Andrei Tudor Mihail et Andrei Razvan Voinea, Communist football and urban history in Bucharest

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Andrei Tudor Mihail et Andrei Razvan Voinea, Communist football and urban history in Bucharest, Neuchâtel, Centre International d’Étude du sport, 2023, 184 p.

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Le sport de compétition a été longtemps le centre d’intérêt majeur des chercheurs qui travaillaient sur le sport dans les pays du bloc socialiste. Il fallait comprendre le façonnement de celles et ceux qui ont marqué la chronique sportive. Le prestige des champions et des championnes rouges a ainsi invisibilisé les pratiques d’activités physiques et quotidiennes destinées aux masses et le sport comme loisir. Andrei Tudor Mihail, enseignant à l’Université nationale d’Études politiques et d’administration publique de Bucarest, et l’historien Andrei Razvan Voinea proposent dans cet ouvrage une étude d’histoire urbaine sur les clubs de football de Bucarest et leur implantation dans les quartiers de la capitale. À l’image d’autres chercheurs et chercheuses, ils ont décalé leur regard du « grand sport », vers la pratique de masse1. L’ambition des auteurs est d’étudier les stades, en particulier ceux qui appartiennent aux trois meilleures sociétés sportives (Dinamo, Rapid, Steaua), comme un phénomène social. Celles-ci proposent en effet des activités de loisirs aux habitants des environs et permettent de participer au recrutement des meilleurs champions. À partir de cet observatoire et à une échelle microlocale, ils étudient la manière dont les sociétés sportives se sont implantées dans la ville, comment elles ont attiré vers le football des enfants et des ouvriers des environs, tout en ne négligeant pas les effets des politiques du logement sur le recrutement des meilleurs sportifs. Les sociétés sportives se doivent aussi d’offrir les meilleurs logements à leurs athlètes. Ce faisant, ils montrent les effets des conjonctures politiques et économiques spécifiques à la Roumanie sur la pratique du sport et en particulier sur la construction et la gestion des infrastructures sportives. Ils mettent alors en évidence des voies nationales différentes empruntées par les démocraties populaires et la spécificité d’espaces nationaux des sports, confrontées à des dynamiques transnationales et au poids du grand frère soviétique.

L’ouvrage se compose d’une longue introduction, qui ne se centre pas assez sur la question de recherche, et de quatre chapitres. Les deux auteurs s’appuient sur une bibliographie large – roumaine et anglo-saxonne, parfois plus évoquée qu’exploitée. Combinant l’anthropologie et l’histoire, ils fondent leur enquête sur de nombreux matériaux : entretiens, observations, photographies contemporaines ou collectées en archives et documents d’archives. L’ouvrage est abondamment illustré par des photographies en noir et blanc.

Le premier chapitre porte sur les transformations urbaines induites par l’instauration d’une démocratie populaire, la nationalisation des biens et le basculement vers l’économie dirigée à la fin des années 1940 et au début des années 1950. À Bucarest, le séisme de 1940 et les bombardements de 1944 ont détruit une partie des logements disponibles. Or, la ville doit loger le million d’habitants qui y résident et accueille en 1990 environ deux millions d’habitants. Plusieurs stratégies sont adoptées par les autorités municipales : nationalisation des biens des ennemis du régime et de ceux qui ont collaboré, construction d’immeubles puis de grands ensembles organisés en quartiers censés être autonomes et disposer de leur marché, leurs services de santé, leurs équipements scolaires, sportifs et culturels.

Le deuxième chapitre aborde plus frontalement la question du football et de la soviétisation de l’organisation des sports. À l’image de ce qui s’est déroulé en URSS durant les années 1930, les associations et clubs sont réorganisés en grandes sociétés sportives sous l’égide de ministères. Le Steaua pour l’Armée, le Dinamo pour le ministère de l’Intérieur financent ainsi des clubs de sport. Le gouvernement centralise la supervision du sport grâce à un Comité national pour l’éducation physique. Comme en URSS, les dirigeants de ces sociétés sportives rivalisent pour attirer dans leur équipe les meilleurs joueurs : octroi de biens matériels, mise à disposition de logements confortables, conscription pour les clubs de l’Armée.

Durant la quarantaine d’années étudiées par cet ouvrage, les infrastructures sportives se multiplient, comme cela est décrit dans le troisième chapitre. Si ce sont les grands stades qui concentrent dans un premier temps les investissements, les années 1960-1970 voient fleurir des stades de quartiers, financés par les entreprises. Les auteurs s’appuient alors sur l’étude du quartier ouvrier de Berceni au sud de Bucarest. Les stades ne sont pas que des lieux de pratique ; ils concentrent également l’animation des alentours et sont des lieux de vie festifs où s’organisent des barbecues et autres fêtes, où la buvette tient un rôle important pour la vie communautaire. L’austérité imposée par Ceaucescu au début des années 1980 pour rembourser les dettes contractées à l’extérieur affecte directement les infrastructures sportives dont l’entretien est désormais délaissé. La chute du régime fin décembre 1989, la transition vers l’économie de marché et les nombreuses privatisations qui s’ensuivent au début des années 1990 ont des effets notables sur les clubs de football et les infrastructures qui les accueillent, que les entreprises d’État jusque-là finançaient. Les activités sociales et éducatives ne sont plus, pour elles, une priorité. Le football s’oriente davantage vers le spectacle ; assister à un match devient plus coûteux. La fermeture des terrains de quartiers et des branches locales des sociétés sportives réduit l’accès à la pratique « d’en bas », comme les contraintes imposées par l’autofinancement des clubs et l’augmentation du coût d’accès à l’entraînement.

Les auteurs reviennent enfin dans le dernier chapitre sur un point plus neuf : comment attirer dans un régime socialiste, censé être égalitaire, les meilleurs footballeurs dans les équipes sportives centrales ? Ils mettent en valeur deux processus, déjà mis en avant pour le cas soviétique2 : l’usage de la conscription pour renforcer les équipes des clubs de l’armée ou des services de sécurité ; l’octroi de logements (maisons ou appartements) de qualité permettant de bonnes conditions de vie – et d’entraînement – aux footballeurs des équipes prestigieuses.

Cet ouvrage, très foisonnant mais inabouti, donne accès à des sources riches et stimulantes.

Il ouvre de nombreuses pistes pour éclairer les sociabilités populaires dans les sociétés socialistes en révélant combien les stades concentraient l’animation locale. Il met en lumière des traits communs au fonctionnement du football dans les démocraties populaires tels le rôle des ministères dans l’organisation du sport et les spécificités socio-économiques qui en découlent, ainsi que les temporalités spécifiques à l’espace roumain des sports par une approche au plus près des terrains, de football.

Notes

1 Marta Kurkowska-Budzan, Marcin Stasiak, Sport and Polish Society in the Communist Era, Small Towns and History from below, Londres, Routledge, 2024. Retour au texte

2 Sylvain Dufraisse, Les héros du sport. Une histoire des champions soviétiques, Ceyzerieu, Champvallon, 2019. Retour au texte

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Sylvain Dufraisse, « Andrei Tudor Mihail et Andrei Razvan Voinea, Communist football and urban history in Bucharest », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 5 | 2024, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=837

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Sylvain Dufraisse

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