Flâner dans Manchester au côté d’Éric Cantona à la recherche de son patrimoine urbain et sportif, de ses lieux de culture et de ses meilleurs clubs de jazz, tel est le programme auquel nous convie Claude Boli, dans cette version française de son The King and I. Hanging out in Manchester United with Éric Cantona, paru l’année dernière chez Simon & Schuster. Un programme d’autant plus alléchant que l’auteur entretient avec l’icône française de Manchester United une relation amicale depuis plusieurs décennies. Claude Boli, membre du comité de rédaction de cette revue et responsable scientifique du Musée National du Sport à Nice, est bien connu des amateurs de football et de sport. Non seulement pour sa position de frère cadet de Basile et de Roger Boli qui ont fait les beaux jours d’Auxerre, de l’Olympique de Marseille, du RC Lens ou des Bleus, mais aussi et surtout pour les ouvrages qu’il a consacrés, entre autres, à Manchester United1 et Mohammed Ali2. Le livre se situe donc au croisement du réseau relationnel tissé par les footballeurs et leurs proches et de l’apprentissage du métier de chercheur par Claude Boli et du compagnonnage amical entretenu avec Éric Cantona. Il décrit aussi par le biais d’une observation participante des tribunes aux vestiaires et, plus généralement, le passage du people’s game au global game.
Le cœur du livre consiste d’abord dans cette l’histoire de l’amitié qui naît à Auxerre en 1985 quand le jeune Éric Cantona, alors pensionnaire du Centre de formation de l’AJA, obtient à l’âge de 17 ans, le droit de s’installer dans un appartement HLM afin de vivre une vie plus indépendante. Il propose alors à Claude, 15 ans, le frère de ses coéquipiers Basile et Roger, interne au lycée du Parc des Chaumes d’Avallon, de lui tenir compagnie le week-end. « Nous menons une vie d’adultes avec des corps et cœurs d’adolescents », se souvient Claude Boli, p. 19. C’est le temps de l’apprentissage sportif et amoureux sur fond de passions partagées pour la musique et l’art, quand naît alors la figure de Cantona, peintre amateur, le « Picasso » qui fera le miel des « Guignols de l’Info ». De son côté, le jeune Claude s’illustre par ses talents culinaires ! Mais le duo également cimenté par les origines ou ascendances étrangères (ivoirienne pour Claude, sarde et catalane pour Éric) doit composer avec le mariage de l’attaquant de l’AJA avec Isabelle, puis son départ en 1988 pour l’Olympique de Marseille.
Il faut attendre l’automne 1993 pour qu’il se reforme, cette fois à l’âge adulte. Le jeune « Claudio », comme aime l’appeler son ami footballeur, a embrassé des études de sociologie puis s’est lancé dans une thèse sur l’histoire de Manchester United. Il retrouve dans la métropole mancunienne un Éric Cantona qui, après quelques années d’errance dans le football français, a enfin trouvé le club et l’entraîneur qui vont faire de lui le « King » du football d’outre-Manche. La vie réglée de footballeur offre aussi beaucoup de temps libre, surtout pendant les semaines sans match de Coupe d’Europe ou de Coupe de la Ligue, dans un pays où entraîneurs et joueurs sont plutôt allergiques aux fastidieuses mises au vert. Ce qui laisse la bride sur le cou à ceux qui, tels Paul Merson et Tony Adams après George Best, plongent dans l’addiction à l’alcool ou à la drogue, au point que, à la suite de l’affaire Adams, emprisonné pour avoir conduit en état d’ivresse, « la Football Association accélère l’introduction du contrôle inopiné du taux d’alcoolémie dans les clubs », p. 153. Nul besoin de ce type de surveillance pour le sobre Éric Cantona qui partage avec Claude d’autres passions. Rythmées par les compilations musicales concoctées par ce dernier, de « Simply Red, The Smiths, The Style Council, Prefab Sprout, Everything But The Girl et Chris Rea », p. 244, les sorties en ville du duo passent par les cinémas, théâtres, galeries d’art, pubs, clubs de jazz ou de musique de la ville sous le regard complice des Mancuniens anonymes ou connu comme Mick Huckall, le chanteur de Simply Red. Les deux compères s’essaient même à l’apprentissage de la trompette avec pour professeur « John MacMurray, le trompettiste canadien du Hallé Orchestra », p. 233. Ils partent aussi en virée à Copenhague et Amsterdam.
Mais le football n’est jamais loin. D’abord parce qu’il est considéré comme un art : la manière doit l’emporter sur le résultat. Le livre offre l’occasion de suivre depuis l’envers du décor, la carrière d’un grand joueur : de ses premières affirmations internationales avec la demi-finale du championnat d’Europe espoir remportée 4-2 contre l’Angleterre au stade Léo Lagrange de Besançon en avril 1988 aux désillusions de France-Bulgarie (1993), de ne pas être sélectionné pour l’Euro 1996 ou de ne pas remporter de titre continental avec les Reds. Ce sont aussi les coups de sang comme le kung-fu kick asséné à un supporter de Crystal Palace xénophobe le 25 janvier 1995 et qui vaut à Cantona huit mois de suspension et « une peine de cent-vingt heures de travaux d’intérêt général », p. 218. Un éloignement des pelouses propice aux vagabondages culturels qui renforcent l’amour du joueur pour le cinéma et le jeu d’acteur, p. 230-231. Il y aussi les coups de génie telles la reprise de volée qui donne la victoire (1-0) à Manchester contre Liverpool en finale de la FA Cup le 11 mai 1996 et ses combinaisons avec les Ryan Giggs, Andy Cole et autres Roy Keane ou ses relations souvent teintées de respect avec ses adversaires, même les plus durs comme le terrible défenseur de Wimbledon Vinnie Jones.
Par-delà le témoignage de Claude Boli, qui a assisté à de nombreux récitals du King depuis la Family Stand3 d’Old Trafford, le livre propose une fine observation des transformations du football anglais des années 1990 : flux de joueurs étrangers renforcés par l’arrêt Bosman4, hausse des droits TV avec la création de la Premier League, financiarisation des clubs5, développement du merchandising qui profite de l’aura de Cantona et aussi ses versants plus sombres comme la persistance d’un racisme à l’égard des joueurs noirs. Derrière le mythe ou l’icône Cantona, la commercialisation du football n’est jamais loin car « Éric devient un des meilleurs “ambassadeurs” de Nike », p. 275 dont le slogan « 66 was a great year for English football. Eric was born6 » ou les spots publicitaires flamboyants siéent parfaitement au personnage.
Se lisant allégrement, le témoignage de Claude Boli propose au lecteur une immersion dans un football en transition, revient sur un footballeur autant doué, simple, qu’orgueilleux et sur les interactions entre recherche et vie personnelle. À ce titre, il est et restera une source pour écrire l’histoire culturelle du football des années 1980-1990.