'infirmière qui fait son entrée est un dictateur, mais en observant les détails de son arrivée, il est évident qu'elle encourage – et a même créé – le statisme. Il suffit de prêter attention au montage son, en particulier en ce qui concerne la musique. Une fois que le travelling latéral sur les patients endormis se termine, accompagné par une douce musique aux accents indiens qui avait débuté sur le premier plan du film sur les montagnes, un plan statique révèle l'entrée de Ratched, sans musique - coupure son - et sans évolution par un travelling arrière - arrêt du mouvement de la caméra. La caméra reste fixe, Ratched avance vers nous. L'absence de musique que le film identifiera à Chief insiste sur l'absence de tout art, de toute émotion et ainsi de toute expression. Le silence est l'ouverture de Ratched, sa marque, et le film lui-même semble sectionné par l’apparition de ce personnage impérieux qui lui ôte son pouvoir de mise en image par la caméra ou le son.

Ce mutisme participe de l’anesthésie générale administrée par Nurse Ratched, et plus particulièrement l’anesthésie du sensible, déshumanisation de chaque individu par le recours à la loi du silence et du statisme, par l’interdiction de toute expression ou émotion personnelle susceptible de démanteler le groupe pour laisser naître l’individu. Ainsi, les personnages qui se plaignent ou qui n’errent pas dans l’institut d’un pas régulier sont immédiatement calmés et invités à s’asseoir : Bancini revendique son existence par un refrain (« I’m tired, I’m tired18 »), et un infirmier le ramène vers une chaise tandis qu’un patient plus âgé qui se déplace en dansant est statufié. La démarche apathique du pantin est donc encouragée, et l’expression verbale suit la même loi puisque même le volume de la voix est réglementé : lorsque Taber se met à hurler au beau milieu d'une des séances de thérapie, c’est parce qu'une cigarette s'est glissée accidentellement dans le bas de son pantalon et lui brûle la cheville. Pour insister sur l’horreur de l’expulsion que subira Taber, Forman choisit d’impliquer le spectateur dans la mise en scène. La cigarette est en fait le résultat d'un jeu entre les patients : ils se lancent la cigarette comme un ballon lors d'une passe à dix pour empêcher Harding de l'attraper. Ratched calme le groupe, et la cigarette finit dans le bas du pantalon de Taber. Tout au long de cette scène, le spectateur rit avec le groupe de cette plaisanterie, et la caméra invite le spectateur à suivre le match, opérant par travellings rapides entre chaque patient, chaque élément du jeu. On est donc impliqué émotionnellement et heureux de les voir rire enfin, et même si c'est au détriment d'un des leurs, la blague est gentille. Une fois la cigarette logée dans l’ourlet du pantalon, la scène reprend son rythme (la séance de thérapie, plans sur les patients et sur Ratched) mais la caméra revient de temps à autre sur la cheville de Taber, nous faisant anticiper le moment où Taber sentira les premiers signes de brûlure. Tous les plans qui étirent l'action entre chaque vision de cette cheville créent un suspens comique, une anticipation de la chute, et le spectateur tente de détecter dans chaque plan sur le visage de Taber le moindre signe de surprise. L'implication du spectateur est donc extrême : il fait partie de la plaisanterie, et la soudaine et extrême réaction du personnel qui traîne Taber hors de vue une fois ses cris perçus coupe net la chute, court-circuite le rire et nous fait ainsi vivre ce que les patients ressentent jour après jour, cette ablation du sensible dès sa moindre manifestation. L’uniformité du groupe est donc restituée par l’ablation de l’individualité dérangeante.

Enfin, pour compléter cette revendication de l’individu par la représentation de la résection du sensible et de l’érosion de la liberté individuelle, il serait intéressant d’étudier l’espace occupé par un personnage libertin et dominateur et de voir comment son oppression est mise en image : chez un personnage comme Valmont, comment Forman réussit-t-il à rendre crédible la pression collective ?

Valmont est davantage une étude de la contraction de l'espace qui finit par pousser l'être dans un labyrinthe, de l'extérieur vers l'intérieur, comme un piège à souris. Cuckoo's Nest évite toute liberté de l'espace extérieur, le premier plan glissant rapidement de la nature à l'institut, et Valmont insiste par le personnage principal sur l'étranglement progressif qui pousse Valmont dans des lieux qu'il fuit. Valmont est pendant toute la première partie du film dépeint comme un personnage qui certes sait parfaitement se conduire en société mais préfère les grands espaces, la nature. Fougueux, vif, ludique, il courtise en mettant en valeur son côté enfantin et joueur en simulant par exemple une noyade dans le lac devant Madame de Tourvel. Jean-Loup Bourget parle même d’éloge du gaspillage dans la mesure où les personnages, et Valmont en particulier, étendent leurs espaces au maximum par pure jouissance : « on partage la jubilation que metteur en scène et comédiens éprouvent moins à traverser cet espace qu’à lui conférer, en courant, en galopant, en nageant, le maximum d’expansion tous azimuts19 ». Mais au fur et à mesure que le film progresse, Valmont cesse de maîtriser ses espaces et se laisse enfermer par un mécanisme de contractions successives. Ainsi, il peine à résister à la proposition de Merteuil (séduire Cécile de Volanges) dans un dialogue centré sur l’espace comme enjeu et où Madame de Merteuil lui indique les espaces à occuper: « I need you in Paris20 ». Son espace change dès qu'il tente d'obtenir davantage de pouvoir. Une fois qu'il accepte de rendre service à Merteuil en séduisant Cécile, il ne sera plus qu'en intérieurs, dans les dédales du domaine des Volanges, de Merteuil, de Tourvel, prisonnier du monde féminin – et elles ont toutes été conquises dans le passé par Valmont – et même prisonnier au sein de son propre foyer. On ne le voit plus heureux et débordant d'énergie comme dans la première partie du film. Les plans l'accompagnant favorisent même l'impression d'enfermement, de murs qui se resserrent, de liberté octroyée – il doit toujours se plier à des désirs – et sa dernière visite à l'extérieur sera son duel dans lequel il semble évident qu'il souhaite la mort. Il propose peu avant à Cécile, personnage qui comme lui est soumis au pouvoir de Merteuil, de partir avec lui déguisés en voyageurs. Interrompu, il découvre derrière les portes de la chambre de Cécile la présence de Merteuil sur sa gauche, et sur sa droite arrivent Madame de Volanges et ses serviteurs. Cécile est derrière lui et refuse de partir. Il se retrouve ainsi complètement cerné, assiégé. Les lieux ne sont plus de grands espaces à découvert mais l'équivalent d'une prison où toute porte n'est que l'illusion d'une sortie et la réalité d'un emprisonnement supplémentaire, trompe l'œil infinis au sein de l’étau féminin.

Le film resserre le décor autour de Valmont jusqu’à sa mort : son duel avec Danceny insiste sur son unique espace de liberté, celui de sa mort. Il décide de son lieu (espaces verts), et sa fougue presque hystérique assure une mort rapide. La mise à mort est hors cadre, comme pour insister sur la tragédie presque inconcevable de l’évènement : la mort de Valmont, ou comment un individu dominateur, puissant, et libertin peut finir par ne jouir de la liberté que dans l’extinction de son être.

Pour combattre la résection de l’individu par le système (l’espace et le sensible étant les deux cibles récurrentes des oppresseurs formaniens), Forman appuie donc sa mise en scène sur le ressenti de l’ablation de l’être, renforçant par là-même le sentiment d’individualité chez le spectateur. Son deuxième outil est une démarche complémentaire : la mise en scène de l’envol, de la naissance de l’individu lorsqu’il trouve enfin un espace d’expression, souvent chez les personnages secondaires. C’est une démarche presque scientifique où l’œil cherche à disséquer l’objet : qu’est-ce qu’un individu dans un monde collectif ?

II. Envols : l’individu en puissance

Par la mise en scène du statisme, de la stérilité des lieux et des êtres, Forman nous propose une forme de retour aux origines : on part du silence et de l’engourdissement de la campagne dans Hair avant de partir en voyage à New York à la rencontre de hippies (originalité des êtres) ; on est emmenés dans le passé pour apprendre à redécouvrir la vie moderne et la naissance du cinéma dans Ragtime ou pour comprendre ce que Mozart a réveillé en Salieri dans Amadeus. Comme s’il faisait table rase du vécu du spectateur, Forman invite ce dernier à oublier ses préjugés, ses idées reçues et ses attentes, et à observer les moindres détails de l’humain, ce qui constitue l’être, définit son identité, le rend vivant. Il s’applique alors à dépeindre cette mise en chair des personnages, ces moments où le personnage perce l’écran et vient soulever la question du réel. Cette mise en chair est notamment accomplie par le recours à l’objet dans une démarche presque pongienne de l’attention à toutes les caractéristiques de l’objet. Prenons l’exemple le plus travaillé par Forman, celui du ballon de basketball dans Cuckoo’s Nest. Ce dernier sera le cœur de Chief, ce qui finira par l’électrifier, le galvaniser, lui rendre son existence.

Le film n’insiste pas sur l’objet de la même manière que le roman. Kesey l’emploie ouvertement comme symbole : les personnages qui manipulent le ballon sont conscients de son pouvoir métaphorique. En effet, le ballon qui est emmené à l’intérieur de l’institut brise la vitre du bureau de Ratched (un geste rebelle de Scanlon), et Chief emploie dans sa narration le possessif « our » pour parler du ballon : une révolte collective symbolisée par l’objet. Mais le livre n’exploite pas le ballon autrement que sous l’angle de la rébellion, le transformant en arme. Il est même moins décrit sur le terrain que dans l’institut, Kesey préférant mettre en valeur l’envahissement de l’espace de Ratched par les armes masculines – déguisées en instrument de jeu – des patients. Le film l’exploite plutôt sous un angle magnétique : une fois le contact réalisé avec cet objet de feu, l’énergie envahit le corps et électrifie l’être, de manière constructive et bien plus puissante que les électrochocs. Les deux boules blanches du casque posées sur les tempes des « électrocutés » ne font que faire passer un courant à travers elles, mais le ballon de basketball est la source, l’énergie pure.

Le film permet au spectateur d’adopter cette vision du ballon par plusieurs outils : le premier est une mise en valeur du pouvoir électrifiant du ballon par une rupture de son et d’image. Chief est positionné devant un grillage, l’air apathique, comme figé dans une contemplation de sa prison intérieure. McMurphy fait son entrée dans le plan en jetant le ballon contre le grillage au niveau de la tête de Chief. Le second est un gros plan sur l’objet lorsque McMurphy tente d’expliquer les règles à Chief. L’objet devient presque un personnage. Il lui donne le ballon, lui explique les bases, lui fait lever les mains en l’air comme pour être prêt pour un dunk ou une passe, geste similaire à son futur lever de main lors du vote ou à la position de la statue de la liberté. La caméra procède même à un zoom avant sur Chief lorsqu’il reçoit le ballon de McMurphy alors perché sur Bancini, comme une mise en valeur du réveil du personnage, son déclic intérieur, la dissipation de sa brume. La caméra, pour la première fois, accentue la singularisation de Chief dans le plan. La deuxième scène, un match entre patients et infirmiers après une sortie en bateau et la scène du vote, représente un travail d’équipe et une forte individualité de tous. Billy se porte volontaire pour sortir du terrain en raison d’un surnombre – simple geste mais un grand pas pour quelqu’un qui n’a jamais réussi à lever la main et à faire un choix ou exprimer une opinion. Martini, électrifié par le ballon qu’il reçoit, le jette contre le grillage au lieu de faire une passe à McMurphy, geste de don pur mais complètement confus, un manque de contrôle d’une énergie nouvelle. Il rit en faisant cette passe manquée, simple joie de lancer le ballon, de faire partie du jeu. Le basket est un bon cadre pour l’étude du changement dans le libre-arbitre des patients : un plan les montre les mains en l’air, tous avides de recevoir le ballon, d’être singularisés dans la masse, d’être à la tête d’une équipe, tandis que tous tentaient de se fondre dans le collectif au début du film dans les séances de thérapie, restant muets, baissant la tête et refusant toute expression. Quant à Chief, il se met à sauter, courir et sourire en parcourant le terrain d’un bout à l’autre, mettant les paniers avec aise ou faisant ressortir le ballon du filet en défense. Si les plans précédents le plaçaient en arrière-plan ou l’étouffaient en gros plan, cette fois un plan large en travelling lui donne de l’espace : c’est pour la première fois Chief qui fait bouger la caméra. Le ballon pour Chief est l’objet qui lui redonne son corps : en mettant les mains en l’air dans la première scène, il apprend à nouveau à regarder vers le haut, à mesurer la hauteur de son corps. C’est un mouvement vertical qui lui rappelle sa taille imposante, tandis qu’il se voyait tout petit : « I feel big now21 ». Pour mettre un panier ou défendre, il utilise deux mouvements : le mouvement vertical qui lui rappelle qu’il est le seul à pouvoir marquer, dépassant les autres de plusieurs têtes, et le mouvement horizontal puisqu’il doit constamment être en attaque puis en défense et ainsi faire des allées et venues sur le terrain, lui rappelant sa taille – ses grands pas – et sa vitesse. Le ballon le réveille dans la première scène - l’objet est en gros plan en raison de sa mission et de son pouvoir - et il s’efface ensuite au profit du personnage qui reprend sa place au centre de la scène. Le lien entre ces scènes et le reste du film confirme l’interprétation symbolique du ballon qui réveille les individus. C’est après la première scène de basket que Chief commence à s’exprimer, même si ce n’est que pour la caméra. Dans les scènes précédentes, Chief était souvent dans un coin, oublié au second plan, invisible. Dans le match, il utilise cette même position et la retourne en position de force, invisibilité qui sert son efficacité et qui contribuera au succès de son évasion. Quant aux autres patients, la scène suivant le match collectif est une rébellion contre Ratched, une conséquence du match qui les a libérés et électrifiés, et leur a donné la force de prendre la balle à nouveau et de la renvoyer à l’adversaire. Ratched est interrompue par Cheswick, et chacun place sa balle, expose son problème avec l’institut, et c’est un match qui s’instaure entre les patients et Ratched, parallèlement au match entre patients et infirmiers, toujours institut contre internés. Tout comme dans le match, Cheswick lance la balle dans la mauvaise direction, et finit par hurler ses problèmes, ne sachant à nouveau comment contrôler son énergie rebelle. Chief vient aider McMurphy dans une lutte avec un infirmier, défenseur puis attaquant. L’enjeu est l’expression, la liberté de parler et d’interrompre, née du rôle du ballon, objet si collectif et individuel à la fois, objet mouvant, dont l’essence est d’être en mouvement, frappé, passé, saisi, jeté, tout comme la parole. C’est ici que Forman précise sa vision : sans rejeter le collectif, il singularise chaque élément au sein du groupe, permettant l’existence d’une individualité solidaire voire communautaire, paradoxe démantelé par l’irrespect de la norme collective et par l’intégration de l’unité dans le message du groupe (chacun son moyen d’expression).

La représentation de l’individu chez Forman, comme démontrée dans Cuckoo’s Nest et présente dans ses autres films, est une mise en chair progressive des personnages qui finissent par étoffer leur enveloppe corporelle dans un contexte oppressif qui sert aussi à renforcer cette naissance en puissance par le contraste. Forman revient aux sources des mots et des êtres pour étudier, au cours de leurs révélations, tout ce qui les définit. L’individu est certes dépendant du système mais Forman propose une définition en mouvement : l’individu est celui qui erre sans cesse entre la dépendance (personnages asservis comme les patients au début de Cuckoo’s Nest, le public qui attend de rire dans Man on the Moon) et la liberté pure (l’excès de Valmont, d’Andy Kaufman qui perd son public, de McMurphy qui perd le contrôle de son être), le besoin d’être soi et de fonctionner en groupe, entre l’être original (les génies, les personnalités fortes…) et l’être banal (l’homme ordinaire, souvent représenté par les personnages secondaires). Mais est-ce là un compromis tragique par rapport à l’espoir d’une liberté individuelle sans limites ou une demi-mesure nécessaire et réaliste ? L’individu est-il condamné à suivre la voie de l’excès ou de la tempérance pour vivre dans le monde ? N’y a-t-il aucune plénitude pouvant s’accorder avec la vie collective ? Ces questions supposent que l’individu se suffit à lui-même mais doit apprendre à vivre en groupe ; or, est-il si évident que Forman voit l’individu comme potentiellement capable d’exister seul, ou rejoint-il l’idée platonicienne affirmant « l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même22 »?

III. Au-delà du conflit : le compromis constructif

Le nécessaire retour sur terre

Nous avons évoqué plutôt le paradoxe de la nécessité des institutions et de leurs pouvoirs destructeurs chez Forman, ce qui nous laisse penser qu’il existe une certaine nécessité d’adaptation de l’individu pour survivre. Les antihéros de ses films finissent d’ailleurs par payer leurs excès, aussi exaltants qu’ils soient pour les autres personnages : on peut mentionner la lobotomie de McMurphy qui a attaqué Ratched, la mort de Valmont dans un duel, celle d’Andy Kaufman par le cancer (un lien entre ses élans destructeurs et ainsi ses ondes négatives et son cancer est suggéré), l’isolement de Larry Flynt malgré sa victoire au tribunal, l’épuisement de Mozart jusqu’à la mort…Il semble que la survie dépend d’une certaine forme de responsabilité, rendant les actes héroïques des personnages principaux excitants mais impossibles dans une optique réaliste. Forman lui-même a observé cet élan temporaire des individus vers les excès libérateurs tempéré ensuite par la souffrance de leurs conséquences dévastatrices, comme s’il adoptait le terme de Bourget et considérait bien ces actes comme une forme de gaspillage. On perçoit cette vision dans sa narration d’un conflit entre son ami Ivan Passer – à l’époque où ils partageaient le même dortoir à l’école - et un professeur, où le refus d’obtempérer de la part de Passer mène à une punition collective, Forman se retrouvant comme les autres obligé de rester dehors toute la nuit: « Je compris, premièrement, que je n’étais pas un héros ; deuxièmement, qu’il m’importait peu d’être ou de ne pas être un héros ; et troisièmement, que les vrais héros, ceux qui, à l’évidence, ne pouvaient pas s’empêcher de l’être, étaient merveilleux, même s’ils causaient autour d’eux un tas de peines et de tracas dont on se serait bien passé ».23

Deux films mettent particulièrement en valeur cette nécessité du retour sur terre après l’envol. A l’image du tapis volant de Steven Millhauser24, Forman propose des envolées enivrantes dans le monde des possibles par le biais d’antihéros originaux et excessifs, puis la nécessité d’un retour au sol pour éviter la perte totale de l’être, sa dissolution dans le rêve. Amadeus travaille cet angle puisqu’il nous montre la beauté et le merveilleux de la création de Mozart dans un premier temps, et la dissolution puis la mort du personnage dans la seconde moitié du film. Son ascension est représentée par plusieurs scènes d’opéra, comme L’Enlèvement au Sérail, où la caméra adopte un style jubilatoire : un échange s’instaure entre Mozart qui dirige l’orchestre et la chanteuse Cavalieri sur scène, par le montage reposant sur l’utilisation du champ /contre-champ. Les plans sur leurs visages respectent le rythme de la musique, le montage accélère le tempo, puis les plans sont de plus en plus rapprochés, amenant le spectateur à sentir la force explosive du talent de Mozart qui traverse la salle et rejoint la star de son opéra, une véritable envolée artistique et amoureuse qui terrasse Salieri, jaloux du talent et de l’effet de Mozart sur la cantatrice. Le film propose plusieurs scènes similaires, adoptant la contre-plongée pour magnifier Mozart, détaillant son énergie et son optimisme sans limites. Mais la dimension sociale de la vie de Mozart finit par s’imposer, et l’art doit laisser place à la survie : Mozart est endetté, il refuse d’enseigner et se noie dans sa musique pour oublier ses soucis monétaires. Son enivrement permanent le pousse jusque dans une forme de folie : les cheveux en bataille, la bouteille à la main, et sa musique, alors extradiégétique, suggérant qu’il n’entend plus qu’elle dans sa tête, suggèrent une perte totale de liens avec la réalité, représentée dans plusieurs scènes de pur délire, comme lorsqu’il se met à faire un pied de nez au tableau représentant son père, et à tourner sur lui-même en riant à tue-tête. Les débordements du personnage, tant dans l’art que dans le quotidien, finissent par causer sa désintégration, sa décomposition progressive et sa disparition, hors du collectif.

Adoptant une stratégie moins tragique et dramatique, Forman propose, dans The People Versus Larry Flynt, film narrant le parcours du célèbre pornographe régulièrement censuré par sa communauté, une représentation du retour sur terre, du compromis non destructeur permettant à l’individu de trouver un mode de fonctionnement collectif enrichissant. Cette représentation est construite en deux temps. Une première scène narrant les excès du personnage au tribunal le montre en pleine provocation, jetant une orange sur le juge qui lui ordonne de révéler une de ses sources. D’un côté, le film nous dépeint le juge et les opposants de Flynt comme des personnages méprisants et excessifs, faisant de Flynt le miroir d’une société dysfonctionnelle, et les scènes suscitent une certaine admiration pour son courage et sa résistance (par les gros plans sur le juge autoritaire, la transformation du tribunal en cirque, exposant les failles du système). Mais la présence et les réactions de son avocat Isaacman interprété par Edward Norton nous rappellent les limites réalistes (et par ailleurs la position de Forman face à Ivan Passer) : il y aura toujours des répercussions et des souffrances inutiles. Flynt est ainsi bâillonné puis condamné à passer neuf mois en asile psychiatrique. Dans une des dernières scènes du film cependant, où son avocat plaide à la Cour Suprême pour la liberté d’expression, on peut voir Flynt partager une orange avec un garde, et respecter par son silence le discours d’Isaacman. Outre le rôle symbolique de l’orange, arme des rebelles depuis le Moyen-Âge, la mutation du rôle du fruit signifie à elle seule l’acceptation du rôle premier du fruit (consommation) et ainsi du rôle de l’avocat (défendre l’accusé), du rôle de Flynt (écouter), et de la place de l’individu au sein du groupe : Flynt à lui seul n’a jamais réussi à briser les résistances du puritanisme et a toujours cru en un individualisme exclusif. Mais par sa collaboration finale avec Isaacman et par sa délégation, il parvient à une union des forces (gagnant le procès). Il existe bien un compromis : le silence, le respect de l’existence de l’autre. Mais il est à dissocier du bâillon et à définir comme une solidarité des individus pour accéder à un bienfait collectif (le respect de la liberté individuelle d’expression).

Entre ciel et terre : les adaptations

Ce compromis, qui n’est en rien une compromission de l’être, s’applique à Forman lui-même. Son corpus de films américains révèle une étonnante domination d’adaptations d’œuvres originales et la raison de leur existence réside précisément dans une démarche réaliste de compromis entre la forte individualité tchèque de Forman et son objectif de réalisation de films américains. En tant qu’immigrant, Forman a vite constaté l’impossibilité d’écrire ses scénarios en anglais à propos de la culture américaine qu’il connaissait mal. Il mentionne bien cette notion de responsabilité lorsqu’il justifie son besoin d’adapter des œuvres originales : « Il ressortait de tout cela qu’aussi longtemps que je ne serais pas capable d’entrer dans le bar le plus proche et de comprendre tout ce qui s’y disait, je ne devais pas espérer faire des films comme Les amours d’une blonde et Au feu, les pompiers25». On peut donc voir ses collaborations avec Saul Zaentz, Michael Douglas, Bo Goldman, Peter Schaffer, Gerome Ragni, James Rado, et Jean-Claude Carrière par exemple, comme une forme d’adaptation à la réalité des Etats-Unis et de la France. Jean-Claude Carrière précise d’ailleurs que l’immersion dans le réel des personnages est toujours restée l’objectif primaire de Forman, replaçant l’individualité au centre des projets, dont celui de Taking Off, son premier film américain26 : « le scénario n’est venu que plus tard, beaucoup plus tard, après une longue fréquentation du réel. (…) L’invention émanait du réel. Elle n’eût pas existé sans une atmosphère exceptionnelle, à ce moment-là, dans les cœurs et dans les esprits, et sans notre approche intime et persistante d’anthropologues27 ».

Mais cette adaptation au réel reste bien un entre-deux : l’individualité de Forman n’est jamais entièrement effacée au profit d’un réalisme social convaincant. Ainsi, son adaptation des Liaisons Dangereuses n’est pas un respect de la trame de l’œuvre avec une adaptation uniquement cinématographique, elle est une vision purement formanienne de l’œuvre, une réelle transgression qui lui a valu de nombreuses critiques. Jean-Loup Bourget y voit même une distanciation par rapport à la théorie d’André Bazin où « adapter (…) n’est plus trahir, mais respecter 28», mentionnant par ailleurs l’adaptation de Frears comme un film bazinien qui retranscrit le caractère confiné du roman épistolaire à l’écran par le recours au gros plan. Refusant le terme de trahison pour parler de Valmont, il préfère celui d’irrespect, de « liberté iconoclaste29 ». Même si l’on peut argumenter que Forman respecte Bazin dans la mesure où il prétend « à la fidélité (…) par l’intelligence intime de ses propres structures esthétiques30», on ne peut refuser l’interprétation de Bourget dans la mesure où l’irrespect atteint des points forts de l’œuvre. Forman a en effet tenu à faire le film d’après ses souvenirs de lecture, ses impressions, et Carrière et lui ont ainsi modifié de nombreux détails, y compris la fin. La Présidente de Tourvel revient vers Valmont une dernière fois et le quitte au lieu de s’enfermer dans un couvent pour y mourir de peine et de honte ; Valmont ne révèle aucune lettre avant sa mort, ne faisant pas tomber le masque de Madame de Merteuil qui dans le livre, finit humiliée et défigurée, et Cécile épouse Gercourt dans une cérémonie royale au lieu d’aller dans un couvent pour être nonne. Une des raisons de ces changements était le besoin de modernité : s’adapter au public contemporain qui refusera de croire que Cécile et Tourvel s’enferment dans un couvent31. Mais on retrouve aussi Forman dans ces choix : comme ses personnages tchèques ou les hippies de Taking Off, Cécile représente la jeunesse perdue mais porteuse d’espoir, et elle n’est pas victime de son sort dans la scène finale de mariage, elle le contrôle (et c’est le geste réaliste de la prise des responsabilités dans l’âge adulte). Merteuil dans le film est moins machiavélique : le spectateur est appelé à la comprendre et moins à la juger, ce qui justifie une fin plus suspendue que celle du roman épistolaire. Elle se retrouve noyée dans le public, ayant perdu le contrôle de sa microsociété, fin déjà significative et réaliste par rapport à la fin tragique et dramatique, même spectaculaire et métaphorique (la défiguration) de Merteuil dans le roman. Quant à Tourvel, elle vient sur la tombe de Valmont déposer une rose. Elle est employée pour perpétuer l’amour de Valmont, conserver cette vérité tant cachée par Valmont, l’exposer jusqu’à la fin du film (la rose blanche symbolisant la pureté de leur amour) au lieu de la refuser comme le fait Tourvel dans le roman et dans l’adaptation de Frears. Il est très formanien de faire de ce personnage un vecteur de pure vérité dans un monde d’apparences et de manipulations, et de conclure sur cette image. C’est la vérité pure, comme celle de l’envolée de Chief qui perpétue l’énergie de McMurphy. Il y a bien une continuité et un fort désir de faire sienne cette œuvre étrangère. Découverte quand il était jeune en Tchécoslovaquie, elle est imprégnée de son regard tchèque, et le succès de Frears montre bien qu’une vision fidèle à la trame de l’œuvre était possible ; le remaniement n’est pas uniquement dû au besoin de pouvoir filmer l’œuvre, il est une nécessité artistique.

Conclusion

Forman rencontre donc le public américain à mi-chemin, s’adaptant à sa réalité sans se compromettre, sans laisser son individualité disparaître dans ce nouveau collectif. On peut parler d’un cinéma hybride fondé sur l’observation personnelle de mécanismes collectifs universels : un cinéma individuel (son refus de s’américaniser entièrement, ses tournages en France ou à Prague, etc), mais toujours interactif et social, pour le public. On pourrait presque synthétiser sa position par une de ses techniques récurrentes : un plan large sur un groupe (une foule, un public, des patients), puis une individualisation par la caméra de chaque élément englobant tout l’humain : le banal, l’idiot, l’intellectuel, le génie, le loufoque…C’est l’influence du néoréalisme italien (le quotidien, la vérité dans la « vraie vie » scénarisée au minimum pour le public, le réel incertain) mêlée au spectaculaire américain (les personnalités hors du commun, le réel délimité) et se détachant de l’approche documentaire, dans une forme artistique très personnelle capable de s’imprégner des différentes réalités rencontrées. A l’image d’un coucou qui vole de nid en nid, Forman voyage de communautés en communautés, s’installe et observe, et construit son propre monde, original mais toujours marqué par la « fréquentation du réel ».

Bibliographie

BAX, Dominique - Théâtres au Cinéma : Milos Forman, Franz Kafka, Tome 8, Collection Magic Cinéma, 1997, 113 pp.

BAZIN, André - Qu’est-ce que le cinéma, Les Editions du Cerf, quatorzième édition, 2002, 372 pp.

BOURGET, Jean-Louis - Eloge du gaspillage (p 3-4) dans Positif N°346, Décembre 1989, 80 pp.

CARRIERE, Jean-Claude - Le film qu’on ne voit pas, Plon, 1996, 224 pp.

CIMENT, Michel - Passeport pour Hollywood, Editions du Seuil, février 1987, 387 pp. (Milos Forman, p263 à 318).

FORMAN, Milos et NOVAK, Jan - …Et on dit la vérité, Editions Robert Laffont, Paris, 1994, 395 pp.

FORMAN, Milos et NOVAK, Jan - Turnaround, A Memoir, Milos Forman and Jan Novak, Faber and Faber, 1993, 295 pp.

GOULDING, Daniel J. - Post New Wave Cinema in the Soviet Union and Eastern Europe, Indiana University Press, 1989, 317 pp.

HAMES, Peter - The Czechoslovak New Wave, Second Edition, Wallflower Press, Great Britain, 2005, 323 pp.

LEMARIE, Yannick - Milos Forman dans Positif (p4 à 8), N°470, Editions Jean-Michel Place, avril 2000, 104 pp.

LIEHM, Antonin J. - The Milos Forman Stories, International Arts and Sciences Press, White Plains, New York, 1975, 191 pp.

MALRAUX, André - Le temps du mépris, Gallimard, 1945, 91 pp.

MILLHAUSER, Steven - The Knife Thrower and Other Stories, First Vintage Contemporaries Edition, Mars 1999, 228 pp.

PLATON - La République, Flammarion, 2002, 801 pp.

POIZOT, Claude - Milos Forman, Editions DIS VOIR, Paris, 1987, 94 pp.

SLATER, Thomas J. - Milos Forman: A Bio-Bibliography, Greenwood Press, 1987, 193 pp.

TIRARD, Laurent - Leçons de cinéma 2, Nouveau Monde Editions, 2006, 209 pp.

Notes

1 LEMONDE.FR, interview du 30 juillet 2007. Retour au texte

2 Le temps du mépris, Gallimard, 1945, p12. Retour au texte

3 American Beauty, Sam Mendes, 1999. Retour au texte

4 Pleasantville, Gary Ross, 1998. Retour au texte

5 Into the Wild, Sean Penn, 2007. Retour au texte

6 Et on dit la vérité, Editions Robert Laffont, Paris, 1994, p274. Version originale: « the never-ending conflict between the individual and the institution » dans Turnaround, A Memoir, Milos Forman and Jan Novak, Faber and Faber, 1993, p204. Retour au texte

7 De One Flew Over the Cuckoo’s Nest [Vol au-dessus d’un nid de coucou, 1975] à Goya’s Ghosts [Les Fantômes de Goya, 2006]. Retour au texte

8 Ibid., p274. Version originale dans Turnaround, p204: « We invent institutions to help make the world more just, more rational. Life in society would not be possible without orphanages, schools, courts, government offices, and mental hospitals, yet no sooner do they spring into being than they start to control us, regiment us, run our lives. They encourage dependency to perpetuate themselves and are threatened by strong personalities. » Retour au texte

9 Vol au-dessus d’un nid de coucou, 1962. Retour au texte

10 Le roman a souvent été lié à la politique américaine de l’époque, orientée contre le communisme et les régimes totalitaires du monde, mais Kesey revendiquait davantage une peinture des institutions américaines elles-mêmes et le danger du conformisme qu’elles représentent. Retour au texte

11 Ibid., p330.Version originale dans Turnaround, p246: « I had a gut knowledge of Walker's dilemma from the old country: in the everyday life of Communist Czechoslovakia, you constantly found yourself before ignorant, powerful people who didn't mind casually humiliating you, and you risked your livelihood and maybe your life by defying them. » Retour au texte

12 Amadeus, 1984. Retour au texte

13 Valmont, 1989. Retour au texte

14 Larry Flynt, 1996. Retour au texte

15 Man on the Moon, 1999. Retour au texte

16 « Je ne m’entends même plus penser ! » Retour au texte

17 Cette musique est pour tout le monde. Vous n’avez sans doute pas remarqué que nous avons beaucoup de patients âgés dans ce service, qui n’entendraient pas la musique si nous baissions son volume. Cette musique est la seule chose qu’il leur reste. » Retour au texte

18 Je suis fatigué, je suis fatigué. Retour au texte

19 Eloge du gaspillage (Valmont), Jean-Louis Bourget, dans Positif N°346, Décembre 1989, p3. Retour au texte

20 « J’ai besoin de vous à Paris ». Retour au texte

21 « Je me sens grand à présent ». Retour au texte

22 Platon, La République, livre II, 369b-370a, Flammarion, 2002. Retour au texte

23 …Et on dit la vérité, p62. Version originale dans Turnaround, p45 :« I realized, one, that I was no hero; two, that I didn’t care if I was a hero or not ; and three, that the real heroes, the kind that clearly couldn’t help themselves, were wonderful, even though they caused a lot of unnecessary pain around them ». Retour au texte

24 The Flyng Carpet dans The Knife Thrower and Other Stories de Steven Millhauser, décrit une envolée sur un tapis volant, puis la nécessité du retour au sol. Retour au texte

25 Ibid., p251. Version originale dans Turnaround, p186: « The bottom line was that if I walked into a bar in my neighborhood and didn’t understand a single word that was said, I had no business trying to make movies like Loves of a Blonde or Fireman’s Ball anymore ». Retour au texte

26 Taking Off, 1971. Nous avons choisi de respecter la vision de Forman et d’exclure ce film de son corpus américain, Forman le considérant comme son dernier film tchèque, tourné de la même manière qu’en Tchécoslovaquie. Retour au texte

27 Le film qu’on ne voit pas, Jean-Claude Carrière, Plon, 1996, p156. Retour au texte

28 Qu’est-ce que le cinéma, Pour un cinéma impur, Défense de l’adaptation, Les Editions du Cerf, quatorzième édition, 2002, p99. Retour au texte

29 Positif N°346, p3. Retour au texte

30 Qu’est-ce que le cinéma, p99-101. Retour au texte

31 Motif suggéré par Carrière dans un document vidéo de source inconnue et confirmé par l’auteur lors de notre conversation téléphonique. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marceline Evrard, « L’individu(el) dans les films américains du réalisateur tchèque Milos Forman », Sciences humaines combinées [En ligne], 7 | 2011, publié le 01 mars 2011 et consulté le 21 novembre 2024. DOI : 10.58335/shc.213. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=213

Auteur

Marceline Evrard

Doctorante en Anglais, TIL - EA 4182 - UB

Articles du même auteur