En cette nuit du 20 au 21 novembre 1932, il est aux environs de 2 h 30 du matin lorsqu’un incendie « d’une violence inouïe1 » se déclare au stade de la Cavée Verte du Havre. En quelques heures, et malgré les efforts soutenus des pompiers, la tribune centrale de l’enceinte part en fumée. Pour le président du Havre Athletic Club (HAC), Albert Shadegg, le coup est dur à encaisser. Ce stade, qui vient en partie d’être réduit en cendres, était l’un des symboles de la longue histoire du club havrais. Bâti à l’initiative de Shadegg en pleine Première Guerre mondiale2, il témoignait de l’abnégation du président havrais à maintenir en vie le club en des temps si peu propices à la pratique du football. Grâce à cela, le « doyen3 » des clubs français avait survécu à la Grande Guerre et s’était imposé au lendemain de celle-ci comme l’une des forces majeures du football français. Finaliste de la Coupe de France 1920, le HAC avait fourni dans les années 1920 plusieurs joueurs à la sélection nationale dont Robert Accard et Albert Rénier. En compagnie de son rival de toujours, le Football Club Rouen (FCR), il avait également brillé dans les compétitions régionales. Entre 1920 et 1933, HAC et FCR avaient ainsi dominé sans partage le championnat de Normandie, ne laissant filer le titre régional qu’au Stade Havrais en 1928. Rouen-Le Havre, Le Havre-Rouen : ces deux rencontres constituaient alors le grand rendez-vous de la saison, celui à ne manquer sous aucun prétexte. Et c’est dans cette rivalité régionale que se trouve peut-être l’origine du drame du 21 novembre 1932. En effet, quelques heures avant l’incendie, les Rouennais, déjà assurés d’être champions de Normandie, étaient venus corriger les Havrais sur leur propre terrain (1-6). Alors, quand l’enquête révèle que l’incendie de la Cavée Verte n’avait rien d’accidentel puisque trois foyers distincts ont été allumés, une question est rapidement soulevée dans la presse : le pyromane serait-il un « supporter par trop fanatique et un peu déséquilibré » qui aurait cherché « à se venger de la déconvenue qu’il avait connue pendant le matin4 ? » Jamais publiées dans la presse, les conclusions de l’enquête resteront entourées de mystères. En émettant l’hypothèse qu’un supporter déçu ait voulu détruire le stade de la Cavée Verte après une défaite, les journaux témoignent de l’émergence de ce nouvel acteur jouant un rôle de plus en plus important dans le football français. Autrefois réservé aux joueurs sur la touche et aux dirigeants de clubs, le terme « supporter » avait évolué pour désigner des « individus qui ne sont ni pratiquants ni membres de l’association sportive5 » mais qui viennent au stade pour encourager leur équipe. Souvent enthousiastes, bruyants et parfois violents, ces nouveaux venus prennent une place de plus en plus importante dans la vie des clubs à partir de l’instauration du professionnalisme en 1932, Marion Fontaine et Ludovic Lestrelin évoquant même un « point de bascule6 ». Au Havre, ce « point de bascule » a mis en péril le club. En grandes difficultés financières, celui-ci n’est pas passé loin de devoir abandonner le professionnalisme, ou pire encore, de déposer le bilan. L’objectif de cet article sera donc d’étudier le rôle des supporters havrais dans cette crise traversée par le club. Dans les lignes qui suivent, nous tenterons de déterminer comment, devenus tout autant des soutiens indispensables et un contre-pouvoir émergent, ils se sont affirmés comme des acteurs majeurs de la sauvegarde du club doyen.
Insaisissables supporters ?
Travailler sur les supporters dans les années 1930 pose un épineux problème de sources, comme ont pu en témoigner les contributeurs de l’ouvrage dirigé par Philippe Tétart consacré à la naissance et au développement du supportérisme en France7. Déplorant des « archives peu généreuses », Philippe Tétart et Yvan Gastaut regrettaient de n’offrir qu’un « portrait imparfait » des supporters niçois des années trente8, Olivier Chovaux « butait » quant à lui sur « le caractère plus que lacunaire des sources disponibles9 », et enfin Philippe Tétart et Stéphane Mourlane soulignaient les difficultés soulevées par « la disparition ou le non-dépôt de la plupart des archives de clubs et des amicales de supporters10 ». Notre étude ne fait pas exception. Pour la mener à bien, nous n’avons pu compter que sur l’utilisation de la recherche par mots-clefs dans les titres de presse disponibles en ligne sur Gallica. Encore fallait-il trouver le bon mot-clef. Celui de « supporter » présentait l’avantage de n’offrir que des résultats directement liés à notre objet d’étude. Cependant, il ne pouvait convenir pour une recherche consacrée aux supporters d’un club précis. Tout au plus, nous avons pu l’utiliser pour quelques titres de presse régionale tels que Rouen Gazette ou Le Républicain normand qui, en raison de leur localisation géographique, avaient de bonnes chances d’évoquer nos supporters havrais. L’autre mot-clef qui s’offrait à nous était celui de « Havre ». Son utilisation comportait pour avantage de ne relever que les articles directement liés à la ville nous intéressant. En revanche, elle excluait presque totalement la recherche dans la presse généraliste où l’occurrence revient la plupart du temps pour des sujets n’ayant rien à voir avec le football. Il nous a donc fallu trancher en utilisant le mot-clef « Havre » au sein du quotidien sportif L’Auto. Dans les colonnes de celui-ci, nous savions que, dans une majorité de cas, la ville havraise allait être évoquée sous le prisme du HAC, figure numéro 1 du sport local. Grâce à cette méthode, nous avons pu éplucher la totalité des articles évoquant le HAC publiés dans L’Auto entre 1933 et 1939. Lancés également dans la collecte de la totalité des affluences des matchs disputés à domicile par le club pendant la période, nous avons parfois complété nos recherches par l’utilisation des hebdomadaires Football et Le Miroir des sports ainsi que des titres de presse nationale comme Paris-Soir ou régionale tel que L’Ouest-Éclair. Enfin, nous avons pu mettre la main sur un numéro de Ciné… HAC, bulletin officiel publié par le club en 1938-1939. Cette méthode comporte bien entendu des limites, développées par Philippe Tétart dans sa recherche sur la naissance du supporter dans la presse française11. Dans la presse sportive, le supporter est bien souvent un simple élément de contexte, une toile de fond du match qui demeure le centre d’intérêt des journalistes. De plus, lorsqu’il est évoqué, c’est souvent pour souligner ses débordements, son manque de connaissances et de compétence sportives, ou sa grossièreté12. Pour autant, il arrive parfois que les journalistes glissent quelques informations précieuses sur ces nouveaux acteurs majeurs du football français. Ici quelques lignes sur le président d’un groupe de supporters, là quelques autres sur un chant entonné dans les tribunes. Si bien qu’en compilant ces informations parfois anecdotiques et en les confrontant aux résultats de recherches préexistantes, il est possible de dresser un portrait des supporters havrais afin de mieux comprendre quel a été leur rôle dans ces premières années de professionnalisme.
Le péril du professionnalisme
Resté en dehors lors de l’instauration du championnat professionnel de Division 1 en 1932, Le Havre Athletic Club décide de s’engager un an plus tard dans la voie du professionnalisme à l’occasion de la création de la Division 2. Ce serait un euphémisme de dire que l’entreprise est risquée. La rémunération des joueurs requiert des revenus plus importants que les seules recettes au guichet peuvent fournir. Au Havre, le public a jusqu’ici répondu présent. Dans les années 1920, les bons résultats obtenus par le club dans le championnat de Normandie et l’organisation de grandes rencontres, dont un match de l’équipe de France en 1924 face à la Hongrie, ont fait du Havre une « ville de football ». Pour autant, avec le professionnalisme, le public évolue lui aussi. Alors qu’autrefois il se déplaçait au stade en spectateur, afin d’assister à un spectacle, il vient désormais en supporter et veut voir son équipe triompher. Ce changement est perçu par l’un des dirigeants havrais, André Vassenet, lors de la préparation de la saison 1933-1934 à l’occasion d’une défaite 2-0 face au Racing dans un stade de la Cavée Verte reconstruit : À l’issue de cette partie, on avait pu se rendre compte de l’impatience et des exigences du public, lesquelles rendaient déjà difficile la tâche des dirigeants de la section pro13.
Dès lors, on voit rapidement quel péril menace le club havrais : la pérennité du club dépendant des recettes et les recettes dépendant des bons résultats, le HAC n’a guère le droit à l’erreur dans la construction de son équipe professionnelle. Et pourtant, ses dirigeants font les mauvais choix lors de la saison 1933-1934. Au bout de quatre matchs, le club a déjà concédé un match nul et trois défaites. Inquiet, le président Shadegg file à Paris pour essayer de trouver des étrangers capable de renforcer l’équipe. Cette façon de procéder devient la marque de fabrique du HAC qui pratique « une chasse intensive aux joueurs étrangers14 ». Bien souvent, les résultats s’avèrent décevants. Recrutés sur les conseils d’intermédiaires plus ou moins fiables, rares sont les étrangers qui brillent dans la cité normande et encore plus rares sont ceux qui vont s’y éterniser. Parmi les achats de l’automne 1933, l’Autrichien Karl Adamek réalise de bons débuts mais retourne dans son pays natal au bout d’une saison. Là-bas, il connaît une belle carrière puisqu’il est sélectionné à huit reprises au sein du Wunderteam15 autrichien des années trente.
Plombé par ces recrutements décevants, le club s’enlise dans le classement de la deuxième division. Dixième de la poule Nord à l’issue de la saison, le HAC est au plus mal financièrement, au point que des rumeurs d’un retour à l’amateurisme commencent à circuler16. Alors, pour éponger ses dettes, le club lance une souscription à laquelle répondent « les supporters et amis du HAC ». En quelques semaines, alors que la crise économique des années trente touche aussi la France, ces derniers récoltent 80 000 francs, une somme salutaire pour le club doyen. Mais qui sont-ils, ces « supporters et amis » prêts à donner une partie de leurs économies au club havrais ?
« Les supporters et amis du HAC », un groupe de supporters proche des dirigeants ?
Au cours des années 1920, l’emploi du terme « supporter » se diffuse au sein de la presse française17. Son utilisation est d’ailleurs assez problématique car le terme peut à la fois englober les véritables supporters, ceux qui s’impliquent activement dans la vie du club, et les spectateurs, qui viennent au stade pour assister seulement à un spectacle. Apparus juste avant la guerre dans le Nord-Pas-de-Calais18, les clubs de supporters ont cet avantage d’être plus facilement identifiables puisqu’ils sont la faction organisée des supporters/spectateurs assistant aux rencontres dominicales. Leur existence répond à un double objectif, à savoir « encourager les joueurs et la prospérité du club19 ». Au Havre, le groupe dénommé « Les supporters et amis du HAC » ne se déclare en tant qu’association qu’en 193820 mais son existence est donc attestée dès 1933, et est probablement antérieure à cette date. Les informations à son sujet sont minces. Lors de sa déclaration au Journal officiel, le club a présenté son activité comme ayant pour but de « grouper les amis et supporters du HAC, leur donner le moyen d’accompagner les équipes dans leurs déplacements, en obtenant des réductions sur le voyage et le séjour, stades21 ». Fort de 1 071 membres en novembre 1935 et dirigé par un certain M. Lénart22 puis par un M. Rollin23 à partir de 1938, le club se réunit plusieurs fois par mois et a ses propres activités. Dans l’unique exemplaire de Ciné… HAC, bulletin officiel du club havrais, que nous avons pu consulter, un encart lui est consacré. On y apprend que, chaque semaine, sont organisés des tirages au sort pour offrir des places à certains membres ainsi que des activités (jeux, repas) pour entretenir la sociabilité entre les membres. Lors de la réunion du 22 février 1939, un tournoi de belote est disputé avec, pour lots, des places pour le match RC Paris-RC Roubaix mais aussi une cravate aux couleurs du HAC24.
Que peut-on déduire de ces rares informations ? Tout d’abord que le club de supporters semble chercher à se distinguer de la masse du public. Ses membres veulent arborer des signes distinctifs aux couleurs du club, une pratique que l’on retrouve aussi à Nice par exemple où les membres du club de supporters doivent « porter très visiblement […] l’insigne du club25 ». De même, ce sont eux qui assurent l’animation dans les tribunes, avec notamment leur chant « en avant HAC », entonné à chaque rencontre et que la presse qualifie de « légendaire26 ». Par ailleurs, le club de supporters semble entretenir de bonnes relations avec les dirigeants. Là encore, notre supposition repose sur quelques indices : la participation active à la souscription de 1934, la présence du club de supporters au sein même du siège du HAC et la proximité du président Lénart avec les dirigeants havrais. En effet, en novembre 1935, à quelques jours du derby régional joué contre Rouen, celui-ci est signalé en compagnie du secrétaire général, M. Legros, par L’Auto, signe des liens existant entre les deux parties27. D’ailleurs, lorsque Le Havre subit, dix jours plus tard, une défaite décevante face aux amateurs de Bully en Coupe de France, Lénart ne critique pas ses dirigeants mais, au contraire, manifeste sa foi en l’avenir :
Nous avons été battus mais régulièrement, sans un coup dur pour nous. Nos meilleurs joueurs ont été décevants mais c’est dans le malheur que notre intervention deviendra plus utile. C’est pourquoi dites bien que nous ne sommes pas morts et que cette situation financière n’est pas aussi critique qu’on le dit. Vous aurez toujours près de 1 200 « mordus » à crier : En avant Le Havre AC28 !
Cette déclaration de Lénart semble attester que le club des supporters havrais est, ou se revendique comme tel, un groupe à part au sein du public du HAC. Contrairement aux autres spectateurs, sa fidélité ne semble pas être conditionnée par l’obtention de bons résultats, mais par un attachement réel aux couleurs du club. En ce sens, ces premiers groupes de supporters peuvent être considérés comme les ancêtres lointains des groupes ultras actuels, qui se caractérisent par leur présence dans les bons et les mauvais moments, comme en témoigne ce chant ponctuellement entonné par les supporters marseillais : On est là, on est là ! Même si vous l'méritez pas nous on est là ! Pour l'amour du maillot que vous portez sur le dos, même si vous l'méritez pas, nous on est là ! En revanche, là où « Les supporters et amis du HAC » se distinguent des ultras actuels, c’est dans les relations qu’ils entretiennent avec les dirigeants. Contrairement aux ultras, ils ne semblent jamais s’élever comme un contre-pouvoir garant des valeurs du club, mais, au contraire, semblent rester sous le giron des dirigeants havrais. Même pour l’époque, cette docilité apparente du groupe de supporters havrais apparaît assez originale. À Rouen par exemple, le président Diochon et son équipe ont des relations nettement plus conflictuelles avec leurs supporters. Déclaré en association en 192729, le club de supporters n’hésite pas à contester les décisions des dirigeants rouennais. En décembre 1934, suite à une série de mauvais résultats, les supporters vont même jusqu’à faire circuler des tracts remettant en cause le président Diochon dans les travées du stade des Bruyères30. En 1937, les relations sont telles que le FCR décide de « rompre avec ses supporters31 » après une histoire aux accents comiques. Un mercredi, alors que les joueurs rouennais étaient attendus au stade pour un match d’entraînement contre Quevilly, les supporters les ont conviés à une partie de chasse avant la rencontre. Cette initiative ne fut pas du tout du goût de Robert Diochon qui imputa la mauvaise performance de ses hommes à cet après-midi passé à traquer le gibier. À Nice, les relations entre dirigeants et supporters peuvent là aussi être parfois sources de tensions, « les supporters niçois se donnant le droit d’intervenir si la chose est nécessaire32 » dans la vie du club.
En tout cas, soutien indéfectible du club havrais et de ses dirigeants, à la fois dans les tribunes mais aussi en dehors, le club des « Supporters et amis du HAC » a joué un rôle vital dans la survie du club doyen au cours de ses premières années dans le monde professionnel. Assurant à eux seuls un minimum d’environ 1 200 spectateurs et récoltant 80 000 francs lorsque le club en a eu besoin, ils ont largement contribué à la survie financière du HAC entre 1933 et 1939. S’inscrivant dans la tradition de clubs de supporters proches des dirigeants, comme on en retrouve à Nîmes ou au SO Montpellier par exemple – où le président du club de supporters finit président du club33 –, ils constituent incontestablement une faction à part, plus visible, plus bruyante et plus organisée, au sein du public havrais.
Le public havrais et la montée en puissance du club doyen
Dans la presse des années trente, le public assistant à un match de football est de plus en plus souvent décrit par le terme « supporters » sans qu’il ne soit fait de distinction entre les membres des clubs de supporters et les anonymes du public. Moins impliqués dans la vie du club, ces anonymes sont responsables de la fluctuation des affluences au contraire de la base des « 1 200 mordus » toujours présents au stade. En étudiant les affluences, il est possible de mettre en lumière l’influence des résultats sur la présence ou non au stade de ces supporters anonymes.
Saison | Affluence moyenne en championnat | Classement final en championnat | Parcours en Coupe de France |
1933-1934 | 6 050 | 10e Gr. Nord (D2) | 1/16e de finale |
1934-1935 | 5 320 | 10ea sur 14 (D2) | 4e tour |
1935-1936 | 4 590 | 16e sur 18 (D2) | 4e tour |
1936-1937 | 6 000 | 4e sur 17 (D2) | 1/16e de finale |
1937-1938 | 7 730 | 1er (D2) | 1/2 finale |
1938-1939 | 8 446 | 11e (D1) | 1/8e de finale |
a. Division unique à partir de 1934. |
Ce tableau fait assez nettement apparaître ce que le dirigeant havrais André Vassenet craignait dès le lancement de la saison 1932-1933 : à partir de l’instauration du professionnalisme, le public réclame des résultats. À ce titre, il n’est donc guère étonnant de voir que les affluences n’ont jamais été aussi basses qu’en 1935-1936, saison cauchemardesque en tous points pour le club doyen. Toujours en proie à de grandes difficultés financières, il réalise un exercice catastrophique sur le plan sportif. Seizième de deuxième division, il est éliminé par les amateurs de Bully dès le 4e tour de la Coupe de France, un an après avoir connu pareille mésaventure face à l’AS Raismes. Ces éliminations précoces sont des coups durs pour le club qui espérait beaucoup des recettes lucratives apportées par la compétition. Grâce à son système de matchs à élimination directe, la Coupe a en effet « encouragé les coups de théâtre et rehaussé l’attrait du spectacle35 », permettant ainsi d’attirer de plus en plus de spectateurs d’années en années36.
Dans ces années difficiles, le derby contre Rouen est pratiquement salutaire pour le club doyen. Générant d’importantes recettes, il est le match attendu par tous les supporters normands. En mai 1934, le match attire par exemple 12 000 spectateurs à la Cavée Verte. L’enjeu de la rencontre pour les Havrais ? Obtenir au moins un match nul pour empêcher le rival honni d’être promu en D1. Le beau jeu, que recherchait autrefois le public, est devenu largement secondaire :
Jamais championnat ne s’est joué dans une atmosphère qui évoqua plus une rencontre de Coupe de France. Ce fut l’influence des rivalités régionales qui s’installa en maîtresse sur le terrain du Stade Municipal du Havre. On ne songeait qu’à une chose : le résultat, ou, plus exactement peut-être, à tout ce que ce résultat signifiait. Vaincre, c’était pour le Football Club Rouennais la certitude absolue de participer au championnat de France en Division Nationale, la prochaine saison. Battre Rouen, c’était pour Le Havre Athletic Club, non seulement une complète revanche de l’amour-propre local, mais encore la possibilité de contraindre ce rival voisin à demeurer en seconde Division à ses dépens37.
Passionné, le public havrais, qui n’hésite pas à remettre en cause l’arbitrage en cas de contre-performance38, attend des dirigeants qu’ils recrutent enfin une équipe à la hauteur de leur enthousiasme. À ce titre, la saison 1936-1937 ressemble à celle de la dernière chance. Pour L’Auto, « si le HAC n’aligne pas, l’an prochain, une grande équipe, c’est incontestablement la mort du football professionnel dans la grande cité maritime…39 ».
Heureusement pour le club doyen, ses résultats connaissent un sursaut lors de la saison 1936-1937. Après un recrutement enfin efficace40, le club réalise une belle saison ce qui lui permet d’être en tête du classement des recettes de la deuxième division en 1936-193741. La saison suivante, le club doyen survole la D2 et réalise un superbe parcours en Coupe de France, lui permettant de se mettre définitivement à l’abri financièrement. Après des années de vaches maigres, les supporters exultent. Avant la demi-finale face à Marseille, le club est assailli de lettres de soutien, ce qui fait écrire à un journaliste de L’Auto, qu’il « n’y a pas d’équipe de football qui soit aussi près du cœur de ses supporters que celle du Havre A.C.42 ». Venus en nombre au Parc des Princes où est joué le match, les supporters havrais se montrent à leur avantage dans les tribunes où « cocardés de bleu ciel et marine, armés de porte-voix aux mêmes couleurs, ils ne cessèrent d’encourager leurs joueurs favoris et ne désespérèrent jamais de les voir gagner43 ».
Malgré l’élimination du HAC face à l’OM, la saison se finit en apothéose pour les supporters havrais. Capitalisant sur la popularité du club, les dirigeants mettent en vente des miroirs de poche avec, au verso, une photographie de l’équipe championne de Division 244. Surtout, le 6 juin 1938, ils organisent une immense fête du club à la Cavée Verte pour célébrer le titre. Après plusieurs matchs disputés par les différentes équipes du club, le trophée de champion de Division 2 est remis au capitaine Lucien Jasseron devant une foule conquise.
Conclusion
En se lançant dans l’aventure du professionnalisme en 1933, Le Havre a pris un risque majeur sur le plan financier. Mais, malgré des résultats décevants les premières saisons, il a pu compter sur le soutien moral et financier de ses supporters. En sauvant son club de déboires économiques encore plus importants grâce à une souscription de 80 000 francs et à sa fidélité au stade, le club des supporters havrais a joué un rôle majeur dans les heures difficiles connues par le HAC dans les années 1930. Parmi d’autres, l’exemple du supportérisme havrais témoigne donc de l’émergence d’un nouvel acteur majeur du football français, émergence favorisée par le tournant du professionnalisme. À partir de 1932, la nécessité de réaliser des recettes importantes étant devenue plus vitale que jamais, les clubs n’ont pu ignorer la montée en puissance du mouvement du supportérisme en France. Essentiels en raison de leur apport financier et moral, les supporters se sont érigés comme des figures, voire des acteurs, à part entière de la vie des clubs, parfois salutaires, parfois inquiétants en raison de leurs revendications. Dans le cas du Havre, la gestion de cette figure émergente semble avoir été une réussite difficilement contestable. Rarement remis en cause malgré des résultats décevants, les dirigeants normands ont su s’appuyer sur ce nouvel acteur pour surmonter les difficultés de la transition vers le monde professionnel avant de capitaliser sur le soutien populaire dont bénéficiait le club. À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, le club havrais, confortablement installé en milieu de tableau de la D1, peut ainsi être considéré comme l’un des clubs les plus populaires du pays.