Allemagne
Au début du mois de juillet 2024, Alfons Kaiser, journaliste du quotidien conservateur et libéral Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), se demandait : « Où est le conte d’été ? » (FAZ, 5 juillet 2024). Ainsi, il établissait une comparaison évidente entre la Coupe du monde 2006, le soi-disant « conte d’été » (Sommermärchen), et l’Euro 2024 en Allemagne. La Coupe du monde 2006 sert encore aujourd’hui de vitrine à la « nouvelle Allemagne » née après la réunification comme expression d’un patriotisme allemand décomplexé et même d’une certaine « légèreté allemande ». Le bilan du Championnat d’Europe de 2024 souffre bien évidemment de la comparaison. Kaiser constate en effet que 18 ans après le « conte d’été », l’Allemagne est désormais une nation « qui ne croit plus vraiment en elle-même » et qu’aujourd’hui « plus personne ne croit aux contes de fées ». C’est vite oublier que le souvenir de l’ambiance joyeuse de 2006 a ensuite été terni par les révélations sur les procédures douteuses et les cas de corruption lors de la campagne de candidature.
L’objectif des lignes qui suivent est de tenter d’esquisser un bilan (certes provisoire) de cet Euro 2024. Nous nous appuierons sur la notion d’héritage (legacy en anglais), concept de recherche établi depuis le milieu des années 2000, c’est-à-dire la question des répercussions des grands événements sportifs dans la société qui les accueille. Voici une définition souvent citée :
Indépendamment du moment et de l’espace où il a été créé, l’héritage est constitué de toutes les structures, planifiées ou non, positives ou négatives [ou même neutres], matérielles ou immatérielles, qui sont créées pour et par un événement sportif et qui subsistent plus longtemps que l’événement lui-même1. »
Nous sommes conscients qu’une telle étude nécessite en général un certain recul par rapport à l’événement et ne peut donc être que provisoire à l’heure actuelle. Néanmoins, nous allons tenter une première évaluation à l’aide de différentes catégories.
En ce qui concerne l’héritage urbain et infrastructurel, l’Euro 2024 n’a pas donné lieu à un vaste programme de construction et de transformation des infrastructures et des stades. Au contraire, on a principalement investi dans des travaux de modernisation afin de mettre à niveau les stades qui, à l’exception de la Merkur Spiel-Arena à Düsseldorf, avaient déjà tous accueilli des matchs de la Coupe du monde 2006. Les villes ont participé financièrement aux coûts engendrés. Pour des raisons évidentes, il n’y a donc pas eu cette fois-ci de boom dans la construction de stades, comme on avait pu l’observer au début des années 2000 en vue de la Coupe du monde de 2006.
L’attention s’est toutefois portée sur le réseau de transport allemand, et notamment sur la Deutsche Bahn. Les critiques formulées à l’encontre de la compagnie ferroviaire allemande, appartenant certes à l’État tout en étant organisée comme une entreprise privée, ont fait l’objet de moult réactions en Allemagne et à l’étranger (FAZ, 15 juillet 2024). Les nombreux trains qui arrivaient en retard, la mauvaise communication et surtout le fait que même la conférence de presse précédant la demi-finale entre les Pays-Bas et l’Angleterre ait dû être annulée parce que l’équipe néerlandaise n’avait pas pu arriver à temps en raison de la fermeture de certaines lignes, ont provoqué des remous. Le New York Times a même titré « Euro 2024 et efficacité allemande – oubliez tout ce que vous pensiez savoir » (18 juin 2024), se joignant ainsi à un chœur de nombreuses voix critiques. Dans son bilan de l’Euro, la Deutsche Bahn elle-même a parlé de « plus de trains que jamais lors d’un tournoi de football2 », tout en reconnaissant des lacunes dans la ponctualité des trains et en promettant de commencer maintenant à rénover l’infrastructure vétuste et surchargée. Mais l’amélioration durable du réseau ferroviaire allemand sera-t-elle un héritage à long terme de l’Euro ? C’est difficile à imaginer…
Les discussions autour de la Deutsche Bahn renvoient en même temps à l’héritage écologique. L’UEFA a fait la promotion de l’Euro 2024 en tant que « championnat d’Europe de football le plus durable de toute l’histoire ». Alors que la confédération européenne a lancé un fonds pour le climat doté de 7 millions d’euros pour des projets d’infrastructures écologiques dans les clubs de football amateurs, le gouvernement fédéral a défini quant à lui un programme de durabilité autour de 17 objectifs de développement durable3. Associées à la promesse de trier les déchets et d’utiliser de l’électricité verte dans les zones réservées aux supporters, ces mesures ont permis de rendre la thématique plus visible afin de sensibiliser le monde du football à la protection de l’environnement et à la durabilité. Cependant, sur certains points, les promesses sont restées lettre morte. La question de la mobilité en est le meilleur exemple. Bien que l’UEFA ait conseillé aux fédérations nationales de voyager en bus et en train, 40 % des déplacements des équipes ont été faits en avion, dont 70 vols courts de moins de 30 minutes à l’intérieur de l’Allemagne4. De nombreuses équipes nationales n’ont donc pas été en mesure de donner l’exemple. De plus, certains partenaires publicitaires, qui ne sont pas connus pour leur conscience écologique, ne correspondent pas non plus à cette image. Tout compte fait, l’Euro 2024 constitue un progrès dans ce domaine, mais il reste encore beaucoup à faire pour pouvoir parler de véritables « tournois verts ».
La question de la répartition des coûts et des bénéfices entre l’UEFA et les villes hôtes – et donc la question de l’héritage économique – est depuis un certain temps un sujet de controverse permanent. Alors que l’UEFA invoque des bénéfices records (plus de 1,7 milliard d’euros pour ce tournoi), profitant au passage d’exonérations fiscales de la part des pays hôtes, ce sont les États et villes organisateurs – et donc en grande partie les contribuables sur place – qui doivent en assumer les coûts, notamment pour la sécurité, les infrastructures, les zones réservées aux supporters et bien au-delà (Der Spiegel, 27 avril 2024). C’est également le cas pour l’Euro 2024. En raison des obligations élevées des villes vis-à-vis de l’UEFA, Kaiserslautern a par exemple renoncé à se porter candidate et Brême a échoué dans la procédure de candidature, sans doute aussi parce que sa municipalité refusait de prendre en charge tous les frais de sécurité5. En fin de compte, les villes organisatrices n’ont pu profiter de ce tournoi de football que de manière très limitée sur le plan financier.
Dans le secteur de l’hôtellerie et de la restauration, l’association allemande de l’hôtellerie et de la restauration (DEHOGA) a également constaté, à l’heure du bilan, qu’en raison de l’Euro et des supporters de football qui arrivaient dans le pays, il n’y avait guère de bénéfices notables à enregistrer dans le secteur de l’hospitalité. Seuls quelques établissements ont pu profiter directement du Championnat d’Europe6. Mais si l’héritage économique peut être qualifié de négatif – ou, dans le meilleur des cas, de neutre –, pourquoi se porter candidat à l’organisation d’un grand événement sportif ? Les raisons devraient surtout résider dans les effets indirects attendus : la promesse d’un gain de prestige, d’une amélioration de l’image. Il s’agit de la croyance, partagée par les acteurs diplomatiques, sportifs et politiques – dans le sens du paradigme du soft power7 –, en la capacité des événements sportifs à générer de l’« influence » dans le monde et des représentations positives du pays hôte. Mais cette forme d’héritage est généralement difficile à déterminer et donc à vérifier.
Cela nous amène à l’héritage politique et social de l’Euro 2024 : le tournoi a été assombri par des slogans nationalistes. Par exemple, lors du match du premier tour entre les deux équipes nationales, des supporters croates et albanais ont crié des slogans anti-serbes et anti-macédoniens, auxquels l’attaquant albanais Mirlind Daku a participé, ce qui a conduit l’UEFA à le suspendre pour deux matchs. De même, le joueur de l’équipe nationale turque Merih Demiral a fait le « salut du loup » (Wolfsgruß), un signe de reconnaissance et de défi du mouvement d’extrême droite des « Loups gris », lors de la célébration de son but contre l’Autriche, ce qui a suscité l’ire de la ministre allemande de l’Intérieur Nancy Faeser. En raison des relations germano-turques tendues depuis un certain temps, le président turc Recep Tayyip Erdogan s’est ensuite rendu à Berlin en compagnie de l’ex-joueur de l’équipe nationale allemande Mesut Özil pour assister au match de quart de finale contre les Pays-Bas, afin d’y manifester ostensiblement son soutien à l’équipe nationale turque. Demiral a lui aussi été suspendu pour deux matchs par la suite. Dans l’ensemble, ces incidents illustrent une situation politique mondiale tendue et un renforcement des tendances nationalistes, qui ne passent évidemment pas inaperçues lors d’un événement sportif comme l’Euro.
Un autre aspect important pour les organisateurs était la sécurité : les autorités avaient exprimé à l’avance les plus grandes inquiétudes « du terrorisme islamiste à la violence des hooligans, en passant par les cyberattaques et les vols de drones dangereux8 ». En raison d’une présence policière massive, le tournoi s’est en grande partie déroulé de manière pacifique et seuls quelques incidents ont été enregistrés. Les incidents nationalistes susmentionnés ont constitué une telle exception, de même que quelques envahisseurs de terrain et un homme qui a pu accéder au toit du stade pendant le huitième de finale entre l’Allemagne et le Danemark, mais qui n’avait aucune intention malveillante. En ce qui concerne la liberté d’expression, la promesse faite à l’UEFA avant le tournoi concernant les restrictions des droits fondamentaux autour des stades et des zones réservées aux supporters a suscité des discussions. La fédération veut établir l’interdiction des manifestations à caractère politique ou religieux lors des championnats d’Europe ce qui constitue une atteinte aux droits fondamentaux des personnes, garantis par la Loi fondamentale allemande. De manière générale, il est également extrêmement difficile de mesurer l’impact des événements sportifs sur la cohésion sociale. Reste à savoir, par exemple, si le programme d’engagement à long terme des bénévoles a réellement pour effet que les plus de 16 000 bénévoles de 124 nations s’investissent dans le bénévolat au-delà du tournoi.
Mais que reste-t-il finalement comme héritage sportif ? On peut tout d’abord constater que le niveau de jeu est demeuré plutôt limité. Après le premier tour en particulier, la qualité des matchs a baissé, à l’exception sans doute des rencontres que jouait l’Espagne. Il semble que les équipes ont choisi des tactiques défensives visant à ne pas prendre de but, au détriment du spectacle offensif. Cela peut aussi être dû à l’épuisement des joueurs, qui doivent disputer de plus en plus de matchs au cours d’une saison. Néanmoins, ce qui reste de cet Euro ce sont « des gens qui célèbrent le football » (FAZ, 15 juillet 2024), comme en témoignent les fan zones pleines à craquer et les taux d’audience élevés. André Schnura, qui a voyagé avec son saxophone de ville en ville pour interpréter l’hymne non officiel de l’Euro Major Tom (völlig losgelöst) (« Totalement détaché [de la Terre] ») de Peter Schilling, qui date de 1982, ainsi que d’autres morceaux festifs avec les supporters, a constitué un autre exemple de cet engouement populaire. En effet, en tant que figure symbolique de l’enthousiasme pour l’Euro, il restera certainement dans les mémoires. Se sont ajoutés les tubes Naar links, naar rechts (« À gauche, à droite ») des supporters néerlandais ainsi que la Tartan Army écossaise, qui a gagné le cœur des Allemands. Tout cela illustre le fait qu’un tel événement sportif peut encore rassembler des personnes de différents pays et exprimer le besoin de communion de ces groupes de supporters – au moins pour une courte période.
Malgré tout, l’Euro 2024 ne soutient pas la comparaison avec la Coupe du monde 2006 : « Cet Euro n’était pas la suite de la Coupe du monde 2006, qui s’est gravée dans la mémoire collective et qui, avec le recul, est devenue d’année en année encore plus grande, plus importante » (FAZ, 15 juillet 2024). Cela vaut également pour la comparaison avec les Jeux olympiques de Paris, qui ont eu lieu peu de temps après et qui, en termes de symbolique et de mise en scène, ont nettement éclipsé l’Euro. Il ne faut donc plutôt pas s’attendre à des effets extra-sportifs positifs à long terme de l’Euro 2024. Le contexte politique mondial et le football en général ont trop changé par rapport à 2006. Le fait que l’équipe nationale allemande ait été éliminée en quart de finale par l’Espagne a sans doute également contribué à ce bilan plutôt mitigé. Mais après tout, qui sait, peut-être que ce tournoi a été un tournant sportif pour la Mannschaft en vue d’un nouveau triomphe lors de la Coupe du monde dans deux ou six ans. Ce serait alors l’occasion d’examiner à nouveau l’héritage de l’Euro 2024 avec un plus grand recul.
Philipp Didion
Argentine
Il y a plus de trente ans, Eduardo Archetti, anthropologue argentin installé en Norvège, affirmait que le lien entre le football et les récits nationaux devait être compris à travers deux concepts : celui de l’« arène publique » – l’espace dans lequel une société se représente elle-même, par exemple dans des rituels collectifs – et celui des « zones libres » – les espaces périphériques de la société et de la culture indépendants des discours officiels, légitimes et disciplinaires. Sous cet angle, le football peut être considéré comme une scène fertile pour les rituels collectifs et comme un lieu de créativité et de liberté populaire. Docteur de l’Université de Brighton (UK) et fin penseur latino-américain des intersections entre football et Nation, Pablo Alabarces a de son côté formulé une hypothèse concernant la Coupe du monde Qatar 2022TM qui s’avère fructueuse comme point de départ :
(en Argentine) la mort de Maradona avait laissé vacant le symbole du héros épique et tragique ; l’insistance des médias à remplir cette place avec Messi – l’un des joueurs de l’équipe nationale qui n’a jamais joué dans un club argentin – se situait sur le plan du désir. Cet éloignement devait donc être soulagé par des corps, des cris, des sudations et des cœurs passionnés, proches, réels […] : les nouveaux héros seraient les supporters9.
L’objectif de ce court article est de décrire les « performances » des supporters argentins lors de la Coupe du monde 2022, à partir d’un travail ethnographique que nous avons mené pendant le tournoi qui a couronné l’Argentine. Pendant cinq semaines, nous nous sommes livrés à l’observation-participante dans les stades, les quartiers et les fêtes de supporters au Qatar, où nous avons interrogé supporters, journalistes, officiels et habitants. Nous nous concentrerons plus particulièrement sur trois dimensions symboliques principales : les rituels de ferveur et de sacrifice, le culte des figures de Maradona et Messi, et les liens avec les espaces et les acteurs qataris.
Loyauté, ferveur, endurance et sacrifice
Depuis les processus de mondialisation et de transnationalisation du football, exacerbés dans les années 1990, l’Argentine a occupé un rôle de premier plan sur la carte du football en tant que puissance exportatrice. Le pays vend des joueurs aux ligues de tous les continents et est l’un des trois principaux pays producteurs de joueurs, avec le Brésil et la France10. Cette situation, associée aux crises économiques récurrentes que traverse l’Argentine depuis plus d’une décennie, a un impact négatif sur le championnat local, car tous les meilleurs joueurs sont immédiatement vendus à l’étranger, ce qui affaiblit le niveau de la compétition. Le fait que les meilleurs joueurs évoluent à l’étranger dès leur plus jeune âge a pour conséquence le manque de connaissance et d’identification des supporters à l’égard de nombreux éléments de l’équipe nationale11.
Outre la qualité de ses joueurs, s’il est une chose qui caractérise le football argentin, c’est l’activité festive et passionnée dans les stades, qui comprend des drapeaux, des chants, de la musique et des effets pyrotechniques. Les tribunes argentines suscitent l’intérêt dans tous les coins de l’univers du football : au Japon, où elles imitent les chants ; au Mexique, en Colombie et dans d’autres parties de l’Amérique latine, où les supporters copient le modèle d’organisation ; en Angleterre, où les supporters utilisent des mélodies argentines pour leurs chansons ; ou en Tunisie, où des groupes de supporters radicaux s’appellent barras bravas en guise d’hommage. Nous pouvons donc affirmer que le spectacle offert par les supporters dans les stades est devenu l’attraction principale du championnat argentin.
Cependant, jusqu’à la Coupe du monde 2022 au Qatar, la relation du public argentin avec l’équipe nationale était devenue ambivalente. Après 30 ans sans trophée au niveau de l’équipe nationale senior (le dernier étant la Copa América 1993), la patience d’une nation de football qui se considère comme l’une des meilleures au monde était à bout. Au fil des déceptions (une finale de Coupe du monde et quatre finales de Copa América perdues en 12 ans), la faim de trophées se fait de plus en plus pressante. La conquête de la Copa América en 2021 au Brésil a donc agi comme un baume qui a apaisé cette frustration et restauré la foi du public argentin dans son équipe nationale, même s’il n’a pas pu la rejoindre sur le sol brésilien lors des matchs joués à huis clos en raison de la pandémie de Covid-19.
Les valeurs centrales du supportérisme en Argentine sont la loyauté et la ferveur, ainsi que la démonstration de l’aguante12 aux couleurs. Toutefois, historiquement, ces valeurs se sont manifestées dans le soutien à son propre club et pas tellement à l’équipe nationale. Ce n’est que dans les années 2010 qu’une base organique de supporters a commencé à se développer autour de la sélection, empruntant à l’esthétique classique des tribunes argentines. Au gré de nos observations, nous pensons que ce changement s’est finalement cristallisé au Qatar, où la passion historique et traditionnelle a transformé l’équipe nationale en un objet d’identité, de sentiments patriotiques et de sacrifices, qui, bien qu’il ait eu des précédents massifs au Brésil 2014TM et à Russie 2018TM, a pris une teinte singulière dans le Golfe persique. En effet, le sacrifice – associé à l’endurance – est un élément capital du football argentin13 tant dans le discours des footballeurs que dans ceux des supporters. Dans le récit du militantisme des tribunes, le sacrifice apparaît étroitement lié au voyage, ce qui implique d’investir du temps, de l’énergie, de l’audace et de l’argent pour accompagner son équipe, sans rien demander en retour14. L’Argentine est la septième nation qui a demandé le plus de billets à la FIFA pour assister à la Coupe du monde 2022, malgré le fait qu’elle soit l’un des pays ayant le PIB par habitant le plus bas parmi les 32 participants15 et le coût élevé du voyage et de la vie à Doha. Près de 40 000 Argentins sont arrivés au Qatar, dont certains ont tout sacrifié jusqu’à vendre leurs voitures et leurs maisons, dépenser toutes leurs économies, s’endetter ou dormir dans des espaces publics. C’est ainsi que s’est formée la « Bande argentine », rassemblée depuis Buenos Aires quelques semaines plus tôt, composée de centaines de jeunes fans enthousiastes et unis par le voyage dans le golfe Persique.
Tout au long de la Coupe du monde, quatre rituels collectifs caractéristiques des supporters argentins ont été déployés. Le premier est le banderazo, un rassemblement autour du Souk Waqif (l’épicentre de Doha) pour exprimer son soutien à l’équipe par des chants et le déploiement de drapeaux. Après la défaite inaugurale contre l’Arabie saoudite, le banderazo a été répété la veille de chaque match de l’Argentine. Le deuxième est la caravane, un autre rassemblement de masse qui a lieu plusieurs heures avant chaque match pour manger du rosbeef et boire des boissons alcoolisées provenant des banlieues de Doha – obtenues clandestinement en raison de l’interdiction du Qatar – et arriver ensuite ensemble au stade dans un cortège festif. Le troisième rituel consistait en un regroupement militant dans une tribune derrière un but, au mépris des places désignées sur les billets. Cette pratique, qui reprenait la configuration spatiale des barras bravas16 locales, se faisait au son de tambours et de musique et a donné lieu à des négociations avec les autorités chargées de la sécurité, car elle violait les règles de la FIFA. Le quatrième rituel a consisté dans la popularisation de la chanson Muchachos, qui est devenue une sorte de mantra scandé dans les stades, les rues, les transports et les rassemblements, partout où il y avait des supporters argentins.
« Et Diego, du ciel, on le voit […] encourager Lionel »
Jusqu’aux années 2010, les supporters de l’équipe nationale étaient plutôt ternes et inorganisés. C’était une base de supporters peu endurants. Et malgré la présence de barras bravas à chaque Coupe du monde depuis Mexique 1986TM, les chants et les encouragements n’avaient pas grand-chose à voir avec l’excitation festive à laquelle nous étions habitués sur les terrains de football locaux. Pendant longtemps, l’équipe nationale n’avait pas de supporters, mais des spectateurs et quelques groupes isolés de hooligans. Cette situation a commencé à changer après la Coupe du monde au Brésil en 2014. Lors de cette compétition, en raison du grand nombre de personnes qui se sont déplacées ou de la nécessité de renforcer le « nous » collectif face à un rival proche et puissant qui jouait sur son propre sol, les supporters argentins se sont organisés collectivement autour d’une chanson dédiée à leur rival brésilien17. Pour la Coupe du monde russe (2018), un autre chant populaire et répandu est apparu, « Vamos Argentina, tu sais que je t’aime », qui a été entonné dans les stades, les rues et les transports russes. Avec ces chants, les spectateurs se sont transformés en supporters et ont désormais fait partie du jeu. Ainsi, ils ont acquis leur part des triomphes et des défaites et sont devenus partie intégrante du destin de l’équipe.
Comme lors des deux précédentes Coupes du monde, une chanson a également été plébiscitée au Qatar, reprise par le public – et cette fois-ci aussi par les footballeurs – comme un étendard. Créée par un professeur d’éducation religieuse et rapidement viralisée sur les réseaux sociaux, Muchachos mêle dans ses paroles l’espoir d’un nouveau titre et le culte des divinités du football argentin : le « céleste » (Maradona) et le « terrestre » (Messi). Décédé deux ans plus tôt, Diego Maradona est devenu au Qatar un étendard symbolique pour les supporters, avec des images récurrentes qui le relient au religieux, du « Dieu » qu’il était en tant que footballeur à une sorte de sanctification sur les drapeaux et les maillots. La chanson Muchachos en témoigne18 : « Y al Diego desde el cielo lo podemos ver, con Don Diego y con La Tota, alentándolo a Lionel » (Et Diego du ciel, nous pouvons le voir, avec Don Diego et La Tota – ses parents, également décédés – encourager Lionel).
La chaîne de sens qui relie les deux plus grandes idoles du football argentin peut faire l’objet de longues analyses. Les comparaisons, parallèles et contrepoints entre « D10 » et « el Messias » sont devenus un sport national et ont eu toutes sortes d’expressions : de classe, morale, familiale, économique, générationnelle et, bien sûr, sportive. Dans cette dimension, l’incapacité de Messi à remporter un titre avec l’équipe nationale était devenue un traumatisme, débloqué par la victoire dans la Copa América 2021. Ainsi, les supporters sont arrivés au Qatar avec des espoirs revigorés et misant sur les performances d’un Lionel Messi mature et décisif en tant que capitaine19. L’obtention du titre mondial a fonctionné comme une prophétie auto-réalisatrice de Messi en tant qu’héritier de Maradona dans le panthéon absolu des idoles argentines. Les finales perdues, la défaite lors du premier match et les souffrances supplémentaires lors de matchs que l’Argentine semblait avoir gagnés contre les Pays-Bas et la France, sont devenues des condiments épiques après la victoire finale.
El Barrio Argentino et la « sélection argentine du Bangladesh »
L’atmosphère créée par les supporters à Doha, associée à l’adoration de Messi en tant qu’icône mondiale, a suscité l’enthousiasme des résidents locaux, qu’il s’agisse de Qataris aisés ou de travailleurs immigrés. Les migrants originaires d’Inde, du Pakistan ou du Bangladesh ont partagé la sympathie entre le Brésil et l’Argentine en portant des maillots et en organisant leurs propres célébrations dans les stades. Le soutien à une équipe nationale autre que la leur était curieux et surprenant pour les supporters argentins, mais au fil du tournoi, la communion avec ces supporters albicélestes occasionnels a eu des conséquences durables. Après chaque victoire argentine, des vidéos sont devenues virales montrant des milliers de personnes fêtant ensemble ce succès dans tout le Bangladesh ; en guise de remerciement, les supporters argentins ont brandi des drapeaux du Bangladesh dans les stades et un club de quatrième division argentine a même fait signer deux footballeurs bangladais. À Doha, plus de 17 000 Argentins ont séjourné dans le quartier populaire de Barwa Barahat, où la convivialité avec les Qataris et les immigrés s’est traduite par l’organisation de tournois de football et de grands barbecues dans les rues. En hommage à ce lien, à la fin de la Coupe, le quartier a été officiellement rebaptisé « Barrio Argentino » par les autorités de la ville, laissant ainsi un héritage urbain. La combinaison de ces éléments – et du titre remporté – a permis aux supporters argentins d’être couronnés vainqueurs des FIFA Best Awards en 2023, qui récompensent les meilleurs supporters.
En résumé, les supporters argentins ont porté leur manifestation festive à grande échelle dans un pays sans tradition de soutien collectif dans les stades, socialement et culturellement éloigné de l’Argentine, dans le cadre d’un événement soumis aux règles de la FIFA et dans un contexte d’hyper-sécurité, défiant à la fois les restrictions sécuritaires et culturelles basées sur les valeurs traditionnelles du supportérisme argentin (loyauté, ferveur et endurance). L’absence de conflits avec les autorités et les supporters d’autres pays, l’obtention du prix FIFA des meilleurs supporters et l’héritage laissé au Qatar nous permettent de soutenir l’hypothèse d’Alabarces selon laquelle les supporters sont les « nouveaux héros » de la narration du football national. De même, les rituels collectifs tels que le banderazo, la caravane, le « tout le monde debout » dans les stades et le culte païen de Maradona et Messi nous permettent d’actualiser les catégories archettiennes d’« arène publique » et de « zone libre » afin de réfléchir à l’intersection entre le football et la nation.
Au Qatar, un supportérisme national argentin s’est donc cristallisé pour la première fois, empruntant aux pratiques et rituels typiques des supporters des clubs locaux. Paradoxalement, à une époque où le sentiment national s’affaiblit parmi les jeunes générations d’Argentins et où le désir d’émigration est de plus en plus répandu, l’équipe nationale fonctionne comme l’un des derniers symboles d’unité dans un pays politiquement et socialement polarisé.
Diego Murzi
Fernando Segura M. Trejo
Irlande
L’Irlande, encore divisée, présente un paysage sportif complexe, partageant la « culture monde » incarnée par les Jeux Olympiques de Paris de 2024, très suivis dans l’île, tout en conservant une tradition dynamique de jeux locaux. Il est donc regrettable que la « Décennie des centenaires » de la République d’Irlande (2012-2023) n’ait pas duré une année de plus. La période de 1912 à 1923 a vu l’île divisée en deux États, dont l’un était indépendant ; elle a été marquée également par le lock-out (ouvrier) de 1913, la Première Guerre mondiale, l’insurrection de Pâques de 1916, la guerre d’indépendance et une guerre civile amèrement conflictuelle. Il est révélateur que le sport irlandais moderne trouve également ses racines dans cette même période, et plus particulièrement dans les Jeux Olympiques de Paris de 1924, auxquels participèrent pour la première fois des athlètes représentant « l’État libre d’Irlande » (créé en décembre 1922). Ces événements fondateurs et leur héritage durable ont légué à l’île pas moins de trois variétés de football : le football « association » – typiquement appelé « soccer » – le football rugby et le football gaélique. De surcroît, même au sein de ces trois traditions footballistiques, il faut toujours garder à l’esprit des spécificités bien locales.
Pour commencer par le football classique, incontestablement le plus mondial des trois jeux, la formation irlandaise envoyée aux Jeux Olympiques de 1924 a été sélectionnée par la toute jeune Football Association of Ireland (FAI), créée à Dublin en 1921 à la suite d’une scission avec la Irish Football Association (IFA) fondée à Belfast en 1880 et à majorité protestante jusqu’à ce jour. On pardonnera aux étrangers de confondre ces deux organismes, tous deux reconnus par la FIFA, et qui sélectionnent les équipes internationales de la République d’Irlande et de l’Irlande du Nord. Les deux fédérations organisent également des championnats distincts au sein de leurs juridictions territoriales, bien que le club installé dans la ville frontalière de Derry – connue sous le nom de Londonderry pour ses habitants unionistes – ait quitté la Northern Ireland Football League en 1972, au plus fort des Troubles, c’est-à-dire le conflit nord-irlandais. Ses formations jouent aujourd’hui dans la première division de la FAI.
En tant que petit pays, avec une partie disproportionnée de sa population urbaine vivant dans le Grand Dublin, ainsi qu’un des taux de population rurale le plus élevé de l’Union européenne, l’infrastructure sportive de la République d’Irlande présente des caractéristiques structurelles qui affectent à la fois la participation et les spectateurs, quoique différemment. Ainsi, le football association fait partie des sports pratiqués les plus populaires chez les hommes, attirant 7 % d’entre eux en 2023 (mais seulement 1 % des femmes), avec 20 % de la population totale classant le football comme leur sport préféré (juste derrière les sports gaéliques avec 21 %, mais bien devant le rugby avec 14 %)20. Toutefois, cette large popularité ne se reflète pas dans la fréquentation des compétitions semi-professionnelles de la FAI, qui reste, au mieux, modeste. Ceci contraste notamment avec la passion générale suscitée par les clubs professionnels britanniques, en particulier Liverpool, Manchester United et le Celtic de Glasgow, qui entretiennent tous des liens étroits avec la diaspora irlandaise. De plus, la migration séculaire de joueurs talentueux d’Irlande vers la Grande-Bretagne reste une constante des relations sportives des deux îles.
Sur la scène internationale, les clubs de la République d’Irlande n’ont généralement pas réussi à passer les tours de qualification des compétitions européennes. Cependant, cela n’a guère freiné l’enthousiasme pour la Ligue des champions et les compétitions de l’UEFA qui y sont associées et qui bénéficient toutes d’une large couverture gratuite sur les principales chaînes de télévision du pays. Pendant ce temps, les échecs successifs de l’équipe nationale à se qualifier pour la finale des Championnats d’Europe et de la Coupe du monde de la FIFA ont permis à d’autres acteurs de monter sur la scène sportive, notamment l’équipe féminine de la République. En octobre 2022, les « Girls in Green » ont battu l’Écosse à Glasgow pour se qualifier pour la Coupe du monde Féminine de la FIFA 2023, où elles étaient malheureusement destinées à terminer dernière de leur groupe avec un seul point. Cependant, ce qui est resté dans l’imaginaire populaire est la célébration controversée de sa victoire de qualification, où le groupe a été filmé en train de scander « Ooh, ahh, up the RA », refrain largement compris comme encourageant le soutien, quoique léger, à l’IRA, interdite en tant qu’organisation terroriste des deux côtés de la frontière.
C’est à l’occasion de la première qualification de l’équipe masculine irlandaise pour la Coupe du monde en 1990 que le football a été placé, sans doute pour la première fois, au centre de la vie culturelle du pays. Dans cette même période, le rugby irlandais était au plus bas, terminant régulièrement dernier du Tournoi des Cinq Nations. Cependant, sa dernière « cuillère de bois » remonte à 1998, moment charnière pour le XV du Trèfle, qui a toujours réuni les joueurs issus des deux parties de l’île. Depuis, la fédération irlandaise s’est adaptée au paysage transformé du rugby à la suite de l’avènement du professionnalisme en 1995. En effet, le football et le rugby ont connu un renversement de leur fortune et de leur prestige en Irlande depuis les années 1990. Seule nation de l’hémisphère nord où les provinces professionnalisées ont réussi à prendre le pas sur les clubs historiques, l’Irlande a vraisemblablement surperformé au cours des vingt dernières années. Des succès en série dans le Tournoi des Six Nations (avec la participation désormais de l’Italie) et la Coupe des champions d’Europe ont été enregistrés, ainsi que des victoires de plus en plus régulières contre les puissances de l’hémisphère sud, tant au pays qu’à l’étranger. Les récentes déceptions du Leinster, première province irlandaise, notamment lors des trois dernières finales de la Coupe des champions d’Europe, ne peuvent ternir ses triomphes historiques (en 2009, 2011, 2012 et 2018), ni ceux de son grand rival, le Munster (en 2006 et 2008). L’échec de la sélection nationale à atteindre, pour la toute première fois, les demi-finales de la Coupe du monde de rugby en 2023 ne peut pas non plus remettre en cause son record enviable de trois Grands Chelems (en 2009, 2018 et 2023), d’autant plus que la seule réalisation précédente de l’Irlande de cet étalon-or du rugby de l’hémisphère nord remonte à 1948.
Ce revirement, tant au niveau national que provincial, est soutenu par des contrats fédéraux accordés aux joueurs d’élite, qui bénéficient également de l’expertise d’entraîneurs nationaux recrutés dans l’hémisphère sud ou chez le rugby à treize, comme l’illustre respectivement Joe Schmidt (2013-2019) et Andy Farrell (2019-présent). Le rugby profite aussi d’une vaste couverture gratuite de la part du service public Raidió Teilifís Éireann (RTÉ), tandis que le parrainage de stades et de maillots améliore sa visibilité et augmente ses revenus commerciaux. Cependant, malgré sa popularité à l’écran, la participation au jeu ne s’est pas considérablement étendue au-delà des grandes villes et des écoles d’élite, auxquelles elle est traditionnellement associée. La ville de Limerick, au sud-ouest du pays, conserve une tradition locale exceptionnelle de participation ouvrière. Cependant, une analyse statistique réalisée en 2019 par l’Institut de recherche économique et sociale (ESRI), financé par l’État, a souligné la nécessité d’élargir la participation, tant géographique que sociale, également en termes de participation féminine21. Cela dit, le rugby féminin a acquis une certaine notoriété auprès du public, notamment grâce aux triomphes des Six Nations en 2013 (avec un Grand Chelem) et en 2015. Cette même période a également vu l’Irlande accueillir la Coupe du monde de rugby féminin 2017, tandis que les joueuses de premier plan Niamh Briggs (2014) et Sophie Spence (2015) ont été honorées par World Rugby.
Si les répliques de maillots de rugby deviennent désormais presque aussi omniprésentes dans les villes irlandaises que leurs équivalents de football (britannique), ces deux marchés de vêtement sont éclipsés par celui de la forme de football dominante du pays. Officiellement connu par la Gaelic Athletic Association (GAA, fondée en 1884) sous le nom de Peil Ghaelach, le football gaélique est une tradition inventée qui combine des éléments du football association, du rugby à XV et même du basket-ball. Sa centralité sociétale peut être évaluée de diverses manières, comme par la reconnaissance officielle par l’État en 2024 du football gaélique ainsi que du football gaélique féminin (administrés par des fédérations distinctes au sein de la GAA) comme faisant partie du patrimoine culturel vivant de l’Irlande. Cette distinction fait suite à l’octroi par l’UNESCO du statut de patrimoine culturel immatériel de l’humanité au jeu véritablement ancestral du hurling et à sa variante féminine, le camogie, en 2018. La taille des foules et les audiences télévisées des principales compétitions gaéliques, notamment les championnats annuels « All-Ireland », sont également révélatrices. 82 300 supporters se sont rendus au stade de Croke Park de Dublin, de loin le plus grand de l’île, pour assister à la finale de football masculin de 2024 (où Armagh a battu Galway) et son équivalent en hurling (dans lequel Clare a battu Cork). Plus d’un million de téléspectateurs ont également suivi chacun des matchs, tandis que la finale de football a été diffusée par la BBC dans une première historique, reflétant une nouvelle inclusivité et mettant en vedette les vainqueurs de la rencontre, Armagh, l’un des six comtés de l’Irlande du Nord qui pratiquent les sports de la GAA, tout comme les vingt-six autres comtés de l’île. Même si les jeux gaéliques féminins ne peuvent pas encore rivaliser avec ce pouvoir d’attraction phénoménal, le soutien très visible de la chaîne de distribution Lidl a renforcé celui de la chaîne publique RTÉ, notamment via sa chaîne en langue irlandaise, TG4. Fait très encourageant, pour la première fois, les taux de participation globaux au football gaélique étaient similaires pour les hommes et les femmes en 2023 (à 3 % de la population totale).
L’importance du financement public reçu par les fédérations nationales est également révélatrice. En janvier 2023, le président sortant de la FAI pouvait constater que « depuis 2000, […] le fait est que la GAA a reçu environ 430 millions d’euros de subventions gouvernementales, le football 118 millions d’euros, le rugby 57 millions d’euros22 ». Ce soutien gouvernemental conséquent peut être compris en considérant la place centrale de la GAA dans la vie associative de l’île dans son ensemble. Son rôle collectif, déjà considérable, s’est renforcé de manière pratique et symbolique lors de la pandémie de Covid-19, entraînant elle-même un énorme défi financier pour tous les sports en Irlande, comme ailleurs. À cette époque, la GAA se distinguait par sa prise en charge volontaire d’une importante responsabilité sociale. Comme l’expliquent Seán Crosson et Marcus Free : « Dans le contexte irlandais, la rhétorique du sacrifice partagé et de la discipline collective qui était évidente au cours des premiers mois de la crise de Covid-19 révèle le rôle unique de la GAA en tant qu’organisation amateur touchant toutes les parties de la société irlandaise à travers ses liens familiaux et sociaux avec ses joueurs, ses administrateurs, ses bénévoles et ses supporters23. » Quels que soient leurs indéniables attraits respectifs, ni le football classique ni le rugby ne peuvent concurrencer cet ancrage culturel et social. Toutefois, on rappellera que, malgré l’emprise insulaire des trois footballs, l’athlète le plus admiré d’Irlande en 2023 n’était ni footballeur, ni rugbyman, ni joueur de sports gaéliques. Il s’agissait de la boxeuse professionnelle Katie Taylor, championne du monde incontestée des poids légers et super-légers, qui a été ainsi couronnée, qui plus est, pour la septième année consécutive24. Soit une manifestation spectaculaire de l’évolution rapide de la dynamique sociale des sports des deux côtés de la frontière.
Phil Dine
Italie
Pour mieux comprendre les enjeux du football, l’étude de la dimension urbaine a souvent été privilégiée et avec raison. Cette idée a été le point de conjonction de deux différents groupes de travail qui sont en train de mener des recherches sur le football en Italie. Le premier est l’Academic Football Lab (AFLab), un groupe pluridisciplinaire en train de s’élargir, conçu et créé par Maurizio Lupo (Cnr-ISMed), qui a réuni de manière informelle plusieurs chercheurs du monde académique italien et qui organise chaque année une conférence nationale sur une thématique relative au football. L’année dernière, à l’Université de Turin, le focus avait été porté sur « le football et les migrations », en 2025, il s’agira à l’Université de Bergame d’une réflexion sur « le football et le futur ».
Le deuxième groupe de recherche est celui qui a été créé autour du PRIN (Projets d’intérêt national important) appelé « Sport Politics: calcio, media e identità nazionale in Italia (1968-200625) ». Il est constitué de trois équipes qui travaillent dans les universités de Rome, Bologne et Bergame et son but est d’envisager la manière dont le domaine du football a été influencé mais a aussi influencé les médias et le monde politique en Italie dans la période qui va depuis la victoire des Azzurri à la Coupe d’Europe de 1968 jusqu’à la victoire lors de la Coupe du monde en Allemagne en 2006.
Le résultat de la rencontre entre AFLab et PRIN a été le colloque « Calcio e città. Territorio, identità, narrazioni26 » qui s’est tenu les 15 et 16 octobre derniers au sein du Département des Arts de l’Université de Bologne. Les deux journées d’études ont accueilli plusieurs chercheurs italiens représentant plusieurs disciplines : historiens, sociologues, philosophes, juristes, experts en médias. Le keynote speaker, Richard Giulianotti, sociologue à l’université de Loughborough, a présenté un panorama général de l’évolution des recherches sur le football et la ville. Les interventions ont proposé des points de vue suggestifs et de grande qualité. Certaines, comme celles de Marco Pignotti sur l’Hellas Verona, d’Erminio Fonzo sur l’Avellino, de Paolo Corvo sur l’Atalanta, de Bruno Barba sur l’Alessandria, ont été des cas d’étude plutôt classiques sur la relation entre un club et sa ville sur une période donnée. D’autres interventions ont été consacrées à des aspects culturels comme les bannières exposées dans la ville de Naples en 2023 après l’obtention du troisième scudetto par le Napoli, les chansons consacrées aux deux grandes équipes de la ville de Turin, ou encore le rôle du football dans le succès d’une chaîne de télévision locale à l’exemple de Teleroma56 entre 1967 et 1990.
Parmi les autres interventions, il convient de signaler la communication de Roberto Colozza sur le contrôle de la Démocratie chrétienne sur l’AS Roma des années 1960 jusqu’aux années 1990 et celle d’Enrico Landoni sur le rôle joué par Silvio Berlusconi dans le football milanais dans les années 1980 et 1990. Si j’ai fait mention de ces deux thématiques en particulier, c’est parce que, malgré quelques recherches importantes qui existent déjà sur les rapports entre football et politique tant au niveau local que national, surtout pour la période fasciste et sur les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, il s’agit d’une thématique qui mériterait de retenir davantage l’attention des historiens du fait politique. Au-delà des exemples les plus connus, nombre de trajectoires de personnalités politiques qui ont utilisé le football pour faire avancer leur carrière, en devenant par exemple le président d’un club pour monopoliser l’attention politique, sont encore à investiguer.
La conférence s’est achevée sur une table ronde dédiée aux spécificités footballistiques de la ville de Bologne, qu’il s’agisse du football professionnel ou amateur, autour de la présentation de deux livres publiés dernièrement. Il s’agit du volume de Visioni di Gioco27, la série éditoriale promue par AFLab et publiée par l’éditeur bolonais Il Mulino, qui rassemble une série de publications pluridisciplinaires sur le ballon rond. L’autre, Campanili e palloni. Per una storia locale del calcio italiano28 est un volume collectif consacré à l’histoire locale du football italien dans le but de produire une masse critique de travaux sur cette thématique pour arriver ensuite à des recherches comparées.
Nicola Sbetti