Les progymnasmata : un lent et long remède contre l’hystérisation des débats ?

  • The progymnasmata: a slow and long remedy against the hysterization of debates?

DOI : 10.58335/sel.214

Abstracts

Dans l’esprit de la « science ouverte », nous présentons une réflexion portant à la fois sur la très riche tradition de la rhétorique ancienne, l’enseignement des Lettres aujourd’hui, et les complexes problèmes posés par l’empiètement massif de l’industrie culturelle, par le biais des écrans, sur le territoire de l’éducation. Nous fondant sur le cycle de formation antique dit progymnasmata (exercices préparatoires de rhétorique), nous déclinons cette réflexion en quatre points principaux : le recours, dans l’apprentissage de la langue et des formes discursives, à l’activité et à la créativité de l’élève, une gestion maîtrisée du temps scolaire, une formation systématique et approfondie au décentrement et à l’esprit critique, un usage contrôlé de la technologie.

In the spirit of ‘open science’, we present a reflection on the very rich tradition of ancient rhetoric, the teaching of the humanities today, and the difficult problems posed by the massive encroachment of the culture industry, through the screens, on the territory of education. Based on the ancient training cycle known as progymnasmata (preparatory exercises in rhetoric), this paper focuses on four main points: the use of student activity and creativity in the learning of language and discourse forms, controlled management of school time, systematic and in-depth training in decentering and critical thinking, and controlled use of technology.

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Text

Plusieurs philosophes contemporains – Gilbert Simondon, Bernard Stiegler, notamment – ont insisté sur la naïveté qu’il y aurait à reléguer la technique au rang d’instrument, dont l’usage ne remettrait pas en cause la personne du sujet, laquelle resterait étanche en quelque sorte aux diverses restrictions, expansions ou réorientations de ses moyens d’action ou d’information. On ne peut que souscrire au contraire à l’idée selon laquelle la technique imprègne littéralement non seulement le rapport au monde mais le rapport à soi, pour le meilleur et pour le pire. Prenons un exemple très simple : la méthode socratique est au fondement de la dialectique. Par opposition aux « métaphysiciens dogmatiques » appelés parfois présocratiques ou vorsokratischen Philosophen, toute la philosophie grecque « moderne » se réclame à la fois de la dialectique et de Socrate, que ce soit l’Académie, et son courant sceptique, le Lycée, le Cynisme et le Stoïcisme ou encore l’Épicurisme. Son ressort – plus que la « rationalité » au sens scientifique du terme, qui ne s’applique pas aux domaines marqués par la contingence, comme le futur1 – est la non-contradiction, et sa méthode repose sur la conscience de son ignorance, moteur de la quête. Entre « je sais que je ne sais rien » et « la vertu est science » se déploie une recherche inlassable, toujours anxieuse de ce qui pourrait compromettre sa cohérence et son objectivité. Les dialecticiens ont ainsi inventé des procédures de « dépersonnalisation » en demandant justement à celui qui ne la partage pas de défendre une thèse.

Qui ne voit qu’à l’encontre de ces deux fondements de la pratique intellectuelle occidentale, à savoir la conscience de son ignorance et la dépersonnalisation des thèses, la possession d’un smartphone tend, chez un(e) jeune ou moins jeune, à anéantir la première – un « clic » suffit, croit-il ou croit-elle, pour accéder au savoir, qui cesse illico d’être désirable et devient « prise de tête » – et que la relation commerciale qui domine l’industrie culturelle2 véhiculée par les smartphones, en faisant de chaque utilisateur un client courtisé, encourage à l’égotisme et à l’attachement irraisonné de chacun aux opinions les plus particulières ?

La structure en tuyaux – et non en réseaux sociaux véritables – de la « communication » médiée par les smartphones n’encourage pas au décentrement ni – partant – au débat objectif. La prime que donnent les algorithmes aux opinions extrêmes – avant la mise en place prochaine d’une loi au niveau européen3 –, exacerbe la personnalisation des opinions. Tout se passe comme si, du côté de l’émetteur, l’absence d’écho immédiat encourageait à l’hystérie tandis que, du côté des gestionnaires de plates-formes, les transgressions équivalaient à une publicité gratuite.

Sur fond de méfiance traditionnelle envers la rhétorique, et d’absence quasi-totale de formation dans le domaine, y compris pour les élites du plus haut niveau, le résultat est une société où l’information, la communication, sont reines, mais le débat digne de ce nom extrêmement rare, d’où une frustration génératrice à son tour de colère. On en voit des indices indirects par exemple dans les bulletins municipaux, dont le contenu se résume, le plus souvent, à des séries de photos mettant en scène le maire et son conseil dans un rôle d’évergète, et où l’opposition est cantonnée dans des encarts de taille ridicule rédigés, comme il se doit, au vitriol, alors que l’argent dépensé pourrait servir à la démocratie locale. Sans vouloir critiquer une profession au rôle essentiel et trop souvent mise en cause légèrement, les journalistes de la télévision publique préfèrent souvent un micro-trottoir où les opinions de tous niveaux s’énoncent sans inhibition ni objection, quitte à exacerber les conflits, tandis qu’eux-mêmes pratiquent souvent l’interview sans déontologie, confondant question ouverte et yes-or-no question, sans s’interdire parfois de dicter quasiment la réponse.

Ainsi désarmés, nous risquons fort d’être victimes des écrans, ou plutôt de leur mésusage. Car il n’est pas question ici d’accuser des techniques inertes, mais de mettre en question leur détournement, et de faire en sorte qu’au lieu d’encourager à l’individualisme dont les ravages psychologiques sont connus – agressivité, stress, ou au contraire perte de l’estime de soi4, dépression –, elles servent à l’individuation5, c’est-à-dire à la maîtrise harmonieuse, par chacun, de ses désirs et de ses projets compte tenu de ses moyens, techniques ou non, et de son environnement social6.

Il n’est pas question non plus d’essentialiser ni d’idéaliser le passé. Il suffit de relire le Gorgias de Platon pour entendre Pôlos débiter des sottises préfabriquées sans souci de ses auditeurs, ou pour frémir devant la brutalité d’un Calliclès plein de lui-même, de sa jeunesse et de sa richesse, indifférent à tout sauf à sa supériorité.

Ce que nous voudrions plutôt décrire ici, succinctement, c’est la façon dont un dispositif éducatif antique, les progymnasmata, alias exercices préparatoires de rhétorique, semble avoir été conçu justement pour aider au développement de la personne, au sens plein du terme, et prévenir les propos et comportements incontrôlés, qui ne sont certes pas causés par la technique, mais que certains usages de la technique aujourd’hui désinhibent, voire encouragent fortement, au détriment de la rationalité et du partage.

Nous ne reprendrons pas ici, à propos des progymnasmata, tous les éléments documentaires que nous avons réunis récemment d’abord dans une bibliographie critique7, ensuite dans un copieux « arrêt sur image » consacré à la fois à la recherche philologico-historique dédiée à ces exercices et aux expériences menées actuellement dans plusieurs pays pour redonner vie à leur pratique8, enfin dans une brève présentation « exotérique » destinée surtout aux enseignants9. Nous ferons les rappels nécessaires au fur et à mesure de notre réflexion.

Nous n’aurons pas non plus le loisir de développer l’ensemble des apports éducatifs du cycle des progymnasmata. On peut les résumer à grands traits à sept « coups de génie » : 1) Une formation suivie et progressive à toutes les formes discursives10 nécessaires à la vie sociale et culturelle, sur une longue durée. 2) Un apprentissage par la pratique active de l’élève (versus la « passivité » de l’enseignement des lettres traditionnel en France, comme l’observait déjà Gérard Genette dans Figures II11). 3) Un entrelacement permanent du ludique (fable), de l’affectif (éthopée) et du logique (argument), dont l’efficacité en termes de mémorisation a été validée par la « neuropédagogie ». 4) Une association permanente de la formation linguistique et de la pratique de l’expression. 5) Une intrication intime de l’écrit et de l’oral (on écrit pour oraliser, l’oral est l’étalon de la qualité de la préparation écrite). 6) Une formation méthodique au décentrement (en exerçant à parler depuis un autre point de vue, avec un idiolecte ou un sociolecte différents) et à l’esprit critique. 7) Une ouverture constante vers une littérature conçue non comme un corpus sacré et inhibant, mais comme un trésor de modèles.

Ce que nous souhaiterions faire, plus modestement, c’est nous concentrer sur les apports de cette formation dont la reviviscence nous paraît le plus « urgente », c’est-à-dire le plus susceptible de pacifier rapidement, de « déshystériser12 » la relation interpersonnelle et démocratique, et cela grâce à un développement plus harmonieux de la personne dans son environnement social et culturel, sans aliénation aux « valeurs » que les écrans cherchent à impatroniser sur une durée quotidienne croissante.

Le vocabulaire. La syntaxe

Qu’on nous permette un souvenir personnel. Alors jeune agrégé dans un collège-lycée de la banlieue parisienne plutôt chic, nous avons commencé notre carrière dans les classes nouvellement hétérogènes résultant de la Réforme dite Haby, du nom du ministre de l’Éducation Nationale du Président Giscard d’Estaing de 1974 à 1978. Le contraste était grand, dans une même sixième du « collège unique » entre les enfants issus de milieux favorisés et les autres. « Les autres » pudiquement nommés, dont l’un nous a laissé un souvenir précis en guise d’avertissement. La classe travaillait avec enthousiasme à l’explication d’un Conte du chat perché de Marcel Aymé. Au premier rang, les élèves au bras toujours levé, trépignant pour qu’on les laisse proposer leurs réponses toujours justes. Et derrière, ce garçon qui n’avait pas moins à dire, et qui n’écoutait pas moins attentivement, mais dont les mots ne venaient pas, ou pas assez vite. Nous pourrions dire son nom. L’image marquante, laissée indélébile dans la mémoire du jeune enseignant que nous étions, est celle d’un geste de colère, autant destiné à soi qu’à l’enseignant, manifestation d’une frustration, juste reproche adressé à une situation injuste.

La première tâche de l’éducateur est de donner à l’enfant qui ne les a pas reçus de sa famille les « mots pour le dire », c’est-à-dire les mots pour se dire, et pour augmenter, par une première technique immatérielle, sa prise sur le monde13. Mais il y a manière et manière d’apprendre du vocabulaire. La première et la meilleure est de le faire sur les genoux de ses parents, et tant la psychologie sociale que la neuropédagogie confirment que la mémorisation est considérablement facilitée par des relais affectifs14 et que les machines, à l’inverse, échouent à éduquer15. À peine moins efficace16 est l’apprentissage par la pratique. À rebours d’une formation par l’analyse de productions préexistantes, la fameuse « explication de textes », l’élève était lui-même acteur, c’est-à-dire producteur d’énoncés. Ælius Théon l’indique très clairement, en fixant les rôles respectifs et l’antériorité de la production personnelle sur l’imitation de modèles : « Il est beaucoup plus profitable […] de faire composer les jeunes gens sur des problèmes déjà développés par les anciens, comme un lieu, un récit, une description, un éloge, une thèse ou tout autre énoncé de ce genre, et, cela fait, de leur faire lire les textes des anciens, afin qu’ils soient mis en confiance si leur propre composition s’en approche ; et que, dans le cas contraire, les anciens eux-mêmes soient du moins leurs correcteurs17 ».

Dans le cycle des progymnasmata, on demandait à l’enfant de réaliser par lui-même des prestations orales à partir d’un support écrit avec pour modèles une dizaine de formes discursives traditionnelles, qui recouvrent la grande majorité des échanges sociaux et culturels. Les douze exercices d’Aphthonios (ive s. ap. J.-C.) sont les suivants : fable, récit, chrie, maxime, contestation/confirmation, lieu commun, éloge, parallèle, éthopée, description, thèse, proposition de loi. Si l’on isole les capacités incluses dans ces formes, on obtient une série plus riche encore : énoncer en première personne ou en se mettant « dans la peau » d’autrui, c’est-à-dire en reproduisant sociolectes et idiolectes (éthopée), condenser une proposition éthique en la dépouillant de toute marque circonstancielle et en la travaillant sur le plan sonore et rythmique pour faciliter sa mémorisation (maxime), raconter, décrire, (faire) dialoguer, formuler une thèse, argumenter, objecter, valoriser, dévaloriser, comparer, pasticher, critiquer, composer un texte long avec exorde, narration, argumentation, anticipation des objections et péroraison et enfin concevoir et formuler une règle de vie commune (loi) acceptable par tous, l’activité du législateur représentant le plus haut degré de la participation citoyenne. Avec la paraphrase, l’un des principaux exercices d’accompagnement, l’élève se voyait doté des instruments langagiers les plus variés.

Que ce soit l’enseignant ou le groupe, ou les deux, dans une collaboration productive, ils apportaient les ressources lexicales, dénotations et connotations, et – par corrections réciproques – les nuances indispensables. Un travail analogue s’opérait avec les connecteurs logiques, qu’ils soient véhiculés par la syntaxe ou des termes dédiés. Les figures – au sens de gestes de la pensée, ou « moules », associant une opération logique et une formulation-type – n’étaient pas encore formellement enseignées à ce stade, mais on en trouve les prémisses dans le cycle, par exemple la comparaison, qui est spontanément appelée par le projet de valoriser un objet. Ælius Théon écrit à propos de l’éloge : « Il n’est pas inutile non plus de mentionner les hommes déjà célèbres et de comparer leurs œuvres avec celles de ceux que nous louons18 ».

Cet enseignement est apte à créer les situations et le besoin d’expression correspondant. L’élève – placé dans la position de maître du jeu – augmente ses ressources langagières et sociales sans s’en rendre compte, porté par la dynamique propre de l’entreprise et l’interaction qu’elle requiert avec ses camarades et l’enseignant. Ce type de pédagogie a été redécouvert dans les années Trente du xxe siècle par le courant dit de l’Éducation Nouvelle (fondé sur les travaux de Jean Piaget, Célestin Freinet, Jerome Bruner…) mais elle a des racines beaucoup plus anciennes. Le film de Jean-Paul Le Chanois L’École buissonnière (1949), d’après un synopsis d’Élise Freinet, avec Bernard Blier dans le rôle de l’instituteur, en donne une image sans doute idéalisée, avec la réussite du cancre Albert au certificat d’études, mais toutes celles et tous ceux qui ont pu ou su expérimenter ce type de synergie autour d’un projet peuvent témoigner du fait que l’indiscipline n’est plus un problème pour le groupe. Ce point est devenu capital, à cause d’un fait que nos institutions éducatives peinent à regarder en face : avec des enfants rendus individualistes par l’industrie culturelle et l’évolution de la structure familiale, peu socialisés – c’est-à-dire mal formés à l’écoute mutuelle et à la tolérance envers autrui –, la « classe » n’est plus un lieu favorable à l’égalité des chances, mais le signe et l’une des causes d’une relégation sociale dans les quartiers défavorisés, tandis que le chahut, dans les collèges favorisés, facilite la réussite de l’élite tout en opérant un tri social au détriment des catégories dominées19. La réalisation d’un projet commun, au contraire, épanouit la personne et contient les ego dans leur rôle constructif et la relation d’émulation20.

Pour une école, c’est-à-dire un loisir, véritable

Une éducation réussie est aussi une question de temps. De nombreux chiffres démoralisants nous parviennent des enquêtes nationales ou internationales sur notre système éducatif. Une note du ministère de l’Éducation Nationale de 2015 montrait preuves à l’appui que les inégalités sociales sont non pas diminuées mais augmentées par le système scolaire pendant les quatre années du collège, et les derniers classements de l’OCDE mettent notre pays presque au dernier rang des pays d’Europe en matière de niveau scolaire. Dans les collèges difficiles, selon une autre enquête diligentée par l’OCDE, l’enquête Talis, près du tiers du temps scolaire est perdu à établir un minimum de silence et de discipline, et encore ces études ne cherchent-elles pas à évaluer la qualité du temps résiduel et sa qualification en « temps utile », Les chiffres fournis varient selon les sources mais il semble bien que si la moyenne d’usage quotidien du smartphone s’établit chez les adultes français autour de deux heures, elle atteint au moins le double chez les adolescents, et que ce chiffre est en augmentation.

Certes, on ne peut tirer aucune conclusion précise de chiffres aussi grossiers, et si la corrélation entre maîtrise du vocabulaire et devenir socio-économique est bien établie, le temps passé sur smartphone n’a pas les mêmes conséquences selon la nature de l’usage : ce qui a été établi depuis longtemps aux USA sur la différence de pronostic socio-culturel en fonction du type d’émission de télévision regardée se retrouve, selon un autre rapport de l’OCDE, dans l’effet positif ou négatif des jeux vidéo en fonction de leur type : les résultats sont contrastés, par exemple en fonction de la présence ou non, dans le déroulé du jeu, de narration, de stratégie et d’anticipation. Quant aux conséquences du chahut sur la concentration, elles varient selon que ledit chahut est traditionnel – ponctuel –, et renforce, en fait, par un « effet-Saturnales », l’efficacité du système pédagogique ou que, selon une évolution déjà ancienne21, il est devenu « anomique » et lié à l’échec de la massification et à l’excès d’hétérogénéité dans les classes.

Face à des défis pareils, portant sur la performance globale de notre système éducatif et la proportion de temps utile dans le temps scolaire, nous n’aurons pas la naïveté de dire que les progymnasmata constituent une solution d’ensemble. Mais nous maintiendrons l’idée qu’au chapitre du temps ils recèlent un principe qui devrait guider les futurs réformateurs de la pédagogie et servir d’antidote aux poisons qui compromettent aujourd’hui une relation éducative efficace et heureuse. Les acquis fondamentaux requièrent non seulement l’engagement personnel de d’élève, mais ils demandent du loisir, plus précisément du temps et un suivi rigoureux sur le long terme.

Prenons l’exemple de la narration. D’un point de vue psychologique, cette formulation mise en séquence d’événements historiques ou fictifs est d’une importance capitale pour la construction de la personne22. Or dans le cycle des progymnasmata, les exercices recourant à cette forme discursive sont distribués tout au long de la formation, qui elle-même requiert plusieurs années, que la forme soit abordée pour elle-même ou de manière plus latérale, et mise au service d’une autre : la narration intervient dans la fable, dont elle constitue la trame, éventuellement enrichie de descriptions ou de dialogues, elle intervient dans la présentation de la chrie (anecdote significative), elle revient comme exercice à part entière, son usage est fréquent dans l’éthopée lorsque le locuteur évoque les circonstances de sa prise de parole. On la retrouve dans la thèse pour illustrer tel ou tel argument. Grâce à ces réutilisations, la forme simple, linéaire, de « l’histoire » héritée de l’enfance est le support d’apprentissages linguistiques (marqueurs temporels, conjugaisons…), mais aussi d’expériences poétiques (comment respecter les règles, à la foi rhétoriques et esthétiques, de concision, de clarté, de vraisemblance et d’ « évidence23 ») avec la part de jeu qui accompagne les normes et vise autant à les varier qu’à augmenter la difficulté de la tâche. C’est ainsi qu’une fois présentés les paramètres de la narration (personne[s], acte, lieu, temps, manière, et cause), l’élève peut jouer à en supprimer certains (un récit sans lieu ni temps précis devient un conte) ou à bousculer l’ordre chronologique (début in medias res).

Des exercices complémentaires de contestation/confirmation apportaient la dimension métadiscursive et (auto-)critique. On peut penser que le caractère récurrent des topiques appliquées les déchargeait des émotions négatives qui accompagnent la critique et facilitait leur intériorisation. On jugeait ainsi un récit, systématiquement, sur sa clarté, sur sa cohérence, sur sa vérité ou sa vraisemblance – selon que le récit était historique ou fictif –, sur sa moralité, etc. Se souvient-on d’avoir bénéficié, dans l’école de la République française, d’une formation au récit aussi élaborée, aussi patiente et aussi stimulante ?

Parler et vivre autrui de l’intérieur

Pédagogie active, pédagogie du temps long, où l’approfondissement des formes discursives était agrémenté par le jeu, l’émulation et la variation, les progymnasmata constituaient aussi une pédagogie de l’échange, en exerçant à diversifier les points de vue, et en préparant ainsi au débat véritable, dont on a dit la rareté actuelle. L’un des exercices-phares de la série, l’éthopée, invitait méthodiquement au décentrement. Pratiqué dans les écoles grecques, romaines, byzantines puis européennes pendant plus de deux mille ans, nous ne l’avons, en France, abandonné qu’à la fin du XIXe siècle. Cet exercice consiste à préparer un texte écrit et à le présenter oralement comme une tirade de théâtre. Dans le texte, l’élève incarne un personnage fictif ou un type humain dans une circonstance particulière, émotionnellement intense. Le but est de conduire l’élève non seulement à changer de point de vue, mais à reproduire un sociolecte – des conventions langagières propres à une classe sociale – et/ou un idiolecte, c’est-à-dire des particularités expressives liées à la personnalité du locuteur. Comme sujet, on pouvait avoir par exemple : « paroles d’un paysan qui voit la mer pour la première fois » ou « paroles de la magicienne Médée au moment de tuer ses deux enfants ».

Dans le résumé de ses cours au Collège de France, publié en ligne sous le titre Physiologie de la perception et de l’action, le neurophysiologiste Alain Berthoz écrit ceci :

Pour comprendre autrui (c’est-à-dire avoir de l’empathie) il faut faire plus que le percevoir et éprouver ses sentiments24 […]. Il faut avoir une conscience de soi cohérente, intentionnelle, flexible, et surtout remodelable en fonction de l’action. Il faut construire un corps propre et le percevoir. Mais, il faut être capable <aussi> de changer de point de vue. La « conscience de soi » est d’abord une conscience du « corps en acte ». Le corps doit donc être non seulement perçu, mais aussi vécu et conçu. Par conséquent, il faut construire une théorie projective de l’interaction entre soi et autrui.

On voit le lien entre l’empathie comme capacité sociale biologiquement commune à l’homme et à certains primates, l’identification à autrui, et la construction d’une conception plastique de soi et de l’autre, à caractère plus intellectuel, comme le dénote le syntagme « construire une théorie ». On a vu aussi le caractère pratique de cette projection dans l’intention d’autrui. Il s’agit bien d’entrer en synergie avec lui, d’où le caractère social de cette fonction. Ce que nous voulons dire est que l’affectivité dans sa dimension biologique, le langage, dans sa dimension pratique, adaptative, et la pensée rationnelle ont partie liée dans cette construction.

Ce que la neuro-pédagogie confirme aussi est qu’il y a un âge privilégié, la fin de la période de latence, pour consolider cette aptitude à l’empathie et en faire une compétence. Or c’est ce qu’attestent les pratiques pédagogiques depuis l’Antiquité. Nous donnerons un seul exemple. On a gardé une inscription grecque gravée à Rome à la fin du premier siècle après J.-C. sur la tombe d’un jeune garçon de onze ans et qui reproduit une éthopée écrite par le gamin sur le sujet suivant « Quelles paroles Zeus dirait à Hélios – le soleil – pour lui reprocher d’avoir confié son char à Phaéton ». Ce témoignage est à la fois dérisoire et touchant, mais il montre l’ancienneté d’un apprentissage systématique de l’empathie et la pertinence du choix de l’âge choisi pour assurer à l’exercice le maximum d’efficacité.

Mais qu’apporte concrètement la pratique de cet exercice ? On peut extraire quelques éléments d’une expérience menée à Bruxelles par Victor Ferry dans le cadre du Service d’Information et d’Action pour la jeunesse (SIAJ)25. Les sujets de l’expérience sont des jeunes de la section « Techniques sociales et d’animation » d’un lycée professionnel du quartier de Molenbeek, l’Institut des Ursulines. En clair, ce sont des jeunes gens destinés à devenir travailleurs sociaux dans le quartier à problèmes dont ils sont eux-mêmes issus. Le compte rendu de V. Ferry s’attache à décrire non seulement la mise en œuvre de l’exercice mais aussi la réalisation d’une grille ou formulaire destiné à l’évaluer, dans l’esprit de la contestation/confirmation traditionnelles. L’intérêt de la démarche tient à l’association constante de ces deux perspectives, qui permet de dégager très clairement les apports de la méthode. Citons ce passage particulièrement limpide :

En quoi est-il utile aux participants de chercher à représenter de façon crédible l’ethos d’un autre ? Cela suppose, premièrement, un travail d’empathie, la capacité à se représenter la subjectivité d’autrui. Une difficulté, dans l’usage de cette capacité, est de parvenir à ne pas projeter sa subjectivité sur celle de l’autre. C’est bien cette capacité qui est mobilisée dans le cadre de l’exercice d’éthopée : souvent, les mauvaises performances s’expliquent parce que les participants n’arrivent pas à inhiber leurs propres représentations, leur personnalité. Une telle compétence peut être mobilisée utilement dans un cadre professionnel (que l’on pense par exemple à l’écriture des lettres de motivation et à la préparation des entretiens d’embauche). Une telle compétence est, en outre, utile au plan civique. Un intérêt de l’exercice est, en effet, de travailler sur une limite de l’empathie : les stéréotypes, définis comme des raccourcis que l’on emprunte quand on essaie de se représenter la subjectivité d’un autre. En second lieu, l’exercice permet d’engager un travail sur l’intelligence émotionnelle, la capacité à « contrôler ses propres sentiments et émotions, de discriminer entre eux et d’utiliser ces informations pour guider sa pensée et ses actions26 ». L’exercice permet de travailler cette compétence à deux niveaux. Premièrement, dans la mesure où réussir l’exercice suppose un travail d’identification des affects pertinents (quelle émotion peut-on légitimement ressentir dans telle ou telle situation ?). Deuxièmement, parce que représenter les affects avec justesse demande un travail sur la maîtrise de ses propres émotions27.

En d’autres termes, l’exercice d’éthopée développe chez ces jeunes adultes, et dans une optique à la fois personnelle et professionnelle, à la fois la connaissance de l’autre et la connaissance de soi, ou, pour le dire encore autrement, conjointement l’empathie et l’esprit critique.

Pour conclure, nous dirons que nous n’avons pas, volontairement, inclus dans notre réflexion l’hystérisation encouragée, voire provoquée, dans le débat politique par certaines personnalités « disruptives », que ces colères soient réellement éprouvées et dictées par un idéalisme sincère ou sciemment « jouées » par démagogie : c’est un sujet connexe mais différent, sur lequel vient de paraître un passionnant ouvrage collectif, dirigé par une équipe interdisciplinaire28 et qui couvre une très longue durée depuis l’Antiquité jusqu’à l’actualité la plus brûlante.

Nous dirons aussi qu’aujourd’hui en France les questions d’éducation sont rarement dotées d’un caractère d’urgence, que les programmes et méthodes pédagogiques sont rarement l’objet d’une attention suffisante et de débats largement partagés, à la hauteur de l’enjeu majeur en termes démocratiques (égalité des chances) que représente une formation de qualité. Mais une prise de conscience semble en train de s’opérer, sans doute accélérée par les évaluations internationales plus que préoccupantes, ou les conséquences sociales et économiques de la crise actuelle de la formation, accentuées par la récente crise sanitaire, dont les retombées en matière psychologique ne sont pas encore complètement évaluées mais semblent devoir être catastrophiques. À cette prise de conscience contribue certainement aussi la prospérité actuelle des régimes illibéraux ou franchement despotiques, capables parfois d’implanter des « réalités alternatives » dans l’esprit de la majorité d’une population et d’annihiler presque totalement l’esprit critique, sans parler de la monstrueuse série des tueries de masse aux USA, qui témoigne à la fois du rôle dévastateur d’une technique incontrôlée – l’arme à feu – et de la désorientation intellectuelle et morale d’une partie de la jeunesse.

Face à cela, une attitude volontariste s’impose, autour de principes que nous avons tenté d’esquisser : 1) développer patiemment chez l’enfant et l’adolescent les techniques immatérielles et personnalisées que sont les compétences lexicales, syntaxiques (logiques) et discursives (argumentatives et expressives), 2) rendre à l’éducation la priorité en termes de temps passé chaque jour29, 3) s’appuyer sur l’activité, la créativité de l’élève en faisant de lui l’acteur principal de sa formation30, 4) développer systématiquement et sur la longue durée ses capacités de décentrement et son esprit critique, 5) confier – enfin – à la technique des rôles soigneusement encadrés : documentation, traitement de texte, vidéo, support de prestations orales, au lieu de faire d’elle l’agent envahissant de l’industrie culturelle, dont les capacités d’aliénation et le pouvoir de nuire – en l’absence de contrôle – sont considérables.

Notes

1 Dans le cadre conceptuel aristotélicien, il s’agit de la zone sublunaire. Return to text

2 Pour quelques définitions claires sur cette question, voir Dominique Hayer, « La culture : des questions essentielles », Humanisme 296, 2012, p. 85-88. Return to text

3 Le Digital Services Act porté par le Commissaire européen Thierry Breton, et qui devrait entrer en fonction au début 2023. Return to text

4 Sur la crise du « narcissisme primordial », voir Bernard Stiegler, Aimer, s’aimer, nous aimer. Du 11 septembre au 21 avril, Paris, Galilée, 2003. Return to text

5 Au sens défini par C. J. Jung et G. Simondon. Return to text

6 Nous lisons dans Le Monde du 27 mai 2022, à propos de l’auteur de la tuerie d’Uvalde (Texas), Salvador Ramos, âgé de 18 ans : « Le shooting d’Uvalde ne dépare pas du scénario américain devenu classique : jeune en déshérence dans une famille dysfonctionnelle, père absent, ego radicalisé par l’aura qu’il trouve dans les réseaux sociaux, à l’opposé de l’image que lui renvoie sa communauté ». Ce décalage entre image auto-créée, encouragée par les « réseaux », et image renvoyée par l’environnement proche est hautement pathogène. Return to text

7 Pierre Chiron, « Les progymnasmata de l’Antiquité », dans Marcus Deufert, Hans Gärtner & Michael Weißenberger (dir.), Lustrum. Internationale Forschungsberichte aus dem Bereich des klassischen Altertums, Bd. 57, 2018, p. 7-129. Return to text

8 Les progymnasmata en pratique, de l’Antiquité à nos jours, Actes du colloque de Créteil (18-20 janvier 2018), sous la direction de Pierre Chiron et Benoît Sans, Paris, 2020 (Éditions Rue d’Ulm, Collection d’Études de Littérature Ancienne n° 27). Return to text

9 Pierre Chiron, Manuel de rhétorique, ou : Comment faire de l’élève un citoyen, Paris, Les Belles Lettres, 2018 (3e tirage 2020). Return to text

10 Ces opérations sont détaillées ci-dessous. Return to text

11 Dans le second essai, intitulé « Rhétorique et enseignement ». Return to text

12 On a compris que nous entendons l’hystérisation non comme un phénomène nouveau fait de passions et de manifestations extrêmes inédites, mais comme la disparition ou l’affaiblissement des « freins » traditionnellement mis en place par l’éducation et autres modes de régulation sociale pour contenir ces passions et leurs manifestations. Return to text

13 Révélateur le fait que l’un des premiers lexiques, l’Onomasticon de Pollux, était dédié à l’empereur Commode. Ce n’était pas un ouvrage de consultation, mais de lecture, qu’on peut interpréter comme un vaste filet lancé sur toute les réalités accessibles. Return to text

14 Sur ce thème très vaste du « renforcement mnésique » par l’émotion, voir – entre beaucoup d’autres titres – cette étude portant sur l’adulte : Kevin S. Labar and Roberto Cabeza, « Cognitive neuroscience of emotional memory », Nature 7, January 2006, p. 54-64. Celle-ci porte sur l’enfant et inclut une approche pédagogique : Deepa Cherukunnath et Anita Puri Singh, « Exploring Cognitive Processes of Knowledge Acquisition to Upgrade Academic Practices », Frontiers in Psychology 13, May 2022, p. 1-6. Return to text

15 Voir le classique The Plug-In Drug: Television, Children and the Family, de Mary Winn, Viking Press, 1977 et la version élargie aux autres écrans parue en 2002. Return to text

16 Les deux peuvent évidemment s’associer dans la « pédagogie active », élément clé de la pédagogie nouvelle, lorsque l’enseignant accompagne avec bienveillance un travail personnel de l’élève, voir infra. Return to text

17 Ælius Théon, Progymnasmata, texte établi et traduit par Michel Patillon, avec l’assistance, pour l’Arménien, de Giancarlo Bolognesi, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 17. Cet ouvrage, dont le texte original a été reconstitué en 1997 grâce à l’apport d’une traduction arménienne ancienne, est de loin la meilleure source disponible sur les progymnasmata de l’Antiquité : à la définition des exercices s’ajoute un riche commentaire pédagogique. Return to text

18 Ælius Théon, Progymnasmata, p. 76. Return to text

19 Johanna Dagorn, « Chahut et tri social dans les établissements scolaires favorisés : la persistance d’un modèle », Diversité : ville école intégration, CNDP, 2006 (hal-02053673). Return to text

20 Sur l’émulation qui ne détruit pas la concurrence, voir Aristote, Rhétorique, Livre II, chapitre 11. Return to text

21 Jacques Testanière, « Chahut traditionnel et chahut anomique », Revue française de sociologie, 8, 1967, p. 17-33. Return to text

22 Paul Ricœur, « L’identité narrative », Esprit, juillet 1988, p. 295-304. Return to text

23 En grec enargeia, terme qui dénote dans certains contextes la faculté, pour un énoncé, de faire produire des images mentales frappantes ou émouvantes. La traduction par évidence (evidentia) remonte à Cicéron. Sur cette notion très riche, voir Carlos Lévy et Laurent Pernot, Dire l’évidence, Paris, L’Harmattan, 1997. Return to text

24 Allusion aux fameux « neurones miroirs », qui se mettent en action au moment d’anticiper sur les sentiments d’autrui et de les partager. Return to text

25 Association soutenue par la Commission communautaire française de la Région de Bruxelles-Capitale (COCOF). Return to text

26 Victor Ferry et Benoît Sans, « L’Intelligence émotionnelle : un art rhétorique », Le Langage et l’homme, 50, 2015, p. 147-161 (en ligne). Return to text

27 Victor Ferry, « La Rhétorique expérimentale, théorie et pratique » dans Pierre Chiron & Benoît Sans, Les Progymnasmata en pratique, p. 331-340 (338). Return to text

28 Charles Guérin, Jean-Marc Leblanc, Jordi Pià-Comella, Guillaume Soulez (dir.), L’Èthos de rupture. De Diogène à Donald Trump, avec une préface de Ruth Amossy, Paris, PSN, 2022. Return to text

29 Au bénéfice de la culture, certes, mais aussi des jeux non technologiques, jeux physiques, individuels ou collectifs, qui forgent la compétence de « simplexité », selon le mot-valise forgé par Alain Berthoz, c’est-à-dire la capacité pour un cerveau complexe d’affronter la complexité du monde en quelques procédures simples, pratiques et efficaces (Alain Berthoz, La simplexité, Paris, Odile Jacob, 2009). Cette simplexité est une pièce essentielle de l’individuation dont nous parlions ci-dessus. Return to text

30 Là encore, la rhétorique ancienne anticipait sur la neurobiologie : la créativité dont il est question ici converge avec la fonction de simulation caractéristique de l’activité cognitive de l’espèce humaine. Citons là encore Alain Berthoz, « Le vrai à l’aune de la perception », Entretien avec Isabelle Baladier-Bloch, Sigila 38, 2016/2, p. 25-36 (en ligne). Return to text

References

Electronic reference

Pierre Chiron, « Les progymnasmata : un lent et long remède contre l’hystérisation des débats ? », Savoirs en lien [Online], 1 | 2022, 15 December 2022 and connection on 14 November 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/sel.214. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/sel/index.php?id=214

Author

Pierre Chiron

Université de Paris Est Créteil, LIS (Lettres, Idées, Savoirs, EA 4395), délégué honoraire à l’IUF

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