Dans la chaude nuit du 26 mai 2022, le port croate de Split est en fête. Trente mille supporters venus de toute la Dalmatie et de son archipel ont afflué au stade Poljud. Beaucoup d’entre eux, comme leurs adversaires du HNK Rijeka – la bien nommée « Armada » –, étaient arrivés par bateau. Alors que les supporters envahissaient le terrain, démolissaient les deux buts et remplissaient l’air des fumées de fumigènes, les joueurs de leur Hajduk (Brigand) bien-aimé soulevaient la Coupe de Croatie. Pour une ville habituée aux succès sportifs, il s’agissait d’une issue bienvenue après neuf années stériles sans trophée. Pourtant, ces scènes n’étaient qu’un échauffement avant les festivités qui allaient se dérouler dans le centre historique de Split. Comme des générations avant eux, les spectateurs abandonnent le stade et se dirigent vers la promenade de la Riva, bordée de palmiers. Là, entre les imposants murs romains du palais de Dioclétien et le vieux port, les fêtards font la fête jusqu’au petit matin. Une « mer blanche » de supporters portant les couleurs du club couvre tous les obstacles, les fans montant alors sur les kiosques à journaux, les lampadaires et la digue pour avoir un meilleur point de vue. D’autres sont montés sur de petites embarcations et ont allumé des fusées éclairantes sur les eaux calmes de l’Adriatique.
Arrivant sur un bus à impériale, les joueurs victorieux ont suivi la voie tracée par les légendes passées de Hajduk. À bien des égards, la mer avait été à l’origine de l’ascension rapide d’Hajduk vers la gloire nationale et internationale, et a joué un rôle essentiel dans l’histoire mouvementée du club. Il est donc normal que les célébrations des victoires, les retours à la maison et les offrandes civiques aient toujours eu lieu au bord de l’eau.
Des recherches récentes ont exploré le rôle du football dans l’approfondissement des relations au sein des nouvelles frontières internationales de l’Europe de l’après Première Guerre mondiale1. Dans le contexte du nouveau Royaume des Serbes, Croates et Slovènes – rebaptisé Yougoslavie en 1929 – des historiens ont prêté une attention particulière au rôle du football dans la consolidation des relations construites pendant la Grande Guerre entre la Serbie et ses alliés, à la dégradation des relations avec l’Italie voisine, au vaste réseau de matchs internationaux qui ont constitué un élément de plus en plus important – et lucratif – du calendrier des clubs, à l’impact de l’instabilité nationale sur les rencontres étrangères et à l’émergence du marché international des transferts2. Les interactions à l’aube de la guerre froide ont aussi retenu leur attention3. Des auteurs ont également commencé à examiner les interactions du football yougoslave bien au-delà du « Vieux Continent4 ». Pourtant, parmi les nombreux sujets qui méritent d’être approfondis, l’un d’entre eux se distingue par son importance cruciale pour l’émergence et le développement du football sur la côte adriatique de la Yougoslavie : la mer. Le passé historique de Hajduk, dont l’importance dépasse largement les limites du terrain de football, ne peut être raconté sans prendre la mer.
« Là où il y a une flottille anglaise, il y a du football »
En 1910, la ville de Split ne comptait que 21 407 habitants5. En tant que port provincial de l’Empire austro-hongrois, elle restait dans l’ombre de Trieste et de Rijeka, deux centres habsbourgeois plus favorisés et mieux reliés aux deux centres de l'Empire Vienne et Budapest. Des chemins de fer locaux reliaient Split aux villes voisines, mais l’épine dorsale des montagnes dinariques de la Dalmatie et l’absence de liaison ferroviaire avec l’ensemble de l’Empire freinaient son développement6. Néanmoins, comme c’était le cas depuis des siècles, la mer a exposé ce littoral aux innovations et aux nouvelles tendances du reste du monde. Le sport ne faisait pas exception. Les marins britanniques ont joué les premiers matchs de football connus en Dalmatie. Lorsque la flotte britannique a séjourné à Zadar en 1887, plus de 3 000 marins se sont divertis de diverses manières, notamment en jouant à leur « jeu de balle préféré ». En 1896, d’autres marins britanniques ancrés au large de Trogir – un port situé à moins de vingt miles à l’ouest de Split – disputent un match sur le rivage. Des années plus tard, Luka Kaliterna, gardien de but et entraîneur légendaire de l’Hajduk, déclarera : « Là où il y a une flottille anglaise, il y a du football7. » Les marins des Habsbourg, dont beaucoup étaient des Croates de Dalmatie, ont également joué pendant ces premières années, tandis que les civils ont rapidement été attirés par cette importation étrangère.
Le premier match connu impliquant des footballeurs de Split s’est déroulé lors d’un voyage d’agrément à Trogir. En 1903, le Hrvatski sokol, une association de gymnastique, s’y était rendu à bord de deux bateaux à vapeur et leurs activités avaient inclus un match de football entre des équipes vêtues de rouge et de blanc8. Des étudiants dalmates inscrits à l’université de Prague fondent le club de football croate de Hajduk Split en 1911. Le club ne dispute qu’une poignée de matchs au cours de sa première année d’existence, dont deux contre des navires de la marine britannique, le Swiftsure et le Cornwallis, qui se sont soldés par de lourdes défaites, et une courte victoire contre le navire des Habsbourg, le Zrínyi. D’autres rencontres entre un Hajduk qui progresse rapidement et des équipages étrangers suivent avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale9. Ce conflit, qui a rayé l’Empire austro-hongrois de la carte, a eu un impact profond sur Split et la région. Avec la paix de 1918, Split et une grande partie de la Dalmatie ont été intégrés au nouveau Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Les habitants de la ville ont accueilli à bras ouverts les navires de l’Entente venus de France, des États-Unis et de Grande-Bretagne10. En revanche, la majorité slave de Split, qui était bien informée des projets italiens d'annexion des villes du nord de la Dalmatie, traite les navires transalpins avec méfiance. La municipalité interdit ainsi rapidement les drapeaux tricolori, mais les navires de guerre italiens, qui ont pourtant terminé la guerre dans le camp des vainqueurs, demeurent une présence inquiétante dans le port11.
L'arrivée des marins de l’Entente accélère la reprise du football. Le premier match de l’après-guerre a lieu en décembre 1918, entre le navire britannique Baymanter – qui avait apporté 560 wagons de céréales pour nourrir la Dalmatie – et le Hajduk, qui s’était reformé à la hâte12. Au cours des neuf mois suivants, Hajduk ne dispute pas moins de 30 matchs contre des équipes de navires britanniques et français13. Le fait que les hôtes remportent la majorité de ces matchs attrayants, parfois par des marges importantes, et que les équipes britanniques en visite comptent souvent des joueurs professionnels, attire des foules nombreuses et contribue grandement à raviver la popularité du club à une époque de pénurie. Les ventes de billets permettent à Hajduk de construire un club-house en bois et d’ériger une clôture autour du terrain14. Ces matchs ont joué un rôle essentiel dans le développement du club, jetant des bases solides qui ont permis à Hajduk de prospérer dans l’entre-deux-guerres.
Les parties contre les marins étrangers sont en général disputées dans un esprit sportif empreint de camaraderie. Des officiels britanniques et nationaux arbitrent les rencontres et, lors des dîners d’après-match, les invités étrangers font l’éloge des qualités de Hajduk15. Néanmoins, l’esprit de compétition et le désir de vaincre peuvent susciter des incidents. L’équipe du HMS Veronica trouva ainsi le public trop partisan, car il n’acclamait que les buts de Hajduk16, et les journaux locaux abondent de reproches sur le comportement antisportif des supporters de Hajduk, notamment leur manque de respect des arbitres17. Le temps se faisait souvent orageux sur la côte dalmate et les marins de l’Entente devaient faire avec une atmosphère fébrile, produit des différends territoriaux opposant l’Italie et la Yougoslavie. Lorsque, par exemple, les navires britanniques Lowestoft, Martin et Sheldrake – tous engagés contre Hajduk – entrent dans le port de Šibenik, occupé par l’Italie, la police italienne arrache les drapeaux yougoslaves cousues sur les casquettes des « marins anglais18 ». À Split, les affrontements entre les marins italiens et les habitants de la ville, parfois mortels, incitent l’amiral américain Niblack à interdire les drapeaux, les chants dans l’espace public et les manifestations, et à mettre en place des patrouilles de marins de l’Entente pour maintenir l’ordre19. Dans ces conditions, la tenue de rencontres sportives régulières était d’autant plus remarquable. La flotte américaine quitta Split en 1921, mais les Britanniques demeurèrent des visiteurs réguliers. Les matchs entre les équipes de la Royal Navy et Hajduk se poursuivirent dans les années 1920 et 1930. Cependant, comme la qualité du jeu de l’hôte s’améliorait de façon exponentielle, les marins visiteurs eurent souvent à subir des défaites à deux chiffres20. Hajduk était désormais capable de rivaliser avec n’importe quelle équipe sur la scène européenne.
L’émergence des « Maîtres de la mer »
Fondé depuis seulement une dizaine d’années, Hajduk a la chance de pouvoir compter sur des personnes dévouées et ambitieuses qui travaillent au sein du club et dans son environnement. Le premier d’entre eux est l’ancien gardien de but Luka Kaliterna, qui s’est réinventé en tant qu’entraîneur amateur innovant, désireux de développer un football techniquement avancé et savant sur le plan tactique. Le journaliste local et visionnaire Božidar Jankov a également joué un rôle important. C’est lui qui a décelé le potentiel sportif du port de Split, qui jouit d’une renommée internationale. Et, en 1923, il organise la première tournée à l’étranger de l’Hajduk, qui s’aventure dans ce qui est alors l’Afrique du Nord française21. Des milliers de concitoyens se sont alignés sur le quai pour le grand départ, apportant des cadeaux sous forme de nourriture et de boisson pour le voyage22. Le capitaine du club a promis aux dignitaires rassemblés que l’équipe hisserait le drapeau de Hajduk et le ramènerait couvert de gloire. Alors que les douze joueurs, les entraîneurs et le journaliste Jankov crient des messages d’adieu aux personnes présentes sur le rivage, le minuscule bateau à vapeur Naprijed s’éloigne dans la mer. Šime Poduje, l’un des jeunes joueurs du groupe, a écrit de longues dépêches sur l’aventure pour le quotidien de Split Novo doba. Son état d’esprit au moment du départ témoigne de l’importance de l’événement :
[…] les mêmes pensées et questions reviennent sans cesse. Qui sait quel accueil recevrons-nous à notre retour ? Sera-t-il aussi joyeux, ou serons-nous tristes ? Nous sommes partis pour l’inconnu. Les informations sur l’état et la force du football en Afrique du Nord nous parvenaient rarement, si bien que nous sommes partis presque sans savoir ce qui nous attendait23.
Le départ n’était pas placé sous les meilleurs auspices. De nombreux dirigeants du club, y compris son président, s’étaient opposés avec véhémence à l’aventure, jugeant l’équipe de qualité insuffisante. Mais Kaliterna avait insisté, accordant toute sa confiance à une équipe jeune comprenant des joueurs qui avaient dû obtenir des permissions d’absence de la part de leurs professeurs d’école24. La première étape du voyage, entre Split et Palerme, est éprouvante : une mer agitée secoue le Naprijed pendant deux jours et laisse la moitié de l’équipe clouée au lit. Une fois de plus, Poduje a su retranscrire le désarroi :
Certains ont succombé à un profond mal de mer, d’autres ont été plus légèrement touchés. Mais quelques-uns d’entre nous sommes restés en bonne santé. […] Sur 17, seuls huit ont pu supporter le dîner […] Les autres, en toute honnêteté, sont venus dîner, mais ont dû quitter le repas et sprinter sur le pont pour lancer leurs bombes à la mer. Si seulement nos tirs sur le terrain étaient aussi précis et puissants25!
Après avoir traversé la Méditerranée, les joueurs de Hajduk découvrent que la presse nord-africaine les prend pour une équipe tchécoslovaque. La première tâche réside donc à « habituer le monde à des termes qui ne sont pas familiers, à savoir “Croate” et “Yougoslave”26 ». La meilleure explication est fournie sur le terrain. Invaincue tout au long de son séjour, l’équipe bat les meilleures formations de Tunis dans un tournoi à quatre équipes et remporte la Coupe du Bey de Tunis27. À Alger, Hajduk s’impose face au SC Bel Abbès, vainqueur du championnat nord-africain en 1922, et est couvert d’éloges par la presse francophone28. Pour Novo doba, ce fut un triomphe : « Avec cette victoire, Hajduk s’est fait un nom et une voix dans le monde du sport européen, et a de nouveau proclamé le nom de notre ville29. » L’apogée de la tournée est atteint sur le chemin du retour, lorsque Hajduk bat l’Olympique de Marseille, une équipe qui allait remporter la Coupe de France trois mois plus tard30. En janvier 1924, les joueurs de Hajduk reviennent en héros à Split. Dignitaires, athlètes et supporters se pressent pour les accueillir. Le président du club, si réticent au départ, prononce un discours soulignant la contribution de l’équipe : « La reconnaissance du monde entier a écrit les mots victoire sur l’étendard d’Hajduk. L’équipe d’Hajduk a glorifié notre sport et notre pays31. » Les jours suivants, Novo doba publie les louanges des journaux étrangers pour ce qui était il y a peu l’équipe inconnue d’un État peu connu. L’Algérie Sportive décrète : « Sans aucune exagération, le séjour de Hajduk dans notre ville a été l’apogée de la saison de football algérien. Nous félicitons les organisateurs qui ont ainsi cherché à parfaire notre technique footballistique. Tous nos clubs ont une dette de gratitude envers Hajduk32. » Des décennies plus tard, Veljko Poduje, qui comme son frère faisait partie de l’avant-garde des jeunes joueurs, restait certain que cette tournée avait permis à Kaliterna de former l’équipe gagnante devenue ensuite la première « génération dorée » de Hajduk33.
La jeune équipe constituée par Kaliterna connut la consécration en septembre 1924, lorsque le sélectionneur de l’équipe nationale yougoslave aligna l’équipe de Hajduk lors d’un match international contre la Tchécoslovaquie. Seul le gardien de but – qui n’était pas citoyen yougoslave – était absent lors de la courte défaite 0-2. Leurs adversaires ne tarirent pas d’éloges sur les talentueux footballeurs de Split, qui reçurent alors le surnom durable de « Maîtres de la mer » (Majstori s mora34). Par la suite, les tournées deviennent un élément-clé du succès d’Hajduk. L’équipe vogue à nouveau vers le sud en 1925, vers Malte et l’Égypte, retourne à Malte en 1927-1928 et 1934, et s’embarque pour une odyssée transocéanique vers l’Amérique du Sud en 193135. Elle est partout couverte d’éloges. Les souvenirs d’un journaliste maltais sont caractéristiques : tout en notant que des clubs d’Europe centrale plus célèbres avaient fait honneur à l’île au cours des vingt années qui ont suivi la première visite de Hajduk, c’est « l’immense supériorité technique et tactique » des Yougoslaves qui a fait la plus forte impression. Conclusion : « Les Hajduks, lors de leur première prestation, doivent être considérés comme la meilleure équipe d’exhibition qui ait jamais joué au football sur l’île36. »
Chez eux, les « Maîtres de la mer » s’adjugent le titre national en 1927 et 1929. De tels succès sont d’autant plus étonnants que Split est une ville de taille moyenne. Certes, sa population a augmenté de près de 50 % dans les années 1920, mais en 1931, Split ne compte que 35 417 habitants37. Pourtant, la modernisation de la ville a coïncidé de manière frappante avec la montée en puissance de Hajduk. Les lampadaires électriques ont été inaugurés en 1920, la ville est devenue la capitale administrative de la vaste région de Primorska banovina en 1929, et Split a finalement obtenu la liaison ferroviaire tant attendue vers le nord en 192538. Cette infrastructure, qui a facilité le transport des marchandises et des personnes vers les villes du nord de la Yougoslavie et, au-delà, vers l’Europe centrale, a renforcé le statut de Split en tant que plus grand port du pays pendant l’entre-deux-guerres.
En dépit des succès de l’entre-deux-guerres et de la renommée internationale désormais acquise par Hajduk, son statut de « maître de la mer » ne resta pas incontesté. Des désaccords internes entraînent le départ de l’entraîneur Kaliterna à la fin des années 1930. Un groupe de pression bruyant, désireux de défier la direction de l’Hajduk, décide de lui opposer une formation rivale. Le club Vuk (Loup) est rebaptisé Majstor s mora (Maître de la mer) en 1937. Cette décision suscite des protestations indignées de la part de Hajduk, qui se considère comme le propriétaire légitime du titre. Ses nouveaux rivaux le nient avec véhémence, affirmant que Hajduk n’a utilisé l’expression que comme un surnom, alors que le nouveau club l’adoptera officiellement39. La situation est d’autant plus tendue que Kaliterna est nommé entraîneur de l’équipe nouvellement baptisée et qu’il s’emploie à former de jeunes talents. La présence de Majstor s mora sur la scène footballistique locale est toutefois de courte durée, puisque le club fusionne avec le RNK Split en 1940. Pourtant, ce n’est pas la dernière fois que le titre prestigieux d’Hajduk est remis en question. En 2023, une victoire du HNK Rijeka sur Hajduk a incité un joueur de Rijeka à provoquer ses fameux adversaires en clamant : « Il n’y a qu’un seul maître de la mer40. »
Les Partisans marins d’un Hajduk ressuscité
L’invasion des forces de l’Axe en avril 1941 provoque la disparition du Royaume de Yougoslavie. Ses territoires sont occupés et annexés par des voisins hostiles ou convertis en États fantoches. Du jour au lendemain, Split devient une ville italienne et les autorités d’occupation travaillent sans relâche pour rendre visible cette nouvelle réalité. L’un des moyens consiste à transformer Hajduk en AC Spalato et à parachuter le club en première division italienne. Les joueurs sont encouragés à participer à cette entreprise par des promesses de voyages en avion pour les matchs à l’extérieur et par la construction d’un stade à la hauteur de leurs exploits41. Pourtant, le club refuse de servir de symbole de la « rédemption » de la ville par l’Italie, et ce refus de collaborer offre des opportunités plus tard dans la guerre. Lorsque l’Italie fasciste capitule à l’automne 1943, les troupes allemandes s’empressent d’incorporer Split dans l’État fantoche indépendant de Croatie. À cette date, le mouvement des Partisans de Josip Broz Tito, dirigé par les communistes, s’était imposé comme la plus forte résistance aux desseins de l’Axe dans l’ouest des Balkans. La défaite de l’Italie avait permis aux Partisans de s’emparer de la petite île adriatique de Vis, qui devint rapidement à la fois le quartier général du mouvement et un aérodrome de la RAF pour l’atterrissage des bombardiers alliés en perdition42. Comme à la fin de la Première Guerre mondiale, les relations cordiales entre militaires yougoslaves et alliés ne tardent pas à prendre une dimension sportive. En mars 1944, les Partisans forment un groupe de football avec des joueurs talentueux de l’entre-deux-guerres issus de divers clubs dalmates qui ont rejoint les rangs du mouvement. Entre les mois de mars et de mai, le groupe de football a disputé 16 matchs contre les unités alliées stationnées sur l’île. Avec 11 victoires pour seulement quatre défaites, ils ont impressionné leurs adversaires, qui se mettent à faire venir de meilleurs joueurs à Vis pour tenter de rivaliser. Ces succès encouragent les dirigeants des Partisans dalmates à considérer le football comme un outil de propagande capable d’approfondir les relations avec les Alliés et de faire connaître leurs succès43. Hajduk, un club qui avait refusé de collaborer et dont les joueurs portaient déjà l’uniforme, leur paraissait être le véhicule idéal.
La décision de réformer le club en Hajduk NOVJ – l’équipe de « l’Armée de libération nationale de la Yougoslavie » (Narodna oslobodilačka vojska Jugoslavije) – a été prise alors que Split et une grande partie de la Dalmatie étaient encore sous le contrôle de l’Axe. La tâche de rassembler des footballeurs n’était donc pas aisée. L’ancien joueur et international Šime Poduje, qui avait servi dans le huitième corps de l’armée de Tito fut chargé de reconstituer l’équipe à Vis. Par l’intermédiaire du réseau clandestin d’agents des Partisans à Split et ailleurs, Poduje supervise une opération à haut risque visant à exfiltrer les joueurs des territoires occupés. L’entreprise doit affronter de rudes épreuves, le groupe échappant aux patrouilles allemandes et franchissant des terrains escarpés, pour atteindre un endroit propice à l’embarquement sur un bateau de pêche. Des vents violents retardent leurs tentatives de prendre la mer, mais ils finissent par atteindre l’île de Mali Drvenik, où ils embarquent sur un bateau plus grand pour Vis44. Après dix jours difficiles, les joueurs finissent par accoster et retrouvent leurs coéquipiers du groupe de football. Le 7 mai 1944, les joueurs, les officiels et les officiers des Partisans se réunissent au Hrvatski dom (Maison de la Croatie) sur le port de Vis pour refonder officiellement Hajduk. Janko Rodin, président du club au début de la guerre, souligne dans son discours la capacité de Hajduk à remplir sa mission. Non seulement le club a toujours eu un comportement irréprochable pendant la guerre, mais l’équipe, farouchement patriotique, a également accumulé une grande expérience sportive en représentant Split, la Dalmatie, la Croatie et la Yougoslavie dans l’entre-deux-guerres. Rodin évoque les tournées révolutionnaires de Hajduk en Afrique, à Malte et en Amérique du Sud, les triomphes nationaux du club et la « plus grande gloire » de Hajduk en 1924, lorsque les « Maîtres de la mer » ont été sélectionnés pour représenter la Yougoslavie45.
L’Hajduk NOVJ sort invaincu de quatre matchs disputés contre des formations des forces armées britanniques à Vis. En juin 1944, l’équipe embarque sur le vapeur Bakar et se rend dans le sud de l’Italie libérée afin de faire connaître les exploits des Partisans46. En Italie, Hajduk dispute 26 matchs supplémentaires, dont de nombreuses rencontres contre des équipes de la marine, de l’armée de l’air et de l’armée de terre britanniques. Le club remporte la plupart d’entre eux, souvent face à des équipes composées de professionnels issus de clubs britanniques réputés. Le point culminant est atteint à Bari, en septembre 1944, lorsque Hajduk affronte une sélection de l’armée britannique, spécialement rassemblée dans le but de vaincre les célèbres Yougoslaves. Quelque 40 000 spectateurs, dont beaucoup portent l’uniforme, assistent à ce grand match international, tandis que les hymnes nationaux de la Grande-Bretagne et de la Yougoslavie socialiste émergente sont joués et que le drapeau tricolore yougoslave, orné de l’étoile rouge à cinq branches du socialisme, est hissé aux côtés de l’Union Jack. L’Hajduk NOVJ perd le match 7 à 2, mais le degré de reconnaissance obtenu par le mouvement des Partisans de Tito a sans aucun doute été un coup de propagande important47.
Cependant, les joueurs d’Hajduk souhaitaient ardemment retourner dans leur Split bien-aimée. En tant que Partisans en uniforme stationnés en Italie, les joueurs ont produit leurs propres « journaux muraux » pour partager des essais, des dessins et des créations artistiques sur des aspects de la lutte des partisans et leurs propres exploits en temps de guerre. Dans sa contribution, le milieu de terrain Branko Bakotić rêve d’un retour à Split, quelques mois avant sa libération :
La mer se réjouit de nous porter, à sa surface, vers les baies chaudes de l’Adriatique bleue, où, roulant à son extrémité et frappant les falaises, elle entonne notre chanson préférée, « Ljepa naša domovin » (« Notre belle patrie »), hymne national croate. Nous approchons de la côte de la capitale de la Dalmatie, notre chère Split. De loin, nous apercevons le clocher de Sv. Duje, qui s’élance fièrement dans les airs, se réjouissant de notre arrivée et s’enorgueillissant d’avoir veillé sur ses habitants tourmentés pendant cette période sombre, d’avoir vu toutes les difficultés, et qu’ils retournent maintenant chez eux, se réjouissant du bonheur qui les comble. Les gens se pressent sur le rivage, attendant leurs proches, alors que la lutte, qui nous a emportés pour libérer la nation des bandits, a balayé chaque maison48.
Avec une remarquable clairvoyance, Bakotić a saisi les émotions que son équipe allait éprouver en novembre 1944, lorsqu’elle a fièrement posé le pied pour la première fois dans Split libérée. Les réservistes de Hajduk avaient quitté Vis dès l’entrée des forces partisanes dans la ville. Ils se sont empressés de préparer le terrain en ruine de Stari Plac pour la reprise du football. Quatre jours après son retour d’Italie, Hajduk dispute son premier match contre une brigade de Partisans. Lors du match suivant, Hajduk bat l’équipage du HMS Delhi, amarré dans le port49. La rencontre la plus attendue était une revanche sur le sol national contre l’armée britannique. Il s’agit d’une équipe de professionnels renommés qui a toutefois subi une rude traversée depuis Bari pour s’incliner 1-0 le lendemain de Noël 1944 devant 8 000 spectateurs50. Au printemps suivant, Hajduk a repris la mer pour une longue tournée dans la Méditerranée libérée. L’équipe retourne à Malte, avant de s’aventurer à l’est pour jouer contre des équipes des forces armées britanniques et françaises et des clubs civils en Égypte, en Palestine, en Syrie et au Liban. Là encore, l’équipe a remporté la plupart des matchs et a reçu des éloges partout où elle s’est présentée51. Le jour où la Seconde Guerre mondiale a pris fin en Europe, Hajduk a fait la fête à bord du bateau à vapeur yougoslave Plavnik, amarré à Haïfa. L’arrière droit Ljubomir Kokeza s’est souvenu plus tard de la scène :
[…] le « Plavnik » […] représentait pour nous un petit morceau de notre chère patrie, maintenant complètement libérée. À la poupe, le drapeau de la nouvelle Yougoslavie flottait fièrement […] Des chants de partisans victorieux retentissent autour du Plavnik, et la joie atteint son paroxysme lorsque nous entendons les nouvelles joyeuses de la station de radio de Zagreb : de courageuses unités de partisans entrent dans Zagreb52!
Hajduk a terminé son programme de matchs à la fin du mois et a embarqué sur le Plavnik à Port Saïd, en Égypte. De là, le vapeur a su éviter des mines de la Méditerranée pour ramener les joueurs chez eux.
À la fin de l’année 1945, les joueurs furent démobilisés et Hajduk reprit ses activités en tant que club civil. Les nouvelles autorités communistes décorent le club pour sa conduite dans la lutte de libération nationale alors que la reconnaissance arrive également de l’étranger, Hajduk se voyant décerner le titre d’« équipe d’honneur de la France libre53 ».
L’attrait durable de la mer
En 1948, les dirigeants de Hajduk nommaient une vieille connaissance au poste d’entraîneur en faisant revenir Luka Kaliterna. La formule du succès paraît alors remarquablement similaire à celle des années 1920. Les « Maîtres de la mer » se lancent dans une ambitieuse tournée en Australie, avant de revenir au pays et de remporter leur troisième championnat de Yougoslavie en 195054. Néanmoins, Hajduk et le monde qu’il traverse sont en pleine mutation. Les exploits du temps de guerre ont orné l’emblème de Hajduk de l’étoile rouge à cinq branches du socialisme entre 1944 et 1990. De plus, avant la révolution socialiste, l’arrivée du chemin de fer dans le centre de la Dalmatie avait commencé à limiter la dépendance de Hajduk à l’égard de la mer, l’émergence du transport aérien accélérant ce processus dans la nouvelle Yougoslavie. Les joueurs s’envolent pour l’Australie, avant de prendre la voie de l’océan pour le voyage de retour, via le canal de Suez. Lorsque le Hajduk est finalement entré dans le port de Split, il est accueilli par des milliers d’habitants de la ville, dans des scènes rappelant les tournées précédentes55. Et, deux décennies plus tard, lorsque Hajduk remporte le championnat yougoslave pour la sixième fois en 1971, grâce à une victoire à l’intérieur des terres contre Vojvodina Novi Sad, le train qui ramène l’équipe s’arrête avant Split pour permettre aux joueurs victorieux de monter à bord d’un bateau à moteur et d’entrer dans le port en grande pompe. Quelque 60 000 supporters avaient abandonné leurs lieux de travail, leurs salles de classe et leurs maisons pour accueillir Hajduk à bras ouverts56.
La ville a poursuivi sa croissance rapide avec l’industrialisation et l’urbanisation de l’ère socialiste. Selon le dernier recensement yougoslave de 1991, elle avait atteint un pic de plus de deux cent mille habitants. Ce développement lui a permis d’accueillir les Jeux méditerranéens de 1979. Le stade Poljud, d’une capacité de 55 000 places, a été construit pour l’occasion, et Hajduk a quitté son modeste et délabré stade Stari Plac peu après la fin des Jeux57. Ainsi, même en obtenant un stade digne de sa stature footballistique, le club gardait une énorme dette de gratitude envers la relation de Split avec la mer.
Épilogue : le football et la mer toujours et encore pendant la guerre d’indépendance croate
Alors que la Yougoslavie se désintégrait, la guerre avait saisi la Croatie au cours de l’été 1991. Les clubs quittèrent les compétitions yougoslaves et la Fédération croate de football s’efforça de lancer son propre championnat dans des conditions de guerre extrêmement complexes. L’entité serbe dissidente de la Republika Srpska Krajina couvrait de vastes pans du territoire croate, coupant de fait le sud de la Dalmatie du nord58. Privés de la liaison ferroviaire qui leur était chère, cloués au sol par la fermeture des aéroports et avec de nombreuses routes coupées par la zone de conflit, les clubs de football ont de nouveau pris le chemin de la mer. L’Adriatique a permis au football de prospérer le long de la côte croate tout au long de la guerre, Hajduk naviguant régulièrement vers le nord pour disputer des matchs dans la sécurité relative de Rijeka et Pula59. Le club avait remporté la dernière édition de la très convoitée Coupe du Maréchal Tito en mai 1991, ce qui avait permis à Hajduk de participer à la Coupe d’Europe des vainqueurs de coupe 1991-1992. En raison de la guerre, l’UEFA a interdit aux clubs de jouer des matchs européens sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. Par conséquent, Hajduk a accueilli son adversaire, Tottenham Hotspur, dans la ville autrichienne de Linz. Pour ce match « à domicile », les joueurs de Hajduk ont dû traverser l’Adriatique à la voile jusqu’en Italie, avant de parcourir des centaines de kilomètres en autocar. Sur le terrain, l’équipe a dévoilé une bannière au monde entier : « Stop the War in Croatia » (« Arrêtez la guerre en Croatie60 »). Tout au long de leur histoire, les "Maîtres de la mer" ont également démontré leur capacité à maîtriser les vagues dans le but d’obtenir une reconnaissance mondiale, de réaliser des objectifs politiques et de remporter des succès sportifs.