En mars 1931, l’équipe de France est exclue du Tournoi des Cinq Nations. Les quatre rugby unions britanniques rompent leurs relations avec la Fédération française de rugby (FFR) et interdisent tout match avec l’équipe nationale ou les clubs hexagonaux. Il s’agit de la plus grande crise à laquelle le rugby ait été confronté depuis la séparation des principaux clubs du nord de l’Angleterre en 1895, qui aboutit à la création du rugby à XIII (rugby league). La rupture avec la France a duré jusqu’en 1939 et les relations ont été au bord d’un nouveau divorce avant qu’un compromis ne soit trouvé au milieu des années 1950. Comme l’explique cet article, le différend trouve son origine dans les préjugés britanniques à l’égard des Français, qui, anciens, sont devenus un élément important de la culture du rugby d’outre-Manche. Le divorce rugbystique est un avatar des relations diplomatiques franco-britanniques et du conflit culturel représenté par le masculin britannique « John Bull » et le féminin français « Marianne ». Il illustre la manière dont le sport reflète et éclaire les caractéristiques plus larges de la vie sociale et politique.
De fait, avant même que le ballon ovale n’atteigne les côtes françaises, les joueurs de rugby anglais se définissent par opposition aux Français. En 1861, un élève de la public school de Rugby affirmait dans le magazine de l’école que les détracteurs du rugby voulaient le réduire à une « jolie petite escarmouche dans les Champs-Élysées » plutôt qu’à la « vaillante charge à la baïonnette qui a gagné le champ de Waterloo1 ». Lors de l’une des réunions fondatrices de la Football Association en 1863, F.M. Campbell, du club de rugby de Blackheath, déclara que l’interdiction du hacking (coup de pied dans les tibias de l’adversaire) « ferait disparaître tout le courage et l’audace du jeu ». Il ajouta par provocation que pour prouver son assertion, il ferait « venir un groupe de Français qui vous battraient après une semaine d’entraînement ». Neuf ans plus tard, lors de la réunion de fondation du club de rugby Wakefield Trinity, un orateur déclara qu’« un Anglais valait cinq Français2 ».
La croyance selon laquelle les Français étaient efféminés, émotifs et indignes de confiance était profondément ancrée dans la culture britannique et le rugby était considéré comme une expression sportive importante de cette culture. Les guerres contre la France révolutionnaire et napoléonienne avaient vu l’émergence d’un récit national selon lequel la Grande-Bretagne était la patrie du fair-play par opposition au « liberté, égalité et fraternité » de 1789. Comme l’écrivait Pierce Egan, spécialiste de la boxe, dans son Book of Sports de 1832 : « Le fair-play est la devise des Britanniques qui la porteraient jusqu’aux extrémités de la terre. Quels que soient le pays, la religion ou la couleur3 ». En particulier, la dimension physique de la boxe était perçue comme l’incarnation des valeurs britanniques, en contraste avec les méthodes jugées sournoises utilisées par les Français. « Un Anglais jouera son rôle avec courage et noblesse de cœur », pouvait proclamer Egan. « Pas d’épée ou de poignard – ni de liste de proscription – on s’élève ou l’on tombe par le poing4 ». Selon les Britanniques, le tempérament efféminé des Français les rendait indignes de confiance.
Dans la seconde moitié du xixe siècle, la masculinité du rugby est considérée comme une expression du caractère britannique au même titre que la boxe. Et, lorsque le rugby est introduit en France par des expatriés britanniques dans les années 1870, puis adopté par les Français, les stéréotypes antifrançais habituels accompagnent ce transfert culturel. Les matchs transmanche entre clubs Britanniques et Français deviennent courants dans les années 1890 et ont souvent suscité des commentaires tels que ceux du journaliste Bertram Fletcher Robinson en 1896 :
Le jeu de l’équipe française était, je suis forcé de l’admettre, plus humoristique qu’habile. Les cris et les hurlements avec lesquels ils s’encourageaient les uns les autres, les réjouissances sauvages, le noir désespoir, les soupçons de perfidie suscités par la conduite de l’arbitre… tout cela était suffisamment ridicule, mais semblait l’être encore plus par rapport à l’approche solide et professionnelle de leurs adversaires5.
Néanmoins, le niveau du rugby français s’améliore rapidement et, en 1906, la France est la seule équipe à marquer deux essais contre les All Blacks de Nouvelle-Zélande lors de leur tournée historique de 1905-1906 dans l’hémisphère nord. La même année, la Rugby Football Union (RFU) accepte que l’Angleterre joue un match international contre la France au Parc des Princes à Paris. Les Anglais s’imposent facilement par 35 à 8, mais le match est un tel succès que les trois autres rugby unions britanniques – les Home Nations, comme elles s’appelaient elles-mêmes – organisent des rencontres internationales avec la France au cours des quatre années suivantes. En 1910, avec son tout premier match contre l’Écosse, la France est intégrée à ce qui était alors connu sous le nom de Home Nations Championship, qui est devenu le Five Nations Championship. Pourtant, malgré sa participation au tournoi, la France n’obtient pas de siège à l’International Rugby Football Board (IRFB), l’instance dirigeante de ce sport. Seuls l’Angleterre, l’Irlande, l’Écosse et le Pays de Galles sont représentés au sein de l’IRFB.
Sur le terrain, les Françaises progressent, remportant leur premier match international en battant l’Écosse en 1911, puis l’Irlande en 1920, l’Angleterre en 1927 et le Pays de Galles en 1928. À la fin des années 1920, elle est considérée comme un vainqueur potentiel du tournoi. Son seul problème, selon de nombreux journalistes britanniques spécialisés dans le rugby, réside dans le manque de contrôle émotionnel de ses joueurs. « Ils ne peuvent pas contrôler leur tempérament », titrait l’hebdomadaire sportif britannique Athletic News après la défaite de la France contre l’Irlande en 1928. L’ancien arbitre J.-B. Minahan déclara que « la nature excitable » des Français signifiait qu’ils ne réussiraient probablement jamais. L’année suivante, l’Athletic News réutilisait le stéréotype et soulignait « le même vieux défaut, l’incapacité à contrôler leur tempérament6 ». Ainsi, le cliché habituel du tempérament français efféminé contre la masculinité britannique se voyait renforcé.
L’exclusion du Tournoi des Cinq Nations
L’instabilité caractérielle et la nature émotionnelle supposées des Français ont été considérées par de nombreux acteurs du rugby britannique comme la raison sous-jacente de l’exclusion de la France du Tournoi des Cinq Nations en 1931. Le match d’avril 1930 disputé contre le Pays de Galles à Colombes devant une foule record de 50 000 personnes fit office de catalyseur. Pour le rugby français, il s’agissait de la rencontre la plus importante de son histoire. Une victoire lui permettait de remporter le Tournoi des Cinq Nations pour la première fois ; un match nul lui donnait le droit de partager le titre avec l’Angleterre. Malheureusement pour la France, le Pays de Galles s’imposa 11-0. Comme on pouvait s’y attendre pour un match d’un tel enjeu, ce fut une affaire dure et ennuyeuse qui, selon le Times, comportait « des mêlées et des mauls tumultueux, des plaquages sévères et [une] atmosphère générale de désespoir tout à fait inutile7 ». De son côté The Athletic News appela la partie « la bataille de Colombes ». Au cours de la seconde mi-temps, l’arbitre anglais, mister Hellewell, interrompit le match pour demander aux joueurs de cesser leurs actes de brutalité et de violence. Pour la majeure partie de la presse britannique, l’explication du résultat n’était pas difficile à trouver : « Sans minimiser la victoire galloise, il est vrai que les Français ont été trahis par leur tempérament trop nerveux8 », explique le Western Daily Press. En fait, ce match était typique du rugby international lorsque l’honneur national est en jeu. Ce n’était pas le premier match international à être interrompu par l’arbitre pour avertir les joueurs ; la rencontre Angleterre-Nouvelle-Zélande de 1925 à Twickenham avait été arrêtée trois fois pour la même raison et, contrairement à Colombes, l’arbitre avait expulsé un joueur. Gaston Vidal, homme politique et dirigeant sportif français, estimait que le fait que l’arbitre ait été anglais n’avait pas aidé à améliorer l’ambiance à Colombes et demandait que la France obtienne un siège à l’IRFB afin de démontrer qu’il n’y a pas de parti pris à son encontre9. Lors de la réunion annuelle de 1930 de la Welsh Rugby Union, son président Horace Lyne déclara qu’il souhaitait que les matches avec la France se poursuivent, arguant qu’un ou deux joueurs pouvaient facilement donner une mauvaise réputation à une équipe : « ils ne doivent pas penser qu’il ne peut y avoir que des Français : il peut aussi y avoir des Gallois, des Irlandais, des Anglais ou des Écossais10 », déclara-t-il lors de la réunion. Néanmoins, ce match fut considéré comme un casus belli pour les quatre unions britanniques de rugby de rompre leurs relations avec la France. Le 2 mars 1931, elles publièrent une résolution commune qui stipulait :
Nous sommes obligés de déclarer qu’en raison des conditions insatisfaisantes de la gestion et de la pratique du rugby en France, ni notre union ni les clubs ou unions placés sous sa juridiction ne seront en mesure d’organiser ou d’honorer des rencontres avec la France ou des clubs français, à domicile ou à l’extérieur, après la fin de cette saison, à moins et jusqu’à ce que nous soyons convaincus que le contrôle et la conduite du jeu aient été placés sur une base satisfaisante dans tous les domaines essentiels.11
En réalité, le match de 1930 avait fourni un prétexte commode pour justifier la rupture avec la France. Celle-ci était motivée par un certain nombre de facteurs, dont certains étaient apparus dès que la France avait été acceptée dans le rugby international. L’exemple le plus célèbre de cet antagonisme avait été la rencontre du 1er janvier 1913 contre l’Écosse au Parc des Princes. Ce match est devenu célèbre sous le nom de « l’affaire Baxter » après que l’arbitre anglais James Baxter a été agressé par des spectateurs à la fin du match pour protester contre son arbitrage qui, selon eux, avait contribué à la défaite de la France (21-3). Peu après la rencontre, les Écossais annoncèrent qu’ils ne joueraient plus contre la France12. Avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale, le conflit s’estompa avant l’armistice, mais des inquiétudes subsistaient quant à la nature du rugby français sur et en dehors du terrain. Bien que le comportement de la foule ait été présenté comme un exemple du tempérament ombrageux des Français, les dirigeants des rugby unions d’Angleterre et d’Écosse se sont toujours méfiés des grandes foules qui assistaient aux matchs de rugby en Grande-Bretagne, en particulier dans le nord de l’Angleterre. Pourquoi les joueurs gentlemen devraient-ils « se plier aux foules hurlantes qui se pressent dans les tribunes circulaires d’un quelconque Colisée du Yorkshire13 », s’interrogeait Bertram Fletcher Robinson, un sentiment largement répandu parmi les dirigeants de ce sport. Le rugby français des années 1920, avec ses foules, son mercantilisme non dissimulé et son « amateurisme marron », ressemblait fortement au rugby du nord de l’Angleterre avant la scission de la Northern Union en 1895, et suscitait donc des réactions émotionnelles habituelles de la part des dirigeants du football britannique. Il va sans dire que les Britanniques soupçonnaient également le rugby français de ne pas prendre au sérieux l’éthique de l’amateurisme, du moins en dehors des cercles de la grande bourgeoisie. En 1911, le journaliste anglais Edward Humphrey Dalrymple (EHD) Sewell avait mis en garde contre « un possible professionnalisme voilé, contre lequel les dirigeants du jeu en France doivent lutter pendant que la chose est encore dans l’œuf14 ». L’omniprésence des paiements aux joueurs français a été confirmée peu après par un certain Monsieur Bureau qui contacta l’Union du Nord pour lui suggérer d’organiser des matches d’exhibition dans le sud de la France. La manifestation la plus flagrante de la pratique de l’amateurisme marron consistait dans le nombre de joueurs et d’entraîneurs gallois qui avaient rejoint des clubs français avant 1914. Le grand demi d’ouverture gallois et international des îles britanniques Percy Bush arrive à Bordeaux en 1909. En 1912, le Stade Bordelais engage Billy Morgan, frère de Teddy Morgan qui avait marqué l’essai victorieux des Gallois contre les All Blacks en 1905. Le Gallois le plus en vue est Harry Owen Roe, de l’Aviron Bayonnais. En 1912, il bat le record d’essais marqués par le club et, l’année suivante, il entraîne l’équipe pour remporter le championnat de France. L’essor du rugby français dans l’après-guerre a amplifié ces tendances. En 1923, le magazine Rugby Football annonce à ses lecteurs que vingt cas de professionnalisme voilé font l’objet d’une enquête outre-Manche15.
La crise des années 1930
Les inquiétudes britanniques à l’égard rugby français étaient également partagées par de nombreux dirigeants de la FFR. Ils se montraient aussi préoccupés par les grandes foules, les matchs férocement compétitifs et le grand nombre de joueurs qui exigeaient des récompenses pour jouer au rugby, mais qui ne présentaient pas, du moins à leurs yeux, la sophistication de ceux qui avaient développé le jeu avant la guerre. Ces facteurs ont tous été cités comme ayant contribué à deux décès très médiatisés, celui du talonneur de Quillan Gaston Rivière en mars 1927 à la suite d’un effondrement de la mêlée, et celui de l’ailier d’Agen Michel Pradié, 18 ans, après un plaquage de Fernand Taillantou, de Pau, lors d’une demi-finale du championnat de 1930. Ces décès et d’autres incidents ont valu à la fin des années 1920 d’être surnommée l’ère du rugby de muerte par le docteur Paul Voivenel, un dirigeant et écrivain de rugby de premier plan qui conseilla plus tard le gouvernement de Vichy sur l’interdiction du rugby à XIII. Intervenant deux semaines après le tollé provoqué par le match France-Pays de Galles, la mort choquante de Pradié semblait signifier que le rugby français avait atteint un point de non-retour. La FFR connut de nouveaux problèmes en avril lorsque douze grands clubs annoncèrent la création de l’Union française de rugby amateur. Les Douze, comme ils ont été surnommés, lancèrent leur propre compétition et s’engagèrent à réaffirmer les valeurs de l’amateurisme et à pratiquer un jeu sans violence ni brutalité. En décembre 1930, ils sortirent de la FFR. Pour les Britanniques, les déclarations publiques des Douze semblaient être un pas dans la bonne direction. Mais ils furent vite détrompés par le secrétaire de la FFR, l’expatrié écossais Cyril Rutherford, qui les informa que les Douze étaient « les pires délinquants en matière de professionnalisme » et que leur principal grief contre la FFR avait été l’introduction en 1929 d’un système de partage des recettes spectateurs entre les clubs, qui leur faisait craindre d’être contraints de renoncer à une partie de leurs revenus. Les Britanniques ne faisaient confiance à aucune des deux parties pour réaffirmer l’hégémonie de l’amateurisme dans le jeu. C’est ce manque de confiance dans toutes les factions du rugby français qui poussa les rugby unions britanniques à rompre leurs relations avec la France le 2 mars 1931. Incapables d’imposer leur autorité ou de changer le système du rugby français, les Britanniques se contentèrent de s’en laver les mains de la situation et partirent. La rupture n’avait pas été provoquée par les événements survenus lors de la rencontre internationale France-Pays de Galles en 1930, mais cette rencontre avait constitué le point culminant d’années de mécontentement britannique à l’égard du jeu français, qui atteignit son paroxysme avec l’éclatement de l’autorité de la FFR. Comme l’a déclaré Cyril Rutherford au Times, « la scission entre la Douze et la Fédération et la publicité dont elle a fait l’objet ont été les principales raisons de la décision des syndicats britanniques16 ». Des regrets et une certaine opposition à la rupture furent toutefois exprimés en Grande-Bretagne. Le magazine Rugger affirma que « la France doit être ramenée dans le domaine des championnats internationaux de rugby aussi rapidement que possible17 ». De son côté, le Prince de Galles, futur Edward VII, rencontra les dirigeants de la FFR en octobre 1931 pour essayer de négocier un accord de paix. Mais la plupart des commentateurs britanniques avaient compris que cette rupture était inévitable. Elle eut également une conséquence inattendue pour les rugby unions britanniques en ouvrant la porte à l’établissement du rugby à XIII en France. La scission des Douze de la FFR avait conduit certains journalistes à établir des parallèles avec la scission anglaise de 1895, comme en témoigne le titre d’Athletic News : « Les clubs français rejoindront-ils la Ligue de rugby18 ? » Les Douze se rabibochèrent avec la FFR en mai 1932, mais dix-huit mois plus tard, en janvier 1934, l’attaquant international français Jean Galia prit la tête d’un mouvement sécessionniste pour créer la Ligue française de rugby à treize. Ce nouvel organisme proposait des solutions à plusieurs des problèmes que la FFR n’avait pas réussi à résoudre : des paiements ouverts aux joueurs, un jeu à 13 qui réduisait au minimum les lourdes mêlées et les mauls du rugby union et, last but not least, des matchs internationaux réguliers avec l’Angleterre et le Pays de Galles. En 1939, la nouvelle organisation de rugby comptait 225 clubs affiliés, contre 471 pour la FFR, et l’équipe nationale française de rugby à XIII avait battu l’Angleterre et le Pays de Galles pour devenir championne d’Europe19.
Faisant face à l’hémorragie de ses clubs et condamnée à un régime peu attrayant de matches internationaux contre des nations de second rang telles que l’Allemagne, la Roumanie et l’Italie, la FFR tenta à plusieurs reprises d’ouvrir des négociations avec les rugby unions britanniques, y compris en sollicitant l’aide de l’ambassadeur de France à Londres20. La RFU rencontra les dirigeants de la FFR et de la Douze en 1934, mais ne se montra guère disposée à combler le fossé. Un dirigeant soutint même que « la RFU devrait limiter ses activités aux peuples anglophones », tandis que l’influent comité financier de la RFU souligna qu’« un contact étroit [devait] être encouragé entre nous et les Dominions [les colonies blanches de l’Empire britannique] ». L’année suivante, la RFU mit fin à sa politique de longue date consistant à autoriser les clubs situés en dehors de l’Empire britannique à s’affilier à elle, préférant se concentrer sur le « Commonwealth britannique des nations21 ». Cette manifestation de l’insularité reflétait la nature profondément paroissiale du sport britannique dans son ensemble : la Football Association et les autres organisations britanniques de football se retirent de la FIFA pour la deuxième fois en février 1928. En fin de compte, les rugby unions britanniques estimaient que le ballon ovale était un sport réservé aux races blanches et anglophones de l’Empire britannique. Les années 1930 furent marquées par une détérioration des relations diplomatiques entre les gouvernements britannique et français, ce qui signifiait que les rugby unions britanniques ne furent pas encouragées à se rapprocher de la France. Après l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933, la France chercha à renforcer sa puissance militaire face au militarisme allemand. En revanche, la Grande-Bretagne suivit sa stratégie diplomatique traditionnelle, qui consistait à promouvoir l’équilibre des forces entre les nations européennes. Ces stratégies divergentes furent mises en évidence en 1935. En mai, la France et l’Union soviétique paraphaient un pacte de défense mutuelle. Six semaines plus tard, à l’occasion de l’anniversaire de la bataille de Waterloo, la Grande-Bretagne signait un accord naval avec l’Allemagne nazie. À Paris, cette année-là, les spectateurs des salles de cinéma sifflèrent le prince de Galles lorsqu’il apparaissait dans les films d’actualité et la police fut appelée à protéger l’ambassade britannique22. Quoi qu’il en fût, la menace imminente d’une guerre en Europe fit évoluer rapidement les alliances et, à la fin de la décennie, la Grande-Bretagne et la France considéraient que leurs intérêts se rejoignaient dans l’opposition à Hitler. Bien que la RFU n’ait pas entretenu de liens officiels avec le gouvernement britannique, ses dirigeants côtoyaient de hauts responsables politiques et gouvernementaux et ils n’ignoraient donc pas que le sport pouvait s’aligner sur la poursuite d’objectifs diplomatiques. Les instances dirigeantes du rugby promouvaient activement les valeurs de l’Empire britannique et, dans les années 1930, de nombreux acteurs du jeu étaient d’accord avec la déclaration du magazine Rugger selon laquelle « il n’est pas exagéré de dire que le football de rugby peut et doit devenir un maillon essentiel de la chaîne de la paix mondiale23 ». Au début de l’année 1939, le secrétaire de la FFR, Cyril Rutherford, et son président, Louis Dedet, écrivaient à nouveau aux quatre rugby unions britanniques pour discuter de la reprise des relations. Le succès du rugby à XIII et l’atrophie des liens internationaux de la FFR, désormais limités aux régimes fascistes et d’extrême droite, faisaient que les dirigeants de la FFR étaient désireux de parvenir à un accord en proposant même d’abolir le Championnat de France24. Les Britanniques répondirent le 17 mars 1939. Ils accueillaient favorablement la démarche de la FFR mais posaient cinq conditions irrévocables. Afin de lutter contre le jeu déloyal, tout joueur exclu d’un match ne devait plus être autorisé à jouer avant d’avoir comparu devant un organe disciplinaire de la FFR alors que tous les matchs devaient être « joués en stricte conformité » avec les règles de l’IRFB. Et pour lutter contre le « professionnalisme voilé », aucun joueur coupable d’avoir reçu des paiements pour jouer ne devait « jamais être autorisé à rejouer au rugby ou à agir dans une quelconque capacité officielle ». Tout officiel reconnu coupable d’avoir payé des joueurs ou d’avoir « encouragé » des paiements à des joueurs serait également banni, et aucun club ne pourrait payer des entraîneurs ou des soigneurs. La lettre apportait un soutien sans réserve à la proposition de la FFR de mettre fin au championnat, insistant sur le fait que « le véritable fondement du jeu tel qu’il est pratiqué dans nos pays [britanniques] est le match amical entre les clubs25 ». Quand cette lettre arriva à Paris, les choses évoluèrent rapidement. Le 24 juin, le congrès annuel de la FFR à Marseille vota la suppression du championnat et, deux semaines plus tard, la FFR reçut une courte lettre du secrétaire de l’IRFB, l’ancien international irlandais Harry Thrift, au nom des quatre nations britanniques. Au vu des décisions prises à Marseille, cette lettre indiquait que « les représentants des quatre fédérations nationales [avaient] décidé de recommander à chaque fédération nationale de reprendre ses relations avec la Fédération française de rugby26 ». Le Tournoi des Cinq Nations serait joué à nouveau en 1940 et les matchs de clubs transmanche étaient désormais autorisés. L’Entente cordiale était rétablie.
Les problèmes de l’après-guerre
Moins de deux mois après que l’IRFB eut repris ses relations avec les Français, la Seconde Guerre mondiale éclata et le Tournoi des Cinq Nations fut suspendu de 1939 à 1947. La France réapparut enfin dans le Tournoi le 1er janvier 1947, lors d’un come-back triomphal face à l’Écosse (8-3) à Colombes. Mais, malgré les promesses de la FFR, son absence n’avait guère contribué à apaiser les tensions avec les nations britanniques, qui réapparurent rapidement peu avant le coup d’envoi du Tournoi des Cinq Nations de 1948. Bill Fallowfield, secrétaire de la Rugby Football League (RFL) en Grande-Bretagne, révéla à la presse que le brillant demi de mêlée français Yves Bergougnan, qui évoluait alors sous les couleurs du Stade toulousain, avait déjà joué au rugby à XIII pour le Toulouse Olympique27. Bergougnan était le demi de mêlée titulaire de l’équipe de France et avait participé aux quatre matches du Tournoi des Cinq Nations de 1947. Cependant, selon le règlement amateur de l’IRFB, qui interdisait à toute personne ayant joué au XIII, que ce soit en tant que professionnel ou en tant qu’amateur, de participer aux matchs du XV, Bergougnan n’aurait pas dû être autorisé à jouer dans un match de rugby XV. Deux jours avant le premier match de la France dans le cadre du Tournoi des Cinq Nations 1948 contre l’Irlande, la FFR avait tenu une réunion d’urgence et décidé que Bergougnan ne serait pas sélectionné28. Mais le 19 janvier, on annonça que Bergougnan avait « vu son statut d’amateur approuvé par les autorités britanniques29 » et qu’il était libre de jouer lors du prochain match de la France en Écosse. « L’affaire Bergougnan », comme on l’a appelée, révèle la complexité du compromis qui a permis à la France de revenir dans le Tournoi des Cinq Nations. Le communiqué de la FFR pour défendre son demi de mêlée reconnaît qu’il a joué à XIII mais affirme qu’il n’a pas été payé. À leurs yeux, un professionnel est un joueur qui a reçu de l’argent pour pratiquer un sport. Mais pour les Britanniques de l’IRFB, tout individu jouant au rugby à XIII était par définition un professionnel, qu’il ait ou non reçu de l’argent. La FFR a donc dû reconnaître les règles de l’IRFB, ce qui explique que Bergougnan n’ait pas été sélectionné pour le match contre l’Irlande. En contrepartie, l’IRFB n’appliqua pas son règlement à la France avec la même rigidité qu’avec les nations britanniques. Un compromis était donc trouvé : ce sont les nations britanniques qui décident en dernier ressort qui peut jouer pour la France, mais elles le font en tenant compte de la conception différente de l’amateurisme de la FFR. En réalité, le polyvalent Bergougnan avait été payé pour jouer aux deux rugbys. Il déclara ouvertement au centre écossais Russell Bruce qu’il était passé du championnat au XV parce que « c’était plus lucratif 30 ».
Bergougnan n’était pas le seul joueur à suivre cette voie. Un dossier établi par les autorités françaises de rugby à XIII en juillet 1947 révèle que quatre-vingt-dix-neuf anciens joueurs de la ligue jouent désormais dans des clubs quinzistes31. Il avait été décidé dans le cadre d’une tentative du directeur général des sports, Gaston Roux, de négocier un accord entre les deux rugbys afin de réglementer le transfert de joueurs au-delà de la frontière du ballon ovale. L’accord ne dura pas longtemps ; la FFR l’abrogea en novembre 1947 et un marché libre des joueurs de rugby vit rapidement le jour. Le Stade toulousain recruta notamment onze anciens joueurs treizistes, tandis que de nombreux clubs de rugby à XIII, affaiblis par l’interdiction de leur discipline par Vichy pendant la guerre, se montraient incapables de rivaliser financièrement et perdaient de nombreux joueurs. Cette course aux joueurs contribua à consolider l’hégémonie du rugby à XV dans les années incertaines de l’après-guerre et laissa le XIII sur le carreau, d’autant qu’il était contraint par le gouvernement français d’utiliser le nom de « jeu à treize32 » à la place de rugby à XIII. Quelle qu’ait été la satisfaction ressentie par les dirigeants de clubs quinzistes devant cet afflux de treizistes, il met en évidence le fait qu’ils opéraient en violation des règles de l’IRFB en matière d’amateurisme. Cela n’est pas passé inaperçu des rugby unions britanniques, notamment parce que les autorités britanniques de rugby league firent circuler les détails de chacune de ces violations. Mais les quinzistes britanniques n’avaient pas besoin de l’aide de la Rugby Football League ; ils étaient parfaitement au courant de ce qui se tramait en France et s’en préoccupaient vivement. L’inquiétude atteignit son paroxysme lors de la réunion de l’IRFB tenue en mars 1951, quand les délégués, après avoir pris connaissance des rapports sur le jeu français, chargèrent le secrétaire du Board, Harry Thrift, d’envoyer une lettre confidentielle à la FFR pour lui faire part de leurs préoccupations. Empruntant le style d’un directeur d’école chapitrant un écolier turbulent, Thrift dit aux Français que l’IRFB « considère avec beaucoup d’inquiétude les rapports qui lui sont parvenus de diverses sources concernant la manière dont le rugby à XV est actuellement administré et joué en France ». Il rappelait à la FFR les cinq conditions sous lesquelles elle avait été réadmise dans le Tournoi des Cinq Nations en 1939 et déclarait que l’IRFB avait « des raisons de croire que certaines, au moins, de ces conditions ont été oubliées, voire délibérément enfreintes » par les clubs français, malgré les « avertissements amicaux33 » adressés à la FFR. Outre les violations flagrantes du règlement amateur, l’IRFB souleva également la question de la poursuite du championnat des clubs. Bien que ce championnat ait été supprimé en 1939, la FFR l’avait relancé en 1942, alors que la France était sous la férule des occupants allemands et du régime collaborationniste de Vichy. La lettre de Thrift invitait les Français à prendre des « mesures immédiates » pour s’assurer que les conditions de réadmission de 1939 seraient « si étroitement respectées à l’avenir qu’elles garantiraient la poursuite entre nos pays respectifs et la FFR des relations de longue date, heureuses et appréciées, qui seraient sinon gravement compromises ». Il s’agissait en particulier de la suppression du Championnat. La FFR avait jusqu’au 1er septembre 1951 indiquer à l’IRFB les mesures qu’elle avait prises pour satisfaire à ces conditions.
Pour la grande majorité des clubs français, la question du championnat n’était pas négociable. Afin de résister à toute tentative d’abandon de la compétition phare du rugby français, un certain nombre de clubs importants s’étaient réunis à Toulouse au début du mois d’octobre 1951 pour organiser l’opposition. La force des sentiments fut telle que l’on entendait parler de scission34. Néanmoins, le 11 décembre 1951, les dirigeants de la FFR votèrent à l’unanimité pour recommander la suppression du championnat. Ils espéraient ainsi donner se donner un peu de répit vis-à-vis des Britanniques, qui n’avaient pas respecté l’échéance de septembre fixée par l’IRFB. En février 1952, une délégation de la FFR composée du président Alfred Eluère, de René Crabos, l’ancien capitaine de l’équipe nationale, et d’Henri Picherit, un officiel du club de l’Université de Nantes qui avait des liens étroits avec le Pays de Galles, se rendit à Dublin pour rencontrer des représentants de l’IRFB. Comprenant la nécessité de faire une nouvelle génuflexion devant les dirigeants du rugby pour préserver le lien international, les trois hommes confirmèrent la suppression du Championnat. Lors de la réunion de l’IRFB du 14 mars 1952, la question de la France revint à nouveau sur le tapis. Le Conseil reconnut les efforts des dirigeants de la FFR mais, une fois de plus, il chargea Harry Thrift d’écrire à la FFR pour exposer la position de l’IRFB. Cependant, contrairement à 1951 où la lettre de Thrift était confidentielle, l’IRFB publia le contenu de sa lettre dans la presse. S’il relevait que les dirigeants de la FFR avaient voté à l’unanimité l’abolition du Championnat, il redisait ses préoccupations :
Le Conseil d’Administration est gravement troublé par les actions et les tendances de certains clubs français qui sont en conflit avec les statuts et les règlements de la Fédération Française elle-même et avec l’esprit du jeu amateur du Rugby Football. Le Board a décidé d’attendre la notification des mesures effectives de réforme, qui seront déterminées par l’Assemblée Générale de la FFR qui se tiendra au mois d’avril 1952, avant de se prononcer définitivement sur le maintien ou non des relations entre les Unions représentées à l’International Rugby Football Board et la France au cours de la saison 1952-195335.
En d’autres termes, si le Championnat n’était pas supprimé par la FFR, les nations britanniques rompraient leurs relations avec la France.
Le triomphe de René Crabos
Le ton de cette déclaration choqua même certains journalistes britanniques spécialisés dans le rugby. Dans le Daily Telegraph, Ernest William (E.W.) Swanton, le célèbre correspondant du journal pour le rugby et le cricket, constatait « qu’il y a un soupçon de suffisance et d’autosatisfaction dans certaines des phrases » utilisées par l’IRFB, et demandait même « à quoi serv[ai]t la publication de la présente déclaration36 ? ». En fait, ce ton suffisant avait été utilisé par l’IRFB à l’égard de toutes les nations pratiquant le rugby en dehors des îles britanniques. Néanmoins, cette déclaration avait un but bien précis. En lançant un ultimatum à la FFR, l’IRFB espérait la contraindre à supprimer le Championnat lors de son prochain congrès national en avril. En menaçant d’expulser la France avant le début de la saison suivante, l’IRFB semble avoir mis la FFR au pied du mur. Mais Alfred Eluère et René Crabos (qui succéda à Eluère à la présidence de la FFR à l’été 1952) savaient qu’il n’était pas possible que les clubs français votent la suppression du Championnat. Ils paraissent avoir choisi d’accepter d’abolir le Championnat pour gagner du temps afin de trouver un compromis. Début avril 1952, les dirigeants de la FFR votèrent la suppression du Championnat par 19 voix contre 6. Cependant, deux semaines après cette décision, 465 clubs se réunissaient à Toulouse pour discuter du prochain congrès extraordinaire de la FFR prévu le 10 mai. Les clubs s’y prononcèrent en faveur de son maintien par 744 voix contre une seule abstention. L’appel d’Eluère et de Crabos à la suppression du Championnat ne recueillit aucune voix. Pour adoucir la tonalité de ce rejet retentissant de l’IRFB, les clubs déclarèrent également qu’ils « appliquer[aie]nt les règles de l’amateurisme et se conformer[aie]nt strictement à l’esprit du jeu », un engagement que personne ne prit au sérieux. Dans le même temps, en prévision de son exclusion du Tournoi des Cinq Nations, l’assemblée décida de créer une commission chargée des relations internationales37. Le rugby français semblait près de revenir aux années 1930.
Mais ce ne fut pas le cas. L’IRFB renonça à sa menace de rompre ses relations avec la France. L’habileté diplomatique de René Crabos y fut pour quelque chose. En tant que nouveau président de la FFR, il emmena en juillet 1952 une délégation qui rencontra l’IRFB et la convainquit qu’il avait besoin de plus de temps pour mettre en œuvre ses exigences. Le rugby étant un sport administré sur la base de réseaux personnels et du statut social, la capacité de Crabos à établir des relations avec les dirigeants de l’IRFB l’aida à les persuader de ne pas expulser la France, et de lui donner du temps pour réformer le sport. Cette compréhension de l’importance des relations personnelles dans les relations avec les Britanniques l’a peut-être également convaincu qu’il pouvait faire face au bluff de l’IRFB. En effet, il savait que les clubs n’accepteraient jamais d’abandonner le Championnat. De fait, la réunion des 465 clubs à Toulouse constitua un ultimatum pour les dirigeants de la FFR, obligeant Crabos à marcher sur une corde raide entre les désirs apparemment inconciliables de l’IRFB et des clubs français. Il réussit à gagner du temps en promettant à l’IRFB d’entreprendre une série de mesures pour réaffirmer l’amateurisme et l’esprit du jeu selon leurs souhaits38. Le vote quasi unanime des clubs français en faveur de la poursuite du Championnat permit également à Crabos d’exercer une influence considérable sur l’IRFB. Il pouvait mettre en avant l’intransigeance des clubs pour faire valoir que, si le Conseil d’administration refusait de transiger, il ne pourrait plus contrôler les clubs et ceux-ci se sépareraient de la FFR. La France serait gravement affaiblie et l’IRFB n’aurait plus aucune influence sur le rugby français. Une nouvelle scission pourrait entraîner un renforcement du rugby à XIII, ce que de nombreux membres du rugby à XV considéraient comme pire que la violation de leurs propres principes d’amateurisme. Pour preuve, lorsqu’en 1956, le haut responsable de la Welsh Rugby Union, Rowe Harding, fut interrogé sur les raisons pour lesquelles la Roumanie n’était pas sanctionnée pour avoir payé ses joueurs, il répondit que si l’IRFB les expulsait, il ne doutait « pas que les Roumains se tourner[aie]nt vers le rugby à XIII, ce qui serait une tragédie39 ». Une telle perspective n’était pas inconcevable en 1952, alors que les treizistes français revenaient d’une tournée triomphale en Australie et que la première coupe du Monde de rugby à XIII allait se dérouler en France en 1954.
Mais Crabos ne devait pas se contenter de convaincre l’IRFB de modérer sa position. Il avait aussi à gagner la confiance des clubs de la FFR et donc ne pas apparaître comme le valet des Britanniques. Cette nécessité d’être à cheval sur les deux camps explique la controverse qui a entouré la journée d’ouverture du Tournoi des Cinq Nations de 1953, lorsque la FFR sélectionna Jean Dauger, âgé de 33 ans, pour jouer contre l’Écosse lors du match d’ouverture de l’équipe de France. Dauger avait été l’une des stars du rugby à XIII français à la fin des années 1930. Il avait contribué à la victoire de son club de Roanne en championnat en 1939 et à la première victoire de l’équipe nationale en championnat d’Europe la même année. Deux de ses cinq apparitions internationales en rugby à XIII ayant eu la Grande-Bretagne pour théâtre, il était donc fort possible que sa carrière de treiziste soit déjà connue des milieux quinzistes britanniques. Quelques mois avant que le gouvernement de Vichy n’interdise la ligue de rugby en 1941, Dauger avait quitté le XIII pour jouer au XV à l’Aviron Bayonnais, avec lequel il remporta le championnat de France en 1943. À l’exception de deux matchs contre l’armée britannique peu avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, le match de 1953 fut la seule fois où Dauger joua pour l’équipe nationale de rugby à XV, et l’on pensait que sa sélection rendait davantage hommage à sa gloire passée qu’à sa forme du moment40. L’IRFB et la FFR discutèrent de la possibilité pour Dauger de jouer pour la France lorsque leurs représentants se rencontrèrent lors du match annuel opposant les universités de Cambridge et d’Oxford en décembre 1952. Ils parvinrent à un accord sur la manière de procéder et transmirent à la presse une version présentable de leurs discussions. Le Times, citant une « source fiable », écrivit ainsi que Dauger n’avait joué qu’en championnat en tant qu’amateur et qu’il avait été réintégré par la FFR après une longue enquête41. Aucune de ces affirmations n’était vraiment vraie mais elles fournissaient une justification suffisante pour que la FFR et l’IRFB parviennent à un arrangement satisfaisant. Cependant, ce gentleman’s agreement n’était pas acceptable pour la Scottish Rugby Union (SRU), qui ne semble pas avoir été consultée sur le fait que Dauger jouait contre elle. Tout au long de l’histoire du rugby, aucune nation britannique n’a été plus pointilleuse que les Écossais dans l’application des règlements relatifs aux amateurs, et ils ne pouvaient pas laisser passer cette violation de l’amateurisme sans protester. Outre Dauger, la SRU protesta également contre l’inclusion de deux autres joueurs dans l’équipe française : Thomas Manterola de Lourdes, qui avait brièvement joué en championnat pour Dax fin 1944 et début 1945, et Henri Fourès de Toulouse, qui, selon la SRU, était coupable d’« amateurisme marron ». Lors de discussions de dernière minute, les Écossais trouvèrent un compromis. Dauger était autorisé à jouer le match, mais Manterola et Fourés furent retirés de l’équipe. Aucune explication n’a été donnée sur les raisons pour lesquelles deux transgresseurs relativement mineurs de l’éthique de l’amateurisme avaient été exclus du match, alors que l’un des plus célèbres treizistes des années 1930 était lui autorisé à jouer.
L’affaire Dauger semble avoir scellé le compromis permanent entre le rugby britannique et le rugby français. L’IRFB a permis à Dauger de jouer en fermant les yeux sur son interdiction des treizistes, ce qui autorisa Crabos à présenter aux clubs français l’affaire Dauger comme une victoire sur les Britanniques. Mais Crabos accepta également que l’ancien treiziste ne soit plus sélectionné pour la France et que l’IRFB renforce ses règlements afin d’empêcher les anciens treizistes de participer à des matches internationaux42. La FFR et l’IRFB avaient obtenu ce qu’ils voulaient. À la fin de sa réunion de mars 1953, l’IRFB publia une déclaration dans laquelle était relevée la « vigueur » avec laquelle Crabos mettait en œuvre les règlements relatifs aux amateurs et espérait que « le niveau tant souhaité par le Conseil serait rapidement et pleinement atteint ». La FFR devait présenter un autre rapport en janvier 1954 sur ses progrès, mais contrairement aux années 1951 et 1952, la déclaration de l’IRFB de 1953 se terminait par la nouvelle positive « que les relations entre les rugby unions représentées en son sein et la FFR devraient être maintenues au cours de la saison 1953-195443 ». Lorsque Crabos présenta le rapport de la FFR en mars 1954, l’IRFB l’encouragea « pleinement et avec sympathie » à poursuivre ses efforts. La crise était presque passée. Il faut attendre trois ans pour que la question du rugby français soit à nouveau discutée par le Conseil d’administration. Une délégation de la FFR rencontra le Board avant sa réunion de mars 1957 pour évoquer les préoccupations britanniques concernant les violations des « principes amateurs par les clubs français », mais Crabos assura à l’IRFB que la FFR se montrait déterminée « à maintenir l’amateurisme44 ». En novembre 1957, une réunion entre la FFR et le Conseil d’administration eut lieu à Paris. Crabos déclara aux délégués que les Français soutiendraient « les décisions ou principes que le Conseil jugera bon de prendre ou d’adopter afin d’assurer l’uniformité » sur la question de l’amateurisme, et que « l’objectif premier » de sa politique était de « maintenir et de cultiver l’amitié et la confiance des quatre Home Unions45 ». Une telle déférence correspondait à ce que les Britanniques voulaient entendre. La menace d’expulser la France des Cinq Nations n’a plus jamais été brandie et, à l’exception d’une brève discussion sur les « conditions du jeu » en 1964, l’IRFB n’a plus remis en question l’engagement de la France en faveur de l’amateurisme. Enfin, en mars 1978, après une demande infructueuse en 1967, la FFR se vit accorder le statut de membre à part entière de l’IRFB et put enfin prendre sa place aux côtés des nations britanniques.
Conclusion
Le mérite d’avoir évité une scission revient en grande partie aux talents diplomatiques de Crabos. Toutefois, il ne put y parvenir qu’en raison de l’évolution de la position des nations britanniques au sein du rugby international de rugby au cours de la décennie qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. L’intransigeance des Britanniques pendant les années d’avant-guerre avait favorisé l’essor du XIII en France, un résultat que toutes les parties souhaitaient éviter. Depuis 1948, l’IRFB comprenait des représentants de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de l’Afrique du Sud, qui ne soutiendraient pas nécessairement les nations britanniques. Le rugby sud-africain, désormais largement dirigé par des Afrikaners, se détachait de plus en plus des Britanniques et n’était plus l’allié fiable de l’entre-deux-guerres. La Fédération internationale de rugby amateur, créée par les Français en 1934, avait désormais une présence significative en Europe, et la France elle-même avait effectué une tournée en Amérique du Sud et se rendrait bientôt, avec succès, en Afrique du Sud. Les rugby unions britanniques ne pouvaient plus agir unilatéralement. L’évolution de l’équilibre des forces au sein du rugby international reflétait les tendances politiques mondiales. L’Empire britannique était en déclin et ses colonies cherchaient à obtenir leur indépendance. Comme le démontra la crise de Suez en 1956, ni la Grande-Bretagne ni la France ne pouvaient désormais agir unilatéralement sur la scène internationale. Bien que les suspicions nationales restassent encore profondes, les deux nations avaient besoin l’une de l’autre et, à partir de la fin des années 1950, la Grande-Bretagne chercha à obtenir le soutien français pour rejoindre le marché commun européen. Le président français Charles de Gaulle avait compris que le rugby contribuait à affirmer l’identité nationale française et à attiser la rivalité avec la Grande-Bretagne ; il n’autorisa pas la tenue de réunions ministérielles lorsque des matchs des Cinq Nations avaient lieu. Le sport était de plus en plus tenu des deux côtés de la Manche pour une forme de soft power, ce qui ne serait pas efficace si les autorités britanniques du rugby ne pouvaient surmonter leur tendance à discipliner et à punir ceux qui n’étaient pas d’accord avec elles.
Pourtant, d’un autre point de vue, peu de choses avaient changé. Le modus vivendi entre les Britanniques et les Français reposait sur un déni de réalité mutuellement accepté. Comme dans le cas du rugby gallois, les Français prétendaient qu’ils ne payaient pas leurs joueurs et les dirigeants britanniques du sport faisaient semblant de les croire. Dans les années 1960, un tel arrangement devint presque délirant. « Amateur est peut-être un mot français », écrivait Albert Lodge dans le magazine anglais Rugby World, « mais dans les clubs de rugby de France et ailleurs sur le continent, on emprunte au sport professionnel des attitudes qui feraient hérisser le gazon de Twickenham ». Pourtant, l’IRFB insistait publiquement sur le fait que les Français étaient des amateurs. En 1979, Bob Stewart, président de l’IRFB, déclara qu’il n’y avait pas de preuves tangibles pour étayer ces allégations. L’hypocrisie de l’amateurisme était un trait britannique auquel toutes les nations de rugby à XV devaient se plier, confirmant la justesse de l’observation d’Oscar Wilde selon laquelle « l’hypocrisie est l’hommage que le vice rend à la vertu ». Elle ne disparaîtra que tardivement, en août 1995, lorsque l’IRFB autorisa ouvertement le professionnalisme. Mais même l’avènement d’un professionnalisme ouvert n’avait pas fait disparaître les stéréotypes sur les Français auxquels les Britanniques avaient cru et qu’ils avaient nourris pendant si longtemps. Encore aujourd’hui, pour de nombreux acteurs du rugby britannique, le rugby français présente toujours les mêmes caractéristiques de tempérament et d’émotion. Dans un article paru dans le Guardian en 2020, Paul Rees regrettait qu’à la fin des années 1990, l’entraîneur de l’équipe nationale française Bernard Laporte ait « essayé d’étouffer » le « tempérament latin46 » de la France. La même année, Owain Jones déclarait à ses lecteurs que « le rugby français peut être un peu, eh bien, fou, leur tempérament latin les obligeant parfois à prendre des décisions excessives chargées d’émotion47 ». Plus de 160 ans après que la France est devenue « l’autre » par rapport auquel le rugby britannique s’est défini, les mêmes clichés à son sujet continuent d’imprégner la culture de ce sport. Comme c’est souvent le cas dans l’histoire du rugby, « plus ça change, plus c’est la même chose48 ».