Tour à tour journaliste (passé par l’AFP et Le Nouvel Observateur) et auteur du premier ouvrage critique consacré à la trajectoire de Bernard Tapie1, président et vice-président de clubs professionnels (à l’Olympique de Marseille entre 2002 et 2004, au Tours Football Club de 2009 à 2011), acheteur de droits audiovisuels (chez Sportfive et Infront) et maire d’une grande ville ayant possédé un club de football professionnel (Tours, entre 2017 et 2020), Christophe Bouchet dispose d’une quadruple expérience unique pour observer les enjeux économiques et financiers de la Ligue 1. Dans son dernier ouvrage Main basse sur l’argent du football français, il décrit et analyse les coulisses de trois événements : le déroulement des appels d’offres pour l’attribution des droits audiovisuels de la Ligue 1 en 2018, celle de 2020 et la création de la filiale commerciale de la LFP en 2022.
Même si le propos est souvent tenu en off, une limite à l’intérêt de l’ouvrage, celui-ci propose aussi une galerie de portraits des principaux acteurs des droits audiovisuels du football. Peu s’en tirent sans dommages. Maxime Saada, PDG de Canal+, est décrit comme arrogant, méprisant et vaniteux. Son manque de goût pour le football, sport populaire auquel il préfère le rugby et la Formule 1, lui a fait perdre la tête dans l’attribution des droits de la Ligue 1. Selon Christophe Bouchet, il a en effet sous-estimé ses adversaires comme Mediapro et Amazon en croyant être éternellement au centre du jeu, avec pour objectif de se retrouver en situation monopolistique et réduire des droits à un niveau trop faible pour améliorer la compétitivité du championnat français. Il ira jusqu’à entraîner la chaîne dans des procédures incertaines et finalement toutes perdues, pour ne pas avoir à payer un complément de droits sur la saison 2020-2021 interrompue pour cause de crise sanitaire.
Pour Canal+, la Ligue 1 manque d’attractivité. Dans les analyses de la chaîne, ses droits sont dévalorisés et les soumissions qu’elle présente, surtout en 2020, échouent pour cette raison. Or, un diffuseur de sport ne peut raisonner comme un acheteur de droits de diffusion de films et de séries, généralement achetés comme des produits finis. Au contraire, les appels d’offres sur les droits sportifs sont lancés en amont des saisons à diffuser et les chaînes jouent donc un rôle de coproducteur. Les clubs ajustent leur effectif en fonction des sommes qu’ils vont toucher. La Premier League sait pouvoir compter sur un niveau élevé de chiffre d’affaires, les droits nationaux étant répartis de façon assez égalitaire entre les clubs. Dès lors, même les plus modestes disposent d’une enveloppe conséquente pour les achats de joueurs et les salaires, ce qui renforce l’incertitude sur les résultats des matches et l’intérêt du public en Grande-Bretagne et à l’étranger. Faute d’avoir compris ce raisonnement, Maxime Saada considère le prix des droits comme une variable d’ajustement et ne perçoit pas qu’en le payant à un montant réduit, il affaiblit les clubs et le spectacle qu’il propose à ses abonnés. Pour en conquérir de nouveaux en attirant des vedettes, il vaut mieux fournir aux clubs les capitaux nécessaires à leur progression sportive et payer une « surprime stratégique » qui résulte de la présence de concurrents.
Bouchet classe les présidents de clubs en deux groupes : ceux qui maîtrisent les questions économiques, membres du conseil d’administration de la LFP (Jean-Michel Aulas, Waldemar Kita, Pascal Urano…) et les autres, qu’il identifie comme des moutons de Panurge prêts à voter n’importe quoi pour arriver à financer le train de vie, souvent dispendieux, de leurs clubs. L’habileté de Vincent Labrune pour dramatiser leur situation les réduira au silence dans le dossier CVC Capital Partners. Ils ne s’intéressent qu’au montant de ce qu’ils espèrent toucher et pas assez aux aspects techniques des appels d’offres. Leur manque de clairvoyance est souvent évoqué comme une cause fondamentale de la mauvaise qualité des décisions prises. Ils comptent sur leur partenaire historique Canal+ et pensent que la chaîne viendra toujours à leur secours, alors que son modèle économique repose aussi sur le cinéma, son autre pourvoyeur d’abonnements. L’auteur insiste justement sur l’absence d’une caisse de solidarité qui aurait pourtant été bien utile pendant la crise sanitaire.
Un autre point fort du livre est le soin qu’il met à expliquer l’importance d’aspects techniques habilement introduits dans les cahiers des charges. Il insiste notamment sur le rôle de la sous-licence, qui permet à un adjudicataire de céder les droits d’un lot qu’il a acquis. C’est ce qu’ont fait en 2020 les dirigeants de beIN Sports après s’être rendu compte qu’ils avaient payé trop cher les droits de diffusion de la Ligue 1. Se retrouvant exclu du jeu par une stratégie trop risquée, Canal+ a racheté les droits de beIN Sports au prix d’achat. La sous-licence a ouvert le jeu aux agences de gestion de droits et exacerbé la concurrence, puisqu’un soumissionnaire peut prendre des risques en les couvrant par la possibilité de revendre les produits ne lui convenant plus une fois l’appel d’offres terminé.
L’ouvrage décrit bien les mécanismes des appels d’offres et de la création de la filiale commerciale de la Ligue de Football Professionnel (LFP) en 2022, en insistant clairement sur les implications des décisions techniques contenues dans les cahiers des charges. Il critique l’absence de durée maximum de l’accord avec le partenaire financier CVC Capital Partners. Ni le législateur, ni la LFP, ni les présidents de clubs n’ont soulevé ce point pourtant capital, d’autant plus qu’il ne porte pas sur les seuls droits audiovisuels, mais bien sûr tout le chiffre d’affaires de la Ligue, quelles qu’en soient les sources et notamment celles à venir, dont le potentiel est par nature imprévisible.
Le sujet des droits internationaux de la Ligue 1 est abordé avec le même soin. Détenu par beIN Sports, leur montant minimum garanti a été sous-évalué faute de négociations sérieuses. Le montant payé aux clubs est proportionnel à leur nombre de points à l’indice UEFA, ce qui avantage largement Paris St-Germain (PSG) qui apporte environ un tiers de la récolte des clubs français. Ce mécanisme pourrait permettre d’augmenter largement ce poste de recettes dans la mesure où pour trois euros dépensés par beIN Sports, un est destiné au PSG, le centre de décision des deux parties étant situé au Qatar. Un moyen de contourner le fair-play financier de l’UEFA et de renforcer le pouvoir déjà élevé de Nasser al-Khelaifi, présidents de beIN Sports et du PSG.
La dernière partie de l’ouvrage est largement consacrée à un portrait de l’« opportuniste » Vincent Labrune depuis son élection à la tête de la LFP. Il est dépeint comme un habile négociateur qui n’oublie pas ses intérêts, obtenant une commission de 3 millions d’euros pour son action dans le cadre de la création de la société commerciale et détenant une position qui lui permettra de postuler à de hautes fonctions quand il aura quitté la LFP. L’auteur voit que Vincent Labrune a compris que Canal+ n’avait pas les moyens de financer un grand championnat et qu’il lui fallait impérativement attirer des groupes comme Amazon qui possèdent une surface financière bien plus importante.
Christophe Bouchet nous offre un savoureux thriller financier dans le monde du football. Sa connaissance des acteurs des coulisses du sport est mise au service d’une démonstration du pouvoir des acheteurs de droits audiovisuels sur l’économie du football. Plus courants au Royaume-Uni, les ouvrages destinés au grand public et consacrés à ce sujet mériteraient d’être plus nombreux, surtout quand ils émanent d’un vrai connaisseur possédant de remarquables qualités de rédaction.