Le diagnostic médical en littérature : de la représentation à l’expérience

  • Medical Diagnoses in Fiction – from Representation to Experience

DOI : 10.58335/revue3s.91

Texte

Dans un court récit de Round the Red Lamp de Conan Doyle intitulé : « A False Start », un jeune médecin récemment installé diagnostique au bout de quelques instants une inflammation des bronches chez un homme qui vient d’entrer dans son cabinet, alors qu’il s’agit en réalité de l’employé du gaz venu relever le compteur.

Cette « pulsion diagnostique »1 – dans la nouvelle de Conan Doyle, le médecin revendique d’avoir appris de ses vieux maîtres la technique du « diagnostic instantané » (quick diagnosis) – établit au principe que le diagnostic est non seulement un acte de nomination posé sur un ensemble d’indices extérieurs mais également une fiction construite par le médecin en réponse à ce qu’il perçoit comme des événements corporels : il aura suffi au praticien de remarquer que le visage de l’homme est d’une rougeur extrême (il fait chaud ce jour-là), d’écouter sa petite toux sèche (il chique), et de l’entendre déclarer qu’il comptait passer depuis plus de trois semaines (il est écrasé de travail) pour le cataloguer.

La représentation du diagnostic médical dans le roman et le théâtre modernes et contemporains constitue de nos jours un axe clairement identifié de la recherche sur les liens entre médecine et littérature. Depuis le début des années 2000, celle-ci s’est néanmoins déployée dans deux directions différentes.

La première s’est efforcée de modéliser les bouleversements induits par l’annonce d’un diagnostic de maladie grave comme l’équivalent du « moment de bascule narratif » (pivotal event) dans la fiction naturaliste depuis le début du 20ème siècle2. La façon dont Henry Perowne, le neurochirurgien de Saturday (2005) d’Ian McEwan, parvient à diagnostiquer d’un seul coup d’œil la maladie de Huntington dont souffre le jeune Baxter, a ainsi acquis le statut d’une sorte de morceau de bravoure du genre de la « fiction diagnostique »3.

La seconde s’est attachée à mesurer la possibilité de diagnostiquer un personnage de fiction lui-même, en s’appuyant sur des signes « médico-réalistes » qu’il importe d’autant plus de savoir déchiffrer que la maladie n’est jamais nommée. Joanne Eysell fournit un exemple de cette lecture experte lorsqu’elle va jusqu’à affirmer que le personnage d’Esther dans Bleak House de Charles Dickens (1853) souffre de la petite vérole en raison même de l’ellipse qui entoure les causes de sa cécité4.

Pour autant, l’hypothèse selon laquelle le diagnostic en médecine relèverait d’un mécanisme interprétatif de type analogique, une circulation entre deux systèmes de signes (celui du soignant et celui du soigné), avec ses réussites mais aussi ses échecs, voire ses erreurs (Charon 2001, 1899), est-elle autre chose qu’une image commode ? Esther n’a pas la variole, même si son corps de fiction a pu s’offrir à la lecture experte de ses contemporains anglais, dans un pays qui fut le premier à rendre gratuit l’accès au vaccin.

Dans la préface de 1980 qu’il avait rédigée à l’occasion d’une réédition de la thèse de Victor Segalen, Les Cliniciens ès lettres (1902), Jean Starobinski fustigeait de la sorte ceux qui ont l’outrecuidance de projeter un « diagnostic rétrospectif sur un personnage littéraire traité comme un patient réel »5.

Quelques années plus tard pourtant, dans une émission de France Culture consacrée à une possible histoire de la mélancolie, le même Starobinski n’hésitait pas à diagnostiquer que le protagoniste de Malone meurt de Samuel Beckett (1949) souffre d’un syndrome de Cotard, « lequel se manifeste par la sensation d’une dilatation et d’une dispersion des organes corporels.6 »

Le tournant neurologique et neuropsychologique des années 2000 a tout à la fois consacré et repoussé les limites du constat starobinskien. Le « patient narratif » dont le chercheur anglais Peter Fifield signalait ainsi l’apparition en 2008 dans un article du Journal of Beckett Studies7, est bien à la fois un individu irréductible mais aussi une personne prise dans une situation médicalisée : c’est un cas, figé sous le poids de catégories nosologiques qui lui préexistent, mais c’est aussi un patient qui circule dans un récit abaissant le seuil d’individualisation toujours plus bas.

Alors que les nouvelles technologies d’imagerie médicale exacerbent l’idéal d’un diagnostic toujours plus transparent, émergent aujourd’hui de nouvelles lectures diagnostiques du personnage de fiction qui s’appuient sur des ressources médicales contribuant à brouiller les frontières entre cas « réels » et cas « fictionnels » : dans la sphère clinique, le document littéraire n’a pas plus de valeur que le témoignage isolé d’un patient, mais il n’en constitue pas moins une archive à verser au dossier du diagnostic comme mise en récit.

Ce premier numéro de la revue Soin, Sens et Santé s’interroge en priorité sur les textes romanesques ou dramatiques, dans lesquels se manifeste ce que l’on pourrait nommer une tentation diagnostique. Peut-on diagnostiquer un personnage de fiction ? Ou s’agit-il d’un coup de force, qui ne pourrait être au mieux que de l’ordre du diagnostic différentiel ? Quel est l’impact de ce geste interprétatif sur le statut du personnage ? Quelle est la crédibilité scientifique du diagnostic littéraire rétrospectif ? Un savoir médical extérieur au texte peut-il enrichir l’interprétation littéraire de ce dernier ?

De telles hypothèses contribuent à complexifier la relation intersubjective du médecin et du patient autour de la maladie, en introduisant de part et d’autre (ou est-ce plutôt en leur substituant ?) les figures potentielles de l’écrivain expert et du lecteur expert autour de la médecine et de son histoire. Dans sa thèse de doctorat sur James Joyce, Caroline Morillot a ainsi montré que des connaissances médicales de l’optique et de la psychologie du début du 20ème siècle, que Joyce auraient pu acquérir au cours de ses études de médecine rapidement avortées, pouvaient enrichir la lecture du personnage de Mrs. Sinico dans la nouvelle intitulée « A Painful Case » (« Un cas douloureux »).

Le diagnostic est loin d’être toujours posé et c’est au lecteur qu’incombe souvent la tâche de l’établir. Dans « A Painful Case », la description remarquablement précise de la pupille de Mrs. Sinico n’est pas uniquement destinée à exprimer la grande sensibilité de cette dernière tout en parodiant certains clichés sentimentaux, mais elle dissimule en fait un cas de « hippus » pupillaire, soit une alternance de contraction et de dilatation de la pupille :
The eyes were very dark blue and steady. Their gaze began with a defiant note but was confused by what seemed a deliberate swoon of the pupil into the iris, revealing for an instant a temperament of great sensibility. The pupil reasserted itself quickly, this half-disclosed nature fell again under the reign of prudence, and her astrakhan jacket, moulding a bosom of a certain fullness, struck the note of defiance more definitely.8
Comme l’on retrouve assez souvent cette exagération des contractions pupillaires chez les personnes instables, l’on pourrait interpréter cet « hippus » comme une manifestation physiologique de l’extrême fragilité de Mrs. Sinico et, en conséquence, comme un symptôme avant-coureur de son désespoir, programmateur en quelque sorte de son suicide9.

Il convient néanmoins de remarquer que ce regard médical est inscrit dans le point de vue du personnage masculin, Mr. Duffy, alors qu’on n’entend jamais s’exprimer Mrs. Sinico. Les rares propos qu’elle tient sont rapportés au style indirect, à travers le prisme de sa parole à lui, instillant une marge d’incertitude profonde quant à la justesse du diagnostic. Vike Martina Plock ne s’est d’ailleurs pas fait faute de souligner ces failles : « ‘A Painful Case’ thus hints at analytical flaws in medicine’s objectivist philosophy. Whereas modern analytical medicine based its sway on modern culture by stressing its rational and logical perspective, Joyce highlights medicine’s clandestine connections to the aesthetics of reading, to creativity and to the imagination »10.

Car l’histoire des relations de la littérature des 20ème et 21ème siècles avec la médecine est aussi celle des relations de la littérature avec le réalisme. Au tournant du 20ème siècle, chez un Remi de Gourmont ou un Huysmans, l’écriture naturaliste emprunte ses modèles à la médecine et à la biologie : « Du côté du médecin comme de celui de l’écrivain, il y a, selon [Huysmans], une forme de transposition : ce qui a lieu du cas pathologique au diagnostic et ce qui advient à l’écriture depuis le document humain sont deux modalités d’un même transfert »11.

Au tournant du 21ème siècle, la tradition naturaliste que l’on voir resurgir dans le théâtre britannique par exemple, fait l’objet d’une « réappropriation subjective »12. Ainsi, le titre même de 4.48 Psychosis (1999), de la dramaturge britannique Sarah Kane, établit non seulement un diagnostic portant sur le principal personnage féminin, mais appréhende dans le même mouvement celui-ci par le prisme d’une expérience de la maladie, saisie en son point temporel le plus précis et le plus subjectif13. 4h48, ainsi que le prédit la voix de la patiente, est tout à la fois l’heure programmatique du suicide (« At 4.48 / when depression visits / I shall hang myself / to the sound of my lover's breathing », Kane 4) et l’heure de plus grande lucidité sur sa propre condition (« At 4.48 / when sanity visits / for one hour and twelve minutes I am in my right mind./ When it has passed I shall be gone again, / a fragmented puppet, a grotesque fool. », Kane, 20-21).

Sarah Kane a été internée à plusieurs reprises au cours de son existence, une expérience dont témoigne également Cleansed (1998), et s’est suicidée le 20 février 1999, peu avant la parution à titre posthume de 4.48 Psychosis. La voix de la patiente qui relate l’expérience vécue de l’enfermement se confronte ainsi tout du long à la voix dépassionnée du médecin, même s’il est parfois difficile d’attribuer une origine énonciative claire à tel ou tel passage du texte. Ainsi de ce segment, qui se lit comme la retranscription d’un diagnostic différentiel puisé dans la classification internationale des maladies de l’Organisation Mondiale de la Santé (l’ICD) mais qui, sur scène, peut être entendu comme l’expression d’une seule et même voix, chacun des paragraphes débutant par la mention d’un médicament connu dans le traitement de la dépression suivi du dosage, comme s’il s’agissait d’un processus anaphorique délimitant des strophes :

« Symptoms: Not eating, not sleeping, not speaking, no sex drive, in despair, wants to die.
Diagnosis: Pathological grief.

Sertraline, 50mg. Insomnia worsened, severe anxiety, anorexia, (weight loss 17kgs,) increase in suicidal thoughts, plans and intention. Discontinued following hospitalisation.
Zolpiclone, 7.5mg. Slept. Discontinued following rash. Patient attempted to leave hospital against medical advice. Restrained by three male nurses twice her size. Patient threatening and uncooperative. Paranoid thoughts – believes hospital staff are attempting to poison her.
Melleril, 50mg. Co-operative.
Lofepramine, 70mg, increased to 140mg, then 210mg. Weight gain 12kgs. Short term memory loss. No other reaction. » (Kane 16)

En ce sens, la pièce de Sarah Kane s’apparente peut-être, plus qu’à un monologue intérieur, à un monologue dramatique au sens où la critique anglaise entend cette expression, qui désigne un texte parlé par une seule personne mais intégrant sous forme de marqueurs discursifs les réactions de l’interlocuteur ou de l’interlocutrice à qui elle s’adresse, et dont le modèle est le poème de Robert Browning intitulé : « My Last Duchess » (1842).

Dans sa remarquable étude de Cleansed et 4.48 Psychosis, Liliane Campos rappelle que Kane qualifiait elle-même son théâtre d’expérientiel (experiential)14, une caractéristique plus généralement attribuée au théâtre « in-yer-face » des dernières années du gouvernement Thatcher15. En intégrant des blocs de discours thérapeutique (diagnostic et traitement) dans le récit expérientiel à la première personne, Kane pousse celui-ci jusqu’aux confins de l’expérience de la maladie au théâtre et plus généralement en littérature. Le diagnostic n’est plus ici un supplément de sens, extérieur au texte ou au point de vue inscrit dans le texte comme c’était le cas chez Joyce, il fait de celui-ci un donné, un préalable de l’horizon perceptif du patient derrière laquelle se profile l’« expertise profane » de l’auteure, pour reprendre la taxonomie utile de Prior16.

Ce premier numéro de la revue Soin, Sens et Santé rassemble cinq articles qui envisagent chacun à sa façon la manière dont s’élaborent des fictions diagnostiques ou des diagnostics de fiction, dans un lien constant entre savoir médical, déploiement narratif et réflexion éthique. Un parcours s’y établit ainsi, à la fois chronologique, générique et thématique, qui nous conduit du témoignage sous forme de carnets d’un patient-écrivain et artiste (Opium de Cocteau, 1929) à la savante élaboration du cas pathologique du personnage de Paul Hilbert dans la nouvelle de Sartre, « Érostrate » (1936). Deux romans des années 2000 sont ensuite examinés dans les domaines anglophone et germanophone : Border Crossing de Pat Barker (2001), qui s’intéresse aux relations complexes entre un psychologue et son patient meurtrier ; et Leibhaftig (2002) de Crista Wolf qui dépeint une étrange maladie dont la dimension psychosomatique défie le diagnostic. Enfin, les enjeux éthiques du diagnostic sont examinés à partir d’une série grand public des années 2010 : Demain nous appartient.

Dans « Le diagnostic médical comme fiction religieuse. Le biopouvoir à l’épreuve de la phénoménologie du corps », Pamela Krause propose une lecture philosophique d’Opium. Journal d’une désintoxication de Jean Cocteau. Ce livre, écrit entre décembre 1928 et avril 1929, relève indéniablement de la littérature consacrée à « l’imaginaire des drogues » que décrivait Max Milner en février 200017. Cocteau qui a sombré dans l’addiction après la mort de son ami et amant Raymond Radiguet, l’auteur du Diable au corps et du Bal du comte d’Orgel, disparu prématurément à l’âge de 20 ans, oppose au récit médical salvateur présenté par l’institution médicale un contre-récit plus nuancé des relations du patient avec ce qu’il appelle son « fixatif ». Discontinu, émaillé de dessins saisissants, le journal fragmentaire de Cocteau cherche à trouver sa voie « entre les brochures de médecins et la littérature de l’opium » : il est constitué de « pièces à charge et à décharge au dossier du procès de l’opium ». Le diagnostic médical (interprétation et indications de traitement) cherche à rendre le vécu du malade lisible, à le conduire à « l’aveu » dans la logique de ce que Michel Foucault appelait le « biopouvoir » médical et que Cocteau compare à la logique de l’exorcisme religieux. Face à ce biopouvoir, le contre-récit du malade, « confessions d’un mangeur d’opium » élaborées dans la souffrance à partir de l’expérience vécue, se présente comme une tentative d’affranchissement face à un diagnostic pétrifiant. Plaidoyer pour l’altérité radicale du patient qui lui permet « d’aborder de face ce qu’on aborde toujours de profil », il a pour fonction de présenter « la nuit étoilée du corps humain » à la manière de ce qu’on appelle aujourd’hui l’autopathographie.

L’article de Louise Mai, « Herméneutique du regard médico-légal : faits divers et criminologie, des sœurs Papin à l’“Érostrate” de Sartre », présente les liens entre la pathologie mentale, l’univers judiciaire et les représentations culturelles (presse et littérature). À propos de la fameuse affaire des sœurs Papin qui assassinèrent sauvagement leurs maîtresses le 2 février 1933, il rappelle que l’enjeu fondamental du procès à cette époque est le diagnostic. En vertu de l’article 64 du code pénal, on y est même en quête du « diagnostic absolu » et qui repose sur une logique binaire (fou/pas fou), alors même qu’une autre conception de la folie émerge depuis Pinel, sous la forme plus nuancée de la « déraison partielle ». La nouvelle de Sartre intitulée « Érostrate » (1936) publiée dans Le Mur, en 1939, voit un personnage particulièrement médiocre, Paul Hilbert, révéler d’égaler ce « diamant noir » qu’est l’incendie du temple de Diane à Ephèse : il finira par tirer au hasard sur des gens dans la rue. Aux énigmes que relève Geneviève Idt18 dans la nouvelle, Louise Mai ajoute deux questions : Paul Hilbert est-il complètement fou ? Est-il responsable de ses actes ? Tout l’enjeu du récit repose en effet sur le diagnostic porté sur le personnage. Louise Mai propose de repartir de deux sources complémentaires peu exploitées : la série de reportages sur l’affaire Papin (citée dans la nouvelle) parus dans Détective et Paris-Soir, qui font bien apparaître le désaccord, pendant le procès et autour de lui des représentants de l’autorité scientifique ; et la thèse de Pierre Valette : De l’érostratisme ou de la vanité criminelle (1903) qui, brouillant les frontières entre responsabilité et démence, définit l’ « érostratisme » comme un « besoin d’approbation, de célébrité et de gloire malsaine ». On y trouve notamment développé le cas de Lucien Morisset qui tire des coups de revolver sans raison sur des gens dans la rue, comme le fera Hilbert. Sartre, dans sa nouvelle en focalisation interne nous plonge véritablement « au cœur de la folie » pour reprendre le titre d’Annaëlle Touboul19, et fait apparaître, loin de toute mythification, « la confusion du crime », en une sorte « d’alcoolisation morale » qui tend un piège au lecteur et le confronte aux limites de son propre humanisme.

Dans « Border Crossing : Raising Ethical Questions about Care Through the Failure of the Psychologist”, Nicolas Boileau interroge, à partir du roman Border Crossing (2001) de Pat Barker, probablement inspiré de l’affaire James Bulger (meurtre sordide d’un enfant de 2 ans, en 1993, par deux enfants d’une dizaine d’années), les relations entre un psychologue, Tom Seymour, et son patient, Danny, meurtrier d’une vieille femme, Lizzie, qu’il a fait condamner en le déclarant responsable de ses actes. La question de la validité du diagnostic médical en contexte de procès, et de la recherche de la vérité par la science dite « forensique » (fondée sur l’analyse scientifique de cas), y est questionnée. Deux histoires s’y entrecroisent : celle d’un homme miraculeusement sauvé de la noyade par Tom Seymour et qui se révèle étrangement être son ancien patient, celle du couple du psychologue et de sa femme, qui est en train de se défaire. L’intrication des deux histoires vise à mettre en évidence la difficulté de séparer le professionnel du personnel dans le cas d’un diagnostic de maladie mentale, et ce au moment même où la prédominance de la cure psychanalytique est remise en cause dans les nouvelles versions du manuel DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) par l’essor des thérapies comportementales fondées sur les sciences cognitives. Nicolas Boileau souligne que Pat Barker dissocie care (le soin) et cure (le traitement - qui peut prendre la forme d’une psychothérapie) en montrant que l’investissement affectif du médecin n’est pas nécessairement lié à un objectif thérapeutique, et que la dimension interpersonnelle des relations soignant-soigné, qui biaise le diagnostic, pour peu qu’on en ait conscience, vaut toujours mieux que les pseudo-certitudes assurées de la biomédecine.

Dans « Ce que la lutte des reconnaissances fait au diagnostic dans Leibhaftig de Crista Wolf », Louis Mühlethaler analyse le livre de 2002, traduit en français en 2003 sous le titre Le Corps même, dans lequel une narratrice anonyme raconte son hospitalisation suite à une maladie étrange présentée par le corps médical comme un « effondrement immunitaire ». S’appuyant sur Parcours de la reconnaissance de Paul Ricoeur, l’auteur distingue trois types de reconnaissance qu’il met en lien avec la maladie : 1) La reconnaissance d’une chose, menée par les médecins, soit le diagnostic porté par eux sur la maladie ; 2) La reconnaissance de soi-même, soit ici l’autodiagnostic porté par la narratrice ; 3) La reconnaissance mutuelle qui s’inscrit dans la « sémantique de la gratitude » et prend en compte la relation entre la patiente et les figures féminines des soignantes qui prennent soin d’elle. La première forme de reconnaissance, qui cherche à rendre le corps souffrant lisible, reste incertaine et ignore les facteurs psychosomatiques de la maladie. La deuxième forme de reconnaissance réintroduit la notion de « personne », l’ipséité, et prend la forme d’une anagnorisis : elle permet de relire et compléter la première forme, introduisant également la possibilité d’une dimension métaphorique : le corps souffrant de la narratrice représenterait la fragilité de la société est-allemande avant la chute du mur de Berlin. Enfin, le questionnement permis par la troisième forme de reconnaissance ouvre la fiction à une véritable herméneutique du diagnostic.

L’article de Laurence Corroy et Emilie Roche, « Diagnostic frauduleux et choix cornélien : éthique et éthos du chirurgien dans une fiction sérielle » s’intéresse quant à lui à la manière dont la question du diagnostic, entendu dans un sens élargi, comme évaluation de la situation médicale d’un patient entraînant une série d’actes à effectuer, se pose dans Demain nous appartient, série diffusée sur TF1 depuis 2017. Le docteur Marianne Delcourt, chef du service de médecine générale de l’hôpital de Sète, se trouve, dans une trentaine d’épisodes diffusés en 2017 et 2018, soumise à un dilemme qui fait s’affronter la déontologie médicale et une urgence vitale assortie d’une dimension affective forte. Sa petite fille Judith, âgée de 14 ans, a en effet pour survivre le besoin impérieux d’une greffe du rein dans les plus brefs délais. À l’arrivée d’un jeune homme en état de mort cérébrale, Marianne Delcourt fait donc passer sa petite fille en priorité, au détriment d’une autre patiente, en ignorant délibérément l’ordre imposé par la liste officielle nationale. La logique de l’agir, de l’urgence vitale, de l’éthos entre alors en contradiction avec l’éthique professionnelle, d’autant plus que la jeune patiente favorisée est un membre de sa famille. Six mois plus tard, au moment où elle est sur le point de recevoir l’Ordre national du mérite, elle se voit dénoncée par un corbeau. Commence alors un parcours de rédemption qui la conduit d’une part à devoir justifier ses actes face à l’Ordre des Médecins, et d’autre part à opérer elle-même la patiente lésée afin de réparer le préjudice subi. La réconciliation entre l’éthique et l’éthos sera bien réalisée au terme de ce parcours dramatique d’où émerge une figure consensuelle de médecin admirable mais faillible.

Ces quelques exemples suffiraient à confirmer, s’il le fallait, que la tentation diagnostique fait office de colonne vertébrale dans bien des fictions médicales, et parfois même comme on l’a vu dans celles qui ne relèvent pas de cette catégorie. Dans Dr House, l’identification de la pathologie à partir des symptômes est au principe même de la série, l’épisode ne pouvant s’achever que lorsque le bon diagnostic a été posé par le médecin interniste, après plusieurs tentatives infructueuses – les traitements consécutifs aux mauvais diagnostics s’étant révélés inopérants. « Motif dans le tapis » pour reprendre le titre de la nouvelle de James, à la poursuite duquel le sémiologue peut être indéfiniment lancé, échappant à l’univocité rassurante de la parole d’autorité, le diagnostic apparaît avant tout dans la fiction comme composite, comme un code dont nul ne détient complètement la clé : patient, soignant, auteur féru de cas médicaux ou lecteur enquêteur et interprète.

Notes

1 Jean-Marc Mouillie, communication personnelle, 9 janvier 2021. Retour au texte

2 Pascale Antolin, “To Be or Not to Be a Patient: Challenging Biomedical Categories in Joshua Ferris’s The Unnamed,” in Life Re-scaled – The Biological Imagination in 21st-Century Literature and Performance, L. Campos and P.-L. Patoine (eds.), Cambridge, Open Book Publishers, 2022, https://doi.org/10.11647/OBP.0303, 131. Retour au texte

3 Annemarie Goldstein Jutel, « “The News Is Not Altogether Comforting”: Fiction and the Diagnostic Moment », Perspectives in Biology and Medicine 59.3 (Summer 2016), 400. Retour au texte

4 Joanne Eysell, A Medical Companion to Dickens’s Fiction, Oxford, Peter Lang, 2005, 11. Retour au texte

5 Laure de La Tour, « L’idée de ‘‘document humain pathologique’’ dans Les Cliniciens ès lettres de Victor Segalen », Fabula / Les colloques, « Ce que le document fait à la littérature (1860-1940) », URL : http://www.fabula.org/colloques/document1754.php, page consultée le 31 décembre 2020. Retour au texte

6 Yann Mével, « Lire Beckett avec Starobinski », Littérature 167.3 (2012), 115. Retour au texte

7 Peter Fifield, « Beckett, Cotard’s Syndrome and the Narrative Patient », Journal of Beckett Studies 17.1-2 (2008), 169-186. Retour au texte

8 Dubliners [1914]. Ed. T. Browne. Harmondsworth: Penguin, 1992, 105. Retour au texte

9 Caroline Morillot. États cliniques, états mystiques : vers une grammaire de la réceptivité dans Dubliners, A Portrait of the Artist as a Young Man et Stephen Hero de James Joyce. Thèse de doctorat en études anglophones. Dir. Carle Bonafous-Murat. Université de la Sorbonne nouvelle-Paris III, 2012, 53. Retour au texte

10 Vike Martina Plock, Joyce, Medicine and Modernity, Gainesville: University Press of Florida, 2010, p. 260. Cité in Morillot, 135. Retour au texte

11 Laure de la Tour, « L’idée de ‘‘document humain pathologique’’ dans Les Cliniciens ès lettres de Victor Segalen », op. cit. Retour au texte

12 Séverine Ruset, Au-delà du naturalisme : les métamorphoses de l’espace et du temps dans les dramaturgies anglaises contemporaines. Thèse de doctorat en études théâtrales. Dir. Jean-Pierre Sarrazac. Université de la Sorbonne Nouvelle- Paris III, 2007, 260. Retour au texte

13 Voir le facsimilé du texte disponible à l’adresse : KaneSarah448Psychosis.pdf (angelfire.com). Dans la suite de cet article, les citations tirées de la pièce sont désignées entre parenthèses par le nom de l’auteur, suivi du numéro de page. Retour au texte

14 Liliane Campos, Le discours scientifique dans le théâtre britannique contemporain (1988-2008). Thèse de doctorat en études anglophones. Dir. Elisabeth Angel-Pérez. Université Paris Sorbonne, 2009, p. 324. Retour au texte

15 On doit l’expression théâtre « in-yer-face » (approximativement rendue par « théâtre coup-de-poing » en français) à Aleks Sierz. Voir « Still In-yer-face? Towards a Critique and a Summation, » New Theatre Quaterly 18.1 (February 2002), pp. 17-24. Retour au texte

16 Lindsay Prior, « Belief, knowledge and expertise: The emergence of the lay expert in medical sociology ». Sociology of Health & Illness 25:3 (2003), 41-57. https://doi.org/10.1111/1467-9566.00339 Retour au texte

17 Max Milner, L’Imaginaire des drogues. De Thomas de Quincey à Henri Michaux, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 2000. Retour au texte

18 Geneviève Idt, Les Mots, une autocritique en bel écrit, Belin Sup Lettres, 2000, 121 p. Retour au texte

19 Anaëlle Touboul, Histoires de fous. Le roman au cœur de la folie (XXe siècle), Honoré Champion, « Littérature de notre siècle », 2020. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Carle Bonafous-Murat et Alain Schaffner, « Le diagnostic médical en littérature : de la représentation à l’expérience », Soin, Sens et Santé [En ligne], 1 | 2024, publié le 16 septembre 2024 et consulté le 16 octobre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/revue3s.91. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/revue3s/index.php?id=91

Auteurs

Carle Bonafous-Murat

Professeur de littérature irlandaise de langue anglaise, Sorbonne Nouvelle

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Alain Schaffner

Professeur de littérature française des xxe et xxie siècles, Sorbonne Nouvelle

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