« Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, bonjour ! Ce n’est pas sans une toute petite pointe d’émotion que je vais vous dire “Ici Colombes” ! Oui, en effet, vous savez que c’est peut-être la dernière fois que nous assistons sur cette pelouse du stade Yves-du-Manoir à un match international du Tournoi des Cinq Nations. Je sais bien, il ne faudrait peut-être pas faire de sentiments. C’est le progrès ! Bientôt, les autres rencontres auront vraisemblablement lieu au Parc des Princes. Mais tout de même ! Colombes, c’est un peu le Twickenham français. Colombes, c’est ce stade qui est sans doute un petit peu vétuste mais qui contient ce public si vibrant que nous montrent à l’heure actuelle les caméras de Pierre Sabbagh ».
C’est avec un peu de trémolos dans la voix que le journaliste Christian Rives, remplaçant d’un Roger Couderc renvoyé de l’ORTF après les événements de 1968, introduit la dernière prise d’antenne de la télévision française à Colombes pour une rencontre du Tournoi des Cinq Nations en ce 26 février 1972. La fin d’une époque dans la banlieue ouest de Paris. Ce stade méritait bien pareil hommage tant les images du rugby international ont bercé les mémoires des téléspectateurs des années 1950-1960. Une télévision qui n’a d’ailleurs jamais oublié cette enceinte, aimant régulièrement humer « l’air de Colombes » et poser ses caméras sur cette « terre sacrée du rugby1 », comme si ce stade incarnait un certain âge d’or de l’ovalie française.
En apparence en effet, tous les ingrédients semblent réunis tant il est « impossible de ne pas parler rugby2 » quand on évoque ce stade. De son nom aux couleurs de la tribune d’honneur, de la grille siglée RCF à l’ancienne statue d’Yves-du-Manoir, tout justifie l’empreinte rugbystique d’un lieu qui a même été adoubé par la presse anglaise3 ! C’est dire… Pourtant, derrière les évidences, les symboles, les émotions et les souvenirs, ce postulat peut être questionné. Telle semble être la mission de l’historien. Colombes est-il réellement le stade du rugby français au xxe siècle ? Est-il pleinement la maison mère du Racing club de France et de sa section rugby ? Le ballon ovale n’aurait-il pas réussi à s’approprier voire à confisquer une partie de la mémoire des lieux en raffûtant celle des autres disciplines ?
Nous tâcherons de répondre à ces interrogations en organisant nos propos autour de deux acteurs majeurs. Nous reviendrons dans un premier temps sur les liens entre le Racing club de France rugby et son stade avant d’observer l’impact concret d’Yves-du-Manoir dans le rugby national, en ayant comme fil conducteur la fascination que ce stade exerce dans la mémoire de ce sport.
Le Racing club de France rugby : 115 ans de présence à Colombes
Une présence intermittente sur le terrain d’honneur depuis 1908
Fondé en 1882, le Racing club de France (RCF) structure son équipe de rugby au début des années 1890 et devient le premier champion de France de l’histoire de la discipline en 1892. Longtemps en quête de terrains pour ses sports collectifs, le RCF jette son dévolu sur l’ancien champ de course de Colombes transformé par le journal Le Matin en enceinte athlétique (1907). Le premier match des Ciel et Blanc à Colombes se dispute sans doute le 2 février 1908 contre le Sporting club universitaire de France (SCUF), en championnat de Paris de 1re série. L’été qui suit, le club loue à l’année un terrain et des vestiaires pour ses entraînements, mais il partage ses matchs entre Colombes et d’autres sites (5 à 6 matchs par an sur le terrain d’honneur vers 1911-1912). Puis le Racing s’engage un peu plus à Colombes : il reprend en 1910 le bail du Matin, agrandit le stade en 1913 et tente de l’acquérir. Dans le même temps, il sous-loue ces terrains à de nombreux clubs franciliens : la plaine de jeux n’est donc ni le pré carré du Racing ni celui du rugby.
L’histoire du stade bascule avec les Jeux Olympiques de 1924 quand le Racing propose au Comité olympique français (COF) et à son secrétaire, l’ancien capitaine racingman Frantz Reichel, de bâtir à Colombes un stade de 60 000 places. Le COF accepte en avril 1922 et l’enceinte sort de terre en quelques mois. Le club devient dans la foulée copropriétaire avec le Comité national des sports (CNS) du plus grand stade de France et d’une plaine sportive qui est sans doute la première installation du pays. Ce nouveau statut n’implique pas pour autant une sédentarité globale du RCF rugby à Colombes même si plusieurs constantes apparaissent depuis un siècle.
Entraînements et rencontres à domicile de l’équipe première de rugby du Racing club de France (de 1924 à nos jours)
Années | Rencontres à domicile | Entraînements |
1924-1933 | Colombes (+ autres) | Colombes |
1933 à 1965 | Jean Bouin (Charléty entre 1953 et 1955 et parfois Colombes) | Colombes |
1965-1967 | Charléty (parfois Colombes) | Colombes |
1968-milieu années 1980 | Colombes puis Jean Bouin/Colombes | Colombes |
Fin des années 1980-début des années 1990 | Colombes | Colombes |
Fin des années 1990-milieu des années 2000 | Colombes/Charléty | Colombes puis La Croix de Berny |
Milieu des années 2000 à nos jours | Colombes (+ délocalisations) puis Paris La Défense Arena (2017) | La Croix de Berny puis Le Plessis-Robinson (2012) |
Les terrains annexes de Colombes ont d’abord presque toujours servi aux entraînements de l’équipe première et à l’ensemble de la section rugby jusqu’aux déménagements des années 2000 pour la Croix de Berny puis pour Le Plessis-Robinson. À l’inverse, le terrain d’honneur n’a pas toujours été l’épicentre des rencontres officielles de l’équipe première. Ainsi, à l’exception de la fin des années 1920 (par exemple : 11 rencontres en 1927-1928), de la fin des années 1960 à la période « showbiz » (fin des années 1980 et début des années 1990) ou pendant la première partie de la présidence de J. Lorenzetti (2006-2017), Colombes n’est pas le stade « à domicile » du Racing rugby. D’une saison à l’autre, parfois d’une rencontre à l’autre, le club change de site, poursuivant ainsi le nomadisme ancien des équipes omnisports de la capitale.
Sa présence est intermittente et perlée : entre 1924 et 1972, nous comptabilisons environ 155 matches sur le terrain d’honneur (51,5 % du total de l’activité rugbystique et 16,3 % du total des manifestations sportives) soit environ 3 rencontres par an. Certaines années, le RCF rugby semble même totalement absent du terrain olympique en compétition (1935, 1937, 1938, 1942, 1947, 1948, 1949 à 1952, 1956 à 1961, 1963 et 1964). Comme un symbole d’ailleurs, c’est au Parc des Princes que l’équipe de rugby célèbre le centenaire du club (1982) contre une sélection du rugby mondial alors que la tribune d’honneur de Colombes vient d’être rénovée.
Colombes n’est donc pas un premier choix. Y jouer en compétition de façon régulière est souvent lié à des contraintes. De 1953 à 1955, c’est un conflit financier avec les dirigeants du Cercle Athlétique de la Société Générale (CASG) sur la location de Jean Bouin qui explique la présence à Colombes alors que le retour de 1968 est en partie lié à la volonté de maintenir une activité sur le terrain d’honneur en raison des travaux du Parc des Princes qui annoncent la perte des grands événements sportifs de football et de rugby pour le stade Yves-du-Manoir (1972). Le club fait parfois tout pour éviter Colombes et migre même vers Charléty quand Jean Bouin est en travaux (1965-1967).
Depuis 115 ans, le Racing club de France rugby a donc souvent opté pour une organisation hebdomadaire bi- voire tricéphale alors qu’il aurait pu tout centraliser à Colombes. Une section rugby qui est finalement en garde alternée, partagée entre ses entraînements de la semaine à Colombes et ses matchs, un week-end sur deux, à Jean Bouin, Charléty ou Colombes. Un club où les années de vie commune sont rares, mais qui s’interroge néanmoins sur cette situation, n’ayant pas toujours le sentiment d’être chez lui à Jean Bouin ou Charléty. Le paradoxe est en effet surprenant car le club est longtemps copropriétaire (depuis 1925) puis unique propriétaire du stade (de 1979 au rachat par le département des Hauts-de-Seine en 2002). Pourtant, le Racing rugby y joue peu en compétition alors que celui-ci porte le nom de l’un de ses plus grands joueurs : Yves du Manoir4. Paradoxe qui semble trouver sa source dans les difficultés du club à attirer les foules à Colombes.
Un succès populaire limité à Colombes
Situé en banlieue, le stade de Colombes est souvent jugé comme éloigné et difficile d’accès. Défauts qui semblent freiner la venue de spectateurs pour des manifestations déjà peu attractives. Quand le RCF rugby revient au stade à la fin des années 1960, on estime même que « ce lointain stade de Colombes […] risque de lui coûter une partie de son public5 ». Le choix de Jean Bouin s’explique donc à la fois par sa position centrale et par sa capacité (10 000 places) idéale pour le rugby de clubs à Paris.
Colombes est quant à lui disproportionné et peu attractif. Entre 1953 et 1972 par exemple, sur 46 rencontres disputées par le RCF rugby à Colombes et dont les affluences ont pu être relevées, nous comptabilisons environ 47 732 spectateurs pour une moyenne de 1 038 personnes par match ! Pire, en 1968, le RCF ne draine qu’un total de 3 663 spectateurs pour tous ses matchs à Colombes, soit environ 458 personnes par rencontre et un taux de remplissage de 2 %. Colombes est un désert où les spectateurs sont perdus dans l’immensité des gradins. Le stade n’est pas le seul responsable et les affluences à Jean Bouin n’atteignent pas des sommets. Le rugby parisien, dans son ensemble, peine en fait à attirer les foules alors que l’organisation du championnat de France en d’innombrables poules rassemblant des dizaines de clubs ne crée pas un feuilleton hebdomadaire attractif.
Le retour en Top 14 du Racing en 2009 révèle ensuite la modernisation de ce sport et l’essor populaire du rugby professionnel dans la capitale. En apparence, le Racing tire son épingle du jeu mais son affluence, souvent supérieure à 10 000 spectateurs par match, repose en réalité sur des délocalisations qui gonflent les statistiques. À Colombes, le Racing tourne plus fréquemment autour de 8 000 spectateurs de moyenne (8 975 spectateurs en 2010-2011, 7 841 en 2014-2015). Avec souvent moins de 4 000 abonnés à Yves-du-Manoir, le Racing est d’ailleurs à la traîne du classement des clubs de l’élite, précédé ici de justesse par un Stade Français qui confirme les difficultés du rugby francilien à fédérer un public à la fois nombreux et partisan. Paradoxalement néanmoins, cette absence de soutien populaire est peut-être à l’origine d’une certaine philosophie.
Colombes : ADN original du Racing rugby ou confiscation de la mémoire du club ?
Un état d’esprit, une forme de liberté ou de goût pour la provocation serait ainsi né dans ce contexte particulier. Robert Paparemborde, entraîneur de la génération dorée championne de France en 1990, considère ainsi que les frasques de son équipe « showbiz » (champagne à la mi-temps, port du blazer, d’un nœud de papillon rose ou d’un béret basque à l’entrée sur le terrain…) sont justement nées d’une nécessité de se mettre une forme de pression rendue impossible par l’absence d’un soutien populaire massif à Colombes. Le stade Yves-du-Manoir ne connait donc pas la ferveur de Jean-Dauger (Bayonne), Marcel-Michelin (Clermont-Ferrand) ou Mayol (Toulon). Mais il a autre chose et, à sa manière, il contribue à créer une âme au Racing rugby.
Le RCF prend très vite conscience que « s’il n’avait la jouissance du stade de Colombes, […] il serait presque exclusivement un club de Lawn Tennis6 ». Club élitiste en grande partie parisien, avec ses sites de la Croix-Catelan, des rues Eblé ou de Saussure, axé sur le tennis puis le golf à la Boulie, le RCF trouve donc à Colombes, en banlieue, un ancrage territorial plus populaire. Le RCF rugby est le produit de cette construction particulière, de cette âme qui se développe sur les terrains annexes. Colombes serait l’élément structurant, le liant principal entre les générations, le « propre territoire, où de nombreux joueurs ont fait leurs premières armes, à l’ombre des grandes tribunes7 ». Dans un sport où le rapport à la terre est sans doute différent, cela peut compter.
Pendant près d’un siècle d’entraînements en effet, les plaquages des racingmen se terminent dans la boue de Colombes, les crampons des joueurs s’ancrent dans son sol lors des mêlées, la tête en partie orientée vers ce qu’il reste d’herbe : « Sur les terrains annexes de Colombes, jamais nous n’avons joué sur une mer de trèfles. La terre se rebellait, les terrains n’étaient pas roulés, nous apprenions le cadrage débordement en évitant les flaques grises8. » La culture du jeu du Racing se construit peut-être là, sur ces terrains qui entourent le stade olympique comme celui que certains surnommaient le « laminoir », dans ces entraînements nocturnes, sous la pâle lumière des projecteurs ou dans la chaleur des vestiaires d’une tribune d’honneur qui permet depuis les années 1920 à toutes les générations de se croiser9. Franck Mesnel évoque avec nostalgie ces « soirées d’entraînement et les sprints bihebdomadaires de 400 m pour rejoindre le bac à chaussures, les brosses enchaînées aux robinets et l’eau gelée pour nettoyer les crampons. […] les soirs où on attachait Saïd, le gardien du stade, au pylône pour qu’il ne coupe pas les projecteurs10 ». C’est sans doute à sa génération que l’on doit cette prise de conscience, comme si ces joueurs fantasques avaient trouvé dans ces murs décatis ou dans ce vieux tunnel d’accès à la pelouse qu’ils ont fait rouvrir, le ciment de leur unité. C’est dans ce paysage de banlieue, dans ce « brouillard d’un lundi en Moldavie11 » que le RCF rugby s’est inventé pendant des décennies.
Mais la section rugby n’en a pas le monopole ! Bien au contraire ! Elle est systématiquement en infériorité sur les terrains de Colombes face aux innombrables équipes de football affiliées RCF (plus de 70 en 1938, 1939 et 1964), elle qui ne rassemble au maximum qu’une vingtaine d’équipes dans les années 1960 pour quelques centaines de licenciés (570 en 1968). Le football se taille en général la part du lion. Il occupe l’espace : de 6 (1927) à 13 terrains (1956) lui sont dédiés quand le rugby n’en utilise que 3 ! Les équipes de football peuvent donc aussi s’associer à cette mémoire et à cet ancrage territorial même s’il semble que, pour cette section, le stade « mythique » du complexe soit surtout l’annexe Lucien Choine car le Racing club de Paris (RCP), version professionnelle du football, s’entraîne à Colombes, mais joue peu sur la pelouse de l’Olympique pendant ses années de gloire (69 matchs entre 1932 et 1966). Il préfère en effet le Parc des Princes où il dispute environ 427 matchs entre 1946 et 1966, y revenant même dans sa période « Matra » des années 1980. Notons enfin que l’athlétisme, le tennis, le basket ou encore le hockey sur gazon s’époumonent aussi sur ces champs sacrés du Racing. Le rugby partage donc cette mémoire avec beaucoup de sections.
Mais Colombes a peut-être chez lui une autre place car son identité est complexe. Elle diffère des canons habituels. À l’inverse de la plupart de ses concurrents voire du RCP, le RCF rugby n’a longtemps pas eu de référence spatiale clairement définie dans son nom et donc aucun ancrage territorial officiel et affiché. Sur son maillot rayé ciel et blanc qui lui confère l’une des identités visuelles les plus fortes du sport français, le Racing, pendant longtemps, ne possède aucune référence géographique. On comprend mieux, dès lors, pourquoi le complexe olympique de Colombes, longtemps dédié aux rencontres du XV de France, constitue peut-être encore aujourd’hui l’identité territoriale première d’un club souvent ballotté entre Paris et la banlieue.
Colombes, capitale à mi-temps du rugby français jusqu’en 1972
Le stade du XV de France pendant cinquante ans
Après une quinzaine de matchs internationaux entre 1907 et 1923, le stade de Colombes accueille en effet la quasi-totalité des rencontres du XV national de 1924 à 1972, soit environ 93 matchs (1,9 par an, 77,5 % du total international). En occultant 1932-1939, période durant laquelle la France est exclue du Tournoi des Cinq Nations, puis la Seconde Guerre mondiale, son XV joue de façon régulière et continue à Colombes.
Le calendrier est ritualisé. Yves-du-Manoir accueille deux rencontres par an d’un tournoi dont il a le monopole : on ne saurait alors imaginer un France-Angleterre au Parc. Selon les années, il reçoit aussi des nations de l’hémisphère sud de passage en France, comme la Nouvelle-Zélande qui est tenue en échec (0-0) en 1925. Les matchs se structurent autour d’une organisation quasi immuable. Ils se déroulent en général le samedi, vers 15 heures, car le stade n’est pas équipé de projecteurs. Les rencontres sont précédées par les hymnes nationaux joués par des fanfares militaires ce qui donne parfois lieu à des scènes cocasses : en 1952, si l’on suit Alfred Wahl, le God Save The King est joué par erreur lors d’un France-Irlande, ce qui provoque l’ire des joueurs irlandais, l’Irlande du rugby étant aussi bien composée de représentants de l’Ulster que de la République d’Irlande12. La présence politique est également visible même s’il faut sans doute attendre 1949 pour qu’un président de la République, Vincent Auriol, assiste à une rencontre du Tournoi (France-Galles) alors que ses prédécesseurs avaient pris des habitudes dans les travées du stade dès la fin des années 1920, lors des finales de Coupe de France de football. Cette présence semble-t-il plus tardive souligne néanmoins l’intérêt du monde politique pour le rugby, la dimension nationale mais également extra-sportive de ces rendez-vous colombiens.
C’est à Colombes que le XV de France remporte sa première victoire dans le Tournoi des Cinq Nations en 1911 (16-15 contre l’Écosse), c’est à Colombes qu’il dispute une finale olympique (1924, défaite contre les États-Unis), c’est à Colombes qu’il affronte une équipe allemande en match officiel le 17 avril 1927 (30-5), c’est à Colombes qu’il bat pour la première fois la Nouvelle-Zélande (3-0, 1954), c’est en jouant à Colombes qu’il remporte son premier Tournoi en 1959 et qu’il dispose de l’Angleterre et de l’Irlande dans la course au premier grand chelem 1968, c’est à Colombes que la France bat pour la première fois l’Angleterre (3-0, le 2 avril 1927) et que, 45 ans plus tard, elle dispose de son meilleur ennemi par le plus large des scores pour sa dernière au stade olympique (37-12, record qui a tenu jusqu’en mars 2023). On imagine mieux pourquoi le fait de quitter le stade en 1972 a été un événement aussi marquant.
Malgré ces succès, le stade de Colombes fait pourtant rarement le plein pour les rencontres internationales de rugby. De 1924 à 1972, le stade olympique reçoit environ 31 270 personnes par match du XV de France, soit 8 000 de moins que l’équipe nationale de football sur la même période. Si l’on se concentre sur les années 1946-1972, plus sûres en termes de statistiques, le XV de France n’atteint les 50 000 spectateurs payants qu’à deux reprises (France-Galles 1955 et 1971) quand son homologue du football le dépasse 20 fois ! Ainsi, nous n’avons pas de trace d’un Colombes rempli de spectateurs payants pour une rencontre internationale. Le poids des invitations semble en effet conséquent. Le fameux France-Galles du 26 mars 1955 (11-16) affiche une affluence globale de 59 025 spectateurs, mais on dénombre 6 000 invitations distribuées par la Fédération française de rugby (FFR). Cet exemple n’est pas un cas isolé et ces distributions gratuites fluctuent de quelques centaines de tickets à parfois plus de 10 000 (France-Galles 1969). Si les places des virages ne trouvent pas forcément preneurs, celles des tribunes latérales assises et couvertes font à l’inverse l’objet d’un intense marché noir. Mais ces affluences inégales ont-elles un impact sur l’ambiance ?
Colombes est un stade à part, rappelons-le. Un stade où l’on vient pour un événement particulier, une rencontre internationale, un déplacement rare, effectué deux ou trois fois l’an, car le XV de France ne joue alors pas aussi souvent qu’aujourd’hui. Son public diffère donc des enceintes de clubs peuplées d’habitués allant soutenir leur équipe à domicile une semaine sur deux. Un match du XV de France touche ainsi autant les spectateurs de la région parisienne que nombre de provinciaux prêts à faire ce voyage initiatique : « Dès le petit matin, tandis que le soleil se levait sur la gare d’Austerlitz, le Sud-Ouest débarquait par pleins wagons : Basques à l’œil vif, au nez aquilin, Béarnais à la langue drue et sonore, dont l’accent roulait sur le pavé de Paris, Bigourdans bruns et vigoureux aux oreilles fleuries au cœur des mêlées13. »
Une destination prisée également des supporters étrangers, essentiellement gallois, écossais, irlandais ou anglais. On revient au stade à intervalles réguliers, tous les deux ans, comme un vacancier retournant dans sa station balnéaire internationale préférée. On y a ses habitudes, on fréquente parfois les bars parisiens la veille de la rencontre alors que les plus expérimentés escaladent les poteaux du stade pour y accrocher leurs symboles nationaux, comme ces supporters anglais en 1929. Certains contingents sont nombreux, atteignant régulièrement plusieurs milliers de personnes (10 000 Gallois en 1971).
Le public de Colombes est vraisemblablement festif. Il encourage ses ouailles même si les sources disponibles, les comptes rendus journalistiques notamment, restent insuffisantes pour pleinement comprendre son attitude. Les manifestations de soutien semblent simples et la foule entonne parfois des « Allez France » ou « Allez les Bleus » qui n’ont pas la diversité ou l’originalité des chants anglais, écossais, gallois ou irlandais. Mais la présence méridionale, comme cette « banda dacquoise14 » en février 1972 ou ces chants diffusés dans les haut-parleurs avant France-Ecosse 1930 (« Les Montagnards » ou « La Toulousaine »), animent cependant les gradins.
Ce rassemblement éphémère, cet alliage hétéroclite ne dégénère pas. Même la fameuse finale des Jeux 1924, qui a donné lieu à de rares débordements, n’a pas été marquée par les affrontements parfois fantasmés et décrits a posteriori. Plusieurs arbitres de rugby ont certes été quelque peu secoués, dans la logique de la « violence spontanée15 » du football : « Le sort d’un arbitre à Colombes est rarement enviable. […] la façon d’apprécier sa clairvoyance y est toujours assez primaire. Lorsqu’il siffle en faveur de la France, on le trouve excellent, et lorsqu’il siffle contre, on l’estime franchement détestable16. » L’un d’eux, M. Mac Gill, sort même du stade caché dans la voiture d’un dirigeant fédéral, M. Gaudermen, après un France-Irlande un peu houleux le 1er janvier 1925.
Même rares, ces comportements suscitent cependant la désapprobation de la presse ou des fédérations anglo-saxonnes qui n’attendent parfois que cela pour polémiquer autour du rugby français, tel le Sun en 1966, qui parle ainsi d’une foule « vicieuse, partisane et qui s’est laissée aller à une exhibition honteuse17 ». Difficile cependant d’en faire une généralité. Le public colombien a des défauts, il réagit parfois maladroitement à certaines décisions considérées comme injustes, sa civilité n’est pas parfaite à l’image de ces « siffleurs enragés18 » qui perturbent fréquemment les buteurs adverses. Mais il n’est pas hostile. Juste un peu chauvin si l’on suit des journalistes parfois tatillons qui idéalisent surtout les foules britanniques.
Colombes n’est ni l’Arms Park (Cardiff), ni Lansdowne Road (Dublin), ni Murrayfield (Édimbourg) ou Twickenham (Londres). Son public est différent. Mais parce qu’il a la quasi-exclusivité du XV de France et surtout du Tournoi jusqu’en 1972, il est bien ce pèlerinage du rugby français, « cet exode massif vers une terre promise19 ». Un phare de l’ovalie. Situé dans une banlieue plutôt populaire, à l’architecture modeste et non écrasante, il est un espace social rassembleur et ouvert à tous même s’il ne peut toutefois être présenté comme l’unique capitale du rugby français du xxe siècle.
Colombes n’a pas le monopole du rugby français
Sa domination n’est en effet pas sans partage car plus de 20 % des rencontres internationales lui échappent entre 1924 et 1972, dont au moins 19 se déroulent en province. Certes, ces matchs concernent souvent des équipes moins prestigieuses comme l’Italie ou la Roumanie, mais il faut également rappeler les tournées provinciales des équipes de l’hémisphère sud. Surtout, à l’inverse d’un football voire d’un athlétisme français très centralisés, le rugby national est davantage ancré en province comme en témoigne le choix de la ville hôte de la finale du championnat de France.
Fruit de négociations intenses20, la finale nationale exclut systématiquement Colombes entre 1924 et 1972 alors que Toulouse (25 finales), Bordeaux (11), Lyon (5), le Parc des Princes (4) et même Narbonne (1) se partagent l’événement. Colombes reçoit quelques miettes dont deux demi-finales (1930 et 1960), six huitièmes de finale et cinq seizièmes de finale de championnat. À l’inverse du ballon rond donc, le rugby de club n’organise pas sa grand-messe annuelle à Colombes. Pas de contingents de supporters provinciaux ayant Colombes comme ligne de mire. C’est en visiteur que le Racing club de France devient par exemple champion de France en 1959 (à Bordeaux) ou vice-champion de France en 1957 (à Lyon). Colombes est même longtemps tenu à l’écart d’un mal nommé Challenge Yves-du-Manoir créé en 1931 par le Racing puisque ce dernier attendra près de 37 ans avant d’y organiser plusieurs finales consécutives. D’une certaine manière, Colombes partage donc avec Toulouse voire avec la province dans son ensemble sa place de « capitale du rugby21 » à XV.
Pour le XIII, il s’agit d’une autre histoire car l’enceinte olympique n’a jamais été utilisée pour l’autre rugby. Il est sans doute rejeté par une FFR qui entretient des liens étroits avec le Racing en louant Yves-du-Manoir. On peut ainsi envisager que « l’ostracisme institutionnel antitreize22 » ait empêché Colombes d’accueillir des finales de championnat ou des rencontres internationales, à l’inverse de fiefs provinciaux comme Perpignan voire du Parc des Princes (Coupe du monde 1954).
Conclusion
Colombes est bien une terre sacrée du rugby. Son lien avec l’ovalie est indéniable. Car, des entraînements anonymes aux grandes fêtes internationales du Tournoi, le rugby a autant marqué l’histoire du stade olympique que ce dernier a pénétré la mémoire collective des joueurs ou des spectateurs. Depuis plus d’un siècle, il est un repère du Racing puisque des générations s’y sont entraînées et, pour les plus chanceuses, y ont joué en compétition. Pendant cinquante ans, il a été le stade d’un XV de France qui y a réalisé presque toutes ses grandes premières. Un partage semble ici se dessiner : la plaine de Colombes est l’histoire du Racing rugby alors que le terrain d’honneur est celle du XV de France. Mais il ne faut pas s’arrêter là.
Il faut ainsi rappeler que le site est par essence omnisports. Entre 1924 et 1972, sur les 950 journées consacrées à des compétitions sportives avec spectateurs, l’équilibre est même quasi parfait : le football représente environ 312 journées, l’athlétisme 305 et le rugby 303, les autres étant dédiées à des événements omnisports. En outre, si on observe l’aura des manifestations accueillies, le football comme l’athlétisme n’ont guère à rougir : Jeux Olympiques (1924), Coupe du monde de football (1938), finales de Coupe de France, rencontres internationales de football ou d’athlétisme, championnats d’Europe (1938) et de France d’athlétisme s’opposent à toute hégémonie du rugby sur les lieux. Nous aurions même eu un penchant pour le football qui détient tous les records d’affluence si l’intermittence du RCP ou l’influence du Parc des Princes pour l’équipe nationale n’invalidait cette proposition.
Comment dès lors expliquer l’omniprésence de la mémoire rugbystique ? Certes, le retour au premier plan du Racing 92 dans le milieu des années 2000 a favorisé cette « OPA mémorielle23 » sur un stade où le football, confiné dans les bas-fonds du monde amateur, ne fait plus l’actualité depuis de longues années, peinant ainsi à incarner médiatiquement le site. Mais il y a autre chose. Un élément difficilement identifiable. Un sentiment peut-être. Une hypothèse. La sensation que les acteurs du rugby arrivent parfois à mieux raconter leurs histoires, osant ici assumer et exprimer au grand jour leur amour pour ce stade qui, de fait, devient leur stade. Cette relation particulière, empreinte de nostalgie et de lyrisme, est présente à travers les âges, de Walter Spanghero à Franck Mesnel en passant par Henry Chavancy. Elle transpire également dans les souvenirs d’Olivier Margot, ancien licencié de la section rugby du Racing et plume extraordinaire de L’Équipe qui voue une forme de culte à la scène de sa jeunesse ovale : « plus qu’un stade, une étoile, un phare, un paysage de printemps, un refuge, une maison du bonheur24 », un espace où, installé sur les gradins en béton de la tribune Marathon lors d’un France-Irlande d’avril 1958, il avait pris « conscience d’être de ce temps25 ».
Cette conscience se manifestera peut-être encore à l’avenir puisque le Racing 92 envisage de revenir jouer à Colombes après les travaux olympiques de 2024. Comme le retour à la maison d’un fils prodigue ayant beaucoup voyagé sans forcément trouver autant de chaleur dans ses pérégrinations qu’auprès du foyer familial :
« Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine26 »