Nous voudrions remercier les participants du séminaire organisé à la Maison des Sciences de l’Homme de Lyon dans le cadre du programme « Sciences, Technique, Santé Avec et Pour la Société » pour leurs remarques pertinentes sur ce travail et notamment pour avoir attiré notre attention sur la complémentarité d’autres approches en sciences humaines et sociales dans les débats sur l’injustice affective. Nous tenons également à remercier Margaux Dubar et Marie-Antoinette Avich pour leurs relectures très précieuses.
Introduction
Dans ce premier numéro de la revue Savoirs en lien, un groupe interdisciplinaire de chercheurs questionne l’idée, souvent avancée par les médias, d’une « hystérisation » de la vie publique : soit, en d’autres termes, le triomphe des affects sur la raison. Notre contribution envisagera cette hypothèse en s’intéressant à l’usage de la colère dans les mouvements sociaux, et notamment ceux des soignants en France. Alors que nous aurions pu analyser d’autres mouvements sociaux comme les Gilets Jaunes ou Black Lives Matter, les émotions présentes dans les mouvements sociaux des soignants ont été peu étudiées. Dans le même temps, nous assistons actuellement à une crise majeure en France, au vu du nombre de personnes quittant leur profession pour les raisons que nous allons décrire. Ainsi, tout en suggérant que cette analyse peut aider à comprendre d’autres mouvements sociaux, nous soutenons que celui des soignants constitue un problème urgent de santé publique et qu’il mérite, à ce titre, d’attirer plus particulièrement notre attention.
Avec le vieillissement de la population, le fardeau des maladies chroniques et le développement des nouvelles technologies, nos soins n’ont jamais été aussi coûteux. Afin de maîtriser ces coûts, les principes de la « Nouvelle gestion publique » (New Public Management) ont été introduits au cours des dernières décennies en France et dans d’autres pays européens. Ils ont inspiré de nombreuses réformes en France, notamment la loi « Hôpital, patients, santé et territoires » de 2009, la « Tarification à l’activité » (T2A) et les plans « Hôpital 2007 » et « Hôpital 20121 ». Par comparaison avec les pratiques administratives traditionnelles qui associent le service public aux principes d’impersonnalité, d’égalité et de justice, ces nouvelles méthodes valorisent au contraire l’efficacité, grâce à l’innovation, et considèrent les patients comme des clients2.
Les soignants considèrent que ces réformes nuisent à la qualité des soins. En mettant l’accent sur l’obligation de résultat, l’acte de soin leur semble avoir perdu sa valeur qualitative et relationnelle au profit de sa dimension instrumentale3. Ils ne se reconnaissent plus dans l’écart séparant ce qui est attendu par leur direction et ce qu’ils considèrent comme un travail bien fait. Les soignants, dans toute leur diversité, s’interrogent sur leur avenir4. En raison de la détérioration des conditions de travail, l’abandon de la profession est devenu courant, notamment chez les infirmières et les aides-soignantes. Si les salaires insuffisants restent un facteur important de cette insatisfaction, les plannings de plus en plus chargés et les difficultés à garantir la qualité des soins motivent en grande partie ces départs anticipés5.
Pour porter ces problèmes à l’attention du public, les soignants manifestent régulièrement dans la rue. Dans les médias, une émotion est alors souvent mise en avant : la colère. En effet, des journalistes privilégient les titres comme « Hôpital en crise : les infirmiers et les aides-soignants en colère » ou « Soignants : le personnel crie sa colère contre un hôpital public à bout de souffle6 ». À quoi tient cette colère ? Est-elle une réponse appropriée à la situation ? Devons-nous y prêter attention ou encourager les soignants à « se calmer » pour permettre le dialogue ? Quel impact enfin cette émotion a-t-elle quand elle est relayée dans les médias ou les réseaux sociaux ?
Dans cette contribution, nous commencerons par interroger les différentes définitions de la colère à travers l’histoire et son influence sur nos perceptions, pour tenter de mieux comprendre les luttes sociales d’aujourd’hui. Nous introduirons ensuite le concept d’injustice affective théorisé par la philosophe Amia Srinvisan7, afin d’éclairer la valeur de cette émotion pour les soignants et l’ambiguïté de sa représentation dans les médias. Nous proposerons par conséquent une analyse nuancée de la colère afin d’identifier les possibles, mais aussi les limites de cette émotion lorsqu’elle est mise en avant dans les mouvements sociaux.
Sur la colère
Les affects nous aident à nous situer dans le monde, à prendre des décisions et à vivre en relation avec les autres8. Sociaux et politiques, ils peuvent aussi bien contribuer à renforcer l’oppression que nous motiver à la combattre. Certains affects s’avèrent toutefois plus difficiles à accepter que d’autres. Si par exemple des sentiments tels que l’amour et la compassion sont largement considérés comme des objectifs politiques souhaitables9, d’autres émotions, comme la peur ou la colère, ont un statut plus équivoque. Dans les discussions politiques, celles-ci sont souvent accusées d’être contre-productives et se voient dévalorisées. La raison de cette dévaluation tient, au moins en partie, à une ambiguïté conceptuelle persistante. En effet, lorsque nous parlons de colère aujourd’hui, faisons-nous référence à de la frustration ? à la réponse à une indignation morale ? à un désir de vengeance ou à un désir de reconnaissance ?
Dans l’étymologie du mot en français, « la colère » vient du latin choléra qui signifie bile. Si la bile est associée à diverses manifestations de colère, son entrée tardive dans la langue française (1265) est associée à une passion plus ancienne chez les chrétiens médiévaux, l’ire, considérée comme l’un des péchés capitaux10. Cette lecture fait entrer la colère dans la catégorie des passions sauvages et cruelles, celles qui favorisent la violence11. D’autres définitions suggèrent une émotion difficile à contrôler, comme le montre l’expression « être emporté par la colère12 ». Ces constructions historiques ont inévitablement conduit à une représentation négative de cette émotion, synonyme de manque de maîtrise de soi et de propension à la violence.
Certains chercheurs ont encore brouillé les pistes en s’appuyant sur d’autres conceptualisations historiques, très différentes de la façon dont nous comprenons la colère aujourd’hui. C’est le cas, notamment, de la philosophe américaine Martha Nussbaum, qui a réalisé un travail conceptuel considérable pour réhabiliter les émotions comme des réponses intelligentes à une valeur perçue13 : elle s’est étonnamment ralliée à l’hypothèse d’un possible usage de la colère dans les discussions politiques. Cette perspective s’explique par les recherches qu’elle a menées sur Aristote autour d’une passion spécifique qu’il appelle orgē, souvent accompagnée d’une atteinte à l’honneur d’une personne14. Or cette passion, désignant une colère légitime suscitée par une injustice, permet également de se venger de la personne qui a infligé un préjudice à l’autre. Exceptionnellement complexe, elle recouvre à la fois la douleur infligée par la blessure, et le plaisir d’en punir le coupable15. S’il était certes légitime, dans l’Antiquité, de défendre son honneur grâce à la vengeance, cette association s’avère plus problématique aujourd’hui16. Le choix de M. Nussbaum de se focaliser sur ce lien historique entre la colère et la violence fournit par conséquent trop peu d’éléments pour comprendre les luttes sociales du présent.
D’autres ambiguïtés conceptuelles fragilisent elles aussi la compréhension contemporaine de la colère. Bien que les neurosciences aient largement démontré, ces dernières décennies, le lien entre la raison et les émotions17, l’idée persiste que ces dernières sont irrationnelles. Or cette dimension dévalorise considérablement les émotions dans les discussions politiques, notamment celles qui charrient de fortes connotations négatives, comme la peur ou la colère18.
Il n’est pas surprenant, dès lors, que la colère reste encore souvent mal accueillie dans les mouvements sociaux et continue d’être considérée comme un obstacle au dialogue19. Ces dernières années pourtant, plusieurs chercheurs ont réhabilité sa valeur intrinsèque et instrumentale20, en montrant que la colère représente une réponse pertinente à l’oppression21. Selon eux, non seulement la colère aide les groupes à conserver leur propre respect, mais elle leur permet aussi d’aiguiser leur conscience critique de la nature individuelle et collective de leur oppression22. C’est vers ces nouvelles possibilités de compréhension de la colère que nous allons maintenant nous tourner à partir du concept d’injustice affective.
Injustice affective
La philosophe Amia Srinivasan, dans un article publié en 2018 et intitulé « The Aptness of Anger », introduit pour la première fois le concept d’ « injustice affective » (affective injustice)23. Depuis lors, son interprétation fait débat24. Dans cet article, nous avons choisi de nous appuyer sur cette conceptualisation originale, notamment parce qu’A. Srinivasan se concentre sur les conditions qui déterminent une légitimité de la colère.
Pour A. Srinivasan, les émotions négatives comme la colère nous révèlent non seulement la manière dont nous aimerions que les choses soient, mais aussi la manière dont elles devraient être. Se mettre en colère permet de réaliser et d’apprécier émotionnellement l’injustice du monde. Si l’injustice affective se manifeste de différences façons, A. Srinivasan s’intéresse plus particulièrement aux situations dans lesquelles la personne doit négocier entre plusieurs réponses émotionnelles inspirées par l’injustice de sa situation et par le désir de l’améliorer. Ce cas se retrouve fréquemment parmi les groupes opprimés lorsqu’ils doivent choisir entre se mettre en colère et agir d’une manière que la société juge « prudente ». Agir avec prudence signifie souvent minorer ou cacher ses émotions face à l’injustice dont on est victimes. Aux États-Unis par exemple, les personnes noires sont, à juste titre, en colère contre le racisme et les violences policières ; il leur est cependant très difficile, voire impossible d’exprimer cette colère en public. On leur demande en effet souvent de « ne pas se mettre en colère » sous prétexte que leur réaction compromettrait le dialogue. Ce type de situation aboutit à un dilemme tragique, car il oblige la personne à choisir entre l’expression spontanée des sentiments légitimes ou une posture socialement acceptable. Elle impose une « taxe psychique » (psychic tax) aux victimes de l’oppression, les obligeant à choisir entre l’amélioration de leur sort et une colère justifiée.
Dans ces situations, la personne opprimée doit d’abord modifier son affect pour espérer un dialogue avec ses oppresseurs. Selon A. Srinivasan, « nous pensons la colère politique et en parlons comme nous le faisons parce que cela sert ceux que la colère est le plus susceptible de menacer, et ce n’est pas du tout une erreur25. » La psychologie a largement démontré l’impact négatif de la suppression des émotions sur le bien-être de la personne26. Les travaux sur la régulation émotionnelle, concept qui désigne le processus par lequel nous gérons notre vie émotionnelle et celle des autres, montrent en effet que la suppression des émotions peut avoir des conséquences très néfastes sur la qualité de vie de l’individu concerné.
Forcer les groupes opprimés à « agir avec prudence » ne dévalue donc pas seulement le droit des individus à ressentir des affects : il les prive également de la possibilité de combattre collectivement l’oppression. La colère constitue en effet une forme de communication ; elle dénonce une appréciation négative et peut se révéler une puissante source d’énergie en faveur du progrès et du changement. Elle représente également l’un des rares moyens d’expression dont disposent les personnes opprimées pour se mobiliser contre les injustices qu’elles subissent. Ainsi, elle ne sert pas seulement les intérêts individuels, mais peut aussi contribuer aux intérêts collectifs. La sociologie et les sciences politiques ont notamment étudié comment les émotions facilitent le recrutement, la motivation et la durabilité des mouvements sociaux. Broca et Fillieule montrent par exemple, à propos d’Act Up (SIDA), que la colère maintient l’engagement des activistes en conférant un sentiment d’appartenance et en renforçant les identités et les solidarités du groupe. Pour ces auteurs, la colère peut se définir relationnellement comme une réponse à l’injustice perçue27. Ainsi, bien qu’il faille envisager avec prudence les possibles répercussions violentes de la colère, le lien entre les deux ne va pas de soi. Comme l’affirme A. Srinivasan, la plupart des luttes sociales ne visent pas la rétribution ou la vengeance, mais plutôt un désir de reconnaissance.
La colère des soignants est-elle appropriée ?
À ce stade de notre démonstration, nous voudrions toutefois préciser que nous ne défendons pas nécessairement l’idée que les soignants constituent un groupe opprimé. Nous suggérons plutôt qu’ils souffrent des mêmes effets négatifs que ces groupes lorsque leurs affects – appropriés – ne sont pas reconnus. La littérature sur l’injustice épistémique28, qui se définit comme un type d’inégalité traduit dans l’accès, la reconnaissance et la production des savoirs, montre en effet que les institutions peuvent elles-mêmes engendrer des injustices d’ordre épistémique en réduisant au silence certaines personnes ou en empêchant leurs expériences de contribuer aux ressources collectives29. Dans ce débat, nous souhaitons donc accueillir l’émotion des soignants comme une forme de connaissance, surtout si elle se révèle légitime.
Lorsqu’on examine ainsi des situations comme celles des soignants dans la perspective de l’injustice affective, A. Srinvasan nous demande d’abord si l’émotion exprimée est « appropriée » (apt) à la situation. D’après elle, la colère sera appropriée lorsqu’elle est correctement ciblée (vers une véritable violation), motivée (par un souci de justice) et proportionnelle (par rapport à la gravité de la violation). Dans ce débat, nous devons donc nous demander si la colère des soignants est « appropriée » en tenant compte de ces trois conditions nécessaires.
Premièrement, alors que leur formation conduit les soignants à privilégier une approche globale des soins, les stratégies de réduction des coûts les contraignent à travailler dans un environnement où le personnel et les ressources sont insuffisants pour garantir celle-ci. Les soignants ressentent donc de la colère non seulement parce qu’ils désirent une meilleure qualité de vie au travail, mais aussi parce que sans ressources suffisantes, sans une meilleure coordination interdisciplinaire et sans le soutien de leurs institutions, ils ne parviennent pas à fournir des soins de qualité. Ces situations provoquent non seulement un épuisement professionnel, mais aussi des erreurs médicales, elles-mêmes source d’une insatisfaction croissante des patients. On peut donc considérer cette colère comme une façon d’apprécier l’injustice de la situation et son impact particulièrement pénible à vivre. Elle est donc dirigée vers une véritable violation. Elle répond également au deuxième critère, car elle est motivée par un souci de justice. Les soignants ne cherchent pas à exprimer leur colère par des actions violentes, ni à se venger des institutions ou des responsables publics à l’origine de ces problèmes. Cette colère vise en réalité la reconnaissance de ces problèmes, afin de promouvoir des changements qui garantiront des soins de qualité. Enfin, cette colère est également proportionnelle à la gravité de la violation, notamment parce que la recherche montre la corrélation entre l’environnement du travail hospitalier et les résultats, y compris le taux de mortalité des patients30. Cette colère correspondant aux trois conditions nécessaires, nous pouvons la qualifier d’ « appropriée ».
L’importance de la reconnaissance
Dans son étude philosophique consacrée à la reconnaissance, Paul Ricoeur31 montre combien il est important de se reconnaître en tant qu’agent – reconnaissance de soi –, mais aussi d’être reconnu par les autres et par les institutions – ce qu’il appelle la reconnaissance mutuelle. Or la colère des soignants vise précisément la reconnaissance dans ces deux catégories. Elle remplit d’abord une fonction créatrice en aidant les soignants à retrouver leur capacité d’agir et à se reconnaître comme acteurs malgré une situation qui semble sans issue. Cette reconnaissance de soi n’est pas seulement individuelle, elle est aussi collective et permet de se rendre compte que le problème ne se limite pas à leur service, leur hôpital ou leur équipe.
Ensuite, la colère exprimée par les soignants découle de ce que Ricœur appelle un manque de reconnaissance mutuelle : en d’autres termes, de l’incapacité d’être vus et entendus comme agents dans les transformations institutionnelles. En effet, malgré de nombreuses années passées à attirer l’attention sur les effets négatifs des réformes sur les patients aussi bien que sur les soignants, les demandes de ces derniers restent toujours ignorées ou mal comprises. La crise du Covid-19 en est un bon exemple. Si le Ségur de la Santé a répondu aux difficultés soulevées par la crise sanitaire en prévoyant une augmentation des salaires et des investissements dans les hôpitaux et les Ehpad, beaucoup les estiment insuffisants et pensent que les difficultés financières vont s’aggraver dans les années à venir. En outre, ces solutions ne remettent pas en cause la dimension instrumentale qui a conduit beaucoup de soignants à perdre le sens de leur vocation. C’est pourquoi, malgré des augmentations de salaire, les institutions de santé peinent aujourd’hui à recruter et la colère des soignants continue à monter. Comme dans d’autres mouvements sociaux apparemment sans espoir, l’expression de la colère reste donc l’un des seuls moyens dont disposent les soignants pour œuvrer à la reconnaissance mutuelle, pour faire entendre leur voix et attirer l’attention sur l’insuffisance des solutions qui leur ont été proposées.
Enfin, cette colère revêt une fonction éthique et épistémique pour les soignants comme pour les institutions. D’une part, elle attire l’attention sur les injustices dans le fonctionnement des hôpitaux, sur la détresse des professionnels et sur le manque de qualité des soins. Elle est donc au cœur d’une éthique du soin. D’autre part, elle contribue à la consolidation d’un savoir collectif sur les effets de la réorganisation hospitalière. La colère se révèle par conséquent productive pour le soignant individuel, pour les mouvements collectifs, mais aussi potentiellement pour la transformation des institutions, dès lors qu’elle est reconnue et comprise32.
La justice affective dans les médias
Dans une perspective d’injustice affective, on comprend qu’une politique dialogique ne puisse émerger que lorsque cette colère est accueillie avec empathie, plutôt que domestiquée ou réduite au silence33. Ainsi voudrions-nous savoir comment privilégier la reconnaissance mutuelle dans des forums extérieurs. Nous allons prendre ici l’exemple des médias, parce que les émotions revêtent une fonction sociale, politique et économique importante pour eux. Les journalistes en effet travaillent aujourd’hui dans un environnement économique hautement compétitif dans lequel ils doivent attirer et conserver l’attention d’un nombre toujours plus important de citoyens. Or se focaliser sur les émotions s’avère le moyen le plus efficace pour y parvenir. Bien que cette pratique ne soit pas nouvelle, elle est encouragée par des études qui montrent que des reportages dotés d’un fort impact émotionnel ont plus de chances d’être lus et diffusés34.
Ainsi, il n’est pas surprenant qu’un certain nombre de médias multiplient les titres mettant en avant des émotions – et notamment la colère – quand ils traitent des revendications des soignants. S’il est probable qu’ils le font alors principalement pour attirer l’attention du lecteur, nous pouvons aussi considérer que certains tentent sérieusement de représenter cette colère de façon compréhensible. Dans cette partie, nous allons donc, à partir de plusieurs exemples, tenter de comprendre à quelles conditions les médias peuvent faciliter la justice affective et œuvrer pour la reconnaissance mutuelle. Nous utiliserons les trois critères nécessaires d’A. Srinvasan pour déterminer si l’article ou le reportage en question a démontré au lecteur que la colère est appropriée, ou si l’utilisation de la colère a au contraire rendu la perception de cette lutte encore plus confuse ou négative.
Avant de commencer notre discussion, il convient toutefois de préciser les limites de notre analyse. Nous ne prétendons pas proposer une analyse exhaustive de la représentation médiatique des émotions ; plutôt une sélection d’exemples pertinents, destinés à illustrer la difficulté d’utiliser les émotions dans l’information du public. Notre travail constitue donc une étape préliminaire, susceptible de nourrir des recherches ultérieures sur le concept d’injustice affective. De même, les études qui mobilisent l’analyse du discours ou la textométrie seront également fructueuses pour approfondir ces premiers éléments et discriminer notamment les différentes sources médiatiques, en fonction des facteurs contextuels, pour voir à quelle fréquence ces usages problématiques de la colère interviennent35.
Intéressons-nous à la représentation de la colère des soignants dans les médias à travers plusieurs exemples. Commençons par deux reportages qui reconnaissent très clairement que la colère des soignants est appropriée. Dans le premier, un article publié par L’Express et intitulé « L’hôpital en crise : les infirmiers et les aides-soignants en colère36 », on identifie une reconnaissance de la colère légitime des soignants, puisque l’objet de l’émotion est clairement énoncé : la crise de l’hôpital. Dans l’article lui-même, le journaliste explique comment les réformes néolibérales ont entraîné une détérioration des conditions de travail du personnel soignant. Ces éléments donnent au lecteur suffisamment d'informations pour comprendre que cette colère est justifiée (correctement ciblée sur une véritable violation), qu’elle est motivée (par une expression d’injustice) et qu’elle est liée à une éthique du soin (qu’elle est proportionnelle à la gravité de la violation). Bien que le lecteur doive lire la totalité de l’article pour comprendre ce que signifie « la crise de l’hôpital », celle-ci attire d’emblée l’attention sur le fait que la colère est précisément liée à une crise et donc à une urgence.
Une vidéo publiée sur le site de France Info en avril 202137, « Soignants : le personnel crie sa colère face à un hôpital public à bout de souffle », fonctionne de manière similaire. Dès le titre, on annonce l’objet de l’émotion (l’hôpital public à bout de souffle) et on y rattache la colère des soignants, même s’il faut regarder la vidéo pour bien comprendre pourquoi les soignants sont « à bout de souffle » et que cette situation reflète une situation urgente et grave.
Ces deux exemples signalent que les médias peuvent offrir une caisse de résonance à la justice affective et permettre à l’émotion d’être valorisée, comprise et reconnue. Ils y parviennent de plusieurs manières. Tout d’abord, ils attirent d’emblée l’attention sur l’objet de l’émotion. Bien que les motifs de ces émotions (hôpital en crise, hôpital à bout de souffle) ne soient pas aussi spécifiques qu’ils pourraient l’être, ils indiquent que la colère est liée à un problème urgent (une crise, un essoufflement). Dans l’article même, les raisons pour lesquelles cette colère est appropriée sont détaillées et donnent au lecteur une vision claire de l’émotion dans son contexte.
Si ces deux exemples montrent comment les médias encouragent la justice affective, ils font aussi souvent le contraire. Certains choisissent en effet de ne pas se concentrer sur le débat global de l’hôpital en crise, mais de décrire plutôt plusieurs problèmes à la fois. Ce qui peut avoir pour conséquence de brouiller l’objet de l’émotion et de rendre plus difficile la détermination de son caractère approprié. Les articles qui commencent par des titres tels que « Soignants en colère : “Il faut qu’on augmente les salaires et qu’on arrête de fermer les hôpitaux38 !” » en sont un exemple. Dans cet article, une certaine ambiguïté demeure quant à l’objet de l’émotion. On peut se demander si les soignants sont en colère à cause des conditions salariales, de la mauvaise qualité des soins ou des difficultés d’accès à ces derniers. En raison de cette confusion, selon l’interprétation que nous faisons de l’objet de l’émotion, nous évaluerons si cette colère est justifiée (s’agit-il d’une véritable violation ?) ou si elle est proportionnelle à son expression (est-il exagéré d’exprimer sa colère dans ces débats ?). Si nous considérons, par exemple, que l’augmentation des salaires est nécessaire mais pas urgente, il est possible de considérer la colère comme inappropriée ; si, en revanche, le journaliste a clairement associé l’objet de la colère à un seul motif (la fermeture des services hospitaliers), il sera plus facile pour le lecteur de déterminer son caractère approprié.
Un autre exemple problématique vient d’un reportage sur Europe 1 intitulé « Conditions de travail, lassitude… Malgré le Ségur de la santé, la colère des soignants dure39 ». Il a pour objectif d’éclairer le mécontentement provoqué, chez les soignants, par les fonds débloqués pour l’hôpital public pendant la crise du Covid-19 et notamment par les augmentations de salaires censées rattraper les normes européennes. Si l’on prend le reportage dans son ensemble, la représentation n’est pas forcément défavorable, car elle attire l’attention sur le burn-out des professionnels de santé pendant la crise et le manque des moyens à l’hôpital « malgré » les financements additionnels mis en place. Cependant, l’usage de mots tel que « malgré » laisse planer une certaine ambiguïté. Avec cet adverbe, nous pourrions être amenés à nous demander s’il est approprié que les soignants soient encore en colère, étant donné que des financements supplémentaires ont été fournis et qu’une résolution a été prise de se rapprocher des normes européennes.
Ces contre-exemples montrent à quel point il est difficile de représenter équitablement la colère dans les forums externes, et à quel point il est à l’inverse facile de la déformer ou de l’instrumentaliser, plus encore lorsque l’objet de l’émotion n’est pas clairement annoncé. Si les médias veulent non seulement capter les lecteurs, mais aussi les représenter, il leur faudra accorder une attention particulière aux messages qu’ils transmettent, en particulier lorsqu’ils touchent des émotions fortes comme la colère. La reconnaissance de ce problème engage en écho notre propre responsabilité de lecteurs attentifs à la manière dont ces affects sont mis en avant dans les débats.
Conclusion
La colère a une histoire complexe, influencée par des lectures péjoratives installées dès l’Antiquité. Nous devons cependant nous méfier de ces préjugés car la littérature sur l’injustice affective a récemment montré la valeur éthique et épistémique de la colère, source possible de changements institutionnels. Cependant, compte tenu la manipulation dont elle fait l’objet, il nous faut trouver une manière de garantir que les luttes sociales légitimes qui provoquent la colère ne soient pas manquées, déformées ou instrumentalisées à d’autres fins. Comment y parvenir ? Nous devons d’abord nous défaire de l’idée préconçue selon laquelle les émotions seraient irrationnelles ou potentiellement violentes. C’est ce qui arrive encore trop souvent sur de nombreux forums où nous demandons à certains individus, groupes ou genres opprimés de « se calmer » afin de permettre le dialogue. Ensuite, nous devons prêter une attention particulière à la manière dont la colère est représentée, notamment en veillant à ce que l’objet de l’émotion soit clairement énoncé et que sa représentation réponde aux critères qui permettent de la considérer comme appropriée. Ces pistes permettront de rendre plus acceptables les émotions fortes comme la colère dans ces débats, et de dénoncer plus efficacement les injustices qui les motivent.