« Un feuilleton qui se suit comme une série », Éric Bayle, chef de la rédaction rugby de Canal+1
Depuis la finale du premier championnat de France en 1892, le rugby français cultive une singularité qui ne s’arrête pas à son statut de meilleure nation non anglophone au monde. Son championnat repose sur la présence de clubs et non pas de franchises ou de provinces. En moyenne, il comporte 59 équipes entre 1945 à 19952. Après l’apparition du professionnalisme en 1995 et la création de la LNR (Ligue nationale de rugby) en 1998 pour le gérer, le championnat connaît un succès immédiat à partir de l’instauration d’une poule unique à partir de 20043, devenant le Top 14 en 20054. Le deuxième niveau s’appelle Pro D2. Longtemps empêché par un lobbying actif des clubs craignant d’en être exclus, le nouveau système a rendu la hiérarchie plus lisible et garanti l’incertitude par le maintien d’une phase finale à élimination directe désignant le champion au terme d’une finale sur un match unique. L’attribution de points de bonus offensif et défensif favorise le spectacle en fin de match, même si la victoire est acquise à l’équipe menant au score. L’économie du rugby professionnel français diffère largement de celle du football. Si les postes de recettes sont les mêmes, leur importance respective et les montants obtenus modifient la situation en profondeur. Pour le Top 14, les recettes liées au match (principalement la billetterie, les hospitalités, la restauration et les buvettes, le merchandising) représentent en moyenne 75 % du total, contre 11 % en Ligue 1. Elles sont supérieures à la part des droits de retransmission télévisuelle des matches, qui compte pour 36 % du budget d’un club de Ligue 1 en moyenne, contre 20 à 25 % en Top 145.
D’autres difficultés sont spécifiques au rugby. Il n’y a pas assez de dates au calendrier pour le championnat, les coupes d’Europe et les matches des sélections nationales Le temps de récupération nécessaire implique qu’un joueur ne joue pas plus d’une fois par semaine. Certains week-ends, on assiste donc à des « doublons » entre matches internationaux et rencontres de championnat, les clubs étant privés de leurs meilleurs joueurs retenus par leurs équipes nationales et leurs matches étant moins attractifs. Dès lors, les abonnés composent souvent la grande majorité des spectateurs d’un match du Top 146. En décembre 2020, plusieurs présidents de clubs plaident même pour le passage à un Top 12, malgré la disparition de deux recettes par saison qui s’ensuivrait. Portés par la croissance des recettes, notamment des droits audiovisuels détenus par Canal+, et l’inflation salariale qui s’ensuit, les budgets des clubs du Top 14 augmentent rapidement. En 2005, leur moyenne était encore inférieure à 10 millions d’euros, avant de tripler pour atteindre 29,8 millions en 2022-2023. Plusieurs facteurs expliquent ce succès.
Le rugby des métropoles remplace celui des villes moyennes
Ne pouvant plus subventionner les clubs depuis la loi Pasqua (2000), les collectivités locales financent des travaux de rénovation (création de loges7) et d’agrandissement de leurs stades pour accueillir davantage de public8 et accroître les recettes de billetterie. Elles construisent également de nouvelles enceintes plus confortables. Le rugby va aussi utiliser des stades de football reconvertis9 ou dans le cadre de délocalisations10. Adossés à des bassins de population importants, les clubs des grandes villes11 assoient progressivement leur domination sur le Top 14. Le rugby accède au rang de deuxième sport le plus suivi. Dans les années 2000, le Stade Toulousain devient le club le plus riche et le plus titré12 de France en développant le sponsoring (150 entreprises dont Peugeot, EADS, Orange), la vente de produits dérivés et en ouvrant une brasserie dont les recettes représentent 8,9 % du chiffre d’affaires13. Faute de tissu industriel suffisant et malgré l’enracinement du rugby comme mode de vie dans la culture locale, d’anciens champions de France issus de villes moyennes appartenant aussi au « quadrilatère de l’Ovalie », comme Perpignan, Dax, Narbonne, Montauban ou Mont-de-Marsan, souffrent sportivement. Les subventions des collectivités locales et les emplois municipaux fictifs dans les municipalités ont disparu. Échaudé par des difficultés financières en 2000, Agen (33 000 habitants) préfère déployer ses recettes commerciales sur un grand nombre de partenaires (520, dont les cinquante plus gros représentent 70 % du chiffre d’affaires du club14). Quant aux fusions envisagées dans les Landes ou le Pays basque, elles n’aboutissent pas.
L’évolution des salaires suit celle du chiffre d’affaires du rugby
Pendant les premières saisons, à part quelques têtes d’affiche, la très grande majorité des joueurs continue à exercer une autre activité professionnelle15, notamment pour faciliter leur reconversion16. Le passage au professionnalisme entraîne une restructuration des clubs qui passent du statut associatif, peu contrôlé, à la SAOS17, puis à la SASP18 où les salaires sont toujours imposables et assujettis aux charges sociales. Les budgets des clubs suivent la croissance de leur chiffre d’affaires. Celui du Stade Français passe de 3 millions de francs en 1993 à 19 millions en 199819.
Poussés par la croissance des droits de retransmission et un niveau élevé de recettes au guichet, les salaires sont devenus très attractifs. Le temps où Serge Blanco touchait 7 000 francs par mois de Biarritz Olympique20 est révolu. Dès 2009, le salaire moyen brut est passé à 11 500 euros et a doublé en cinq ans. Dix ans plus tard, il dépassera 20 000 euros, soit le salaire moyen d’un bon joueur de football de Ligue 221et atteint à présent 23 000 euros22. Le rugby français s’internationalise et profite de l’arrivée de nombreux joueurs étrangers23 attirés par des salaires gonflés par les contrats d’image, bénéficiant alors d’une fiscalité plus avantageuse. Les meilleurs joueurs argentins, fidjiens, roumains, italiens et géorgiens quittent leur pays pour pouvoir vivre du rugby. Après un bref passage à Perpignan avec un salaire mensuel de 100 000 euros, le demi d’ouverture néo-zélandais Dan Carter évolue au Racing 92 entre 2015 et 2018. Pour limiter ces mouvements sans discriminer illégalement les joueurs selon leur nationalité, le mécanisme des JIFF24 a été introduit en 2010. Il a eu un effet pervers : les salaires des joueurs possédant ce statut ont flambé, puisqu’il faut en compter au moins seize en moyenne sur les feuilles de match de la saison en cours.
Afin de réduire le nombre de joueurs dans l’effectif et la masse salariale, tout en accroissant l’incertitude pour la détermination du champion, déjà assez élevée du fait du système de phase finale à élimination directe sur un seul match25, la LNR impose un salary cap26 en 2008. Il est actuellement fixé à 10,7 millions, au moins jusqu’à la saison 2026-202727. S’inspirant de l’exemple anglais, d’ingénieux mécanismes permettent de contourner les obligations nées de ce système, comme celui permettant à l’ailier sud-africain Cheslin Kolbe d’être transféré de Toulouse à Toulon et de dépasser le million d’euros de salaire annuel28. Les principaux sponsors des clubs peuvent embaucher des joueurs comme chargés de relations publiques. Le ratio salaires/recettes est très élevé dans tous les clubs. Jean-François Fonteneau, président du SU Agen, le situe entre 75 % et 80 %29. Ceci explique les déficits structurels des clubs, les dépenses étant généralement trop élevées pour être équilibrées par les recettes de billetterie et d’hospitalité. Les indemnités de transfert sont rares et d’un niveau très inférieur à celui du football. En 2017, le retour de l’international Louis Picamoles à Montpellier n’a coûté qu’un million d’euros à verser à son club anglais des Northampton Saints30. Le transfert du Sud-Africain Johan Goosen du Racing 92 à Montpellier a coûté 1,5 million d’euros à Mohed Altrad, somme considérée comme « exceptionnelle dans le milieu du rugby » par Frédéric Bernès et Arnaud Bourel31. L’aléa sportif joue à plein et les revers de fortune sur le terrain creusent les déficits. Pour combler les trous d’une gestion risquée, les clubs doivent donc trouver des recettes complémentaires, qui sont fournies par l’apport de donateurs qui n’attendent pas de retour économique de leur mécénat.
La course aux mécènes
Trois modèles se dégagent rapidement : le plus ancien est celui où les finances des clubs sont régulièrement assainies par des mécènes, suivi par celui où les clubs sont soutenus par de grandes entreprises, et enfin, plus récemment, ceux possédant de nombreux partenaires commerciaux, souvent de taille plus limitée.
Dès les années 20, des mécènes décident de construire une belle équipe sortie de l’anonymat des championnats régionaux en recrutant les meilleurs joueurs de leurs voisins. Dans l’Aude, le chapelier Jean Bourrel fera de Quillan le champion de France 1929. Antoine Béguère, maire de Lourdes et l’industriel biterrois32 du bâtiment Georges Mas créent ainsi de grandes équipes. Mais le poids de l’histoire et la culture associative du club compliquent quelquefois la transition vers un sponsor nouvellement arrivé dans le rugby, comme le prouve l’échec de Midi-Libre à Perpignan en 2000.
Le financement par des grands groupes industriels s’appuie sur des annonceurs importants, qui apparaissent sur les maillots grâce à un ticket d’entrée accessible et vite rentabilisé par l’exposition télévisuelle. Certains sont des partenaires de longue date, issus de l’économie locale, comme Michelin à Clermont-Ferrand ou Laboratoires Pierre-Fabre à Castres. D’autres sont présents depuis moins longtemps et cherchent un vecteur de communication vers leur clientèle, comme Peugeot à Toulouse, Afflelou au Stade Français, Volvo au Racing… Après une période difficile, les deux grands clubs parisiens, le Racing Club de France et le Stade Français, se retrouvent dans l’élite. L’absorption de la section rugby de l’US Métro-Transports33 et la création du Racing-Métro 92 (en 2005) redonnent un nouvel élan au vieux club ciel et blanc. Le Racing va trouver son mécène en 2006 avec le rachat du club par de Jacky Lorenzetti, créateur de Foncia, le n° 1 français de la gestion immobilière. Au Stade, c’est l’arrivée à la présidence en 1992 de Max Guazzini, président du directoire de la radio musicale NRJ, qui relance le club. Il passe du stade de la Faisanderie au Stade de France, absorbe le CASG, dont il convoitait le stade Jean-Bouin, en 1995. Appuyé sur une appellation ancienne et prestigieuse, le Stade Français va casser les codes du rugby et fédérer les médias en y introduisant un marketing audacieux, festif et innovant, inspiré du show-business34, à partir de 1996. Le prix des places est très bas pour attirer et fidéliser de nombreux spectateurs qui ne sont jamais venus à un match de rugby, notamment des familles, des jeunes et des femmes. Les sponsors veulent être associés à de tels événements et entrent dans un club de partenaires. Début 2011, aux abois financièrement, le Stade Français est revendu pour un euro symbolique à Thomas Savare, directeur général d’Oberthur Fiduciaire, qui y injectera 50 millions d’euros35. Il cède ses actions en mai 2017 au fondateur de Capri-Sonne, le Germano-Suisse Hans-Peter Wild, qui annonce vouloir investir 100 millions d’euros dans le club36. Il s’agit du seul investisseur étranger dans le Top 14 avec le Britannique Ian Osborne, qui rachète le CA Brive en 2022.
Souvent venus des réseaux constitués dans les tribunes et les loges des stades autour des valeurs traditionnelles du rugby (solidarité, authenticité…), des dirigeants d’entreprises soutiennent des clubs de rugby professionnels, comme Serge Kampf, fondateur de la société de services informatiques Capgemini (Biarritz et Grenoble), Louis Nicollin (Béziers), Pierre Martinet (Bourgoin-Jallieu), Jean-Claude Penauille (Brive) et Mohed Altrad (Montpellier). L’exemple le plus emblématique est Mourad Boudjellal, éditeur de bandes dessinées, qui rachète le RC Toulon en 2006 et s’appuie sur de grandes vedettes étrangères comme l’Australien George Gregan ou l’Anglais Jonny Wilkinson. En février 2020, Mourad Boudjellal cède le contrôle du club à Bernard Lemaître, ancien industriel dans les biotechnologies, qui poursuit sa politique. Mais d’autres clubs ont moins de chance, certains voyant même leurs espoirs de recapitalisation s’effondrer. En 2020, soucieuse de retrouver sa splendeur passée37, l’AS Béziers-Hérault écoute l’ancien international Christophe Dominici, se présentant comme représentant d’investisseurs émiratiens. Mais ce projet, où 6 millions d’euros devaient être injectés dans les caisses du club, ne verra jamais le jour. La ville de Béziers reprend le club pour un euro symbolique en 2021 et le remet en vente un an plus tard.
Des recettes de poche : les compétitions européennes
À partir de 1995, deux compétitions européennes, dont la principale s’appelle Champions Cup depuis cette saison, sont organisées par l’EPCR38, structure regroupant les fédérations des pays participant au tournoi des Six Nations, la LNR, la ligue anglaise et le United Rugby Championship39. À l’intérêt sportif de la compétition, s’ajoute l’exposition médiatique pour des sponsors très présents sur le marché britannique, comme Peugeot ou Orange pour le Stade Toulousain. Mais si dans les premiers temps, les recettes représentent une part intéressante du chiffre d’affaires des clubs français participants, celles-ci n’évoluent pas aussi vite que les droits tirés du Top 14. La phase finale des coupes d’Europe 2020-2021 est reportée à l’automne40. Avec le rebond de l’épidémie de Covid-19, la compétition est décrédibilisée. Ses recettes de retransmission par beIN Sports France et France Télévisions chutent de 30 millions (2018-2022) à 14 millions (2022-2026).
Les revenus des vedettes du rugby français
Aussi bien sportifs qu’en termes d’audience, les résultats du XV de France et des clubs sont satisfaisants. Ils amènent des sponsors à proposer des contrats publicitaires personnels aux joueurs vedettes. Le rugby s’évertue à développer une starification des meilleurs joueurs, de plus en plus concentrés dans les plus grands clubs, représentant de grandes métropoles. Révélé tardivement, Sébastien Chabal se distingue d’abord à Bourgoin-Jallieu où il devient professionnel en 1998. Un an et demi plus tard, il débute en équipe de France. Sa grande taille, son look travaillé (cheveux longs, longue barbe noire) et son style de jeu spectaculaire où prédominent les plaquages le rendent facilement reconnaissable sur le terrain et en dehors. Conscient de son potentiel commercial, il devient très populaire et signe des contrats publicitaires. Dès 2007, il est le joueur de rugby le mieux payé de France et atteint un revenu total d’un million d’euros. Sa carrière de joueur se termine en 2014 et il devient ensuite consultant pour Canal+. Le demi de mêlée toulousain Antoine Dupont est devenu une tête d’affiche. Ses statistiques sportives démontrent son influence décisive dans le jeu41. Son agent avance aussi sa simplicité, son caractère de leader et sa performance dans le Tournoi des Six Nations 2020 contre l’Angleterre. Mais il prévient que le joueur va « rester fidèle à certaines valeurs42 » qu’il symbolise, notamment par ses origines rurales et son ancrage territorial, par opposition au football dont le modèle plus citadin est rejeté. Associé à Volvic, Casino et Adidas, Antoine Dupont est le joueur français le plus convoité par les sponsors. Son partenaire en club et en équipe de France Romain Ntamack est lui aussi très sollicité. Il est un des rares joueurs de rugby utilisés par Adidas dans sa communication mondiale. Il est aussi présent sur les réseaux sociaux et dans les actions publicitaires d’Orange, Red Bull, Sud de France et Société Générale. Ses revenus augmentent ainsi de moitié pour frôler le million d’euros annuel43.
Canal+ passe de la Ligue 1 au Top 14
Le temps d’antenne du rugby à la télévision croît rapidement, passant de 34 heures en 1989 à 63 heures en 199844. Même s’il reste loin derrière le football, il dépasse le basket-ball et le tennis et connaît un succès croissant auprès des cadres supérieurs, attirant l’intérêt des chaînes payantes et des régies publicitaires. Canal+ diffuse le championnat de France de rugby45 depuis la saison 1995-1996 et le passage au professionnalisme. Les droits de retransmission sont d’abord très limités46 avec 100 000 francs par match pour les clubs47. Devant le succès en termes d’audience48, ils vont vite augmenter pour atteindre des montants élevés, favorisant l’attractivité des clubs49 du Top 14 pour les meilleurs joueurs du monde. Les études montrant l’intérêt croissant de ses abonnés pour le championnat50, Canal+ va investir, valoriser et éditorialiser avec soin51 le Top 14, devenu un des points forts du portefeuille de droits sportifs du groupe, notamment car ces montants restent très éloignés de ceux du football52. La période 2015-2019 marque toutefois leur triplement pour frôler la barre des 100 millions d’euros par saison53, avant de continuer leur croissance soutenue. En mars 2021, la LNR remet en jeu les droits de diffusion audiovisuelle du Top 14 et de la Pro D2. Canal+ remporte tous les lots (matches en direct, magazine Jour de Rugby et numérique) de la période 2023-2027 pour 454,4 millions d’euros, soit une augmentation de 17 % par rapport à l’appel d’offres précédent. Ce montant est bien sûr très inférieur à celui obtenu par la Ligue 1 (1,232 milliard d’euros) pour la période 2020-2024, et même à celui réellement touché pour la saison 2020-2021 après la défection de Mediapro (680 millions d’euros). Les droits de diffusion par Canal+ de deux matches par journée étaient alors fixés à 332 millions d’euros par an, soit environ le triple de ce que la chaîne payait alors à la LNR. Le calcul de la chaîne cryptée repose sur la rentabilité immédiate. Si l’on divise la somme payée par le nombre de téléspectateurs assistant aux matches, le Top 14 lui rapporte bien davantage.
BT Sport, détenteur des droits domestiques de la Premiership anglaise, ne payant que l’équivalent de 42,2 millions d’euros, ce championnat a vu un grand nombre de joueurs émigrer vers la France ou le Japon. Les audiences observées au Royaume-Uni stagnent à un niveau bien inférieur à celles observées en France54, où elles sont très satisfaisantes. Avant la crise sanitaire, le match du Top 14 diffusé le dimanche soir attirait environ 600 000 spectateurs dans cette case horaire, alors que la Ligue 1 ne dépassait le million qu’en diffusant le match de Paris Saint-Germain, le coût au match étant loin de suivre les mêmes rapports. Un Toulouse-Toulon attirera même plus d’un million et demi de téléspectateurs55. À partir de la saison 2020-2021, sur Canal+, le dimanche soir, le match de football de Ligue 1 cède sa place à un second match du Top 14. Les deux créneaux de rugby du dimanche après-midi sont déplacés au samedi après-midi, propice au réseautage social entre partenaires. Deux réactions se font face. La première est celle des clubs qui voient à long terme et soutiennent cette programmation. Elle permet une meilleure exposition du championnat et à terme, une plus grande popularité du rugby professionnel amenant de nouveaux spectateurs dans les tribunes. Au contraire, la seconde craint que les retransmissions à la télévision vident les tribunes, alors que les recettes aux guichets représentent la majeure partie du chiffre d’affaires des clubs. Des supporteurs trouvent difficile d’emmener leur famille au stade à cet horaire et d’enchaîner de longs déplacements avant de reprendre le travail le lundi matin. Éric Bayle insiste plutôt56 sur les trois grandes affiches jouées le dimanche soir à guichets fermés pendant la saison 2020-2021. Le nombre de téléspectateurs s’élève à présent en moyenne à 630 000 le dimanche soir, alors que le match de Ligue 1 du samedi soir (qui n’est pas diffusé sur Canal+ premium) est à peu près au même niveau avec 640 000 personnes57.
Stupeur et tremblements : la crise sanitaire remet tout en cause
La crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 va rebattre les cartes et inquiéter les clubs. Le confinement de la population interdit tous les rassemblements de plus de 1 000 personnes. Le championnat est suspendu, puis annulé. La sortie du premier confinement amène l’État à limiter le public des stades à 5 000 spectateurs. En contrepartie, le recours au chômage partiel et des décalages de paiement ou des exonérations de charges sociales58 compensent en partie les pertes enregistrées par les clubs. En acceptant de perdre 16 % de leur salaire brut, les joueurs permettent à leurs employeurs d’économiser environ les deux tiers du salaire brut chargé59 et donc de la masse salariale. Une autre possibilité était d’accepter de jouer à huis clos, ce qui aurait impliqué le renoncement aux aides liées au chômage, amenant les clubs et la LNR à rejeter cette solution pour terminer la saison. Malgré l’ouverture des PGE60 aux clubs, leurs trésoreries sont fortement touchées par la situation. Les clubs font leurs comptes et évaluent leurs manques à gagner liés à la billetterie, comme Clermont-Ferrand (3,5 millions d’euros) et le Stade Toulousain (3 millions61 sur un budget de 37,2 millions d’euros62). La fermeture des boutiques des clubs entraîne une forte diminution de leurs recettes de merchandising63. Le manque à gagner total est évalué à 100 millions d’euros64. Destiné à compenser partiellement les pertes de billetterie des clubs des sports professionnels, avec un plafonnement à 5 millions d’euros par club, un fonds d’aide est créé en novembre 2020. 40 millions d’euros vont au rugby. Canal+ décide de ne pas demander d’indemnisation à la LNR pour l’arrêt prématuré du Top 14 et de la Pro D2, choisissant de ne pas verser la quatrième tranche du paiement attendu pour la saison en cours, d’un montant de 14,5 millions d’euros. L’inquiétude s’étend avec la prolongation de la crise sanitaire. Les annonceurs s’inquiètent aussi sur la rationalité de leur investissement dans des loges. Les mesures restrictives de circulation rendent impossible le réseautage entre dirigeants d’entreprises locales dans un cadre festif qui est leur raison d’être. Les différents acteurs se demandent si les spectateurs vont se réabonner pour la saison suivante compte tenu des restrictions de circulation, de l’obligation du passe sanitaire et des jauges imposées par l’État.
Pour la saison 2020-2021, les clubs s’efforcent d’obtenir le soutien de leurs abonnés et de leurs partenaires qui renoncent généralement à demander à être indemnisés pour les matches non joués, même si des estimations chiffrent la perte de chiffre d’affaires entre 15 % et 20 % de cette ligne budgétaire65. La partie dépenses des budgets est rognée par la baisse du nombre de joueurs sous contrat et de leurs salaires, qui compense le manque à gagner sur les partenariats66. Mais au final, en tenant compte des fortes aides de l’État, de la position compréhensive de Canal+ et du non-remboursement des abonnements, la situation financière des clubs s’avère finalement moins dégradée que prévu67. Comme dans d’autres secteurs, l’aide publique s’est avérée efficace et a permis aux structures du rugby professionnel français de passer le cap de la crise sanitaire sans menacer leur existence. Après la 18e journée de la saison 2022-2023, les affluences moyennes sont en forte hausse (de l’ordre de 20 %) et dépassent 14 000 spectateurs.
Conclusion
Alors que le rugby anglais de clubs et son homologue gallois se portent mal, la santé sportive et économique des clubs français montre qu’un modèle équilibré a trouvé un terreau fertile pour s’épanouir et devenir le seul sport, en dehors du football, dont l’impact économique68 dépasse le milliard d’euros69. En 2022-2023, le Top 14 compte 6 clubs représentant une des 10 premières unités urbaines de France par la population, d’où un fort potentiel de spectateurs et de partenaires économiques. La forte part des abonnements dans les recettes de billetterie est une garantie de stabilité de la part du chiffre d’affaires tirée de ce poste essentiel. Conclu à un niveau élevé, le contrat de diffusion par Canal+ court jusqu’en 2027. Le rugby attire l’attention des médias grâce aux résultats récents de l’équipe nationale, dont tous les membres jouent dans le Top 14, et à l’organisation de la Coupe du monde en France à l’automne 2023. L’inquiétude née de la crise sanitaire n’est désormais plus qu’un souvenir. Les postes de recettes sont stabilisés à un niveau élevé et pour la première fois, le résultat net cumulé du Top 14 et de la Pro D2 est positif70. Le salary cap a permis aux clubs de constituer des fonds propres qui ont rapidement augmenté pour dépasser 120 millions d’euros en 2021-202271, limitant le risque de faillite d’un club comme on l’a vu en Angleterre en 202272. Un modèle vertueux est enclenché.