Anne Dujin et Anne Lafont (coord.), « Le partage de l’universel »

Bibliographical reference

Anne Dujin et Anne Lafont (coord.), « Le partage de l’universel », Esprit, 2020, no 461, p. 42-145.

Outline

Text

Subdivisé en trois parties (« L’appropriation culturelle », « La décolonisation des savoirs » et « Divisions et mises en commun »), le dossier intitulé « Le partage de l’universel » se propose de revenir sur cette « question heureusement tenac[e] », celle de « définir ce qui nous unit et ce à quoi nous tenons, collectivement », selon l’expression d’Anne Lafont à la page 42, rappelant que ce sont sur « les domaines du symbolique », de la « représentation, du patrimoine, et de l’apparence » que se focalisent les saillies identitaires polémiques de tous bords (p. 44). Citant Aimé Césaire et la négritude, pensée à la fois comme un enracinement particulier, mais aussi comme un dépassement et épanouissement de l’universel, ce nouveau numéro est présenté comme « s’essay[ant] à ne renoncer, justement, ni au particulier, ni à l’universel » (p. 46). Sans prétendre rendre compte de l’exhaustivité des sujets abordés dans le numéro, depuis, entre autres, « La prétention chinoise à l’universalité » (Anne Cheng) jusqu’aux répercussions de la guerre de 1871 dans les enjeux géopolitiques contemporains (Hamit Bozarslan), nous centrerons ici notre attention sur les articles qui nous semblent proposer/rappeler une redéfinition de l’universel, tout en tentant d’éclairer la part majeure réservée aux productions artistiques dans le dossier.

La réflexion du numéro est d’abord pleinement aux prises, dans sa première partie en tout cas, avec des débats polarisants très contemporains de sa parution, à l’occasion de controverses relatives à l’art, notamment : les conclusions du rapport Savoy-Sarr de 2018, défendant la restitution du patrimoine africain, mises en regard avec une analyse débusquant certains impensés de la « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels » de 2002 ; ou encore la polémique entourant le spectacle Kanata du dramaturge et metteur en scène québécois Robert Lepage présenté au Théâtre du Soleil à l’automne 2018, par exemple.

Cette prise en compte de l’art et des discours sur l’art dans le numéro est d’autant plus importante que les productions se font évidemment dans un certain contexte historique et social, mais aussi parce que les conceptions kantiennes de l’esthétique continuent de peser lourd dans le débat. Comme le rappelle Jean-Philippe Uzel, dans la Critique de la faculté de juger (1790), le philosophe allemand affirme que c’est dans le champ de l’esthétique que se réalise le plus complètement la capacité de se mettre à la place de l’autre et de tendre, par le travail de l’imagination, vers l’universel, d’autant qu’on ne juge jamais quelque chose de beau pour soi-même, mais aussi et toujours pour les autres, tant le beau, contrairement à l’agréable, est désintéressé (p. 65-66). Dans son article « Un dramaturge et un Iroquois à Paris », Jean-Philippe Uzel met cependant au jour une difficulté : tous les hommes ne sont pas toujours jugés capables de s’élever au-dessus de leur subjectivité et d’une « pensée élargie » communicable aux autres. Jugement qui demeure un préjugé.

Redéfinitions de l’universel : potentiels et enjeux

La contribution de la philosophe Nadia Yala Kisukidi (« L’universel dans la brousse ») est très éclairante car elle rappelle d’abord les termes du débat, contestant un « usage synecdochique de l’universel », selon lequel « les parties “Occident/Europe/France” signifient le tout, à savoir le “monde” » (p. 54). Il existe ainsi un énoncé de l’universel « produit par un particulier qui étend indûment, en les généralisant, ses attributs à tous les autres » (p. 52). Comme le dit aussi Souleymane Bachir Diagne, il s’agit de mettre au jour « la position de celui qui déclare universelle sa propre particularité en disant : “j’ai la particularité d’être universel” » (cité p. 54). La philosophe prend cependant soin de distinguer dans son article « universel » et « universalisme » : « L’universalisme auquel je me réfère ici est l’universalisme moderne, issu de la tradition rationaliste cartésienne et des Lumières : la conception selon laquelle il existe des traits irréductibles de la vie et de l’expérience humaines indépendants de tout conditionnement local et culturel, ce qui implique le caractère nécessairement “universels” de nos impératifs moraux et juridiques. Ainsi, dans cet article, l’universalisme est défini comme « le discours de l’universel » (p. 48). Cette dernière remarque est très importante : s’il est question d’universalisme c’est parce que « l’universel n’existe pas en dehors de son énonciation », il est « toujours le produit d’un discours particulier, qui le limite » et implique « l’exclusion d’autres particuliers » (p. 58). Dans le sillage de Étienne Balibar (Des universels. Essais et conférences, 2016), elle explique en effet que « d’un point de vue éthique, l’universalisme est une notion intrinsèquement conflictuelle, qui soutient tout à la fois les discours d’unité et les paroles de déliaison » (p. 49). Cette mise en crise de l’universalisme ainsi pensé ou de l’universel synecdochique n’implique toutefois aucun « repli chauvin » (p. 56 – pour ne pas dire pire : on pense aux accusations de communautarisme). Revenant sur les conceptions des écrivains et artistes noirs lors du Congrès de 1956 à la Sorbonne, elle rappelle que « les affirmations de différence et d’identité des penseurs de la négritude n’enfantent pas la séparation. Elles visent surtout à multiplier les sites d’énonciation de l’universel. Identifier d’autres lieux de ce monde qui peuvent se constituer comme espaces d’hospitalité et d’accueil pour la totalité du monde sans exception » (p. 57). D’où l’importance de bien cerner le malentendu discursif. Il existe bel et bien une énonciation de l’universel, trop peu souvent écoutée dans les diverses polémiques à ce sujet, qui postule une « manière de faire monde » qui, contre une « histoire de domination », « revient à tous et prétend n’exclure personne » dans une « dynamique d’espérance » (p. 58), même si elle se sait limitée et particularisée par ses propres conditions d’énonciation.

Jean Godefroy Bidima, quant à lui, reprenant à son tour Césaire, envisage dans son article « La traversée des mondes » une « ouverture aux multiples dictions de l’universel chez Césaire, les conditions d’un “universel des traversées”, qui est en fait un “pluriversel” respectant le lien entre les humains et les non-humains », Césaire ne concevant pas le sujet humain comme « une entité coupée de la nature et de l’environnement » (p. 81). Mais l’article s’abreuve aussi à d’autres sources, telle Merleau-Ponty optant pour un « universel latéral » ainsi défini dans Éloge de la philosophie : « L’universel latéral […], incessante mise à l’épreuve par l’autre et de l’autre par soi. Il s’agit de construire un système de référence général […], une expérience élargie qui devienne en principe accessible à des hommes d’un autre pays et d’un autre temps […] Il s’agit d’apprendre à voir comme un étranger ce qui est nôtre et comme notre ce qui était étranger » (cité p. 87). Cette prise de distance, ce décentrement nécessaire à l’humain quel qu’il soit constituent en effet un préalable à la possible émergence d’un rapport renouvelé à l’universel. L’entretien avec l’autrice haïtienne Yanick Lahens, intitulé « Le Partage du peu », qui clôt ce dossier, dit-il autre chose ? « Cela tient en effet du miracle que je puisse pouvoir lire des extraits de l’Épopée de Gilgamesh, du Dit de Genji ou de l’épopée de Soundiata. Je peux entrer dans des mondes étrangers et étranges qui me parlent, me font rencontrer l’étrange et l’étranger en moi et peuvent me transformer » (p. 139).

Il n’est ainsi pas étonnant que le numéro en lui-même, avec la citation de Césaire en introduction et l’entretien avec Yanick Lahens à la fin, accorde tant de place à des écrivains parfois encore considérés comme périphériques dans les programmes scolaires et les cursus de formation. Il n’est pas étonnant non plus qu’ils se trouvent mobilisés (Congrès des artistes et écrivains noirs de 1956, et Césaire encore) parmi les références d’articles visant à rappeler et proposer des redéfinitions de l’universel, tant les littératures permettent un décentrement fécond à tous les égards, permettant de creuser le sillon d’un monde véritablement en partage qu’elles contribuent à ériger. Mais encore faut-il pouvoir permettre et garantir au plus grand nombre un accès à leurs productions dans toutes leurs diversités, tant au niveau de l’enseignement que de la formation, notamment.

References

Electronic reference

Virginie Brinker, « Anne Dujin et Anne Lafont (coord.), « Le partage de l’universel » », Savoirs en lien [Online], 2 | 2023, . Copyright : Les textes seuls sont sous Licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/sel/index.php?id=390

Author

Virginie Brinker

Université de Bourgogne, CPTC

By this author

Copyright

Les textes seuls sont sous Licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.