Introduction : l’année 1562
On peut parler d’hystérisation lorsque les passions violentes l’emportent sur la raison. L’histoire des mouvements de réforme religieuse en France au XVIe siècle, de leur émergence dans les années 1520 au déclenchement des guerres civiles, peut se lire comme une hystérisation croissante des controverses jusqu’au moment où l’antagonisme des partis en présence dégénère en affrontement sanglant. C’est ce qui se produit en 1562.
Sous les règnes précédents de François 1er, de l’éphémère François II et d’Henri II, la situation n’était certes pas irénique. De l’affaire des placards (1534) au massacre de Mérindol (1545) et au tumulte d’Amboise (1560), du bûcher de Louis de Berquin (1529) à celui d’Étienne Dolet (1546), les questions religieuses avaient depuis longtemps quitté le stade de la controverse pour celui de la violence. Le 1er mars 1562, le massacre de Wassy perpétré par les troupes du duc de Guise, suivi par la prise de plusieurs villes, dont Orléans et Rouen, par les protestants, cristallise les affrontements entre deux camps, rangés respectivement derrière le duc de Guise et le prince de Condé. C’est le début de longues années de combats rarement interrompus par des paix précaires. Massacres (la Saint-Barthélémy, 24 août 1572), sièges de villes (le terrible siège de Sancerre en 1573), batailles sanglantes (Dreux, Moncontour, Jarnac, Coutras…) se succèdent, la dynastie des Valois s’éteint sur le premier régicide de l’histoire de France (assassinat d’Henri III par le moine ligueur Jacques Clément le 1er août 1589). Seul l’édit de Nantes, promulgué par Henri IV en 1598, ramène la paix dans un pays alors épuisé par trente-six ans de guerres civiles. L’hystérisation des questions religieuses a sans aucun doute marqué tout le siècle. Elle n’a pas été seulement le fait de prédicateurs religieux fanatiques ou de grands seigneurs désireux d’exploiter le tumulte public pour satisfaire leur soif de pouvoir. Les hommes de plume (polémistes, controversistes religieux, mais aussi poètes) ont fait de l’imprimé une arme de combat. Qu’il s’agisse de dénoncer la tyrannie, d’alimenter la polémique religieuse et politique, mais aussi de faire l’apologie du massacre ou de célébrer les martyrs, l’écrit a largement contribué à l’âpreté des affrontements.
Comme l’a bien montré Th. Wanegffelen, « penser le fait religieux d’avant 1560 en termes confessionnels conduit à l'anachronisme1 ». Mais après 1560 l’hystérisation des différends creuse un fossé entre deux confessions antagonistes qui considèrent chacune l’autre comme « hérétique ». Est-il encore possible de rétablir la paix ? À partir de la distinction établie par Mario Turchetti entre concorde et tolérance2, nous nous intéresserons à deux ouvrages publiés en 1562, composés par deux auteurs d’horizons différents, qui ont cependant en commun de réfléchir sur la situation de guerre dans laquelle s’installe la France et d’appeler à un retour à la paix. Le Conseil à la France désolée de Sébastien Castellion est publié anonymement et sans adresse typographique (mais très probablement à Bâle, chez Jean Oporin) à la fin de l’année : la dernière page porte l’indication « Faict l’an 1562, le mois d’Octobre ». L’opuscule Des Différens et troubles advenans entre les hommes par la diversité des opinions en la religion est signé de Loys Le Roy et publié à Paris chez Fédéric Morel3.
Castellion, Le Roy : vies parallèles
De prime abord, le rapprochement entre un réformé brouillé avec Calvin et un catholique fidèle serviteur de Catherine de Médicis ne va pas du tout de soi. Pourtant, les biographies respectives de Loys Le Roy et de Sébastien Castellion laissent apparaître quelques similitudes4. Sans prétendre déduire leurs prises de position des circonstances biographiques, on relèvera quelques traits communs susceptibles d’expliquer leur démarche intellectuelle comme leur difficulté à se faire entendre.
Les deux hommes sont de la même génération : Loys Le Roy est né vers 1510 près de Coutances, Sébastien Castellion voit le jour en 1515 dans le Bugey. L’un et l’autre sont nés dans des familles très pauvres et de fait leurs années de jeunesse sont mal connues. On sait que Le Roy a pu suivre des études grâce à la protection de l’évêque de Coutances, Jacques de Cossé. En revanche, Castellion n’a rien dit de ses premières années ni des protections qui lui auraient permis d’accéder à l’instruction. S’il faut supposer, comme pour Le Roy, la protection d’un bienfaiteur, on ignore tout à ce sujet.
Si on en sait peu sur leurs premières années, ils ont fait partie, dans les années 1520-1530, d’un milieu estudiantin volontiers réceptif aux idées réformatrices et à l’humanisme. Tous deux ont une solide formation d’helléniste. Loys Le Roy a étudié le grec au Collège Royal auprès de Danès, Jacques Toussain et Guillaume Budé. Inscrit ensuite à la faculté de droit de Toulouse, il est revenu à Paris en 1540. Homme de cour et savant, il semble avoir été secrétaire de chancellerie, avant d’être nommé sur le tard, en 1572, professeur au Collège Royal, pour succéder à Denys Lambin dans la chaire de grec. Ses dernières années sont occupées à la rédaction de son grand ouvrage de philosophie de l’histoire, De La Vicissitude ou variété des choses en l’univers, publié en 15755. Quant à Sébastien Castellion, il a été élève au collège de la Trinité à Lyon, mais on ne sait rien sur un éventuel séjour dans une université. Gagné aux idées réformatrices, il se fixe ensuite à Strasbourg, où il fait la connaissance de Calvin. De Strasbourg, il se rend à Genève, où il devient principal du collège de la Rive. Il y retrouve Calvin, lorsque celui-ci regagne définitivement Genève en 1541. Mais ses désaccords avec Calvin le poussent ensuite à quitter Genève pour Bâle, où il se fixe comme correcteur d’imprimerie chez Jean Oporin, un des noms les plus réputés de l’édition humaniste. Lui aussi est appelé à enseigner le grec à l’Université de Bâle en 1553. Le supplice de Michel Servet à Genève la même année entraîne Castellion dans de violents échanges polémiques avec Calvin6. Castellion dénonce la persécution des « hérétiques » et s’interroge sur la pertinence de ce terme. Le Conseil à la France désolée de 1562 reprend ces dénonciations, dirigées cette fois contre la France où deux factions se déchirent.
Sébastien Castellion et Loys Le Roy sont tous deux hellénistes, avec des centres d’intérêt différents cependant. Le Roy a traduit, entre autres, de nombreux écrits politiques : les Olynthiaques et les Philippiques de Démosthène, la République de Platon, les Politiques d’Aristote7. Son intérêt pour l’Antiquité l’amène à une réflexion sur l’histoire universelle dont l’aboutissement est le traité De la vicissitude. Sébastien Castellion, quant à lui, est un spécialiste de la Bible. Il en donne une traduction latine à partir de l’hébreu et du grec en 1551, puis une version française en 15558. Mais c’est aussi un grand connaisseur de Flavius Josèphe. Ces deux érudits n’ont pourtant pas été des hommes exclusivement tournés vers le passé. Ils ont investi leur savoir historique et philologique dans les controverses politiques et religieuses de leur temps. L’hellénisme de la Renaissance, profane ou sacré, n’a rien d’une curiosité érudite tournée vers le passé. Il est pendant tout le XVIe siècle associé au renouveau intellectuel humaniste. Comme l’a montré J.-Chr. Saladin, la « bataille du Grec » oppose, pendant toute la Renaissance européenne, les forces de l’esprit critique et du savoir à celles du conservatisme et du pouvoir9. La connaissance du grec comme langue sacrée était une question extrêmement sensible pour le pouvoir ecclésiastique qui s’appuyait depuis des siècles sur une Bible latine. Pour les partisans de la Réforme, le grec permettait de revenir au texte authentique du Nouveau Testament. Mais la connaissance du grec classique avait aussi permis la redécouverte de Platon et celle du texte original d’Aristote, contre l’enseignement scolastique hérité du Moyen Âge. Il n’est pas étonnant que ces deux hellénistes aient été pleinement investis dans les querelles de leur temps, comme d’autres hellénistes (Amyot, La Boétie…). Dans une conférence prononcée en 1576 devant la Cour, Le Roy disait de Platon et d’Aristote qu’« Il les convient tirer de l’ombre scholastique en pleine lumiere de la Republique10 ».
Castellion est donc une des rares voix de son époque à prendre parti contre la persécution des « hérétiques » (De hæreticis an sint persequendi11, 1554) et pour la liberté de conscience (dans le Conseil à la France désolée). Le Roy, avec l’opuscule Des Différens et troubles, inaugure une série d’ouvrages où son érudition humaniste nourrit une réflexion historique et politique marquée par le loyalisme à la Couronne12. Dans les deux cas, ce sont des événements dramatiques qui les amènent à intervenir dans le débat public : l’exécution de Michel Servet à Genève en 1553 pour Castellion, le début des guerres civiles en 1562 pour Le Roy. Venu du protestantisme, Castellion représente une voix discordante qui lui a valu la condamnation de Calvin et de Théodore de Bèze. Quant à Le Roy, il représente la voix modérée du catholicisme : ses ouvrages politiques propagent l’idéologie du retour à la concorde prônée par la Couronne.
On trouve enfin chez tous deux la même discordance entre de hautes compétences intellectuelles, une œuvre riche, et une existence obscure, voire misérable. À Bâle, Castellion, ce « pauvre prote d’imprimerie13 », semble avoir vécu chichement et Montaigne, dans les Essais, rappelle que le savant s’est éteint, en 1563, dans la misère : « j'entens, avec une grande honte de nostre siecle, qu'à nostre veue deux tres-excellens personnages en sçavoir sont morts en estat de n'avoir pas leur soul à manger : Lilius Gregorius Giraldus en Italie, et Sebastianus Castalio en Allemagne14 ». Quant à Le Roy, il a passé son existence à solliciter protections et subsides auprès de tous ceux qui pouvaient l’être, avant de mourir en 1577 dans le dénuement. Un sonnet d’hommage d’Antoine de Cotel apostrophe le défunt, pour qui la mort n’aurait été qu’un soulagement : « tu as toujours esté necessiteux, / Chetif sans feu, sans lieu, sans buron, ny mesnage15 ».
Pourquoi ce contraste entre leur reconnaissance intellectuelle et leur marginalité sociale ? D’abord, ce sont deux personnages de basse naissance. L’obscurité de leurs origines, l’absence de capital social et de relais dans les milieux de pouvoir, tout cela explique en partie la relégation où ils ont été tenus leur vie durant. Le Roy et Castellion ont été des hommes obscurs, dépourvus de toute position d’autorité, tenus en lisière des cercles du pouvoir ou des réseaux d’influence que leur condition sociale ne leur permettait pas d’intégrer. Dans le cas de Castellion, la dissidence religieuse a encore accentué cette marginalité. En contrepartie, cette absence totale d’autorité peut expliquer, toujours chez Castellion, l’indépendance d’esprit. Castellion et Le Roy n’avaient ni intérêts personnels, ni clientèle à défendre. Dépourvus de toute position institutionnelle, ils n’avaient pas à endosser le rôle de porte-parole rigide d’une faction. Cela peut expliquer à la fois leur isolement, la faiblesse de leur audience, mais aussi la hardiesse des idées16 (Castellion) ou l’approche exclusivement philosophique sans engagement partisan (Le Roy).
Le Conseil à la France désolée et l’opuscule Des differens et troubles
De l’histoire présente à l’histoire universelle
Les deux ouvrages ont en commun d’être écrits en réaction à des événements dramatiques. S’ils refusent tous deux la polémique partisane, ils sont cependant d’inspiration très différente et ne relèvent pas du même genre. Le Conseil à la France désolée de Castellion peut être qualifié de polémique, car il s’en prend à la fois aux catholiques et aux évangéliques, leur reprochant à tous deux de ne pas respecter la liberté de conscience. Comme l’indique son titre, il relève de la rhétorique délibérative17 : il s’agit de persuader ses interlocuteurs que la persécution de leurs adversaires, qualifiés d’« hérétiques », est non seulement illégitime, mais aussi inefficace. Le Conseil consiste donc en une réfutation des arguments traditionnellement invoqués dans un camp comme dans l’autre pour justifier les persécutions. L’ouvrage ne prend pas parti dans l’antagonisme entre les deux Églises, mais s’en prend à la stratégie d’élimination du parti adverse commune aux deux camps.
L’opuscule Des différens et troubles, quant à lui, sans entrer lui non plus dans la controverse religieuse du temps, entreprend dès son titre de réfléchir sur la « diversité des religions » en général (même si la religion chrétienne reçoit chez Le Roy un traitement particulier). Alors que Castellion se focalise sur l’actualité, Le Roy traite son sujet à l’échelle de l’histoire universelle. Relevant dans l’histoire du monde les situations de diversité religieuse et les conflits qu’elles ont engendrés, il s’efforce de dégager des lois de l’histoire et de montrer le caractère inéluctable des dissensions religieuses. Il suggère donc que celles du temps présent n’ont rien d’exceptionnel et en atténue ainsi la dimension scandaleuse ou angoissante.
Comme on sait, les titres très explicites utilisés au xvie siècle indiquent à la fois la matière traitée et la perspective d’étude adoptée. Or les titres respectifs des deux ouvrages (voir note 3) mettent en évidence cette différence de perspective. Le Roy opte pour une démarche philosophique, il s’interroge sur la diversité religieuse en général (« la diversité des religions »). Si le christianisme occupe une place à part dans sa réflexion, il s’agit d’en comprendre les divisions à l’aune d’une histoire universelle marquée par la récurrence des conflits religieux. Tout au contraire, Castellion circonscrit son propos à un fait d’actualité : la « guerre présente », dont il faut chercher les causes et imaginer les remèdes. Cette différence entre une approche philosophique universaliste et une analyse circonscrite à une situation historique singulière est fondamentale pour comprendre les orientations de nos deux auteurs. En les situant dans la longue histoire du christianisme, marquée par les schismes et les mouvements sectaires, Le Roy amoindrit la singularité des différends religieux de son temps. Au contraire, Castellion se focalise sur l’actualité et dramatise l’enjeu des affrontements
Enfin, Le Roy élude le fait qu’il s’agit d’une guerre civile, alors que Castellion centre tout son propos sur ce point. Dans les affrontements religieux de leur temps, Le Roy voit la manifestation particulière d’un phénomène récurrent, Castellion une situation inédite. Mettre l’accent sur la longue durée ou sur les circonstances présentes modifie la lecture des événements étudiés.
Des livres adressés aux « chrestiens »
Les deux ouvrages ont encore en commun d’être adressés aux « chrétiens ». Les deux auteurs emploient à dessein ce terme, qui rappelle l’unité des fidèles du Christ. Le Roy mentionne dans le titre de son ouvrage, la « religion chrétienne » et Castellion s’adresse souvent, dans le cours de son livre, aux « chrestiens ». Cependant, en employant ce terme, les deux auteurs ne poursuivent pas les mêmes intentions. Castellion s’adresse successivement, dans la première partie du Conseil, aux « catholiques » et aux « évangéliques ». Il prend soin de préciser qu’il emploiera les termes dont les tenants des deux confessions usent respectivement pour se désigner eux-mêmes. « Il y a aujourd’huy en France deux sortes de gens, qui pour la religion s’entrefont la guerre les uns aux autres… Je les appelleray comme eux mesmes s’appellent, affin de ne les offenser18 ». Il proscrit donc l’utilisation des termes « papistes » et « huguenots », dépréciatifs et utilisés au contraire dans chaque camp pour désigner les adversaires. L’invective étant un des signes de l'hystérisation des conflits, il tient à l’éviter et signale explicitement qu’il l’évite.
Ce faisant, Castellion prend acte de la division des chrétiens en deux confessions rivales. Il utilise aussi régulièrement le terme de « chrétien » ou encore la périphrase « ceux qui croyent en Christ19 », mais c’est pour rappeler aux uns comme aux autres que leurs actes sont en contradiction avec l’enseignement du Christ dont ils se réclament. « Chrétien » sonne donc comme le rappel d’une unité perdue et d’une foi qui n’est pas respectée : « Si vous estes Chrestiens, pourquoy usés vous de tyrannie ?20 » lance Castellion à ses interlocuteurs.
Le Roy, de son côté, n’emploie à aucun moment des termes désignant des choix confessionnels divergents à l’intérieur du christianisme. Tout au long de son essai, il ne parle que de la religion « chrétienne », sans distinguer entre catholiques et réformés. Il postule donc d’emblée chez les chrétiens l’unité d’une histoire et d’une croyance communes, en même temps que le privilège de détenir la vérité. En effet, seule la religion chrétienne est considérée par lui comme « la vraye maniere d’adorer Dieu21 ». On pourrait être surpris qu’au commencement de sa réflexion, Le Roy affirme à la fois l’universalisme du fait religieux et l’exclusivité chrétienne de la vérité. De fait, dans cette histoire des « troubles et differens » religieux, il aborde plus volontiers les conflits interreligieux que les querelles internes au christianisme. Sans les ignorer totalement, il préfère évoquer les schismes ou les mouvements sectaires du lointain passé (les Ariens, Nestoriens, Pelagiens…) plutôt que les conflits présents, sur lesquels il reste discret. On trouve une seule allusion, très rapide, à Luther22. En posant la question des conflits religieux dans l’histoire universelle et entre religions rivales, Le Roy minimise les différences confessionnelles internes au christianisme.
Comment les deux auteurs pensent-ils alors la division entre les religions ? Leurs perspectives sont sensiblement différentes. Pour Le Roy, les différends religieux ne sauraient remettre en question l’unité des chrétiens. Ils peuvent être résolus par une concorde réunificatrice. Laquelle, selon lui, aurait même vocation à rassembler l’humanité entière derrière un roi adepte de la seule « vraie » religion. Chez Castellion, en revanche, rappeler à ses destinataires qu’ils sont tous « chrétiens » a pour but de les mettre en face de leurs inconséquences : ils ne respectent pas la religion dont ils se réclament, leurs pratiques sont étrangères à la Bible et aux « écritures » (terme lui aussi très souvent employé par Castellion). L’auteur du Conseil admet la distinction entre catholiques et évangéliques, mais tient à rappeler que tous fondent leur croyance sur un même livre. Au-delà de ces remarques initiales, il convient maintenant d’examiner comment chacun des deux auteurs conduit sa réflexion.
Le Roy : les paradoxes du religieux et la pensée du changement
Le Roy relève un paradoxe, qu’il applique au fait religieux en général :
Combien que tous tendent à mesme fin, les uns par la vraye voye, les autres par les faulses, à sçavoir de recognoistre Dieu pere commun, et autheur de tous biens, invoquer sa grace, et implorer de luy ce qu’il voit leur estre besoin, ensemble de ne faire tort ou offense à autruy. Toutesfois par icelle diversité ils perdent toute humanité, tournans la dilection, tant recommandee en toutes religions, en inimitié plus que mortelle23.
La différence des religions aboutit à un résultat très paradoxal : transformer des messages d’amour mutuel en ressort de haine réciproque. La confrontation des religions semble les condamner à la perversion. Le Roy brosse alors un tableau sans complaisance de la réalité des guerres religieuses. Il en dénonce non seulement la cruauté, mais surtout l’inconséquence de crimes commis au nom d’un Dieu salvateur :
Quand ils arrachent les enfans des ventres des meres, ou les tuent és berceaux, violent filles et femmes, asservissent les hommes, gastent pais, bruslent maisons, villes et chasteaux, destruisent temples, rompent sepultures, ravissent biens, s’entrepersecutans inhumainement en tout genre de cruauté commes bestes sauvages, en oubliant la civilité à laquelle ils sont naiz, et confondant pesle mesle les droits divins et humains, ils pensent faire actes profitables à leur salut, et aggreable à Dieu. C’est pour Dieu, que chacun cuide adorer en meilleure maniere, que vient entre eux ceste envie et haine terrible24.
L’hystérisation du sentiment religieux est d’abord une dénaturation de la religion elle-même. Il relève ensuite un second paradoxe : la religion, dit-il, a toujours été liée à la violence, depuis l’aube de l’humanité. C’est même à la religion qu’il faut attribuer le premier crime de sang : « Le premier different et meurdre qui advint au monde, semble estre venu pour l’occasion de la religion entre Cain et Abel freres. Car voyant Cain laboureur le sacrifice d’Abel berger plus agreable à Dieu, il le tua, de courroux et envie25 ».
L’histoire biblique comme celle de tous les peuples est finalement celle des conflits religieux : les Hébreux ont affronté successivement les Égyptiens, les Philistins, le roi Nabuchodonosor, les Romains ; les Grecs se sont battus contre les Perses ; les chrétiens contre les musulmans… Dans la chrétienté elle-même, les multiples schismes ont été l’occasion d’affrontements sanglants. Le paradoxe de ces Églises qui toutes se veulent universelles est qu’elles ne cessent d’engendrer de la division.
La religion est donc vouée à se pervertir elle-même. Pourquoi ? Le Roy apporte plusieurs réponses. La plus simple s’inscrit dans sa vision chrétienne d’une humanité nécessairement corrompue par le péché. L’homme est pécheur, il est sans cesse enclin à mal faire : « Mais n’y a rien si sainct, qu’entant qu’il est manie par les hommes, ne soit en peu de temps corrompu de leur malice, avarice, ambition, ignorance, nonchaloir26 ». Il invoque aussi la faiblesse de la raison humaine : « Les jugemens des hommes sont incertains, et opinions variables. Les langages changent souvent, se corrompent et perdent. Livres aisez à gaster, transcrits en tant de sortes et de copies, dispersez en divers pais27 ». Une autre réponse, plus complexe, est dans sa vision d’un monde fondamentalement contradictoire. L’univers est ordonné par un principe de tension entre des opposés : « Certainement nature n’a rien crée en ce monde à qui elle n’ait fait son contraire pour le retenir : dont se voyent les antipathies diffuses par l’univers en toutes choses, tant animees que non animees28 ». La contrariété est le mode d’existence de toutes choses. Et ce principe doit s’entendre en deux sens. Il y a d’abord, dans tous les domaines de la nature, une coexistence des contraires : « Es bestes, comme entre cocs et renars29 », mais aussi dans les corps célestes, entre la froideur de Saturne, et la chaleur de Mars et jusqu’à l’intérieur de l’être humain, « ayant au corps et en l’ame perpetuel combat de la raison avec la concupiscence30 ». Mais ce principe de contrariété régit aussi le devenir des choses. Ainsi toute chose est vouée à se transformer en son contraire et l’unité est appelée à se diviser. C’est ce qui explique que malgré l’unité du sentiment religieux, les religions soient diverses ; que l’unité du christianisme elle-même ait abouti à une multitude de sectes rivales. C’est l’unité elle-même qui engendre son contraire, la division : « Et pourroit sembler que ces divisions fussent aucunement necessaires par le monde, et telles contrarietez que Dieu a donnee à chacun estat, et quasi à chacune personne, utiles pour les tenir en crainte et humilité31 ».
Apparaît ici un aspect essentiel de la pensée de Le Roy, à la base de son futur traité De La Vicissitude : l’inéluctabilité du changement. Le Roy, pourtant, comme la plupart des hommes de son époque, est extrêmement réticent devant tout changement politique ou religieux. La pensée de Le Roy paraît contradictoire, parce qu’en même temps qu’il postule que l’altération est un processus naturel, ou du moins inévitable, il s’oppose fermement à tout changement en matière religieuse32. Comme on a pu le dire, il y a sans doute pour lui deux modalités du changement : l’une naturelle, conduite par la providence, l’autre mauvaise, entraînée par la faiblesse des hommes33. Mais dans tous les cas, le changement est inéluctable, l’univers est voué à la « vicissitude ». Il faudrait donc s’abstenir de provoquer des changements, mais admettre avec résignation que ceux-ci se produiront fatalement. Car il faut admettre « l’instabilité des choses humaines, qui de leur nature ne demeurent jamais en mesme estat34 ». Cette conception de l’univers comme organisme instable permet de rendre un sens aux dissensions religieuses du temps, de les intégrer dans l’ordre naturel des choses. Ce qui ne signifie pas pour autant s’y résigner. De même, la violence des affrontements ne signifie pas forcément le triomphe de la barbarie. Si les contraires coexistent, le mal doit aussi coexister avec le bien, et les pires maux peuvent être contrebalancés par les plus grands biens. Les divisions les plus profondes appellent elles-mêmes en retour un principe d’unité assez fort pour les contenir.
Loys Le Roy est un penseur de la concorde comprise comme résolution des contradictions par retour à l’unité. Ce retour à l’unité suppose une autorité de type monarchique que le Roy va jusqu’à envisager à l’échelle universelle : « le souverain remede pour retenir entierement le genre humain en concorde perdurable, seroit, qu’il n’y eust en toute la terre habitable qu’une foy, et un regne ressemblant au divin, ou le Prince (comme escrit Platon au politique) à l’exemple de Dieu aimast également toutes nations35 ». Le Roy adopte donc une vision surplombante qui tente de replacer les événements de son temps dans une histoire universelle dominée en tous temps, en tous lieux, par l’antagonisme entre les peuples. Cela lui permet de replacer les événements contemporains à l’intérieur d’une longue durée et dans une histoire globale du monde qui leur donne sens et rassure le lecteur parce qu’elle leur retire leur caractère apparemment exceptionnel. En effet, même s’il est inspiré des circonstances présentes, le livre de Le Roy ne se limite pas à réagir à l’actualité. Il propose un « regard panoramique » et un « raisonnement historique36 » dont la concorde, résolution des contradictions par l’union des contraires, est, on va le voir, la traduction politique.
Castellion : les mirages de la bonne intention
Tout autre est la perspective du Conseil à la France désolée de Castellion. Le Roy cherchait à intégrer les événements contemporains dans un système global d’interprétation de l’histoire universelle. À l’opposé, Castellion particularise son propos : s’adressant à la « desolée France », il se propose de « chercher remède » à sa situation présente et lui rappelle d’emblée que « ce ne sont pas estrangers qui te guerroyent… Ains sont tes propres enfans qui te desolent et affligent… en se entremeurtrissant et estranglant sans aucune misericorde les uns les autres37 ». C’est une situation historique singulière qu’il aborde. C’est l’instant présent, la situation de guerre provoquée par le massacre de Wassy, qui mobilise son attention. Au point que Castellion semble se désintéresser des tentatives récentes de conciliation, comme le colloque de Poissy (1561), dont il ne dit mot38. De Poissy à Wassy, la France a basculé des illusions de la concorde à un antagonisme irréductible entre les deux confessions qui ne rend plus possibles que deux solutions : l’écrasement d’une des deux factions par l’autre ou la tolérance. La guerre civile est une maladie qu’il faut soigner. La terminologie médicale des premières pages s’appuie sur l’idée que « les maladies se guerissent par leur contraire39 ». Or, poursuit-il, « la cause de ceste guerre, est forcement de consciences40 ».
La démarche de Castellion consiste donc à démasquer, derrière les causes communément alléguées par les deux partis pour justifier la guerre, les véritables raisons de leur affrontement. Les deux partis prétendent combattre pour « l’honneur de Dieu41 », en suivant, l’un et l’autre, la seule vraie religion ; mais « guerroyer, meurtrir les uns les autres, et qui pis est, d’aller querir des nacions estranges argent et gens42 », tout cela trahit des objectifs moins avouables : « Mieux se venger de leurs frères. Secondement de forcer les consciences les uns des autres43 ».
Castellion dénonce donc lui aussi une perversion du religieux. Le remède recherché est en fait pire que le mal, puisqu’il entretient une haine réciproque entre les adversaires. Castellion met tous ses destinataires, catholiques et évangéliques, devant leurs inconséquences. Trois motifs, dit-il, pourraient expliquer l’obstination à forcer les consciences : « Je vous demande doncques, ce que vous forcés ainsi les consciences des gens, le faites par commandement de Dieu, ou à l’exemple de quelques saincts personnages, ou par bonne intention et cuider bien faire ?44 ». Il s’apprête donc à réfuter ces trois justifications. Le « commandement de Dieu » ? On ne peut l’alléguer, dit Castellion, puisqu’on ne trouve dans les Écritures « aucun passage pour prouver qu’on doive forcer les consciences45 ». Castellion est particulièrement sensible à la violence psychologique d’un tel procédé :
Voylà un homme qui fait conscience d’aller à la messe, ou d’aller ouir ung sermon d’un predicant qu’il tient pour heretique… et vous luy dites que s’il ne le faict, il sera banny ou desherité, ou honteusement mis à mort. Que voulés vous qu’il face ?… Ainsi ce povre homme s’il faict ce que vous voulés, il se damne, faisant contre sa conscience : si non, il perd bien ou vie, chose pesante à toute creature46.
Ainsi, forcer les consciences revient aussi à torturer celui que l’on prétend sauver.
Deuxième point, les exemples historiques. Castellion avertit d’abord ses lecteurs que « les exemples ne sont pas commandement47 ». L’exemple relève du fait historique et n’a en soi aucune valeur morale ou théologique. Ici, deux sortes d’exemples pourraient être allégués : dans l’Écriture (mais, dit Castellion, il n’y en a pas) et hors de l’Écriture. On en trouve en effet hors de l’Écriture, et même dans l’histoire récente. Tels sont les exemples que Castellion privilégie, pour montrer qu’est à l’œuvre, ici encore, la même entreprise de perversion du message chrétien. Rappelant les conversions forcées des Juifs et des Musulmans en Espagne à la fin du Moyen Âge et encore au xvie siècle, il en souligne la dimension contre-productive. Ces prétendues conversions n’ont fait que de faux chrétiens, des hypocrites haïssant secrètement la religion qu’on les a contraints d’embrasser :
Car ni les Saracins ne furent onque vrais Chrestiens, comme bien depuis ils monstrerent, quand ilz retournerent à leur premiere religion : et les Juifs d’Espaigne baptizés par force ne sont non plus Chrestiens que paravant : ains retiennent tousjours leur vieille loy, et y enseignent leurs enfans, quelque mine que par contrainte ils facent par dehors48.
Loin d’amener des âmes à l’amour du Christ, tout cela n’engendre que « haines et rancunes mortelles et immortelles, et qui paraventure iront de pères en fils49 ».
Enfin, le troisième point est celui de la bonne intention. Sur ce point, Castellion rejoint un argument présenté par Le Roy, qui, au début de son libelle, dénonçait ceux qui, en commettant des atrocités, pensaient « faire actes profitables à leur salut et aggréables à Dieu50 ». La bonne intention est un piège redoutable, prévient-il, (« en cuidant bien faire, on se trompe quelquefois bien lourdement51 ») alléguant l’exemple biblique de Saül52. Cet argument est sans aucun doute le plus fort théologiquement : en agissant selon son intention, l’homme présume trop de son jugement, il croit s’affranchir du commandement de Dieu et prétend définir de lui-même le juste et l’injuste. C’est là qu’est la perversion la plus radicale de la religion : offenser Dieu en prétendant le servir.
Ces trois arguments invalident donc la violence exercée contre les consciences, en la condamnant comme une dénaturation de la religion. Castellion conclut en conseillant la coexistence des confessions rivales, c’est à dire la tolérance. Conseil adressé à la fois « aux prescheurs », « aux princes » et « aux gens privés53 » : l’adhésion à ce principe doit être partagée par ceux qui exercent le pouvoir, ceux qui enseignent la doctrine et les fidèles eux-mêmes. Ce plaidoyer pour la tolérance propose donc une voie de sortie des conflits radicalement différente de celle de Le Roy. Alors que la concorde postule le retour à l’unité, la tolérance consiste à accepter la division. On comprend mieux pourquoi Castellion ne dit mot du colloque de Poissy, tentative désespérée de sauver la concorde religieuse, qui n’avait abouti qu’à exacerber les oppositions.
Penser la division : concorde ou tolérance ?
Au cœur de nos deux œuvres se trouve donc la difficile nécessité de penser la division. Or la division, dans une société monarchique fondée sur l'unité des sujets derrière leur souverain, a toutes les chances de s’accompagner de violence. Division y signifie sédition. L’hystérisation des différends religieux ne tient pas tant au fanatisme des acteurs qu’à leur vision foncièrement unitaire de la vie sociale, politique et religieuse. Dans cette perspective, c’est toujours l’autre qui est séditieux ou hérétique. Cependant Castellion et Le Roy affrontent différemment la violence de leur époque. Pour Castellion, la violence est inexplicable, elle est la preuve de l’aveuglement de ceux qui l’exercent, de leur « aversion volontaire du vrai54 ». Pour Le Roy, la violence est intelligible parce que l’univers est fondé sur la coexistence de forces antagonistes. La violence est diabolique, les deux auteurs sont d’accord sur ce point, mais ils n’en tirent pas les mêmes conclusions.
Après avoir admonesté les catholiques comme les évangéliques, Castellion énumère sept « points » qui sont autant de conséquences possibles de leur affrontement (« Consideration de l’avenir55 »). Sur ces sept points, six représentent un triomphe de la violence (guerre perpétuelle ; conversion forcée ; conversion simulée ; massacre ou déportation d’un parti ; domination tyrannique d’un parti sur l’autre ; assujettissement des deux partis par un tiers). Seule la dernière solution permet de sortir de l’affrontement confessionnel sans violence : « Qu’elle facent paix ensemble par telle condicion que chascune tienne sans contrainte laquelle des religions elle voudra, sans faire fascherie à l’autre56 ». C’est la tolérance, seule solution évitant à la fois, selon Castellion, le « malheur » et le « péché ». C’est ici que Castellion s’appuie sur l’Exhortation aux Princes et seigneurs publiée anonymement par Étienne Pasquier un an auparavant (voir note 16).
Le point de vue de l’histoire universelle, chez Le Roy, l’amène à des conclusions radicalement différentes. L’affrontement religieux n’est pas chose inhabituelle, selon lui, on l’observe à tout moment de l’histoire et dans toutes les nations. Au-delà des causes conjoncturelles, qui tiennent à la malice des hommes (« la cause [des troubles] est attribuee par aucuns à la paresse et ignorance des Prelats lesquels enrichis excessivement, n’ont eu soin de leurs charges, ny des troupeaux à eux commis : et par les autres, à l’instabilité des choses humaines57 »), les véritables causes tiennent au mouvement de l’univers lui-même : « Les autres, plus curieux, ont referé ceci au mouvement du ciel, et à l’influence des planettes et autres astres58 ». Autrement dit, elles sont naturelles, et donc nécessaires. Mais il ne s’agit pas non plus de s’y soumettre avec un fatalisme désespéré. Il reste un espace pour la liberté humaine, laquelle peut tempérer les forces en mouvement : « Non pas que tels effects adviennent necessairement et immuablement par une loy fatale, ains qu’ils peuvent estre evitez par sagesse, ou destournez par prieres, ou augmentez et diminuez par prudence, ou moderez par nourriture, coustume, institution59 ». La recherche de la concorde consiste donc à conjurer les forces de division, de haine et de dissolution par des forces d’union, d’amour et de conservation. Le Roy, traducteur du Timée et du Banquet, conserve une vision fondamentalement platonicienne de l’univers dans laquelle l’amour reste une force unificatrice. Mais l’univers est instable, le monde sensible où vivent les hommes, est aussi en proie à des passions qui le déchirent. Pour Le Roy, sortir de la division, ce serait sortir de l’histoire. En philosophe de l’histoire, Le Roy ne peut envisager cela qu’à titre d’idéal d’une politique de concorde.
Conclusion
La sédition n’est pas chose inhabituelle dans l’histoire, les deux auteurs en conviennent. Les affrontements religieux non plus. Cependant, les omissions de l’un et de l’autre (la guerre civile chez Le Roy, le colloque de Poissy chez Castellion) sont aussi éloquentes que leurs paroles. Le Roy et Castellion vivent un événement absolument singulier : une guerre civile et confessionnelle entre tenants d’une même religion. Castellion et Le Roy représentent les deux réponses possibles à l’hystérisation des conflits : la tolérance et la concorde60. Deux voies très différentes, car la concorde suppose la réunification des factions autour d’une doctrine commune, alors que la tolérance admet la coexistence de deux doctrines différentes. Pour Le Roy, l’univers est travaillé par des forces antagonistes de division, mortifères, et de forces d'union, salvatrices. Ce sont celles-ci qu'il faut entretenir pour éviter l’extension indéfinie de la violence. Pour Castellion, « tyrannie engendre sédition61 » : ce n’est pas la sédition qui est la cause de la violence, mais le contraire. En persécutant ceux que l'on tient pour hérétiques, on ne leur laisse d'autre choix que la révolte. Seule la tolérance permet d'éviter ce cercle vicieux.
À la parution de leurs libelles, c’est encore la concorde qui semble être la voie de sortie privilégiée par le pouvoir royal. Même si le colloque de Poissy convoqué par Catherine de Médicis l’année précédente avait été un échec, l’espoir de résoudre les conflits par un accord doctrinal reste la voie privilégiée, et même la seule voie envisagée. La célèbre exhortation de Michel de l’Hospital, « Ostons ces mots diaboliques, noms de parts, factions et seditions, lutheriens, huguenots, papistes. Ne changeons le nom de chrestien62 » résume elle aussi cet idéal d’une unité que l’on retrouverait autour de quelques points fondamentaux de doctrine. L’ultime espoir de cet idéal de concorde inspire, dix ans plus tard, le mariage d’Henri de Navarre et Marguerite de Valois, pour être aussitôt ruiné par le massacre de la Saint-Barthélémy63. En prônant la concorde, Le Roy, lorsqu’il publie Des differens et troubles, se fait l’écho de la doxa dominante. Fidèle au pouvoir royal, il n’envisage la résolution des séditions que par l’unification autour d’une autorité unique, qu’il se prend même à envisager à l’échelle de l’univers entier. Comme l’a montré Denis Crouzet, la Saint-Barthélémy est le « rêve perdu » de cette utopie politico-religieuse. Plusieurs édits de pacification (en particulier l’édit de janvier 1562) avaient certes permis une coexistence des deux religions en autorisant une liberté de conscience et de culte très encadrée. Mais ces mesures ponctuelles étaient toujours pensées comme des moyens provisoires de maintenir la paix dans le royaume en attendant la résolution des conflits par un accord général des deux parties. Les mesures de tolérance n’étaient, aux yeux mêmes du pouvoir royal, que des expédients politiques auxquels on recourait faute de mieux, dans l’attente d’une concorde réunificatrice. La force de la pensée de Castellion est qu’elle impose la tolérance comme un principe nécessaire, et non comme un pis-aller. Marginal en 1562, oublié après sa mort, Castellion prône cependant une voie de résolution des conflits qui est celle de l’Édit de Nantes autorisant en 1598 la coexistence des deux cultes et mettant fin aux guerres civiles64.