Au cours de sa brève existence, entre 1953 et 1965, la Coupe Charles Drago n’a pas joui du même prestige que d’autres compétitions nationales, que l’on pense à la défunte Coupe de la Ligue et surtout à la Coupe de France. Elle n’en demeure pas moins un poste d’observation intéressant et original pour comprendre l’évolution du football professionnel français au cours des années 1950 et 1960. C’est le principal enseignement du livre de Guillaume Vincent consacré à l’histoire de cette épreuve.
S’appuyant principalement sur la presse institutionnelle (Revue Fédérale, France Football officiel) qui rend compte des activités de la Ligue nationale de football et de son ancêtre, le Groupement des clubs autorisés, ainsi que sur la presse sportive (L’Équipe) et régionale (Le Comtois), l’auteur revient dans un premier temps sur la genèse et les premiers pas du Challenge du Groupement, plus communément appelé Coupe Drago du nom du bijoutier éponyme qui avait offert le trophée récompensant le vainqueur. Il est né en 1953, dans un contexte inflationniste de création de compétitions nationales et internationales de ballon rond. Les dirigeants du football professionnel imaginèrent alors une épreuve permettant aux équipes de Première et de Deuxième Division, éliminées précocement de la Coupe de France, d’organiser des rencontres à enjeu susceptibles d’attirer plus de spectateurs que les simples matchs amicaux qu’elles organisaient jusqu’alors pour combler un vide dans leur calendrier. L’objectif principal était bien sûr d’augmenter les recettes des clubs français de football professionnel dont les revenus provenaient encore principalement du ticketing et des subventions municipales.
La nouvelle compétition, gérée par la Ligue nationale de football, s’affirma alors comme un laboratoire pour les clubs professionnels qui amorçaient leur mue vers la grande entreprise de spectacle. Tout d’abord, la Coupe Charles Drago donna l’occasion de tester la tenue de rencontres de football en nocturne qui permettaient d’offrir un spectacle sportif plus adapté aux nouveaux modes de vie des Français induits par les mutations sociales et économiques des Trente Glorieuses. Ensuite, l’épreuve contribua à densifier la semaine sportive puisque les équipes qui y prenaient part ne se contentaient plus de s’affronter le samedi ou le dimanche. Le ballon rond trouvait désormais place dans le calendrier des supporters en dehors des week-ends sportifs, ce qui constituait une véritable rupture avec la situation qui prévalait avant la Seconde Guerre mondiale. De même, la Coupe Drago fut placée au cœur de la stratégie de conquête des territoires développée par le football professionnel dans les années 1950 et 1960. Les organisateurs multiplièrent ainsi les délocalisations de rencontres sur des terrains neutres situés dans des contrées encore peu concernées par le professionnalisme. Enfin, la compétition permit de multiplier les recours aux levers de rideau. Cette pratique, qui était déjà connue dans l’entre-deux-guerres, y compris des équipes amateures disputant les championnats régionaux, fut l’une des voies explorées par les clubs professionnels pour prolonger le spectacle sportif et justifier ainsi une augmentation des prix d’entrée au stade.
Laboratoire pour les dirigeants du football professionnel français, la Coupe Drago fut aussi un laboratoire pour ses entraîneurs. Ces derniers ont en fait adopté une attitude variable à l’endroit de la compétition. Certains ont rechigné à lui accorder une quelconque importance, préférant privilégier le championnat, surtout lorsqu’ils jouaient les premières places ou luttaient contre la relégation. De fait, ils alignèrent des équipes peu compétitives, ce qui s’en ressentait sur la qualité du spectacle offert et discréditait l’épreuve. En revanche, d’autres voyaient les rencontres de la Coupe Drago comme une opportunité de faire des essais tactiques ou de tester des joueurs, futures recrues ou jeunes prometteurs, pour améliorer la compétitivité de leur équipe en vue du championnat en cours ou de la saison suivante. Il ne fait aucun doute aussi que cette épreuve a retenu toute l’attention de dirigeants, d’entraîneurs et de joueurs soucieux de remporter un premier trophée et d’enrichir ainsi leur palmarès.
Dans une quatrième partie, Guillaume Vincent revient sur les vicissitudes de la Coupe Drago. Au cours de son histoire, ses promoteurs multiplièrent les réformes pour la rendre plus attractive, tant du point de vue sportif que financier. Malgré tout, elle souffrait de son statut de « consolante ». Boudée par un certain nombre de clubs, la compétition le fut aussi par une grande partie du public français amateur de ballon rond. Plus largement, elle fut la victime collatérale des difficultés que rencontra le football professionnel français à partir du début des années 1960. Celui-ci souffrait en effet de la concurrence de nouveaux loisirs produits par la société de consommation. Régulièrement proposée par ses détracteurs à partir de 1956, la suppression de la Coupe Drago intervint finalement en 1965, suite à la réorganisation du ballon rond hexagonal initiée par Jean Sadoul, le président de la Ligue nationale de football. Elle laissa cependant un héritage qui est présenté par l’auteur dans une cinquième et dernière partie : la Coupe de la Ligue. Née en 1982 et réservée également aux clubs professionnels, cette compétition estivale se présenta sous différents formats jusqu’en 1994, année de sa réforme par Noël Le Graët. Celui qui était président de la Ligue nationale de football depuis 1991 s’inspira de la League Cup anglaise pour insérer la compétition dans la saison régulière par le truchement de matchs à élimination directe disputés en semaine. Surtout, il sut la rendre attractive : contrairement à la Coupe Drago, la nouvelle Coupe de la Ligue n’était pas une consolante et offrait un ticket européen à son vainqueur.
Malgré tout, elle fut supprimée en 2020, n’ayant jamais connu la même popularité que la Coupe de France. On assistait là finalement à un processus de normalisation du football français puisque, excepté en Angleterre, aucun grand pays européen ne propose aujourd’hui une compétition de football à élimination directe réservée aux équipes professionnelles. D’où l’un des grands intérêts de lire le livre de Guillaume Vincent : à travers l’exemple de la Coupe Drago en France, qui a laissé peu de traces dans la mémoire collective du mouvement footballistique, il permet de mieux comprendre les ressorts qui empêchent la coexistence de deux coupes nationales de ballon rond au sein des différents pays de l’Europe continentale.