Qu’y a-t-il de commun dans le concept de communication ? L’exemple des bulletins scolaires au sein des relations École-familles

What does the concept of communication have in common? The example of school reports in school-family relations

DOI : 10.58335/sel.380

Résumés

L’étymologie commune du verbe communiquer et du nom communication, issus du verbe latin communicare, illustre la polysémie du terme, qui peut signifier : « avoir part », « partager », « participer », « être en rapport mutuel, en communion avec quelqu’un », « transmettre », etc. En d’autres termes, cette origine indique que la communication est une action, celle d’informer, tout en prenant en compte son destinataire – ou sa cible, que l’on considère comme de connivence ou susceptible de le devenir. Cet article tentera de mettre en évidence ce que nous pourrions isoler de commun dans la communication, en prenant pour exemple le genre du bulletin scolaire et assimilés, genre de discours qui conjugue individu singulier, pluriel et systémique, sans pour autant s’affranchir de la notion de personne.

The common etymology of the verb to communicate and the noun communication, derived from the Latin verb communicare, illustrates the polysemy of the term, which can mean: “to share”, “to share”, “to participate”, “to be in mutual relationship, in communion with someone”, etc. According to this origin, communication is an action, informing, while considering its recipient – or its target, which is considered to be in collusion or likely to become so. This article will attempt to highlight what we could isolate in common in communication, taking as an example the genre of the school report and similar, which combines singular individual, plural and systemic, without however freeing itself from the notion of person.

Plan

Texte

Introduction

Le Dictionnaire historique d’Alain Rey1, notamment, indique que les termes communiquer et communication viennent – tout comme les termes empruntés entre le xe et le xiie siècle communier et communion – du verbe latin communicare qui signifie « être en relation avec », de co issu de cum, com et de municus, dérivé de munus, « fonction, charge », qui bascule vers l’idée de « commun ». Pour favoriser la réussite d’une relation de partage réciproque entre l’école et les familles, par le biais de « l’enfant messager et message »2, il est indispensable de saisir dans son ensemble le système qui fonctionne entre la famille et l’école. Les différentes théories de la communication qui se succèdent – inspirées des mathématiques, de la philosophie, de la linguistique, de la sociologie et de l’anthropologie – nous conduisent d’une transmission mécanique, linéaire, à une co-construction par les participants, au sein d’un espace-temps énonciatif préétabli, dont la scénographie, les didascalies et les codes sont théoriquement partagés de la même manière par tous, dans « le meilleur des mondes possibles », pour paraphraser Leibniz.

Dans cet article, nous étudierons comment s’établit le lien entre communication et énonciation, et questionnerons sa schématisation, car si l’énonciation est un « acte individuel d’utilisation de la langue »3, cette donnée ne fonctionne pas totalement ici. Dans le bulletin scolaire, plusieurs actes d’énonciation sont à l’œuvre, mais non simultanés car concentrés sur des temporalités différentes. Il s’agit donc d’une hétérogénéité énonciative, interne et externe, ce qui montre que nous ne pouvons pas parler exclusivement d’énonciateur, mais pas non plus d’énonciateur pluriel, car la temporalité opère4 une configuration spécifique qui dépasse la seule prise en compte des individus. Nous verrons que cette particularité énonciative construit, non pas une incarnation successive d’énonciateurs qui se passent le relais, mais s’instituent collectivement dans un format énonciatif finalement désincarné, ou plutôt dés-égocentré, pour tenter un néologisme. Il sera alors essentiel de saisir les points de vue en émission et en réception plutôt que de focaliser les analyses sur un émetteur VS récepteur, surtout s’il s’opère une universalisation de part et d’autre du seul individu énonciateur.

Communication et bilans évaluatifs : un échange à sens unique ?

Si, en ancien français, le terme de communication avait le sens de « manière d’être ensemble » et envisageait la communication comme un « mode privilégié de relations sociales »5, la relation entre les enseignants et les familles a su se construire avec le temps, malgré des prémices chaotiques, puisque l’école de la IIIe République s’est érigée en opposition à la famille6 (leurs patois, mœurs, religion, etc.). Cet héritage historique a pu complexifier les liens entre deux pôles et nuire à la fluidité des échanges7.

Pourtant, dans l’idéal institutionnel de coéducation de l’enfant8, les échanges entre l’École et les familles devraient refléter les sèmes de cette définition qui visent, sinon l’harmonie, a minima la concorde, et leurs écrits retranscrire les fondements d’un partenariat éducatif sans polarisation manichéenne. Conformément à la définition originale, les écrits des enseignants, protocolaires ou non, ont bien pour objectif une « mise en commun » de renseignements dans un cadre donné, et constituent une « action de faire part » d’informations essentielles, au moins du point de vue de ceux qui les transmettent. Cette communication peut s’inscrire dans les trois actes distingués notamment par Austin9 : l’acte locutoire, l’acte illocutoire et l’acte perlocutoire, le dernier nommé étant susceptible d’inciter à agir. Ainsi, d’autres genres de discours, qui prennent place sur des supports tels qu’une affiche, un clip publicitaire, un tract politique ou les médias, sont également désignés par le terme de communication, alors que l’expression en elle-même est unilatérale, de ce fait, potentiellement accusée de manipulation10.

Si l’on se focalise sur la communication écrite entre l’École et les familles, on remarque que celle-ci peut prendre ces deux formes : interactionnelle et unidirectionnelle, en fonction des supports et des objectifs. Pour favoriser la réussite de cette action par le biais de « l’enfant messager et message »11, il est indispensable de saisir dans son ensemble le système de communication à l’œuvre entre ces deux institutions, notamment dans le cadre du bulletin scolaire ou bilan périodique, objets discursifs contenant les « générèmes »12 du genre épistolaire éducatif13. Le bulletin scolaire se positionne, d’après son degré de routines, comme un « discours contraint inséré dans une situation sociale de communication assez bien définie »14. Considéré parfois comme « trait d’union principal entre l’école et la société »15, le bulletin scolaire ou bilan périodique, constitue, comme cette dernière dénomination l’indique, la synthèse rédigée d’une période d’enseignement, tout en apportant idéalement des conseils avisés permettant une progression, que ce soit en termes de compétences, de résultats ou vis-à-vis du comportement attendu. Il comporte des « commentaire[s] évaluatif[s] ou appréciatif[s] censé[s] rendre compte de la valeur scolaire du travail fourni par un individu clairement désigné »16. Il poursuit donc le double objectif de rendre compte officiellement du parcours de l’élève, de période en période et tout au long de sa scolarité, et d’indiquer quelles sont les attentes – implicites ou explicites – de chacun des individus concernés en tant que représentants de son rôle social : enseignant, élève, parent, personnel de direction.

Des schémas de communication imparfaits pour les genres de discours

Les schémas traditionnels17 tentent de confiner la communication dans une figure théorique applicable à toutes les situations : techniques, humaines, animales voire végétales et inter-espèces.

Les acteurs de la communication sont communément présentés comme étant : soit l’émetteur, soit le récepteur, insérés dans un processus interactif et dynamique pour échanger des messages et des rétroactions, et dont les rôles peuvent être inversés. En effet, que ce soit dans la sphère privée, dans la sphère publique ou une forme hybride entre les deux, comme dans l’épistolaire éducatif, la communication implique au moins deux sujets susceptibles d’interagir entre eux. Du côté de Jakobson18, qui élabore un schéma inspiré des télécommunications, toute communication verbale suppose l’existence d’un « destinateur » et d’un « destinataire », respectivement producteur et récepteur d’un « message », formulé selon un certain « code » permettant d’effectuer les opérations d’encodage et de décodage : la transmission du sens d’un pôle à l’autre de la chaîne communicative, de gauche à droite et de droite à gauche, chaque élément se voyant attribuer une fonction. Le caractère circulaire de cette conception suppose d’accepter un échange égal de la parole et de l’écoute : être à la fois émetteur et récepteur, sans hiérarchie, en acceptant une logique de don/contre-don d’un « message », restant central.

Si la présence de deux entités en train de communiquer implique, de fait, une altérité externe, le schéma standard de Jakobson représente plutôt une relation a priori égalitaire entre eux, partageant idéalement le même code, pour une communication toujours réussie. Dans le cas de l’épistolaire éducatif, notamment dans l’objet discursif bulletin scolaire et bilans assimilés, nous remarquons, par le biais de la fig. 1 ci-dessous19, que nous nous heurtons à plusieurs problèmes.

Fig. 1. Le schéma de Jakobson (1963) appliqué à l’épistolaire éducatif : le cas du bulletin scolaire.

Fig. 1. Le schéma de Jakobson (1963) appliqué à l’épistolaire éducatif : le cas du bulletin scolaire.

Premièrement, ces actants sont multiples, mais des temporalités différentes en empêchent une émission/réception simultanée, qui serait cacophonique. Il en est de même pour les destinataires directement concernés tels que les parents, non scripteurs, qui n’apportent pas de réponse autre qu’une réponse éducative en guise de feed-back (symbolisé ici par des pouces). Rappelons que l’enfant, dans ce cadre, est à la fois destinataire et sujet du message, tout en étant également parfois responsable du « code » et, fort malgré lui, du « contexte » socio-culturel de chacun. Kerbrat-Orecchioni20 critique la modalisation trop technique de Jakobson et souligne plusieurs problèmes d’« idéalisation théorique » : elle émet des réserves sur certains éléments, notamment l’homogénéité du code, la distinction code/message, le couple émetteur/récepteur, et surtout l’absence des éléments psychologiques, culturels, idéologiques, etc. Moirand21 a également revisité ce schéma en distinguant les « récepteurs » en deux catégories : l’« allocutaire », qui peut répondre, et le « non-allocutaire », « récepteur » dont le dispositif énonciatif ne permet pas de répondre, ce qui correspond à la configuration du bulletin scolaire.

De son côté, Benveniste22 se focalise sur l’emploi de la langue et l’acte de produire un énoncé. Il considère tout acte d’énonciation comme engageant un locuteur qui, « s’appropri[ant] la langue », s’introduit dans son discours et, ce faisant, « implante l’autre en face de lui »23 : l’allocutaire. L’énoncé comporte alors les indices référentiels de ces personnes et suppose une réciprocité. En revanche, il leur oppose un tiers exclu, la « non-personne », objet du discours et non pas sujet au même titre que les deux acteurs de l’énonciation. Selon Dubois24, qui en répertorie plusieurs conceptions, « l’énonciation est présentée, soit comme le surgissement du sujet dans l’énoncé, soit comme la relation que le locuteur entretient par le texte avec l’interlocuteur, ou comme l’attitude du sujet parlant à l’égard de son énoncé ».

Dans ces conceptions, la réciprocité entre les partenaires de l’échange n’implique pas une symétrie entre eux, car comme le développe Charaudeau25, la « saisie de l’autre » implique à la fois fascination et rejet, de par la perception de sa différence. L’identité du sujet parlant construit, par ses choix énonciatifs, son droit à communiquer : il s’agit alors d’interroger le double rapport du sujet en tant qu’individu discursif et social. Si la scène discursive est le lieu de la construction de l’identité sociale, l’identité discursive, quant à elle, se négocie dans le champ de la personne grammaticale, dans la mesure où « le résultat de cette combinaison produi[t] un “je-nous”, une identité du singulier-collectif », qui résume la tension à l’œuvre dans les apparitions du sujet sur la scène sociale. Cette tension est à l’œuvre dans le bulletin scolaire, et nécessite un « principe de régulation » qui finit par instaurer des pratiques langagières routinisées dans lesquelles se reconnaissent les membres d’une même communauté socio-professionnelle, de sorte que ce n’est jamais vraiment de l’autre ou de soi dont il est question individuellement, mais d’une image de soi ou de l’autre, ce qui rejoint l’étymologie de la personne et son rapport avec le masque d’acteur26 :

« Le “contrat de communication” lie les partenaires dans une sorte d’alliance objective qui leur permet de co-construire du sens tout en s’auto-légitimant. S’il n’existe pas de possibilité de reconnaître un tel contrat, l’acte de communication n’a pas de pertinence et les partenaires n’ont pas de droit à la parole »27.

Dans sa description du « contrat de communication », Charaudeau évoque également le rôle institutionnel des énonciateurs : « je suis là pour quoi dire, en fonction du statut et du rôle qui m’est assigné par la situation »28. Autrement dit, le destinateur, ici, plus qu’une personne en tant qu’individu, est une position sociale, objectivement repérable, un sujet communiquant29 devant se positionner, par son discours, comme sujet compétent, ce qui ne fonctionne que s’il n’est pas seul. Non seulement, il ne doit pas être le seul scripteur, mais il ne doit pas être également le seul à incarner ce rôle social : « […] tout enseignant sait que, au-delà de l’alibi institutionnel – dont le droit à la parole semble être conféré par la seule présence du public –, il faut encore que lui soit reconnue une identité de sujet compétent »30.

Un même individu a plusieurs statuts sociaux, positions objectives qui s’actualisent à chaque situation énonciative, aux dépens parfois de sa position subjective de sujet pensant. Ce dernier peut être dissimulé, volontairement ou non, car non pertinent dans le genre au travers duquel il produit son énoncé. Dans ce cas, l’identité sociale des destinateurs et destinataires est essentielle, car elle sous-tend leur légitimité respective, enseignants et parents, particulièrement, et déterminera leurs choix de personnes grammaticales, un choix influencé par le mimétisme socio-professionnel au sein des genres. Les autres lecteurs et destinataires potentiels sont les autres enseignants, tour à tour destinateurs et destinataires indirects des messages. Destinataires indirects dans la mesure où, parfois, en prenant connaissance d’une information, d’un événement, d’un point de vue évaluatif, leur énoncé constitue un feed-back vis-à-vis du précédent, comme nous pouvons le constater dans les similitudes lisibles dans la capture ci-dessous :

Fig. 2. Capture d’écran d’un BS anonymisé montrant dialogisme et feed-back entre enseignants scripteurs.

Fig. 2. Capture d’écran d’un BS anonymisé montrant dialogisme et feed-back entre enseignants scripteurs.

Selon Bakhtine, « les genres de discours organisent notre parole de la même façon que l’organisent les formes grammaticales (syntaxiques) »31, de sorte que les influences sont inévitables. Authiez-Revuz32 développe le concept d’hétérogénéité énonciative, dans laquelle le sujet « est parlé plutôt qu’il ne parle », parce qu’il est traversé par le « discours des autres » qui lui préexiste. Cette capacité à faire entendre plusieurs voix dans les bulletins scolaires prend à la fois en compte le ou les rédacteurs, le ou les destinataires au sein de l’énoncé produit, et le fait d’être habité par son rôle social au moment de l’écriture de ces énoncés. On distingue alors « dialogisme de Bakhtine » et « polyphonie de Ducrot », en faisant de cette dernière une hétérogénéité montrée par le marquage linguistique de voix plus ou moins égalitaires, alors que le dialogisme, laissant entendre les échos de dires antérieurs, instaure une forme d’autorité hiérarchique entérinée par le temps33. Le « dialogisme de Bakhtine » accorde donc une large place au « dialogisme interdiscursif », qui bouleverse la question des points de vue, en créant des « domaines de mémoire partagés » ou « faits de mémoire collectifs »34.

Ainsi, à la fois par son énonciation et sa lecture, chacun se doit de se légitimer et de légitimer l’autre, au travers du filtre d’un « regard évaluateur »35 réciproque, condition nécessaire à la transmission du moindre message. Mais comment cela s’inscrit-il concrètement dans le discours, au travers du choix de la personne grammaticale ? Nous avons donc réorganisé notre représentation graphique en ne conservant que les personnes, individus sociaux sous la forme des pictogrammes, associés aux personnes grammaticales utilisées pour les désigner dans les énoncés, indiqués par leur chiffre ordinal. Dans ce schéma, nous voyons que la configuration énonciative dépasse la question de deux pôles opposés : une personne parlant à une personne écoutant, d’un contenu qui serait troisième personne dont il est parlé, avec un code distinct du message.

Fig. 3. Schéma énonciatif du BS focalisé sur les personnes (d’après Moirand, Kerbrat-Orecchioni, Perrenoud).

Fig. 3. Schéma énonciatif du BS focalisé sur les personnes (d’après Moirand, Kerbrat-Orecchioni, Perrenoud).

Rappelons que le BS contient des énoncés aux sous-genres méronymes appréciations, parmi lesquelles deux générèmes se dessinent : les appréciations des enseignants par matière, et l’appréciation générale. La particularité de cet objet discursif est énonciative : plusieurs enseignants écrivent leur propre appréciation, depuis différents lieux et ordinateurs, s’entrelisent (voir fig. 2), jusqu’au moment du conseil de classe. Cependant, du point de vue de la réception, nous n’avons pas affaire à une succession d’énonciateurs qui se passent le relais à partir du même support, mais à un format énonciatif institué collectivement, constituant une émission unique (et parfois partielle) face à une réception multiple et temporellement ancrée et ancrable différemment en fonction de l’un ou de l’autre. D’autre part, ce BS se trouve entériné par la signature du président du conseil de classe, un personnel de direction non-enseignant. De ce fait, le responsable officiel de l’énonciation ne rédige aucun énoncé, et les récepteurs « cibles » sont loin d’en être les premiers lecteurs. Inévitablement, ceci a une incidence sur la forme et le statut des « individus linguistiques »36, nés d’une énonciation qui semble commune en réception mais ne l’est pas en émission, adressée à de multiples réceptions individuelles jamais envisagées comme telles. Ainsi, malgré l’omniprésence et la multiplication des personnes sur la scène énonciative, cette communication ou partage d’informations se trouve désincarné, ou plutôt dés-égocentré, ce qui remobilise et requestionne l’opposition « Moi »/« Hors-Moi » guillaumienne.

L’universalisation du « moi » ou le concept d’énonciateur en question

Selon Benveniste, qui offre une théorie de la subjectivité doublement exprimée par la personne et le système temporel, « le “je est un autre” de Rimbaud fournit l’expression typique de ce qui est proprement l’aliénation mentale, où le moi est dépossédé de son identité constitutive »37. Mais si la subjectivité est le lieu de la 1re personne et que les discours à une « non-personne » ne sont pas subjectifs, se pose donc la question de l’identité vs altérité, en émission comme en réception, toujours en fonction des genres de discours. Nous observons qu’entre les deux, se situent plusieurs zones, entre deixis et anaphore, ainsi qu’une scalarité entre ces deux concepts, qui peut se globaliser en anadeixis38, dont les curseurs communicationnels peuvent être mobiles, à la fois selon les genres de discours, mais aussi et surtout selon les personnes.

Nous avons donc reconvoqué la conception de Guillaume, qui, rappelons-le, évoque le face-à-face de l’homme et de l’univers, en psychomécanique du langage39 : un locuteur se positionne donc, théoriquement, en tant qu’être particulier dans l’univers. Il est le résultat d’un mouvement de pensée de singularisation, qui permet au locuteur de s’isoler de la masse de l’univers grâce à la première personne, je. Guillaume40 justifie ainsi le classement ordinal des personnes du singulier par la distribution respective des 3 personnes de l’interlocution (locuteur, interlocuteur, délocuté) qui suivrait une transition du « Moi » au « Hors-Moi ». Par « décadence de rang », on passe de la personne « active » (celle qui parle), à la personne « passive » (celle dont il est parlé), via la personne « médio-passive » (celle à qui l’on parle). Or, sous toute personne, il y a une 3e personne, sous-jacente à toutes les personnes, fondement du système : la « personne logique » ou « personne prédiquée ». Pour lui, elle est fondamentale puisqu’il est toujours parlé de quelqu’un ou de quelque chose, point commun à tous les énoncés, à toutes les configurations énonciatives, avec ou sans incarnation énonciative singulière du « Moi » en je.

Ainsi, si le il d’univers représente une forme d’universalité – construite par la répétition d’éléments antérieurs –, universalité à l’intérieur de laquelle la personne réelle n’a pas encore trouvé de place, je, au contraire, représente la personne qui s’est particularisée jusqu’au point le plus mince (mais ne peut s’en affranchir). Nous choisissons le terme mince et non réellement singulier, malgré le tenseur binaire particularisant jusqu’à l’extrémité la plus fine, puisqu’un je n’est ni insécable (si on le divise en trois sujets modaux41, construits d’ailleurs, progressivement, en suivant le temps opératif), ni essentiellement individuel ou unique, nous l’avons vu en évoquant le dialogisme et le filtre inévitable des genres de discours. Pour illustrer cette conception d’émission dés-égocentrée, nous nous sommes appuyée sur l’utilisation des personnes grammaticales dans les générèmes du bulletin scolaire, qui viennent confirmer les points de vue émission VS réception – plutôt qu’émetteur VS récepteur – cherchant à opérer une universalisation de part et d’autre du seul individu énonciateur.

Fig. 4. Tenseur binaire associé à la personne, d’après Guillaume et ses continuateurs.

Fig. 4. Tenseur binaire associé à la personne, d’après Guillaume et ses continuateurs.

Nous avons schématisé la position des personnes utilisées dans un bulletin scolaire (ex. en fig. 2, synthèse en fig. 342) sur le tenseur binaire de Guillaume, afin de mesurer le degré d’universalisation potentielle que les personnes grammaticales apportent à une communication a priori polyphonique et unilatérale. Un être particulier se crée et se constitue par le résultat d’un mouvement de pensée de singularisation, qui permet au locuteur de s’isoler de la masse de l’univers grâce à la première personne, je. Nous reproduisons ci-dessous une figure généralisante de ces personnes sur le tenseur binaire de Guillaume.

Expliquons-nous : n’importe quel je est divisible en sujet pensant, sujet parlant, que nous nommons sujet énonçant pour des raisons pratiques (éviter le doublon des initiales), et, surtout, sujet communiquant, susceptible être pluralisé. Ce dernier déborde, soit du côté de la personne d’univers (saisie du nous de modestie, vouvoiement), soit du côté de la personne humaine : nous est susceptible de référer à plusieurs individus communiquants, à l’aide d’un seul sujet énonçant, comme dans l’appréciation générale « AG » visible en fig. 2. Nous constitue donc, dans ce cas, une zone de personne plutôt qu’une saisie stricte). Quant au je, il n’exprime pas nécessairement les trois sujets modaux, particulièrement dans le cadre professionnel, puisqu’il vise à incarner un sujet compétent (voir §2). D’autre part, un sujet énonçant peut référer à lui-même en choisissant d’éviter le choix énonciatif du je, élargissant ainsi le cadre référentiel possible.

Nous ne pouvons développer ici les exemples illustrant chacune des utilisations des personnes convoquées dans les générèmes de l’épistolaire éducatif, mais nous ne pouvons que constater que si, selon Guillaume, « le pluriel est l’ennemi de la personne », la personne n’est pas l’ennemie de la pluralisation à vocation universelle – puissancielle ou actualisée en discours – ressource inépuisable dans un face-à-face complémentaire permettant aux supports identitaires d’exprimer le commun au travers des genres de discours. Ainsi, si un sujet énonciateur veut s’approcher de son sujet compétent, il aura, paradoxalement, à se défaire de la singularité qui lui permet de l’exprimer, en émission, pour être perçu comme singularité compétente, en réception.

Conclusion

À l’heure où l’informatique pousse le sens de ce mot-valise à son paroxysme, en développant des agents conversationnels de plus en plus aboutis, imitant la communication humaine jusqu’à envisager de s’en passer, les concepts de sujet et de personne semblent passer au second plan, ainsi que le principe même d’énonciateur.

Nous avons pu observer, par l’intermédiaire du BS, que, parmi les différents modèles de communication, les modèles schématiques exclusivement linéaires et interactifs ne peuvent être satisfaisants pour identifier ce qu’il y a de commun dans la notion de communication. En revanche, si l’on associe un modèle culturel aux théories de la personne, les processus énonciatifs continuent d’utiliser les « forme[s] support[s] »43 de personnes incontournables, mais tendent à se dés-égocentrer, tandis qu’un ChatGPT s’inscrira dans un je prétendument individuel, capable de générer des réponses, d’imiter certains genres et de tenir des conversations. Cette inversion d’avatars grammaticaux au sein des leurres de la virtualité communicationnelle entérine la posture de Magritte à grande échelle : Reproduction interdite.

Notes

1 Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2000 [1998]. Retour au texte

2 Philippe Perrenoud, « Le go-between : entre sa famille et l’école, l’enfant messager et message », dans Cléopâtre Montandon et Philippe Perrenoud (dir.), Entre parents et enseignants : un dialogue impossible ? : vers l’analyse sociologique des interactions entre la famille et l’école, Paris, Peter Lang, 1987, p. 49-87. Retour au texte

3 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966. Retour au texte

4 En référence au « temps opératif » selon Guillaume. Retour au texte

5 Rey (dir.), 2000 [1998]. Retour au texte

6 Philippe Meirieu le résume par cette formule : « dans la tradition française, l’État c’est la raison, et la famille, la superstition » (Philippe Meirieu, L’Envers du tableau – Quelle pédagogie pour quelle école ?, Paris, ESF, 1997 [1993], p. 79. Retour au texte

7 Pour approfondir cette question d’un point de vue socio-historique, voir les travaux de Pierre Périer (École et familles populaires : sociologie d’un différend, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005), d’Antoine Prost (« Le changement dans l’École : la vision de l’historien », Administration & Éducation, 2014/3, 143, p. 19-26, https://doi.org/10.3917/admed.143.0019) et Perrenoud (1987). Retour au texte

8 Voir la loi no 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école et de la République, renforcée par la circulaire interministérielle no 2013-142 du 15 octobre 2013. Retour au texte

9 John L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1970 [1962]. Retour au texte

10 Voir à ce sujet, les travaux de Patrick Charaudeau, « Analyse du discours et communication. L’un dans l’autre ou l’autre dans l’un ? », Semen, 2007, 23, https://doi.org/10.4000/semen.5081. Retour au texte

11 Perrenoud, 1987. Retour au texte

12 Figure générique insécable, servant à étudier le fonctionnement interne des genres, selon Mustapha Krazem, « Représenter les relations entre grammaire et genres de discours : l’exemple des commentaires sportifs », Linx, 2011, 64-65, p. 45-68, https://doi.org/10.4000/linx.1400. Retour au texte

13 Genre de discours à part entière, étiqueté ainsi par Isabelle Monin (« L’élève des bulletins scolaires : le spectre sémantique d’un modèle utopique », Linguistic Frontiers, 4/3, 2021, p. 42-53, https://doi.org/10.2478/lf-2021-0023 ; « Quel[s] présent[s] entre les enseignants et les familles ? », Actes du 8e CMLF, 2022, https://doi.org/10.1051/shsconf/202213801017 ; « Les réprimandes scolaires : l’imparfait du présent dans un lit de Procuste », Actes du colloque Langue et espace, Dijon, EUD, à paraître. Retour au texte

14 Dominique Maingueneau, Analyser les textes de communication, Paris, Nathan, 2000 [1998]. Retour au texte

15 Xavier Roegiers, L’école et l’évaluation : des situations pour évaluer les compétences des élèves, Bruxelles, De Boeck, 2004. Retour au texte

16 Salima El Hadi, « Dans le genre “peut mieux faire” : le bulletin scolaire », Linx, 2011, 64-65, p. 189-206. Retour au texte

17 Dominique Picard, « De la communication à l’interaction : l’évolution des modèles », Communication & langages, 1992, 93, p. 69-83, https://doi.org/10.3406/colan.1992.2380. Retour au texte

18 Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », dans Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963. Retour au texte

19 Nous désignons les individus par des pictogrammes, ce qui ajoute une autre problématique qui fera l’objet d’une autre recherche : la représentation sociale d’indicateurs de métiers, individus, familles, qui questionnent parallèlement les possibilités et limites de la modernisation des représentations graphiques. Retour au texte

20 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Énonciation : de la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 2009 [1999]. Retour au texte

21 Sophie Moirand, Situations d’écrit. Compréhension, production en langue étrangère, Paris, CLE international, 1979. Retour au texte

22 Benveniste, 1966. Retour au texte

23 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, 1974, p. 82. Retour au texte

24 Jean Dubois, « Énoncé et énonciation », Langages, 1969, no 13, p. 100-110, https://doi.org/10.3406/lgge.1969.2511. Retour au texte

25 Patrick Charaudeau (dir.), Identités sociales et discursives du sujet parlant, Paris, L’Harmattan, 2009. Retour au texte

26 Nicolas Beauzée (Grammaire générale, ou exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage : pour servir de fondement à l’étude de toutes les langues…, Paris, Barbou, 1767, p. 271) définit la personne dans un sens métonymique, à partir d’une utilisation concrète de l’objet. Il rapporte que le mot personne vient du masque, dont la vocation initiale était le retentissement de la voix au sens propre (« sans masque, vox sonabat, avec masque vox personabat »). Retour au texte

27 Patrick Charaudeau, « Le contrat de communication dans la situation classe », dans Jean-François Halté (dir.), Inter-Actions : l’interaction, actualités de la recherche et enjeux didactiques, Metz, CASUM, 1993, p. 121-135. Retour au texte

28 Charaudeau, 2009, p. 21. Retour au texte

29 Sur les différents sujets modaux, voir Charles Bally, Linguistique générale et linguistique française, Berne, Francke, 1965 [1932]. Retour au texte

30 Charaudeau, 1993 : ici, dans une situation de classe, face à des élèves, mais dans ses écrits institutionnels, son rôle socio-professionnel doit tout autant être incarné, voire davantage. Retour au texte

31 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984 [1952-53], p. 315. Retour au texte

32 Jacqueline Authier-Revuz, « Hétérogénéité(s) énonciative(s) », Langages, 1984, no 73, p. 98-111, https://doi.org/10.3406/lgge.1984.1167. Retour au texte

33 Alain Rabatel, « Les postures énonciatives dans la co-construction dialogique des points de vue : co-énonciation, sur-énonciation, sous-énonciation », dans Jacques Bres, Pierre-Patrick Haillet, Sylvie Mellet, Henning Nølke et Laurence Rosier, Dialogisme et polyphonie : approches linguistiques, actes du colloque de Cerisy, Bruxelles, De Boeck/Duculot, 2005, p. 95-110, https://doi.org/10.3917/dbu.bres.2005.01.0095. Retour au texte

34 Sylvie Moirand, « Le dialogisme, entre problématiques énonciatives et théories discursives », Cahiers de praxématique, 2004, 43, p. 189-220, https://doi.org/10.4000/praxematique.1853. Retour au texte

35 Charaudeau, 2009. Retour au texte

36 Benveniste, 1974. Retour au texte

37 Benveniste, 1966, p. 230. Retour au texte

38 Francis Cornish, « Indexicaux, discours et mémoire discursive : ce que les premiers révèlent du second et de la troisième », Linx, 2010, 62-63, p. 111-133, https://doi.org/10.4000/linx.1377. Retour au texte

39 Par exemple Gustave Guillaume, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume. Grammaire particulière du français et grammaire générale, 1948-1949, série C, t. 4, Québec, Presses de l’Université de Laval, 1982. Retour au texte

40 Annie Boone et André Joly, Dictionnaire terminologique de la systématique du langage, Paris/Montréal, L’Harmattan, 2004 [1996], p. 318-319. Retour au texte

41 Bally, 1965 [1932]. Retour au texte

42 Le choix des personnes dans les générèmes du BS sera approfondi dans une autre étude, avec un nombre d’occurrences nettement plus conséquent que le seul exemple de BS proposé ici, avec une focalisation sur on, étude qui permettra également une comparaison entre genres de discours. Retour au texte

43 Gérard Moignet, Systématique de la langue française, Paris, Klincksieck, 1981, p. XII. Retour au texte

Illustrations

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Référence électronique

Isabelle Monin, « Qu’y a-t-il de commun dans le concept de communication ? L’exemple des bulletins scolaires au sein des relations École-familles », Savoirs en lien [En ligne], 2 | 2023, publié le 15 décembre 2023 et consulté le 30 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/sel.380. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/sel/index.php?id=380

Auteur

Isabelle Monin

Université de Bourgogne-CPTC

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