De la mer aux pelouses : rencontres entre l’aviron et le football à Rio de Janeiro

  • From the seas to the fields: encounters between rowing and football in Rio de Janeiro

DOI : 10.58335/football-s.668

p. 145-154

Résumés

À Rio de Janeiro, il existe quatre clubs de football dont les trajectoires croisent d’une manière ou d’une autre la pratique de l’aviron : Botafogo de Futebol e Regatas, Club de Regatas do Flamengo, Club de Regatas Vasco da Gama et São Cristóvão de Futebol e Regatas. L’objectif de cet article est de comprendre la relation qui s’est établie entre les deux sports, en la resituant dans l’histoire du sport dans l’ancienne capitale du Brésil. Le propos veut réinterpréter la diffusion rapide et la popularité du football dans la ville à l’aune de l’environnement sportif marqué par une présence très forte de la pratique de l’aviron.

There are four football clubs in Rio de Janeiro whose histories in one way or another intersect with rowing: Botafogo de Futebol e Regatas, Club de Regatas do Flamengo, Club de Regatas Vasco da Gama and São Cristóvão de Futebol e Regatas. This article wants to understand the relationship between the two sports, placing it within the history of sport in Brazil’s former capital. The aim is to reinterpret the rapid spread and popularity of football in the city in the light of a sporting environment marked by the strong presence of rowing.

Plan

Texte

À Rio de Janeiro, la rivalité footballistique majeure oppose les clubs de Flamengo et Vasco da Gama. Bien que les rencontres avec les deux autres grandes équipes de la ville, Fluminense et Botafogo, soient également très attendues, force est de constater que les derbies Flamengo-Vasco attirent les foules les plus nourries et mobilisent les représentations et les mythologies urbaines les plus puissantes : zone sud de la ville contre zone nord1, Brésiliens contre Portugais. La rivalité entre le rouge-noir Flamengo et le noir-et-blanc Vasco da Gama s’est accrue sous l’influence de ce dernier. Il s’agissait pour les dirigeants du Vasco de surpasser Fluminense et Botafogo en se posant comme le principal rival de Flamengo qui a réuni pendant des décennies le plus grand nombre de supporters à Rio de Janeiro et au Brésil. Les jours de match entre Flamengo et Vasco da Gama sont en effet marqués par une grande mobilisation du public et, assez souvent, par des tensions provoquées à des affrontements violents entre leurs supporters. Ces événements malheureux n’enlèvent rien à l’ambiance festive qui règne dans la ville, alimentée par les plaisanteries et les railleries entre supporters, qui rappellent toujours à leurs adversaires du jour les victoires les plus éclatantes du passé.

Ce que les supporters ignorent souvent, c’est que cette rivalité est antérieure à l’époque des terrains de football. Ses débuts ont eu pour théâtre les eaux de la baie de Guanabara, le bras de mer qui baigne une partie de Rio de Janeiro, au niveau du centre historique de la ville fondée en 1565, où, à partir du milieu du xixe siècle, les compétitions d’aviron ont été organisées de même que le turf, les deux sports pionniers qui ont vu le jour au Brésil.

Rio de Janeiro a été la capitale du Brésil de l’époque coloniale jusqu’en 1960, date à laquelle Brasilia a pris le relais. Ce fait mérite d’être souligné si l’on considère l’influence que la ville a eue sur l’histoire du pays, en servant souvent de relais et d’inspiration pour des pratiques corporelles originaires d’ailleurs. Aujourd’hui, les compétitions d’aviron n’ont plus lieu dans la baie de Guanabara, en raison de sa forte dégradation environnementale et du déplacement d’une partie importante de l’élite, qui s’est installée sur la côte plus au sud, baignée par les plages de l’océan. Aujourd’hui, les régates se déroulent sur la lagune Rodrigo de Freitas, à proximité de la célèbre plage d’Ipanema. Le souvenir de cette époque pionnière reste cependant présent dans la concurrence que se livrent certaines associations qui ont encore leurs bateaux dans les eaux de la mer et surtout grâce aux rivalités footballistiques. Ces formes de compétition ont pu prendre deux types de modalités et d’origines :

  • le football s’est établi dans des cercles de sociabilité créés à l’origine pour l’aviron, comme le Club de Regatas do Flamengo et le Club de Regatas Vasco da Gama ;
  • d’autres clubs ont été créés dans le même quartier pour l’aviron et le football. À un moment donné, ils ont fusionné, comme Botafogo de Futebol e Regatas et São Cristóvão de Futebol e Regatas.

Cette étude vise donc à comprendre la relation qui s’est établie entre l’aviron et le football à partir d’une compréhension de l’histoire du sport dans l’ancienne capitale du Brésil. Il s’agit d’aborder l’un des aspects qui a contribué à la structuration du football dans un pays qui, au xixe siècle, venait d’accéder à l’indépendance et cherchait à s’inviter sur la scène internationale en adhérant aux idéaux et à l’imagerie de la modernité.

Figure n° 1 : Eduardo de Maschek, Mapa do munícipio neutro, Rio de Janeiro, Laemmert, années 1870.

Figure n° 1 : Eduardo de Maschek, Mapa do munícipio neutro, Rio de Janeiro, Laemmert, années 1870.

Au centre, la ville de Rio de Janeiro. À droite, la baie de Guanabara. Le cercle rouge identifie la zone de la ville étudiée dans cet article et illustrée en détail sur la carte suivante.

Source : Bibliothèque nationale de Rio de Janeiro. Droit de reproduction : Domaine public

Figure n° 2 : Eduardo de Maschek, Mapa do munícipio neutro, Rio de Janeiro, Laemmert, années 1870.

Figure n° 2 : Eduardo de Maschek, Mapa do munícipio neutro, Rio de Janeiro, Laemmert, années 1870.

En rouge, la plage de São Cristóvão, où ont été fondés le São Cristóvão Regatta Club et le São Cristóvão Atlético Club, ainsi que les stades São Cristóvão Atlético Club et Vasco da Gama. En jaune, le quartier Saúde, où a été fondé le Vasco da Gama Regatta Club. En bleu, la plage de Flamengo, où a été fondé le Flamengo Regatta Club et où ont été installés ses premiers terrains de football. En orange, l’Enseada de Botafogo, où ont été fondés le Club de Regatas Botafogo et le Botafogo Futebol Club, ainsi que le stade de Botafogo. En grenat, la lagune Rodrigo de Freitas, où se trouvent actuellement le siège de Flamengo et les centres de voile de Vasco et Botafogo.

Source : Bibliothèque nationale de Rio de Janeiro. Droit de reproduction : Domaine public

Flamengo et Vasco da Gama : des clubs nautiques dotés d’équipes de football

L’aviron était déjà couramment pratiqué dans l’Enseada de Botafogo, le quartier où sont nés les premiers clubs de voile de Rio de Janeiro, lorsqu’en 1895 quelques jeunes hommes du quartier de Flamengo ont fondé leur club de voile2. Leurs activités n’ont pas tardé à attirer l’attention des habitants d’une ville alors en pleine mutation. Le Club de Regatas do Flamengo a été l’un des plus importants de Rio de Janeiro pour ce qui regarde la diffusion de nouvelles habitudes créées par l’aviron, notamment celle de se rendre à la plage tous les jours, l’adoption d’une tenue vestimentaire plus légère et la mise en valeur d’un corps musclé et d’un teint bronzé. En 1916, João do Rio, l’un des principaux journalistes de la ville, souligne l’importance du club :

C’est le nouveau ground3. Depuis au moins 20 ans, le Flamengo Regatta Club a une dette envers les habitants de Rio. C’est ici qu’a commencé la formation des nouvelles générations, la glorification de l’exercice physique pour la santé du corps et de l’âme. Il y a 20 ans, faire du sport était encore extravagant à Rio. Les mamans mettaient les mains sur la tête lorsque l’un de leurs enfants s’emparait d’un haltère. Il était considéré comme perdu. Un garçon sans pince-nez4, qui ne débattait pas de littérature, qui n’allait pas à l’université - était un homme perdu. Et le Club de régates de Flamengo était le centre d’où rayonnait la passion débordante pour le sport5.

Le journaliste carioca Mário Rodrigues Filho raconte, sous une forme romancée, qu’à l’occasion de la création de Flamengo, un prêtre de Rio, le père Nattuzi, après avoir observé l’enthousiasme des jeunes, avait demandé au Docteur Lourenço Cunha, père de José Sobrinho (l’un des fondateurs du club), s’il n’était pas préoccupé par cette passion, car la réputation des clubs de régates « n’était pas la meilleure6 ». Cunha répondit qu’il croyait au sport en tant qu’école de formation physique et de discipline, de pratique saine. Le prêtre répliqua que Cunha pensait ainsi parce qu’il était un père « moderne ».

Le siège du club à Praia do Flamengo devient un centre de rencontre pour les jeunes qui cherchent à adopter de nouvelles manières d’être en public. En général, ils appartenaient à la bourgeoisie urbaine, en particulier aux professions libérales, un profil social très différent de ceux qui avaient participé à la création du Vasco da Gama Regatta Club en 1898, dans le quartier de Saúde. Le club avait été fondé par des personnes liées au commerce, issues pour la plupart de la colonie portugaise établie à Rio de Janeiro. Certains de ses rameurs avaient déjà pratiqué ce sport dans d’autres clubs, tandis que d’autres étaient des commerçants. En peu de temps, contrairement à Flamengo, Vasco da Gama est devenu une équipe gagnante. Ce club est toujours resté entre le centre et le nord, même s’il a construit un club d’aviron à Lagoa Rodrigo de Freitas à un moment donné. Flamengo, quant à lui, a toujours été originaire du sud. Les deux clubs ont commencé à avoir des équipes de football à peu près à la même époque, mais ont suivi des chemins différents.

Figure n° 3 : Les rameurs du Vasco da Gama Regatta Club en 1920 (Le Miroir des Sports, 4 novembre 1920).

Figure n° 3 : Les rameurs du Vasco da Gama Regatta Club en 1920 (Le Miroir des Sports, 4 novembre 1920).

Crédit : BNF/Gallica.

La pratique du football à Flamengo a débuté en 1911, à la suite d’un désaccord survenu à Fluminense, l’un des premiers clubs de Rio de Janeiro à se consacrer à l’ancien sport britannique7. À l’époque, de nombreux membres étaient rameurs pour le premier et footballeurs pour le second. Mais Flamengo participa au principal championnat de la ville dès 1912. Vasco, quant à lui, a créé sa première équipe de football en 1915, lorsqu’il a absorbé un autre club, Lusitânia. Contrairement à Flamengo, il a commencé sa carrière en troisième division l’année suivante, avant d’accéder à l’élite en 1923. En raison de sa constitution en société sportive, il a dû relever de nombreux défis pour s’établir parmi les grands clubs de la ville. Il a su les relever en inaugurant notamment en 1927 son remarquable stade du quartier de São Cristóvão. Malgré les différences entre leurs membres et leur parcours, une chose mérite d’être soulignée : les deux clubs n’ont pas été insensibles à l’essor du football, même s’ils ont dû faire face à une fronde interne. En effet, dans les deux clubs, certains membres ont refusé de rejoindre la nouvelle fièvre sportive de la ville parce qu’ils la considéraient comme trop populaire et non conforme à leurs principes athlétiques d’origine. Aujourd’hui, bien que l’aviron ne soit plus aussi visible qu’autrefois, Flamengo et Vasco maintiennent leurs équipes actives. Cependant, ce sont leurs équipes de football qui leur confèrent leur popularité et leur visibilité auprès du public.

Botafogo et São Cristóvão : rapprochement des clubs nautiques et de football

Le Club de Regatas Botafogo a été créé en 1894 par un groupe de jeunes gens qui pratiquaient déjà l’aviron et dont certains avaient même été membres de la première organisation nautique à avoir laissé des traces claires de ses activités, le Club de Regatas Guanabarense, qui a été actif de 1874 à 18868. À l’origine de la création de Botafogo, on trouve un personnage qui a joué un rôle certain dans la « moralisation » de l’aviron, Luiz Octavio Ayque Caldas, ancien directeur du Guanabarense. Il mena un mouvement pour éliminer les paris sur les régates, expliquant que l’athlète devait être physiquement et moralement supérieur, devenir un exemple pour la jeunesse nationale. Ainsi, le club est devenu l’un des plus performants au début de la structuration de l’aviron à Rio de Janeiro. Il a participé activement aux initiatives collectives visant à contrôler et à valoriser le sport – y compris la création d’associations – et s’est distingué par sa défense constante de l’amateurisme.

Botafogo était typiquement un club du sud, et ses membres, comme ceux de Flamengo, faisaient partie d’une bourgeoisie urbaine davantage liée aux professions libérales ou aux postes de commandement dans les forces armées. Le Club de Regatas São Cristóvão, quant à lui, ressemblait davantage à Vasco. Situé dans la zone nord, sur une partie du littoral qui s’est rapidement transformée au cours de la transition entre le xixe et le xxe siècle en raison de l’implantation d’usines, sa structure sociale était caractérisée par la participation de commerçants et de propriétaires de petites entreprises9. Le Club de Regatas São Cristóvão, nom adopté en 1902, est issu du Grupo de Regatas Cajuense, fondé en 1898 et est devenu l’un des pionniers de Rio de Janeiro en matière d’équipes féminines. Il s’est également distingué par la présence dans ses rangs d’un des premiers grands noms du sport brésilien, Abrahão Saliture, athlète victorieux dans les compétitions d’aviron, de natation et de water-polo qui participa aux Jeux olympiques d’Anvers en 1920.

Des clubs de football ont vu le jour dans les quartiers de Botafogo et de São Cristóvão. Dans le premier, le Botafogo Futebol Club a été fondé en 1904 et le club a construit son stade en 1913, une installation qui est devenue l’une des références du football à Rio de Janeiro. L’équipe a participé au premier championnat organisé dans la ville, en 1906. Le São Cristóvão Atlético Club a vu le jour en 1909 et se consacrait principalement au football. En 1911, il participe à un tournoi sélectif pour accéder à la première division du championnat principal. Contrairement à Flamengo, Vasco et Botafogo, qui ont été champions à plusieurs reprises, São Cristóvão n’a remporté le titre suprême qu’en 1926. Malgré ce retard, il a été l’un des principaux clubs de football de la ville pendant des décennies. Son stade, inauguré en 1916, est aussi devenu l’un des lieux du football de haut niveau à Rio.

Dans les années 1940, en raison du déclin de l’importance de l’aviron et de l’énorme popularité du football, les clubs d’aviron et de football de Botafogo et São Cristóvão ont fini par fusionner. L’actuel Botafogo de Futebol e Regatas est né en 1942. L’année suivante, São Cristóvão de Futebol e Regatas est formé. Aujourd’hui, malgré les difficultés rencontrées au cours de leur histoire, les équipes de football et d’aviron de Botafogo restent actives. São Cristóvão a toujours son siège nautique, mais sans grande activité. Les décharges sauvages et la dégradation de l’environnement ont mis fin aux sports nautiques sur cette partie du littoral. En matière de football, il est surtout connu pour avoir été le club formateur d’une grande idole mondiale, Ronaldo Nazário, vainqueur de deux Coupe du monde en 1994 et 2002. Le club continue à évoluer dans les divisions inférieures, sans l’éclat du passé.

De la mer aux pelouses : l’aviron et le football dans le processus de structuration du sport

Nous voulons surtout essayer de comprendre comment ce passage de la mer aux pelouses a été si bien illustrée par la trajectoire de ces quatre clubs. Pour ce faire, nous devons revenir à l’histoire du sport à Rio de Janeiro et comprendre comment cette pratique s’est installée dans la ville. Les premières compétitions sportives brésiliennes ont été organisées à Rio de Janeiro dans les années 181010. Il s’agissait de courses de chevaux organisées de manière parfois informelle, encouragées par les Britanniques qui s’étaient installés dans la ville après l’arrivée de la famille royale portugaise, débarquée dans la colonie en 1808 pour échapper à l’invasion de la péninsule ibérique par les troupes napoléoniennes. Il convient de mentionner qu’en 1822, l’indépendance du pays a été proclamée et qu’un régime monarchique a été adopté. En promouvant ces courses de chevaux, les Britanniques entendaient recréer un loisir déjà établi dans leur pays d’origine. Ils participèrent aussi à des initiatives brésiliennes au cours de la première moitié du xixe siècle, notamment la création de la première association sportive de Rio de Janeiro et du pays, le Club de Corridas, fondé en 184911. Dans les années 1880, le turf était devenu le premier sport populaire à Rio de Janeiro, suivant davantage une logique de consommation de spectacles que de pratique sportive. Au cours de la période de transition vers les années 1890, jusqu’à cinq hippodromes furent en activité simultanément dans la ville. On peut dire qu’il s’agissait de l’un des divertissements publics les plus appréciés de l’époque. Au milieu du xixe siècle, cependant, le sport rencontrait des difficultés pour se structurer. Certains secteurs de l’élite souhaitaient stimuler la pratique dite moderne et civilisée, mais ils ne disposaient pas encore des connaissances et de l’expérience nécessaires pour donner de la stabilité et de la continuité aux initiatives.

Au même moment, des actions pionnières en matière d’aviron étaient lancées sur les eaux de la baie de Guanabara. Comme pour le turf, les premières courses étaient moins formelles. Il s’agissait de défis entre individus et groupes, dont les journaux et magazines de Rio de Janeiro se faisaient déjà l’écho avec ferveur. L’organisation de la première vraie régate, qui s’est tenue en 1851 dans l’anse de Botafogo, sous l’impulsion de la principale association nautique de la ville, la Sociedade Recreio Marítimo, mérite d’être mieux connue12. À cette occasion, nous disposons de la première image nationale d’un événement sportif, une lithographie qui nous donne un aperçu de la passion suscitée sur les plages par les compétitions nautiques. Les périodiques rendaient généralement compte de l’ambiance festive qui régnait sur la côte lors de ces événements.

Figure n° 4 : Première régate de la Sociedade Recreio Marítimo dans l’anse de Botafogo le 1er novembre 1851. Lithographie de A. L. Guimarães imprimée dans les ateliers de Heaton et Rensburg.

Figure n° 4 : Première régate de la Sociedade Recreio Marítimo dans l’anse de Botafogo le 1er novembre 1851. Lithographie de A. L. Guimarães imprimée dans les ateliers de Heaton et Rensburg.

Crédit : Bibliothèque nationale de Rio de Janeiro.

Comme pour le turf, le manque d’expérience et l’éloignement de l’Angleterre ont retardé le développement de l’aviron dans la ville de Rio de Janeiro. Les groupes sociaux mobilisés par ces sports partageaient, à des degrés divers, le désir de modernisation, mais il existait des différences significatives entre eux. Les courses de chevaux restaient surtout liées à l’économie agricole, tandis que les initiatives nautiques étaient essentiellement le fait de membres d’une bourgeoisie urbaine naissante. Le besoin et le potentiel de création de clubs sportifs susceptibles de mieux structurer les compétitions et de stimuler les rivalités, n’étaient manifestement pas reconnus par l’élite locale. À cet égard, les Britanniques ont une fois de plus apporté une contribution significative à Rio de Janeiro. À partir des années 1850, ils ont fondé des clubs de cricket qui ont laissé un héritage important à la ville, en particulier, en 1872, le Rio Cricket Club, qui pratiquait également l’athlétisme (course, saut et lancer) et le tennis13. Les premières années, il s’agissait d’un club très fermé, accessible uniquement à la colonie britannique.

Rapidement, cependant, des Brésiliens ont commencé à le fréquenter et à en apprendre davantage sur la dynamique de l’organisation d’un club et d’un sport. À partir des années 1870, plusieurs « clubs athlétiques » sont fondés dans la ville et les courses à pied, les « jeux athlétiques anglais » deviennent à la mode14. Ils se font le vecteur de la diffusion des méthodes et principes sportifs, l’établissement d’une relation plus claire entre le sport et la promotion de la santé, ainsi que la transmission de l’idée que cette pratique était un outil efficace pour l’éducation de la jeunesse. L’environnement culturel et social de la Rio de Janeiro dans la dernière décennie du xixe siècle a favorisé la diffusion de ces idées. Une réception plus attentive des idées venues du continent européen, le renforcement de l’adhésion aux idéaux et à l’imagerie de la modernité et la plus grande diffusion des notions de civilisation et de progrès ont eu un impact sur un large éventail de domaines, y compris la politique. Ainsi, en 1888, l’esclavage est enfin aboli au Brésil et, l’année suivante, l’expérience monarchique prend fin avec la proclamation de la République.

Dans ce contexte, la ville s’est progressivement animée, dynamisée par un marché du divertissement croissant et diversifié15. Le sport est devenu l’un des spectacles les plus appréciés, valorisé pour son caractère moral supposé supérieur et les contributions potentielles qu’il peut apporter à un pays qui veut progresser et faire partie du grand concert international des nations. Il convient de noter qu’apparaît une concurrence entre les deux sports les plus populaires. Beaucoup considéraient les courses de chevaux comme dépassées, expression de groupes ruraux conservateurs qui valorisaient le jeu par-dessus tout. Ces critiques étaient accentuées par le fait que de nombreux dirigeants de courses de chevaux étaient monarchistes. L’aviron, en revanche, était considéré comme un sport d’avenir, mené par une bourgeoisie majoritairement républicaine qui portait les nouvelles valeurs morales et sociales et souhaitait qu’une jeunesse entreprenante prenne le contrôle de la nation. Autrement dit, une nouvelle génération qui serait éduquée par les rigueurs de la mer et qui n’hésiterait pas à exhiber publiquement une santé insolente et une musculature avantageuse.

Il convient de noter que le développement des sports nautiques est également dû à un assouplissement des coutumes, un processus dont l’un des principaux indicateurs est la diffusion de l’habitude des bains de mer. Cette pratique a commencé à être observée à des fins sanitaires dans les années 1840. Il faut savoir qu’à l’époque, on utilisait des bateaux stationnés dans l’océan et les plages n’étaient pas fréquentées par souci de pudeur. Dans les années 1860, les plages ont commencé à être investies plus fréquemment à des fins de divertissement, mais le bain de mer restait une habitude matinale, vécue à l’aube, avec des horaires différents pour les hommes et les femmes, et des exigences vestimentaires très strictes. Ce n’est qu’à partir des années 1890 que les bains de mer commencent à se populariser et à être pratiqués plus régulièrement. Même si le sentiment d’étrangeté et certaines résistances persistent, alors que les bains publics continuent d’exister, cabines de plage installées au bord de la côte, les corps « nus » deviennent plus acceptables. Ainsi, les rameurs sont considérés comme l’expression la plus explicite de ce nouveau moment, cultivant des habitudes qui laissent derrière elles un rigorisme corporel considéré désormais comme excessif.

Au tournant des xixe et xxe siècles, Rio de Janeiro connaît donc déjà une fièvre sportive initiée par le turf et l’aviron. De nouveaux sports attirent les foules : le cyclisme, la natation, le water-polo et les jeux de pelote. Le cricket n’est pas très populaire, mais l’athlétisme continue d’être valorisé. L’aviron occupe le devant de la scène athlétique de la ville, observant de loin et avec peu d’attention les premiers pas d’un nouveau sport, lui aussi initialement réservé aux clubs britanniques : le football. C’est ainsi que l’on peut résumer la scène sportive de Rio de Janeiro à cette époque-là. La décennie 1895-1905 représente, elle, une période de consolidation et de grande popularité pour l’aviron. Les régates sont devenues des événements publics célèbres, principalement promus dans l'anse de Botafogo, indiquant également la valorisation du littoral sud dans les processus de réaménagements urbains entrepris en s’inspirant des travaux haussmanniens à Paris. Le temps du football est toutefois venu. Entre 1905 et 1915, des clubs sont créés comme São Cristóvão Atlético Club et les sociétés de canotiers, telles que Flamengo ou Vasco, mettent sur pied leurs premières équipes. À partir de 1915, le ballon rond a pris le dessus sur la rame. Quatre ans plus tard, les journaux annonçaient les matchs des championnats promus par les fédérations suivantes : Liga Metropolitana de Desportos Terrestres (trois divisions regroupant les principaux clubs de la ville), Liga Suburbana (deux divisions), União da Lagoa Rodrigo de Freitas, Aliança Esportiva Municipal, Liga Militar, Liga Comercial de Desportos Atléticos, Associação Atlética Suburbana, Liga Esportiva Fluminense, Associação Brasileira de Esportes Terrestres, Liga Bancária. Des clubs voient le jour dans tous les quartiers de Rio de Janeiro et les sports les plus divers, et notamment le football, y sont désormais pratiqués.

Conclusion

Pendant longtemps, et encore aujourd’hui, on a beaucoup spéculé sur les raisons du développement rapide et intense du football à Rio de Janeiro, qui n’est pas une exception au Brésil – ce phénomène s’étant également produit dans de nombreuses autres villes. Certains avancent que la nécessité d’un faible équipement et l’adaptation à différents terrains explique la passion brésilienne pour le futebol. D’autres avancent que la facilité et la stabilité des règles ont constitué un facteur déterminant. D’autres encore suggèrent que la dynamique collective est plus attractive et excitante que celle des sports individuels16. Plus attentifs aux questions historiques, certains auteurs défendent l’idée que sa grande popularité est liée à ses racines ouvrières et au fait qu’il offre une remarquable opportunité aux joueurs des classes populaires d’occuper le devant de la scène.

Tous ces facteurs peuvent être pertinents dans une certaine mesure, mais aucun d’entre eux n’explique à lui seul la grande et rapide popularité du football. Il est peut-être plus intéressant de penser à leur articulation partielle, sans négliger les dimensions historiques liées à la structuration du sport à Rio de Janeiro. Concrètement, les promoteurs du football ont trouvé un environnement dans lequel les activités sportives étaient non seulement acceptées, mais aussi valorisées. La société de Rio de Janeiro connaissait déjà la « grammaire sportive », les codes de pratiques désormais très appréciées. À ce titre, l’aviron a joué un rôle fondamental dans la diffusion d’une série de pratiques nouvelles qui ont marqué les temps nouveaux. Insérés dans la dynamique d’une ville qui voulait se moderniser et structurer une vie publique exubérante, les sports nautiques ont contribué à faire naître et consolider des habitudes qui, à l’avenir, seraient définitivement incorporées à la vie quotidienne et à l’identité des habitants de Rio de Janeiro, en particulier les bains de mer et la valorisation de la plage en tant qu’espace de loisirs. En ce sens, on peut comprendre que certains clubs soient passés de la mer aux pelouses selon les deux modalités que nous avons évoquées dans cette étude – les associations qui ont créé des équipes de football après avoir pratiqué l’aviron ou celles qui ont uni leurs forces pour pratiquer les deux sports. Leurs trajectoires rendent pleinement compte de la consolidation du sport à Rio de Janeiro, sans laquelle la compréhension de l’importance du football serait limitée. Il est imaginable que le football se soit structuré et popularisé sans le développement associatif de l’aviron. Cependant, au moins dans le cas de Rio de Janeiro, nous pouvons également supposer que ce chemin aurait été plus tortueux s’il n’avait pas emprunté les terrains déjà ouverts par les clubs nautiques, un passé qui est réveillé aujourd’hui lorsque certains des clubs issus de l’aviron se retrouvent sur le terrain pour disputer des matchs de football passionnants.

Notes

1 Aujourd’hui, la zone nord est constituée de six grandes favelas et est donc la partie habitée majoritairement par les classes populaires ; la zone sud inclut des quartiers chics comme Ipanema, Leblond et des zones touristiques comme Copacabana. Retour au texte

2 Mário Rodrigues Filho, Histórias do Flamengo, Rio de Janeiro, Irmãos Pongetti Editores, 1945, p. 12. Retour au texte

3 En anglais dans le texte. Retour au texte

4 Ibid. Retour au texte

5 Paulo Barreto, « O futebol » cité dans Nélson Costa, Páginas cariocas, Guanabara, Secretaria Geral de Educação e Cultura, 1961, p. 278 Retour au texte

6 Mário Rodrigues Filho, Histórias do Flamengo, op. cit., p. 37. Retour au texte

7 Renato Soares Coutinho, Um Flamengo grande, um Brasil maior, Rio de Janeiro, Faper J & 7 Letras, 2014. Retour au texte

8 Victor Andrade de Melo, « Botafogo, Caju, Paquetá: a Baía de Guanabara em festa - o remo e a produção do espaço (1866-1895) », Recorde. Revista de História do Esporte, janvier-juin 2021, v. 14, n° 1, p. 1-63. Retour au texte

9 Ibid. et Victor Andrade de Melo, Braço é Braço: o Sportsman Abrahão Saliture, Rio de Janeiro, dos Autores, 2021. Retour au texte

10 Victor Andrade de Melo, « Antes do club: as primeiras experiências esportivas na capital do império (1825-1851) », Projeto História, 2014, n° 49, p. 1-40, 2014. Retour au texte

11 Ibid. Retour au texte

12 Victor Andrade de Melo, « Entre a elite e o povo: o sport no Rio de Janeiro do século XIX (1851-1857) », Tempo, 2015, vol. 21, n° 37, p. 208-229 et « O sport em transição: Rio de Janeiro, 1851-1866 », Movimento, 2015, v. 21, n° 2, p. 363-376. Retour au texte

13 Victor Andrade de Melo, « A sociabilidade britânica no Rio de Janeiro do século XIX: os clubes de cricket », Almanack, 2017, n° 16, p. 168-205. Retour au texte

14 Victor Andrade de Melo, « Novas performances públicas: os clubes athleticos e a educação do corpo (Rio de Janeiro, 1884-1889) », Cadernos de História da Educação, 2020, v. 19, n° 3, p. 1051-1068. Retour au texte

15 Victor Andrade de Melo, Rio Esportivo: uma história do esporte na cidade, Rio de Janeiro, Casa da Palavra, 2015. Retour au texte

16 Victor Andrade de Melo, « Evidência e especulação: “a origem” do futebol no Rio de Janeiro (1898-1902) », Movimento, 2017, v. 23, n° 3, p. 819-934. Retour au texte

Illustrations

  • Figure n° 1 : Eduardo de Maschek, Mapa do munícipio neutro, Rio de Janeiro, Laemmert, années 1870.

    Figure n° 1 : Eduardo de Maschek, Mapa do munícipio neutro, Rio de Janeiro, Laemmert, années 1870.

    Au centre, la ville de Rio de Janeiro. À droite, la baie de Guanabara. Le cercle rouge identifie la zone de la ville étudiée dans cet article et illustrée en détail sur la carte suivante.

    Source : Bibliothèque nationale de Rio de Janeiro. Droit de reproduction : Domaine public

  • Figure n° 2 : Eduardo de Maschek, Mapa do munícipio neutro, Rio de Janeiro, Laemmert, années 1870.

    Figure n° 2 : Eduardo de Maschek, Mapa do munícipio neutro, Rio de Janeiro, Laemmert, années 1870.

    En rouge, la plage de São Cristóvão, où ont été fondés le São Cristóvão Regatta Club et le São Cristóvão Atlético Club, ainsi que les stades São Cristóvão Atlético Club et Vasco da Gama. En jaune, le quartier Saúde, où a été fondé le Vasco da Gama Regatta Club. En bleu, la plage de Flamengo, où a été fondé le Flamengo Regatta Club et où ont été installés ses premiers terrains de football. En orange, l’Enseada de Botafogo, où ont été fondés le Club de Regatas Botafogo et le Botafogo Futebol Club, ainsi que le stade de Botafogo. En grenat, la lagune Rodrigo de Freitas, où se trouvent actuellement le siège de Flamengo et les centres de voile de Vasco et Botafogo.

    Source : Bibliothèque nationale de Rio de Janeiro. Droit de reproduction : Domaine public

  • Figure n° 3 : Les rameurs du Vasco da Gama Regatta Club en 1920 (Le Miroir des Sports, 4 novembre 1920).

    Figure n° 3 : Les rameurs du Vasco da Gama Regatta Club en 1920 (Le Miroir des Sports, 4 novembre 1920).

    Crédit : BNF/Gallica.

  • Figure n° 4 : Première régate de la Sociedade Recreio Marítimo dans l’anse de Botafogo le 1er novembre 1851. Lithographie de A. L. Guimarães imprimée dans les ateliers de Heaton et Rensburg.

    Figure n° 4 : Première régate de la Sociedade Recreio Marítimo dans l’anse de Botafogo le 1er novembre 1851. Lithographie de A. L. Guimarães imprimée dans les ateliers de Heaton et Rensburg.

    Crédit : Bibliothèque nationale de Rio de Janeiro.

Citer cet article

Référence papier

Victor Andrade de Melo, « De la mer aux pelouses : rencontres entre l’aviron et le football à Rio de Janeiro », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 4 | 2024, 145-154.

Référence électronique

Victor Andrade de Melo, « De la mer aux pelouses : rencontres entre l’aviron et le football à Rio de Janeiro », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 4 | 2024, publié le 24 mai 2024 et consulté le 03 juillet 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/football-s.668. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=668

Auteur

Victor Andrade de Melo

Professeur à l’Universidade Federal do Rio de Janeiro

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0